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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1-19.9
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques


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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures

Chapitre 19

La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(des "trente glorieuses" aux trente pleureuses)

Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire


IV - 19.9 "Guetteurs au créneau"...


Le moraliste et le politique: les deux natures

Le jeu de la reconnaissance suppose l'activité d'une forme abstraite préalable à toute connaissance. Paraphrasant Leibniz, on pourrait dire que l'homme est "inné à lui-même", que la reconnaissance circule sans avoir besoin d'être apprise et que l'éducation peut avoir pour objet de limiter un transport facile et naturel. Le nourrisson qui réagit sélectivement à la forme "deux points noirs dans un cercle", en laquelle il "reconnaît" un visage, démontre un savoir qui le fait solidaire d'une assignation spécifiquement préétablie. La présentation de ses expressions les plus simples permet d'identifier, au fondement de la morale, un processus de saisie du semblable qui n'épuise évidemment pas la nature de la morale, mais suffit à l'empirisme de notre propos. La découverte de cette évidence d'autrui par les philosophies existentialistes répond à la crise d'un système dans lequel cette évidence n'était pas une question, au déchirement simultané de la trame de l'inter-subjectivité et du tissu cognitif. Quand la connaissance est l'acte d'une pensée qui rayonne sur les choses – ego cogito, écrit Descartes, redoublant le "je" du sujet de la pensée (cogito) par le "je" de la volonté (ego) : "C'est moi qui pense" – la société d'autrui offusque de sa lumière le chercheur de vérité – qui ne peut mener sa tâche à terme que dans une solitude métaphysique. Connaître autrui n'est pas seulement une impossibilité, c'est une contradiction dans les termes : l'objectivité, nécessairement, supprime ou suspend la valeur qui confère à cette forme du monde un sens unique au monde. La convivialité révèle un état de coalescence antérieur à toute volition et à toute connaissance. On pourrait dire que la saisie d'autrui, immédiate, non analytique, émotionnelle, relève du "cerveau droit" (Yin, 1970, Marzi et Berlucchi, 1977 ; pour une présentation de ce type d'approche, vide infra : chapitre 18.1 : Le territoire de la langue : les deux natures).

Ce n'est donc pas, en effet, dans les raisons toutes relatives que nous avons dites que l'on trouvera des raisons morales. Car la raison morale est faite de cette raison spécifique qui précède tout raisonnement, vraisemblablement conspécifique (les nourrissons âgés de moins d'une heure se révèlent capables d'imitation faciale ; vo
ir : Introduction au débat de l'empirisme et de l'innéisme : D'un dialogue d'idées virtuel entre Leibniz et Locke : les Nouveaux essais sur l'entendement humain), non pas de raisons qui dissèquent, analysent et raisonnent mais d'une intelligence qui ne veut rien savoir, qui est passion et engagement, impulsion ou pulsion. Exercer sa raison, c'est, en quelque façon, comprendre la nécessité, prendre ses distances et, dans ce retrait où le charme comminatoire de la forme humaine n'opère plus, se soumettre au réel – ce qui revient souvent à l'excuser. La démission morale se blanchit, on le sait, d'une telle "compréhension". Le moraliste fait appel au cœur, au sentiment et se signale par des dons d'empathie et d'emphase, davantage que par des compétences intellectuelles proprement dites. Il fait parler le "cerveau droit", où se fait la reconnaisance de la personne – et peut-être la reconnaissance de la forme humaine au sens où la morale l'entend, puisque celle-ci caractérise sa loi en définissant comme personne tout membre de l'espèce, contre le "cerveau gauche" qui divise, objective et relativise. C'est quand le scientifique est usé qu'il se change en moraliste et mène campagne, jouant du prestige éventuel de son cerveau gauche à des fins d'entraînement. Si l'on faisait l'anthroplogie du scientifique de base, mettant en relation l'aptitude et la psychologie, on verrait peut-être moins l'homme délié que la spéculation scientifique annonce qu'un homme adapté, les deux pieds sur terre (et parfois les quatre : "Amenez-moi un bœuf et j'en ferai un mathématicien", disait d'Alembert), conforme aux fins premières de l'objectivité : une soumission au réel qui s'accomplit dans la transformation du réel, un homme qui trouve dans l'Equipe et le Canard enchaîné une tension du réel et de l'idéal suffisante au gouvernement de son existence (On peut vivre sans "inquiétudes spirituelles", pour contrarier Saint-Exupéry, "de frigidaires, de politique, de belote et de mots croisés"). La raison sans le cœur, dit la sagesse commune, est un monstre. Il faut être intelligent avec son coeur et bon avec son intelligence... Valable, peut-être, pour l'homme du débat moral, idéal d'un équilibre – et non d'une impossible application de la loi du coeur à l'intelligence et de la loi de l'intelligence au coeur – un tel précepte est socialement inadéquat : l'exemplarité sociale est lobotomique, hémiplégique, si l'on veut, nécessairement tenue par deux types (ou deux énergumènes - nous prenons ce mot dans son sens étymologique) antagonistes.

La division du travail social à laquelle nous faisons référence, schématisant à grands traits, du "réalisme" et de la "sensibilité" recoupe, si l'on s'en rapporte encore aux us et coutumes et à une moyenne, en même temps que la partition cérébrale, la division sexuelle. Une enseignante de sciences physiques d'une université parisienne raconte que, lorsqu'il lui arrivait de dire au garçon avec qui elle dansait qu'elle étudiait la physique, l'autre en était quelque peu refroidi... On voudrait que les femmes soient des professionnelles de la sensibilité. Il se discerne immédiatement que la rigueur du "cerveau gauche" est incompatible avec l'épanchement ou l'attendrissement qui prédestinent à l'abandon. De fait, quand les chefs d'Etat sont responsables de la dure réalité, de la gestion politique et économique, de la répression et des ventes d'armes, ce sont les femmes de président qui, dans des fondations qui portent leur nom parce que c'est là le génie de leur sexe, se soucient de la charité ou des droits de l'homme. L'épouse du président symbolise la part humaine, la mansuétude, la correction religieuse du pouvoir. Et quand le président est sans pouvoir – quand c'est le premier ministre qui gouverne et que le président règne sans gouverner, configuration de la "cohabitation" – il fait la femme de président – hémicérébralement s'entend – ou se fait le religieux ou le chapelain du pouvoir, admonestant et remontrant, critiquant, avec d'autant plus de cœur qu'il n'en assume ni la thèse ni l'antithèse, des décisions qu'il aurait peut-être prises s'il avait été en devoir de les prendre. Le président de la république italienne, Sandro Pertini, tint ce rôle à merveille, toujours à l'avant-poste des catastrophes naturelles et des malheurs privés quand ceux-ci pouvaient être partagés. Un réconfort institutionnel qu'un gouvernement serait bien en peine d'apporter. Quand il fut opéré du cœur, le pape déclara, à son chevet, qu'il était venu voir "son ami". Des collègues de travail en somme, et ce, en dépit d'une incompatibilité doctrinale.

On se demandait à quoi le président de la république française allait occuper son temps, déchargé de ses dossiers et de ses responsabilités par la cohabitation. On dit que, dans un premier temps, il s'ennuya ferme. Mais cette période réfractaire passée – si nécessaire à la désintoxication du pouvoir et à l'acceptation de la défaite – il fit la (re)découverte d'une activité beaucoup plus euphorique, la seule, peut-être, qui ne déçoive pas puisque, bien que visant le réel, elle n'a pas le réel pour critère de vérité : la division du bien et du mal. Il entreprit donc de faire le "cerveau droit", comme au temps où il avait le "monopole du cœur", mais tirant de sa charge, cette fois, une autorité critique propre à transfigurer en justice ce qui n'était que dépit d'opposition. Dès lors, en effet, on vit le président sur le front de toutes les injustices et de tous les malheurs : des incendies de forêt, un coureur automobile qui se rompt la jambe... Et si un homme rond à la suffisance carrée a pu, naguère, dauber sur l'"enflure" de celui qui n'était alors que candidat à la présidence, alors qu'il est candidat à son tour et que cette enflure fait de l'ombre à son importance, il est clair que l'emphase ne messied pas à l'autorité morale. Sans doute, un ministre, Jacques Douffiagues, plus grossier qu'impertinent, a pu comparer le président, lors de ces conseils hebdomadaires où il réunit sous sa tutelle constitutionnelle un gouvernement sur lequel il n'a pas autorité, à un "animal familier" ("on ne fait plus attention à lui"), mais c'est par une simplicité qui ignore cette dialectique élémentaire de l'autorité morale qui vaut au candidat du "peuple de gauche" une popularité inespérée (désavoué aux élections législatives de mars 1986, on avait fini par l'oublier) maintenant qu'il est sans pouvoir. C'est alors qu'on peut dire de lui ce que Mahomet (sauf erreur) dit de l'Islam: "II ne dispute pas, il conclut. Il ne divise pas, il totalise et parachève". Il est le souverain des querelles et le moyeu des contradictions. Il symbolise l'unité idéale d'un corps historiquement et fonctionnellement démembré, etc...

Mais quelle mouche hémicorporatiste a bien pu piquer le président, fâché d'une déclaration de la présidente au Journal du Dimanche (critiquant un gouvernement qui "fait tout et n'importe quoi"), en termes d'une spécialisation dont il transgresse lui-même les genres : "Chacun son métier. Ce sont des choses qu'il ne faut pas renouveler" (scrongneugneu) ? Un reste de répugnance, sans doute, à endosser l'habit d'une compassion professionnellement féminine, une protestation d'honneur et un sacrifice aux usages en même temps que l'affirmation de la prépotence du chef des armées que reste le président de la république et qu'il dispute âprement au gouvernement. Mais la bissexualité et le dualisme cérébral autorisent un transsexualisme sans complexe (le Pape et la Dame de fer). On pouvait lire, deux jours plus tard, dans le Monde du 9 janvier 1987, que le président s'était "réconcilié avec sa moitié gauche" (entendons, en vertu du chiasme cérébral, qu'il venait de se réconcilier avec sa moitié droite). Cette magistrature morale s'administre et se parfait dans un langage à faible dénotation où les symboles tiennent la place majeure et dont la dernière composition de Peter Sellers dans Good bye Mister Chance – où l'on voit comment le langage horticole d'un ingénu fait président sans le savoir prend une valeur œcuménique et une profondeur insoupçonnée dès lors qu'on lui prête un sens politique – illustre l'empire et l'équivoque. Ce langage ne permet pas seulement de s'accommoder d'inévitables et fâcheuses évolutions en ayant l'air de les avoir prévues – jusqu'à paraître les commander – la parabole et l'amphibologie oraculaire, qui caressent le rêve d'unité de la créature politique, divisée, blackboulée, citoyenne d'un parti avant d'être citoyenne d'une nation, aspirant au repos des contraires dans un monde enfin réconcilié, répondent à un besoin objectif. Les autres ont beau dire: "Tonton Gâteau", "idolâtrie", "Tontonmania", mesurés au "président-jardinier" (cette dernière expression relevée dans Le Monde du 28 janvier 1988), ils ne seront jamais que des chefs de clan.

Le démocrate peut bien sourire à lire, par exemple, sous la plume d'Hilda Kuper, s'agissant d'une royauté sacrée, (sur ces systèmes de gouvernement, vide supra : chapitre 1 : Le souverain juge ; chapitre 2 : Pourquoi le sang de la circoncision emporte la vie des rois
; chapitre 3: Dessin du dessein) que la première pollution nocturne du prince héritier est une "affaire nationale". C'est là, pourtant, un trait en parfaite cohérence avec la représentation du gouvernement. C'est de la faveur publique des familles princières parmi des nations réputées pragmatiques qu'il faudrait s'étonner, quand cet intérêt pour les amours royales engage des gens qui croient ne croire qu'à des raisons de comptoir. La démocratie, elle aussi, concurremment à ses dispositifs de désacralisation du pouvoir (vide supra : chapitre 7 : Rire et démocratie) a besoin d'un couple emblème propre à représenter l'unité physique de la nation. C'est peu dire que le président de la république française n'était pas déplacé aux célébrations du millénaire capétien, figure d'un roi produit par la démocratie, lavé des partialités et de l'incurie de la caste dynastique. Porté par un crédit qui absout ses contradictions, ses faiblesses et ses anciennes fidélités, investi d'une transcendance sans commune mesure aves ses moyens, le président-arbitre est une icône du pouvoir. II a dû se mordre les doigts – mais la noblesse du rôle efface les astuces du casting – d'avoir accepté de se faire rogner les dents pour se montrer plus présentable, trahissant sans remède un appétit de pouvoir que la denture censurée ne faisait que laisser supposer (vide supra : Chapitre 12.8 : La chimie du rire, Rire et montrer les dents). Car la position d'équilibre qu'il occupe sanctifierait presque le moins digne, pourvu qu'il ne parle pas trop, tel le souverain chinois en deuil de son père qui, n'ouvrant point la bouche pendant trois années, acquiert ainsi "une vertu qui rend la dynastie à nouveau florissante", et à l'inverse du loup devenu berger (La Fontaine, Fables, III, 2) qui "voulut ajouter la parole aux habits"... (Mais qu'un plagiaire reconnu, que sa propre réclame compare à Montaigne et à Pic de la Mirandole, hante statutairement la cour du souverain, voilà qui ne plaide guère pour l'innocence et laisse supposer, au contraire, une administration délibérée du masque et du faux-semblant.)

Ce processus de glorification par l'imaginaire social d'un individu qui accepte de ne pas se défendre des vertus magiques qu'on lui prête – un sondage révèle que 85 % des Français pensent que leur président est intelligent ; un autre va même jusqu'à créditer cet homme de verbe de la première place pour la compétence économique – permet de comprendre, peut-être, un mécanisme de sacralisalisation de l'autorité. L'insistance avec laquelle les démocrates espagnols soulignent le rôle de "rempart de la démocratie" d'un roi intronisé par Franco – il suffit de rappeler ce fait pour se voir condamner à six ans de prison – montre comment la peur, prospective et rétrospective : "Que se passerait-il s'il n'était pas là ? Que se serait-il passé s'il n'avait pas été ?" peut nourrir la démission du citoyen, conscient d'une limite au-delà de laquelle il se sent impuissant, pressé et fondé, par là même, à prêter ce pouvoir qui lui fait défaut à qui peut le lui faire accroire. C'est ainsi que la position unique de l'élu au suffrage universel fait qu'on ne peut parler au président de la république comme s'il était un homme ordinaire (Giscard s'en plaignait qui aurait voulu qu'on l'aime pour lui-même et par-dessus le marché). Ce crédit universel le fait ontologiquement autre. Il y a dans la confiance le levain de la
tyrannie : la démocratie idéale à cet égard, comme l'ont montré les anciens grecs, c'est la suspicion systématique, la délation des puissants et l'ostracisme des meilleurs (vide supra chapitre 7 : Rire et démocratie, la comédie d'Aristophane : 2. La cité des “égaux”). Sans doute le souverain démocratiquement élu ne guérit plus des écrouelles. Seulement des contraventions. C'est sur l'élément administratif, et non sur les éléments naturels, qu'il exerce sa toute-puissance. Il y a pourtant continuité : quand la voie ferrée Moscou-Leningrad fait soudain une courbe inexpliquée, c'est le doigt du Tsar tenant maladroitement la règle qui se trouve pantographiquement reporté sur l'écorce terrestre ; quand le président Bourguiba, en un acte véritablement héroïque salué par la nation, abaisse souverainement le seuil d'admission d'un baccalauréat particulièrement "meurtrier"... Ce pouvoir discrétionnaire de la bavure impériale, ou ce pouvoir d'annuler ce qui a été, que Pierre Damien refusait même à Dieu, le pantocrate administratif en dispose.

La passion morale : une ouverture débridée dévouée à la communication

Oui, l'unité pèse. Mais la dissolution que la nature propose aux amants est une illusion : "Les hommes souvent veulent aimer et ne sauraient y réussir, ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer et, si j'ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres" (La Bruyère). Oui, la différence fascine. Mais les systèmes sociaux délimitent des reconnaissances privilégiées (sur l'anaphrodisie de la proximité et sur le choix matrimonial, vide supra : respectivement,
chapitre 13 : Sur la prohibition de l'inceste et chapitre 10 : Du "mariage arrangé" à l'"amour passion"). Le moraliste, qui rappelle aussi le sujet au devoir de sa forme et à son unicité (et qui l'arrache à la dépréciation de lui-même) assume la charge d'une ouverture démonstrative. Sans autre possession que cette possession minimale sans laquelle ne pourrait se signifier l'ouverture, il voit dans la forme souffrante une humanité plus humaine. Dévoué à l'émotion du partage, c'est un professionnel de la communication.

Dans Toussaint-Louverture, pièce de Lamartine (1850), Toussaint demande au père Antoine :
– Mais vous n'êtes pas noir ! Mais vous n'êtes pas traître
A vos frères les Blancs?
– Je suis de la couleur de ceux qu'on persécute ! [...]
Partout où l'homme souffre il me voit dans ses rangs.
Plus une race humaine est vaincue et flétrie,
Plus elle m'est sacrée et devient ma patrie.
J'ai quitté mon pays, j'ai cherché sous le ciel
Quels étaient les plus vils des enfants d'Israël
[...] J'ai vu que c'était vous! [...].
(acte II, scène 4)

Le propos des développements qui précèdent, dans le dessein de circonscrire la question de l'évaluation morale, était de faire état d'une proximité immédiate du semblable qui est à la fois connaissance et empathie : le semblable est à la fois forme et injonction de ma propre forme. Le cadre de cette interrogation est constitué par des circonstances critiques dans lesquelles l'évidence du semblable est rien moins qu'évidente. Ainsi quand l'exégète Jean-Marie Le Pen interprète l'Evangile en contradiction avec les moralistes pour qui la morale découle de la proximité physique : il leur suffit que l'étranger vive au milieu d'eux pour qu'ils se sentent immédiatement responsables de ce qu'il lui advient. De même que le refus de l'obligation morale se légitime sur une récusation d'humanité ou de proximité, c'est sur une évidence d'humanité que se fonde le rappel de l'obligation morale. Dans un discours prononcé le 5 mai l88l en présence de Victor Schoelcher, Gambetta déclarait : "Je bois donc aux Français d'outre-mer, sans distinction de couleurs, de classes ou de castes, la Déclaration des Droits de l'Homme – et c'est notre Evangile – n'a pas distingué entre les hommes suivant la couleur, le rang où le sort les a placés dans l'échelle sociale. (Applaudissements.) C'est là ce qui en faisait le caractère auguste, souverain, élargissant même la portée de la régénération nationale : au lieu de dire "les droits du Français et du citoyen", elle disait : "les droits de l'homme et du citoyen", marquant par là que quiconque se réclamerait de la famille humaine par son organisme, sa conformation, dans l'étroit enchaînement dans la série des êtres, devait, par droit de naissance et de ressemblance, être admis à la participation de la liberté et de la dignité humaines." (Bravos et applaudissements) (Extrait de : Les grands orateurs républicains, Bourgin :1949-1950, t.VIII ; les italiques sont nôtres.) On imaginerait difficilement une définition plus spécifique de la reconnaissance alors que son propos est moral et politique, à l'exclusion de toute autre considération. Après avoir fait état d'un sondage d'opinion selon lequel 55 % des Français estimeraient que le départ des travailleurs immigrés résoudrait le problème de l'emploi, le secrétaire général du M.R.A.P. écrit : "Les immigrés font partie de notre société, ils sont des êtres humains à part entière." (Le Monde du 7 juillet 1984) Dans le feuilleton télévisé Louisiane, (A2, le 19 décembre 1984), la théorie anti-esclavagiste est dite dans la phrase-thème d'une dictée clandestine : "L'esclave est une personne". "Les immigrés... sont des êtres humains à part entière", "L'esclave est une personne", ce simple constat épuise l'argument moral. Il suffit de cette épreuve pour dicter le devoir.

suite de la page 19.9 : 19.91

Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Souveraineté élémentaire et loi du plus faible




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