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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...” : 1
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques
présentation

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sous forme d’un ouvrage électronique téléchargeable :
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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


Chapitre 2

Pourquoi “le sang de la circoncision emporte la vie des rois” :

sur une relation entre la périodicité initiatique
et la périodicité de la souveraineté dans la “royauté sacrée”


I - 2.01 introduction

Pour les étudiants de L3 voir :
- la fiche pédagogique n° 01 Les systèmes politiques : approche anthropologique et Quelques jalons sur l'histoire du concept (accès réservé) ;
- la fiche pédagogique n° 13 : Les calendriers (accès ouvert).


“Ornari res ipsa negat, contenta doceri.”
(Horace)

Le présent développement s’attache à interpréter l’énigme que constitue la corrélation, attestée dans un certain nombre de royautés sacrées, entre l’avènement d’une nouvelle classe d’âge et le régicide. Cette isochronie de la périodicité initiatique et de la périodicité de la souveraineté révèle une homologie - une “homothétie” quand la décollation du cadavre royal signifie la circoncision des jeunes gens - le roi, associé à une classe d’âge qui porte son nom, constituant le modèle passif de l’initiation. Il ne peut y avoir qu’une seule initiation par règne si la personne royale, caractérisée par une dualité sexuelle fonctionnelle, ne peut souffrir cette division du masculin et du féminin en quoi consiste l’initiation de la classe d’âge qu’il aurait charge de conduire à maturité. La démonstration s’appuie sur des informations, dues à Leo Frobenius, concernant les Daka du Nigeria et les Moundang du Tchad (1913 et 1925) ainsi que sur la relation, due à Alfred Adler, des modalités du régicide chez les Moundang (1982). Elle est inspirée par les travaux d’Henri Jeanmaire, lecteur éclairé de Frobenius, sur les rites initiatiques (1939).



L’argument a été exposé au séminaire de M. Alfred Adler à l’E.P.H.E. “Pouvoir politique et sociétés initiatiques en Afrique noire”, les 19 décembre 1990 et 8 janvier 1991. Il développe une hypothèse formulée au cours d’une recherche sur la royauté sacrée conduite de 1981 à 1983 et présentée dans une thèse de doctorat d’État soutenue en 1989 à la Sorbonne (“Notes sur la signification : enquête sur la forme humaine”, 1570 p. ill. ; chapitre III : “Sur quelques mythes et quelques rites de souveraineté”).

Plan du chapitre :
I - 2.01 Introduction
I - 2.02 Des rois agricoles
I - 2.03 La paille et le grain
I - 2.04 Apollon, dieu Septime
I - 2.05 Le scandale de la mort programmée du roi
I - 2.06 Thésée, chef d’initiation ?
I - 2.07 De la stérilité à la “panspermie”
I - 2.08 L’énigme du monstre
I - 2.09 Souveraineté de la distinction
I - 2.10 Climatérique de la souveraineté
I - 2.11 La roue du temps et la mise hors course du vieux roi
I - 2.12 Pourquoi “le sang de la circoncision emporte la vie des rois”
I - 2.13 Quand régicide et initiation sont un


Nous aimerions en effet présenter ces pages comme un modeste hommage à l’helléniste Henri Jeanmaire dont les travaux d’anthropologie religieuse se signalent par une ouverture disciplinaire à laquelle nous souhaiterions souscrire. Il peut paraître paradoxal de mettre un helléniste en vedette dans une recherche sur la royauté sacrée, sujet où l’information est massivement africaine. Ce l’est d’autant moins qu’Henri Jeanmaire était un auteur particulièrement attentif à l’information ethnologique et à ce qu’on nommait alors la “science du folklore” – au point qu’on a pu lui faire reproche d’être inopportunément “friand d’explications ethnologiques”. C’est d’autant moins un paradoxe, encore, d’en appeler à Henri Jeanmaire pour intervenir dans un séminaire où les Moundang font référence que, dans un ouvrage paru en 1939 traitant des sociétés d’initiation en Grèce archaïque, il faisait état d’informations sur les Moundang recueillies par Leo Frobenius. C’est d’autant moins un paradoxe, enfin, d’en appeler à Henri Jeanmaire pour parler de la relation du cycle initiatique et du cycle de la souveraineté dans la royauté sacrée que l’hypothèse ici proposée comme solution à l’énigme de la connexion du régicide et de l’initiation se situe dans le prolongement de son analyse de la geste de Thésée. (“Les origines rituelles de la geste de Thésée”, Couroi et courètes. Essai sur l’éducation spartiate et sur les rites d’adolescence dans l’antiquité hellénique, Lille ; chapitre V.)

C’est aussi l’apport de Frobenius au sujet que nous voudrions souligner, rappelant du même coup l’ancienneté du topos. Ni Frobenius – qui fait explicitement référence aux sources anciennes – ni Jeanmaire n’ignoraient évidemment la pétition nécessaire aux rapprochements qu’ils proposent. Comment mettre en parallèle des sociétés où se pratique la circoncision (selon des formes variables et pas nécessairement homogènes, d’ailleurs) avec une civilisation où la circoncision désigne le barbare par excellence – où l’apepsolemenos déclenche le comble de la verve comique d’Aristophane ? Ce dont il s’agit en réalité, c’est de la manière dont les sociétés traditionnelles conçoivent le temps humain dans sa relation avec les cycles naturels – de la place de l’homme dans le cosmos. On connaît la règle de la Chine traditionnelle qui ouvre à la consommation toutes les espèces animales qui tournent le dos au ciel (la diffusion moderne des coronavirus, type Sras ou Covid-19, mettant la libéralité de cette règle en question) la station droite exceptant l'homme (le pangolin, dont il sera question plus loin, est bipède). “Tandis que les autres animaux [en effet], explique Ovide (Métamorphoses, I, v. 84-86), penchés vers le sol, n’ont d’yeux que pour celui-ci, à l’homme le Créateur a donné un visage tourné vers le ciel, offrant à son regard la contemplation des astres.” L’archéo-astronomie a montré l’importance que pouvait avoir l’observation de la régularité. Les “Textes des pyramides”, par exemple, qui avaient pour objet d’assurer la vie éternelle du pharaon, lui assignaient le destin de rejoindre les “indestructibles”, nom donné aux étoiles circumpolaires qui ne disparaissent jamais de l’horizon – ce cercle que l'explorateur Pythéas, réputé avoir atteint Thulé, aux environs de 340, verra “vide”. (“Au Pôle, il n'y a aucun astre, mais un endroit vide [occupé aujourd'hui par l'étoile Alpha de la Petite Ourse, l'étoile Polaire. Cette configuration d'alors – le début du IVème siècle – s'expliquant par la précession des équinoxes : vide infra : chapitre 18.2 : La mesure du monde : Ératosthène et Ptolémée ; dans environ 13 000 ans, c'est l'étoile Véga de la Lyre qui méritera ce nom d'étoile polaire] près duquel se trouvent trois astres, avec lesquels le signe qu'on mettrait au Pôle ferait approximativement un quadrilatère” - Hipparque, In Eudoxi et Arati Phaenomena, 1, 4). Les grecs appelaient la Grande Ourse "Hélice" (heilein), en raison de la révolution qu'elle décrit autour du pôle arctique.


Rien n’est plus régulier... que ce qui est fixe. Et la détermination du Pôle Céleste a pu représenter l’idéal d’une telle quête. L’archéologue Kate Spence (Spence : 2000) a formé l’hypothèse que les bâtisseurs des pyramides se seraient réglés sur l’alignement de deux étoiles : Kochab et Mizar, appartenant à la Petite Ourse et à la grande Ourse, pour orienter leurs constructions dans cette direction hautement valorisée. En 2467, l’alignement de ces deux étoiles avec le nord céleste était parfait, et un simple fil à plomb permettait de déterminer avec précision la direction du nord. Ceci peut expliquer à la fois l’extrême précision de l’orientation de la pyramide de Chéops et la dérive progressive des constructions antérieures et postérieures, les astronomes égyptiens ignorant le phénomène de précession (découvert par Hipparque : vide infra, chapitre 18.2), rotation rétrograde de l’axe de la terre. La position d’une étoile pouvant être précisément déterminée (avec une approximation de 5 ans), il y aurait là aussi une méthode pour calculer l’âge des pyramides.


(Nature, 16 novembre 2000)


Les cultes néolithiques, associant les constellations aux équinoxes et aux solstices et marquant de sacrifices animaux le renouveau de la nature à l’équinoxe de printemps ou à l’arrivée de la mousson (ce dont témoignerait, par exemple, cette construction mégalithique vieille de plus de six mille ans, découverte récemment sur le site d’un lac asséché occupé temporairement par des pasteurs pendant la mousson d’été à Nabta, sur la rive ouest du Nil (Nature du 2 avril 1998, vol. 392, pp. 488-491 : "Megalith and Neolithic astronomy in southern Egypt", J. McKim Malville, Fred Wendorf, Ali A Mazar & Romauld Schild) illustrent cet intérêt. Un “classique” de l’ethno-astronomie étant d’ailleurs constitué par le rituel dogon du Sigui, rythmé par les irrégularités de Sirius. L’étude de l’orbite de Sirius, que les Égyptiens nommaient Sothis, la Rouge, et dont l’éclat était vraisemblablement différent de celui qu’on peut observer aujourd’hui – Ptolémée, par exemple, compare Sirius à des étoiles plus ou moins rutilantes (Bételgeuse, Arcturus, Antarès) ; un manuscrit chinois du 1er siècle fait explicitement état d'un changement de couleur de Sirius – a permis de déduire, puis de découvrir qu’elle était double. L’existence du “compagnon de Sirius”, Sirius B (ou des compagnons de Sirius), était vraisemblablement autrefois signalée et notée par les Égyptiens par une variation cyclique de l’éclat ou de la couleur de Sirius (l'irrégularité de Sirius, qui a permis à Friedrich Bessel de postuler, en 1844, l’existence de Sirius B, étant de 49 ans et 9 mois). C’est la montée céleste d’une “lueur rouge” (Leiris, 1948 : 37, 107) qui, dans la tradition Dogon, fonde la périodicité du Sigui. Cette périodicité étant de 60 ans, et non de 50 ans, il s’agit là, vraisemblablement, d’un compte fondé sur une conjonction ou un alignement de planètes, comme on peut en observer entre Jupiter et Saturne, ayant pu être associés à Sirius.

L’étude des systèmes de gouvernement traditionnels rappelle justement que les hommes ont cherché des modèles dans la régularité cosmique pour organiser leur existence et que les souverains ont pu faire aussi fonction de médiateurs dans ce calcul. Ce qui fait la particularité des systèmes ici considérés, c’est en effet que les rois y apparaissent comme des modèles du croît des hommes. La conception générale qui instruit ces pratiques n’est pas sans rappeler la théorie hylémorphique qui interprète l’ordre cosmique selon une dialectique des genres et qui assigne les responsabilités de la matière et de la forme, de l’humide et du sec, de la nature et de la culture, etc., respectivement au sexe féminin et au sexe masculin. C’est en réalité une théorie générale des flux qui associe la femme à la fécondité naturelle, à la pluie... et l’homme à l’acte rituel par excellence qu’est le sacrifice, au sec..., à l’ordre culturel. La circoncision est une matérialisation et une théâtralisation de cette séparation qui constitue la finalité des rites d’adolescence, mais elle n’est pas la seule. Les opérations chirurgicales ayant les organes sexuels pour objet – la circoncision constituant la plus banale de ces opérations par comparaison à la subincision ou au pelage complet de la verge (décrit par Michel Leiris chez les Namchi – les Dowayo – en 1932 - Leiris, 1933-34 : 69) – sont bien sûr les plus démonstratives à cet effet. Mais cette séparation des sexes peut être signifiée – ou répliquée – d’autre manière.

Le culte des crânes, dont Frobenius a relevé et illustré (par la photographie : 2.13 et la peinture – infra – dans le troisième volume d’Und Afrika Sprach, 1913 : 128 et 136, hors textes) la récurrence dans la vallée de la Bénoué,

constitue précisément un modèle pertinent de la séparation des sexes. L’opposition de la chair et de l’os, de l’humide et du sec et la transformation progressive du cadavre de l’un en l’autre état sont des valeurs dont on trouve l’expression en maints endroits – à Madagascar, communément. Cette opposition supporte, avec une grande économie de moyens – en incorporant le facteur temps –, le jeu classique des implications sociales et cosmologiques de l’opposition masculin-féminin. Elle se révèle particulièrement opératoire dans les processus d’intégration à la vie des hommes d’ancêtres dont le crâne a été prélevé de la sépulture et qui sont auspicieusement associés, grâce à ces rites de passage, à la régulation cosmique et notamment à la célébration des récoltes. La cicatrisation de la circoncision qui délivre le garçon de son humidité, la dessiccation du cadavre qui permet d’en prélever le crâne et d’en faire un reliquaire (on y dépose parfois les semences), l’induration du tégument qui achève la maturation du grain sont conçus comme des processus homologues développés sur l’opposition des genres. Le crâne est un modèle du masculin et un modèle du grain. “La tête comme destinée”, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Frobenius, c’est précisément ce qui spécifie le rôle du roi ou du chef dans le comput du temps. Dans cette ingénierie où l’initiation assure la capacité de la société à se reproduire dans ses ordres, à la redéfinition des genres, le corps du roi peut se révéler, selon des acceptions diverses, un modèle et une unité de compte.

*

Le dossier de la royauté sacrée est extrêmement touffu et l’un des étonnements du profane qui l’aborde est qu’il n’existe pas d’ouvrage de synthèse ni même de répertoire analytique ou bibliographique exhaustif sur le thème. (L'article de M.W. Young : "La royauté divine chez les Jukun : une ré-évaluation de certaines théories" ["The Divine Kingship of the Jukun. A Re-evaluation of Some Theories." 1966, Africa 36, 135-53] expose les enjeux du dossier à partir du cas Jukun). L’imprudent qui s’y engage, soit parce que son terrain l’y oblige, soit parce qu’il croit pouvoir y trouver une information susceptible d’être généralisée – c’était notre cas – doit faire son chemin entre des monographies, parfois considérables, dévouées à leur unique sujet et des articles ou des essais dévoués aux questions d’école auxquelles l’institution a donné lieu. Curieusement, il est un point assez peu discuté dans les travaux spécialisés : c’est la relation, pourtant souvent attestée, entre la périodicité initiatique et la périodicité du règne. Quelle raison lie donc la mort du roi et l’initiation des jeunes gens ? Qu’y a-t-il dans l’initiation qui “emporte la vie des rois” ?

La contribution de Frobenius à la question ici présentée est d’abord d’avoir recueilli, au cours de son expédition de 1910-1912, un ensemble concordant d’informations touchant l’organisation de sociétés d’Afrique centrale appartenant à ce qu’il appelait la “vieille civilisation éthiopienne”.


Portraits dus à Carl Arriens, dans Frobenius, Und Afrika Sprach
(reproduits à partir de l'édition anglaise : The Voice of Africa, 1913, p. VI
– les informations présentées dans cette page, contenues dans le volume III de l'édition originale,
ne figurent pas dans l'édition anglaise. )

On lui doit d’abord la relation de ce face-à-face (vide infra), sans doute unique dans l’histoire de l’enquête ethnographique, publiée dans Der Kopf als Schicksal (1924 : 164-169), entre l’ethnologue et ce roi dont la mort est programmée.


La connaissance du Cameroun et du Tchad est étroitement associée à l’opposition franco-allemande en Afrique. Émile Gentil est le premier Européen à atteindre le lac Tchad par le sud, le 1er novembre 1897, grâce à un vapeur démontable à faible tirant, passant du bassin de l’Oubangui à celui du Chari. Ce mode de transport illustre la préoccupation de l’époque : comment écouler les produits des pays nouvellement découverts et ravitailler les postes avancés. En 1902, Eugène Lenfant, qui a réussi à remonter le Niger à la tête d’un convoi de chalands, se voit confier par la Société de Géographie, avec l’appui du Ministère des Colonies, la mission de “rechercher une voie de pénétration vers le Tchad qui soit plus facile, plus rapide et plus économique que les voies de l’Oubangui et du Congo”. Il s’agissait de mettre en communication la Bénoué et le Logone par le Mayo-Kebbi. Un chaland démontable permet à l’expédition de franchir les seuils rocheux et d’atteindre Fort-Lamy le 4 novembre 1903. Lenfant conseille alors l’occupation du Mayo-Kebbi afin de contrôler “la voie Niger-Bénoué-Kabi-Toubouri”, route fluviale vers le Tchad. Lenfant, découvreur du pays Moundang, a donné dans un ouvrage publié en 1905, La grande route du Tchad, une relation de son expédition et une description de Léré.



“Transport de l’avant de notre chaland par les Moundang de Léré”
(Lenfant, 1905).
Au premier plan, vraisemblablement, Sorghum bicolor
(vide infra :
chapitre 5 :L’Âme du Mil : sur l'agronomie traditionnelle).

En 1906, la mission Moll délimitera la frontière du Congo français et du Cameroun allemand en vertu d’un protocole de 1894 à la convention franco-allemande de 1885, aux termes duquel ce partage théorique devait être révisé à mesure que la connaissance géographique permettrait de délimiter “des frontières correspondant à la configuration naturelle du pays”.

“Ganthiomé, chef de Léré”
photographie (détail) de la Mission Moll (1906)
(Archives de la Société de Géographie)

Les archives de la Société de Géographie conservent les différents rapports topographiques, ethnographiques ainsi que les photographies réalisées pendant les dix-huit mois de cette mission.

“Cavaliers moundans”
photographie de la Mission Moll (1906)
(Archives de la Société de Géographie)

L’Illustration du 20 avril 1907 en donnera un compte-rendu avec photographies dont une double page intitulée : “Aux confins de notre empire africain - une fête à Léré : cavaliers moundans équipés pour la fantasia”, qui sera reproduite en carte postale. En 1911, la mission Varigault sera la dernière tentative française pour atteindre le Tchad par la Bénoué et le Logone, l’accord franco-allemand de 1911 attribuant le lac Toubouri au Cameroun allemand. La contribution scientifique de Frobenius n’échappe évidemment pas à cette histoire dont voici un avatar, rapporté par le général Gouraud (Gouraud, 1944 : 249-250) :

“L'hippopotame de Kousseri, invité au dîner du centenaire d'Austerlitz.
Le capitaine Stieber, résident allemand de Kousseri [village qui fait face à Fort-Lamy, sur la rive opposée du Chari, où un poste allemand est installé] avait un hippopotame familier. Quand il rentra en Allemagne, il laissa ce bagage encombrant à son successeur. Celui-ci n’avait sans doute pas réussi à conquérir les bonnes grâces de l’animal.
On a beau être perdu au cœur de l’Afrique, on ne peut oublier les glorieux anniversaires. Aussi, pour le centenaire d’Austerlitz (2 décembre 1805), j’avais réuni les différents officiers, sous-officiers et canonniers du poste. Le soir venu, nous nous installions, par un magnifique clair de lune, au bord du Chari, nous mettant à table dans les conditions de ces pays c'est-à-dire avec des tables de différentes tailles, des sièges allant de la cantine à la caisse de vin ou au tam-tam renversé ; quand on voit surgir de l’eau une forme grise, lourde. C’est l’hippopotame du poste allemand qui, attiré sans doute par la lumière des photophores, s’est invité. Nous le recevons bien... “Monsieur Potame”, comme disent les noirs, ouvre une gueule fendue jusqu’aux oreilles dans laquelle on logerait une valise. On avait du pain indigène, de la pâtée de mil : il fait un dîner magnifique et devient bientôt l’enfant chéri de la population de Fort-Lamy.
Au bout de quelques jours, son propriétaire m’envoie une lettre se plaignant qu’on lui ait “volé son hippopotame”. Je réponds qu’il est mal renseigné, que d’ailleurs l’animal est à sa disposition s’il veut le faire prendre. Un sous-officier arrive avec une dizaine de tirailleurs noirs. Ils veulent emmener l’animal, qui ne veut rien savoir. On le ficelle avec du fil de fer, et le piquant par derrière avec des baïonnettes, on réussit à le mettre à l’eau. Il monte pesamment sur le banc de sable
[sur la rive opposée du fleuve] ; le sous-officier fait reculer son peloton d’une dizaine de pas et l’hippopotame est fusillé comme un déserteur.”

“Kousseri à l'embouchure du Logone”
photographie de la Mission Moll (1906)
(Archives de la Société de Géographie)


Le destin de la tête

“Au cours de l’année 1911, je franchis les monts Alantika, situés dans le Cameroun soudanais, pour gagner la vaste plaine du Faro en pays tchamba et dakka. J’accédai ainsi à une zone résiduelle où subsistait la vieille civilisation éthiopienne de type segmentaire.
Ici, on n’avait plus affaire à de petits lignages indépendants vivant côte à côte, mais bien à des ensembles fédérés qui mériteraient le nom d’États. [...] Chaque petite fédération est comme le satellite d’une planète ; la grande fédération quant à elle est comparable à un système pourvu d’un soleil en son centre et autour duquel gravite l’ensemble des planètes. Ce soleil, cette lumière, ce centre de gravitation, c’est le “roi”. Le roi ? Devrais-je parler d’un roi, en l’espèce ? Peut-on qualifier de roi un homme qui est vénéré sept années durant, dans des formes élémentaires, certes, mais avec la plus profonde ardeur, et qui est sacrifié au terme de cette période ? Il ne fait pas de doute, pourtant, que pendant ces sept années son renom est considérable. Il jouit de tous les droits et nul autre dans le pays, pas même le grand prêtre ne détient un pouvoir comparable au sien. [...] Non, assurément, il n’y a pas de doute possible, c’est bien là un roi, un vrai roi. [...] Et cependant - en vérité, aujourd’hui encore, il ne m’est pas possible de me représenter tout ceci sans secouer la tête d’étonnement - après sept années de profonde vénération, ce roi était mis à mort. N’est-ce pas là quelque chose de terrible, quelque chose qui est plus singulier encore que terrible ? Pendant sept années, cet homme est adulé par un peuple qui l’entoure de considération et d’affection et qui finit par le mettre à mort ! Le roi est toujours accompagné de quatre hommes, ce sont les grands notables du pays. Ils ont des fonctions sacerdotales et c’est en cette qualité qu’ils choisissent et consacrent le roi. Ce sont ces mêmes dignitaires qui, au cours de la terrible période mystique de la moisson, lorsqu’on coupe les épis et qu’on bénit les jeunes, pendant ce temps d’offrandes et de propitiations, mettent à mort le roi.
Quelle est la raison d’un tel acte ? Demandez-leur ! Leurs aïeux agissaient de la sorte et ainsi les aïeux de leurs aïeux. Il en fut toujours ainsi. Ils étaient tenus d’agir de même. Faute de quoi l'on portait atteinte à la paix, on déchaînait dans le giron de la nature des forces jusqu’alors domptées et maîtrisées.
[...] Donc, comme je le disais, en 1911 je me trouvais avec mon expédition dans la vallée du Faro où je réunis autour de moi les représentants de plusieurs ethnies, proches et lointaines, auprès de qui je recueillis des informations sur le mode de vie et sur les coutumes. [...] Parmi eux, je rencontrai un jour le roi d’une des fractions du peuple dakka perdues au pays des Koana. [...] Le roi des Kirri [...] participait à cet important entretien. Ces rois, je l’appris alors, allaient tous deux être les victimes de cette mort rituelle dont il vient d’être question. Tous deux s’exprimèrent à ce sujet en toute simplicité et sans crainte d’aucune sorte. L’effet de cette scène était doublement poignant car, derrière chacun des deux souverains, étaient assis trois ou quatre hommes, ceux-là même qui, bientôt, allaient les envoyer dans l’autre monde.
Le roi des Kirri prit la parole en premier : “Ces dernières années, déclara-t-il, les récoltes n’ont pas été bonnes et les pluies insuffisantes. Après ma mort, les pluies seront plus abondantes”. Quelque temps après, il ajouta : “J’ai un petit-fils qui est encore enfant et que j’aime beaucoup. Il prendra femme dans un lignage choisi et c’est des œuvres de ce petit-fils que je renaîtrai, le jour où je ressortirai de la brousse.”
C’est avec la même simplicité et la même équanimité que le souverain dakka parla à son tour de cet événement majeur - sans d’ailleurs le qualifier ainsi. D’après lui on ne pouvait rien dire de plus sur le sujet. Au cours de sa vie, il avait toujours discriminé ce qui était bon et utile et ce qui était mal et interdit. Jamais, autant qu’il lui souvienne, il n’avait négligé un sacrifice, et pourtant la pluie avait aussi fait défaut sur sa terre. Il le savait et, dans la mesure de son pouvoir, il s’efforçait de remédier aux malheurs de son peuple. Je lui demandai si ce qu’on attendait de lui (au terme de son règne) ne présentait pas de difficultés. Il me regarda d’un air étonné et répondit : “Des difficultés ? Mais il y a déjà six ans que je suis roi et je me conformerai à la coutume. Ainsi j’accomplirai mon destin.”
Secouant la tête, un interprète, le chef des exécuteurs royaux, déclara alors : “Chacun sert son destin de son mieux. Celui-ci montre la voie à suivre. Du destin du roi dépend la prospérité et le bien-être de toute la nation.” (1924 : 164-169).


Après avoir relevé une “étonnante analogie” dans les systèmes religieux des Dakka et des Lakka, Frobenius relève cette “curieuse relation”, seltsame Bindeglied (Und Afrika Sprach, III : 257 ; Atlantis, V : 53) qui associe, chez ces peuples, la mort du roi et la promotion d’une nouvelle classe d’âge. Les explications locales qu’il rapporte à ce propos suffisent, en réalité, croyons-nous, pour résoudre l’énigme. Adler déclare que la page de Frobenius sur le régicide fut le point de départ de sa propre enquête chez les Moundang. Voici la traduction qu’il en donne (1982 : 266-7). “Sous la rubrique d’ouverture de son chapitre Moundang ‘Royauté, Mort du Roi, Funérailles’, [Frobenius] écrit (Atlantis, V : 76) :

“Les Moundang, à l’exemple de leurs voisins méridionaux, célèbrent avec enthousiasme la circoncision, le Djang-ré. Celle-ci ne peut avoir lieu qu’à la mort d’un roi (Gong), mais aussi chaque roi, qu’il s’agisse d’un souverain puissant régnant sur Léré ou d’un chef de commandant d’un village “doit” mourir au terme de la 7e ou 8e année de son règne, il “doit” mourir qu’il le veuille ou non. La personne à qui il incombe de forcer cette éventuelle résistance du roi n’est nul autre que son pulian, autrement dit le frère de sa mère. En effet, si le roi ne meurt pas de lui-même après 8 ans de règne, il faut que le pulian traîne au bout d’une corde, enveloppé dans la peau d’une vache blanche, le crâne du père défunt du roi - son prédécesseur - et qu’il se promène ainsi devant la place où se tient le roi “excédentaire” pour qu’il voie son memento mori. Quand le roi voit cela il meurt infailliblement la nuit suivante. Une fois que c’est chose faite, une deuxième charge incombe au pulian : il doit couper la tête du roi qui vient de mourir. La tête ainsi coupée est cousue dans la peau de la vache blanche et, ainsi cachée, elle est introduite dans une grande poterie. L’urne funéraire est portée avec beaucoup de soin vers une montagne où se trouve une caverne faisant fonction de mausolée des crânes royaux. Mais le tronc est jeté dans une rivière et nul ne se soucie du cadavre du roi...”

“À l'exception du rôle imputé au pulian, défini comme l'oncle maternel du roi, commente Adler, tous les détails fournis par cette description sont confirmés [...] par les Anciens de Léré. Ceux-ci mettent ainsi le chercheur au rouet en niant le régicide rituel et en racontant l’histoire dynastique sans laisser de place à cette coutume qu’ils décrivent par ailleurs, comme s’ils y avaient assisté. [...] En revanche le rituel post mortem exécuté sur le corps du souverain est une coutume secrète – comme est secrète la mort initiatique – mais ne fait l’objet d’aucun déni. C’est la loi des Moundang [...] elle est [...] nécessaire au bon fonctionnement de la royauté.” Il est assez extraordinaire que Frobenius, de passage à Binder, ait pu avoir connaissance de manière aussi précise du code ésotérique de la royauté. Jeanmaire, à qui l’arbre de la philologie ne cachait pas la forêt des symboles, avait fait une lecture attentive et exhaustive de Frobenius. Il ajoute ainsi à la référence d’Adler – si l’on peut dire – l’édition de 1913 du troisième volume d’Und Afrika Sprach. Mais c’est parce qu’il aborde la geste de Thésée sous des attendus anthropologiques qu’il est en mesure de rendre intelligible la matière du problème qui nous occupe.

“Chez toutes ces populations [situées de part et d'autre du seuil par lequel communiquent les bassins opposés de la Bénoué et du Chari], écrit Jeanmaire (1939 : 365), le système des classes d'âge et des rites d'initiation des jeunes garçons sont nettement développés. Ils ont lieu à un intervalle fixé d'un certain nombre d'années, par exemple trois, quatre ou sept. Or il y a corrélation entre cet intervalle et la durée impartie au règne d'un souverain dont la destinée, comme celle du roi de Méroé dans l'antiquité, comme, naguère, celle du roi Schillouk, était de périr assassiné au bout d'un certain nombre d'années. C'est ce que L. Frobenius mettait en lumière dès 1913 (Und Afrika Sprach, III, p. 138)." (Les italiques sont nôtres)

La connaissance des données actuellement disponibles sur les royautés africaines aurait vraisemblablement permis à Jeanmaire de développer l’hypothèse ici proposée. Sans doute, parce qu’elle se signale par son économie de moyens – alors que le standard interprétatif serait plutôt aujourd’hui de type “panglossique” – sa simplicité peut surprendre. Sans doute aussi, la généralisation vers laquelle elle tend naturellement peut-elle être prise en défaut par la matérialité d’un certain nombre de contre-exemples (qui, on le verra, peuvent être subsumés sous la règle : 2.13). Mais c’est là un problème d’épistémologie banale chaque fois qu’un “modèle” est confronté à l’hétérogénéité du réel. Toute la question est de savoir s’il est congruent avec les motifs constitutionnels de l’institution en cause. Ce serait faire preuve d’une misologie dont la discipline n’a rien à retirer que de refuser à l'anthropologie l’exercice du raisonnement quand celui-ci, réduisant l’ingérence ethnologique autant qu’il est possible, ne fait ici en réalité, croyons-nous, sans rien ajouter au dossier, que traduire la conception indigène.

C’est donc dans la considération de contraintes anthropologiques élémentaires, savoir que les sociétés en cause pensent le politique en fonction de valeurs cosmologiques et associent le temps de la souveraineté au renouvellement et à la socialisation des générations, que nous proposons d’ouvrir ce dossier resté en friche – sans avoir la ressource d’un Frobenius ou d’un Jeanmaire.

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Plan du chapitre :

I - 2.01 Introduction
I - 2.02 Des rois agricoles
I - 2.03 La paille et le grain
I - 2.04 Apollon, dieu Septime
I - 2.05 Le scandale de la mort programmée du roi
I - 2.06 Thésée, chef d’initiation ?
I - 2.07 De la stérilité à la “panspermie”
I - 2.08 L’énigme du monstre
I - 2.09 Souveraineté de la distinction
I - 2.10 Climatérique de la souveraineté
I - 2.11 La roue du temps et la mise hors course du vieux roi
I - 2.12 Pourquoi “le sang de la circoncision emporte la vie des rois”
I - 2.13 Quand régicide et initiation sont un

(Repris et développé de : “Pourquoi le sang de la circoncision emporte la vie des rois ?”, Paideuma, Mitteilungen zur Kulturkunde, 43, 1997, Frankfurt.)




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