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Chapitre 21
La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(les "trente glorieuses" et les trente pleureuses)
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
IV - 21.6 Logique du vivant, morale du vivant L'"erreur" morale
"Il faut croire au libre arbitre. Nous n'avons pas le choix." (I. B. Singer)
Aux deux pôles de la communication sociale : le moraliste, apôtre et porte-voix de l'ouverture et le réaliste, gardien de la fermeture. Le moraliste oppose à tout devoir de conservation le devoir intimé par la reconnaissance de la forme. "Je ne veux pas savoir", ce leitmotiv de la connaissance spécifique contre toutes les « bonnes raisons » définit cet intégrisme de la forme humaine dont le moraliste a la garde. « Je ne veux pas savoir, mais je sais. » L'a priori moral est incorporé dans une reconnaissance du semblable qui précède tout calcul. Il procède d'un mouvement du corps. Il est la forme de laperception spécifique. L'homme se sait libre par ce qu'il doit au semblable. Celui-ci le contraint et, ce faisant, lui prouve, en vertu de cette interdépendance, une liberté commune. La forme humaine est impénétrable, on n'en a jamais fait le tour, etc. J'ai beau être le dernier à me croire libre, tant m'apparaît clairement le conditionnement de mon être, l'insouciance, le mystère du semblable et la conviction, désabusée mais irrépressible, qu'il détient, en quelque manière, la clé de ma délivrance me font un devoir de cette liberté dont je ne peux m'excepter que dans un parti-pris d'avilissement qui en prouve encore l'exercice. Etc.
Nous avons rappelé comment l'Eglise, dans son combat contre la puissance temporelle, pouvait donner le pas à la préférence individuelle, fût-elle scandaleuse, sur le calcul des familles. Il y a une valeur morale du sexe parce que le pouvoir d'ouverture de la liaison sexuelle permet de répandre la charité chrétienne. Limiter l'exercice de l'exclusivisme qui caractérise la perpétuation des groupes, relativiser l'honneur le Royaume n'est pas de ce monde , à travers ces deux desseins (et quelques autres), l'Eglise rencontre une vérité naturelle, celle de l'unité du genre humain. Il existe une opposition identique entre l'ouverture exaltée par les moralistes et la conservation de l'identité professée par les cultures qui veulent contraindre la nouveauté de la reproduction sexuée dans la reproduction du même (vide supra : chapitre 13.2 : Transmettre le patrimoine génétique, transmettre le patrimoine économique, paradoxes de la reproduction ; l'expression "reproduction sexuée" exprime une contradiction dans les termes, mais cette "erreur" démontre l'emprise que la culture veut garder sur la multiplication naturelle). Le rôle de l'Eglise est repris par des spécialistes de l'ouverture spécifique qu'on appelle "intellectuels" ou "philosophes". Leur spécialisation sous ce chef constitue probablement la dernière activité religieuse dans le monde "désenchanté" de la technique. Le problème qui nous occupe ici n'est pas de savoir quel est l'intérêt de ces hommes désintéressés, mais d'essayer de préciser la question : "Qu'est-ce que la morale si son intention est déjà dite dans l'ouverture naturelle ?"
Un généticien bien intentionné explique, dans une émission de télévision de quelques minutes dont le propos, si l'on en juge par l'intitulé, est de combattre les "idées reçues", que "pour nous, généticiens, la pureté est un handicap [...] Une race pure est condamnée à l'extinction [...] Nous avons étudié des cas..." (FR 3, le 29 mai 1985).L'argument s'adresse visiblement, puisqu'il s'agit de pourfendre les stéréotypes, au français moyen soupçonneux de la différence. Mais il est probable que la notion de « race pure » évoque d'abord à cet amateur de tiercé quest le français moyen ces produits d'une impitoyable sélection qui, tous les dimanches, portent ses espoirs de revanche sur la société (sélection sur laquelle veille la « Société pour l'amélioration de la race chevaline »). Comment lui faire admettre que la pureté est un mal, qui fait la perfection et justifie le prix, souvent faramineux pour ne pas parler du prix de leur saillie ou de leur progéniture de ces chevaux d'exception ? Peut-être le citoyen visé sait-il que ces champions sont des sujets fragiles, fragilité qui pourrait illustrer le "handicap" génétique de la pureté mais c'est la rançon de l'excellence. L'évidence du "handicap de la pureté", en l'espèce, serait celle de la supériorité : c'est souvent sur les chevaux de la race la plus "pure", réputés les plus rapides, que le handicapeur fait peser les poids les plus importants, afin de donner leur chance aux autres concurrents... En second lieu, la notion de "race pure" évoque les sinistres pratiques de l'Allemagne nazie. Mais, là encore, si la doctrine de la pureté raciale est bien, en effet, mortelle, ce n'est pas pour ses adeptes, mais, tragiquement, pour ses victimes, "condamnées à l'extinction"...
On peut le regretter, mais la race des racistes ne s'éteindra pas par appauvrissement génétique. La "pureté" n'est "mortelle" que sous la recension d'une endogamie stricte encore celle-ci doit-elle concerner un isolat particulièrement restreint. Les conséquences biologiques de l'apparentement se manifestent, en effet, en raison de l'accroissement de la probabilité d'apparition de caractères homozygotes (probabilité égale au "coefficient de parenté", c'est-à-dire à la probabilité pour que deux gènes quelconques soient la copie d'un même gène ancestral) : la maladie de Tay-Sachs dans la population juive, caractérisée par un isolement particulièrement rigoureux, ou les maladies génétiques dans la communauté immigrée d'origine pakistanaise en Grande-Bretagne, où le mariage proche est valorisé, sont de cet ordre. L'occurrence des maladies dues à des gènes récessifs (ne se déclarant qu'à l'état homozygote) est en relation avec ce "coefficient de parenté". Ce risque mis à part, et d'ailleurs assez faible étant donné le petit nombre de maladies génétiques de ce type, l'effet de l'apparentement n'est perceptible qu'à l'examen statistique (qui met en évidence un taux de stérilité plus élevé du couple apparenté, ainsi qu'un taux de mortalité périnatale plus important de sa descendance). L'isolement génétique (qu'il soit géographique ou culturel) ou l'"effet fondateur" (Mayr), soit la création dune nouvelle population à partir dun nombre relativement restreint dindividus provenant dune même population, avec pour conséquence la réalisation d'une homogénéité génétique critique (un exemple classique : la région du Saguenay Lac-Saint-Jean au Québec) constituent des cas de figure significatifs, mais atypiques. Le choix de l'emblématique amateur de tiercé (qui hante ces pages) n'est pas entre : perpétuation de l'identité et risque génétique ou : métissage et santé, comme il pouvait l'être en d'autres termes, certes pour l'habitant de Saint-Barthélémy (voir : Benoist, 1994, Anthropologie, santé, maladie : "Une pathologie héréditaire dans un isolat insulaire", pp. 2-10). La mutualité du Pari Mutuel Urbain (PMU) où les préjugés xénophobes ont libre cours, à défaut de constituer un cercle endogamique, confédère un type humain dont la vigueur sociale n'est pas menacée par l'étiolement génétique.
Mose
"Le tiercé, paraît-il, améliore plus la race chevaline que la race humaine."
La génétique ("Pour nous, généticiens...) sert ici de caution à un message moral qui entend démontrer la faute de la "pureté", message qu'on pourrait contracter ainsi : "Si vous prônez la pureté, si vous vous opposez au métissage, vous vous condamnez à l'extinction. C'est scientifiquement établi". Telle quelle, la leçon (de surcroît scientifiquement douteuse), a bien peu de chances de parvenir au destinataire. Elle constitue, en revanche, un modèle pédagogique à l'intention de la jeunesse : "Les profs ont un pouvoir terrible", déclare au Monde du 14 mars 1986 le scientifique cité qui se reconnaît, quant à lui, "plus de pouvoir", "par moment", que le chef de l'Etat : car si ce dernier peut faire "des nominations à la Cour des comptes", des fournées entières de jeunes "dissertent au bac sur les textes d'Albert Jacquard". Renseignement pris, il ne s'agit pas de l'épreuve de biologie du baccalauréat, mais de celle... de philosophie ; ces "fournées entières de jeunes" qui cuisent à l'évidence morale de la génétique seraient donc pétries d'une autre pâte que leurs aînés et guère sensibles aux démons de la pureté.
Utilité collective de l'ostentation morale, celle-ci servirait-elle un vice privé
Cette pédagogie de l'antiracisme n'est évidemment pas directement cause des saturnales panmictiques vitupérées par le Figaro-Magazine (supra). (Les moralistes de l'ouverture se signaleraient plutôt par un côté prédicant plus propice aux dissertations, en effet, qu'aux épanchements.) A tout le moins joue-t-elle le rôle inverse de celle qui entend mettre un barrage de principe au métissage. Mais le modèle pédagogique en question ne fait-il pas qu'enregistrer une réalité déjà inscrite dans la réalité et dans la nature ? Pas davantage que le jeune couple qui, aux temps classiques, faisait bénir une union réprouvée par les familles n'affichait le projet d'élargir le champ de la charité chrétienne, le couple mixte ne revendique la qualité d'uvre morale, pour un choix d'ailleurs banal. Il réclame plutôt qu'on ne fasse pas la différence. Le discours moral apparaît second, paradoxal pour qui a la pratique naturelle de ce qui fait l'objet de son prêche. Il peut bien constituer un appui social, mais il est d'une autre inspiration. "Quoi ? Nous aimerions nos semblables pour les raisons des moralistes ? Ce serait presque à vous en dissuader. Non, nous tirons d'un fonds commun une société que nous avons déjà en partage". C'est la lecon de Kant : la conscience morale étant autonome et suffisante, il n'y a pas lieu de l'instruire. Il suffit d'apprendre à exercer cette "science naturelle". Le moraliste est trop désintéressé (par hypothèse) pour constituer un modèle, trop spécialisé pour être vraiment nature... Mais il est, somme toute, secondaire que la protestation de moralité soit nourrie par la spécialisation ou par le ressentiment. Car l'ingénierie sociale convertit ces travers en utilité. Quand cette part de la division du travail n'est pas héréditairement assumée, une répartition statistique "spécialise", parmi ceux qui ne se reconnaissent pas dans la norme ou que la norme ne reconnaît pas, des hommes qui ont en charge la dénonciation de la loi ou la dénonciation de la forme.
La valeur morale du polymorphisme génétique
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler, en effet, pour dédouaner l'action morale, qu'elle se distingue de la prestation du spécialiste et que l'excès moral de ce dernier est nécessaire à la communication ; de sauver parfois la morale des mains des moralistes et de savoir que ceux-ci constituent, en marge de la société, un vivier de formes où celle-ci puise des raisons de s'émouvoir et des raisons d'évoluer. On peut aimer son semblable sans espoir de revanche ni souci de conservation. Simplement parce qu'on est homme. Cette passion contre-nature pour la nature, où se reconnaît un trait de la morale cléricale et de la morale spécialisée, réalise un "vu" de la nature. Si la leçon de génétique à laquelle nous avons fait référence est quelque peu biaisée ou "sentimentale", et si, comme telle, la génétique est parfaitement étrangère à la morale, faute de quoi elle serait dénuée de toute valeur scientifique, il n'en est pas moins vrai que, décrivant partie des lois du vivant, elle a rapport aux murs et à la morale. Ce constat, au cours d'une table ronde des "Entretiens de Bichat" consacrée à l'inceste (26 septembre 1984) : "II semble que les drames génétiques dus à la consanguinité sont [sic] en pratique beaucoup moins fréquents que ce que l'on avait craint. "Les effets de la consanguinité sont généralement invisibles "à l'il nu" (contrairement à ce que l'on attendrait" ou à ce que l'on "craindrait" : on voudrait que cela se voie) mais les humains savent, pourtant, que la "pureté" est une faute, si l'on entend par "pureté" l'idéal anomique d'une reproduction sans différence en quoi consisterait la duplication familiale (vide supra : chapitre 13 : Quelques données sur la prohibition de l'inceste). S'il est un thème commun aux mythes qui ont été présentés au cours de cette recherche (première partie), c'est bien celui qui identifie l'éducation et l'extraversion familiale (avec les réserves patrimoniales qui s'imposent : vide supra : chapitre 13.2). "Puisqu'il y a un 'intérêt' biologique à la diversité génétique, la différence est 'moralement bonne'". Dans une reconnaissance qui se moque des barrages culturels, et qui prime la dissemblance, dans la transgression sexuelle de la simili-spéciation, se délivrerait un enseignement moral de la reconnaissance naturelle. Notons que cette moralité de l'immoralité se révèle dans le cadre de l'idéal moderne qui programme l'exténuation de toutes les différences et notamment de la différence sexuelle. Si la valeur de la dissemblance a pour principe l'évitement de l'inceste, le secours de la morale à la sélection naturelle peut apparaître comme la résurgence acceptable d'une disparité inacceptable. Au caractère déplacé de la différence sexuelle dans l'idéologie du système industriel répondrait l'éloge de la différence, lieu commun de sa morale. Alors que la morale est, dans la généralité des cultures, fermeture spécifique sur le dehors et ouverture à l'intérieur des limites de l"espèce", elle est ici ouverture sur le dehors et dépréciation de l'identité. La valeur infantile et pulsionnelle de l'ouverture définit l'archétype moral et la jeunesse constitue l'étalon de la moralité.
La correction morale de la discrimination raciale réinvestit à sa manière les clichés. Une dépêche de l'A.F.P. du 6 juin 1986 rapporte que "la Blanche Mildred et le Noir Rubin se sont unis publiquement et au sens biblique jeudi matin 5 juin devant l'ambassade d'Afrique du Sud à la Haye pour prouver que l'amour était plus fort que l'apartheid. Les photographes ont pu fixer l'événement sur la pellicule. Mildred, 24 ans, blonde comme les blés et Rubin, 31 ans, coiffure rasta ont à peine voilé leurs ébats derrière un panneau proclamant : "Blancs et Noirs feraient mieux de faire l'amour ensemble plutôt que de se combattre." Son message envoyé, conclut finement la dépêche, le couple s'est rhabillé et a disparu rapidement." Le sens de cette démonstration politique apparaît par la signification que prendrait la position inverse : non plus d'un Noir s'accouplant publiquement avec une blonde frisonne, mais d'un boer (i. e. d'un paysan hollandais) s'accouplant ostentatoirement avec une Noire devant l'ambassade d'Afrique du Sud. En dépit des meilleures intentions du monde et même si de telles relations sont officiellement prohibées par le régime raciste, on ne verrait pourtant dans cette protestation d'égalité qu'une sinistre perpétuation de l'exploitation coloniale.
"A pour Anti-Apartheid A pour Afrique A pour Amitié"
(André François, 1985) Vertu capitale de l'inclination.
(la légende est rapportée)
Deux billets du Monde :
- "Pas de doute, ça manque d'hommes par ici. Par ici, j'entends en Europe et aux Etats-Unis, parce qu'en Afrique et en Asie, de ce côté-là au moins, ça va. Il n'y a pas pénurie. A New-York, en revanche, le mois dernier quand j'y étais, on ne parlait que de ça. Pour en dénicher un en bon état, qui ne nécessite pas d'énormes travaux de ravalement, il faut vrainent se lever de bonne heure [...]" (Le Monde du 20 mai 1987) - "Avec ses surs d'armes, elle (Monica, féministe de Berlin-Ouest) mène depuis plus de vingt ans une guerre de harcèlement, acharnée, sans pitié, contre le machisme rampant de ces cochons de mâles blancs. Les autres, les basanés, les immigrés de tout poil, très à cheval sur leur cheptel de femmes en jupons, elles leur pompent pas l'air, elles n'oseraient jamais, elles les laissent faire avec une souriante indulgence. L'ennemi c'est pas le Turc ou le Tamoul, c'est le Teuton".
(Le Monde du 11 décembre 1985)
suite de la page 21.6 : 21.61
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
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