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Rien de plus déconcertant que la table des matières de cet essai : lauteur part de la royauté sacrée selon Frobenius pour aboutir à la Shoah, saute de la culture du mil à linvention de la démocratie grecque et se retrouve sur le territoire des langues, après avoir bousculé au passage les théories culturelles de linceste et disserté sur lalliance dans le roman de Tristan. Et pour augmenter notre perplexité, il fait suivre le titre de lessai dune brève qualification : Éléments danthropologie du droit. Les juristes nont pas lhabitude de danser sur ces rythmes. Cest ainsi : Gthe disait déjà que la recherche était intéressante précisément aux frontières entre les disciplines, ...là où les professeurs se mangent le nez. On pense à des cauris, tressés en colliers par dhabiles artisans. Puis on se décide à suivre lauteur dans son propos, et lon commence à voir se dessiner la structure fractale de lessai. Car une question le traverse tout entier et se reflète de façon symétrique dans les diverses contributions quil assemble, renouvelant les termes du débat : quels sont les constituants fondamentaux de la tradition et de la modernité ?
On laura compris, lauteur est en quête duniversaux. Il se situe donc dans la tradition la plus noble et la plus authentique de lanthropologie, non pas science du relatif, mais recherche sur lhomme dans sa plus grande généralité. Comment pourrait-elle dailleurs autrement se justifier ? Mais pour découvrir le général, qui ne nous est pas donné, il faut commencer par léparpillement du divers, afin den dégager la cohérence. Lhistoire des grandes théories anthropologiques témoigne de cette quête constante dexplications globales. A priori, le droit y paraît moins enclin, se contentant de gérer, sinon le quotidien, au moins le passager. Tantôt devançant lévolution sociale, tantôt laccompagnant
Pourtant lui aussi recherche ses universaux : construction dune hiérarchie des normes permettant de rendre compte de leurs rapports ; identification de principes généraux du droit ; rêve utopique dun droit idéal auquel on parviendrait par la comparaison des divers systèmes juridiques ; et plus récemment, insistance sur les droits de lhomme, que lon voudrait universels en les décrétant parfois de trop haut. Cette passion du sens anime louvrage. Elle sinscrit dans une croyance heureusement démontrée : celle de la révolution de la modernité. En quoi consiste-t-elle ? Dans la capacité de lhomme de sexcepter de la nature et de sa propre nature. Dans ce mouvement, la technique est fondamentale, puisquelle permet à lhomme sans aucune mesure par rapport au passé, daccompagner, dinterpréter ou de suppléer la nature. Dès lors, il lui fait face au lieu de sy inclure. Aussi faut-il lire en contrepoint, sans esquiver les dissonances, le beau chapitre (cest un des plus importants de louvrage) sur les royautés sacrées, et celui sur linvention de la démocratie en Grèce. Dans la royauté sacrée, le souverain est le garant de la régularité cosmique et sociale, dans une fonction de médiateur entre les hommes et les puissances supranaturelles. En opposition, la cité démocratique invente lespace politique et lexpression civique de lindividu à la faveur de la désacralisation du cosmos. Et aujourdhui, cest sur lhomme lui-même que sopère le transfert de sacralisation. Le juriste en conviendra, non seulement au regard des droits de lhomme mais, par exemple, quant au statut du corps humain (qui se prolonge même dans le respect dû au cadavre). Plus généralement encore, lanthropologue et lhistorien du droit attestent que sans doute partout et en tout cas sur les rivages méditerranéens, le droit est né des dieux, que la divinité le dicte (Mésopotamie, peuple juif) ou, se faisant moins pressante, linspire (Grèce). Ce qui signifie au moins deux choses : dune part la difficulté de faire ployer les hommes puisquil faut en recourir aux dieux ; dautre part la recherche dune corrélation entre lhomme et ce qui lui est extérieur : les dieux, le cosmos, lenvironnement terrestre. Certaines civilisations méditerranéennes (la Grèce et, plus encore, Rome) ont certes pris leurs distances avec les dieux. Mais jamais complètement, les sophistes exceptés. Les philosophes grecs, même le sage Aristote, reconnaissent tous quil existe un droit supérieur (le plus souvent qualifié de naturel) au-delà des droits des cités : Antigone le sait bien. Malgré tout, vingt-cinq siècles plus tard, le sens de laventure occidentale paraît clair. Cest celui dun affranchissement de lhomme par rapport aux dieux, pour le pire ou le meilleur, et dune mise à distance du droit par rapport à la religion, en même temps que laffirmation de sa radicale spécificité au sein des autres ordres normatifs qui règlent nos comportements. Cet arrachement à lhistoire, pour autant quil sopère, est beaucoup plus douloureux dans dautres civilisations où les liens anciens nont pas encore été tous coupés. Sociétés asiatiques, à la recherche de lharmonie (certes fortement inégalitaire) non seulement entre les hommes, mais entre eux et le cosmos, dans lesquelles, comme par hasard, le droit nhabite quun territoire restreint par rapport à celui que nous lui astreignons. Sociétés pluralistes dAfrique noire régies (autrefois ?) par un idéal de complémentarité (elle aussi souvent inégalitaire) entre des groupes, des fonctions et des puissances spirituelles.
Avec les concepts dune anthropologie ouverte aux différents champs de la connaissance, lauteur interroge ce mouvement. Mais un des intérêts majeurs de son ouvrage consiste à nous faire considérer quil sagit là de représentations dominantes, dune idée, dun idéal de la modernité. Cest dire que son questionnement, touchant au plus vif de notre intimité culturelle, à la croisée des disciplines et à la croisée des destins dans un monde qui a vocation à mobiliser les savoirs et à réunifier la famille humaine, est dimportance.
Norbert ROULAND
Membre de lInstitut Universitaire de France
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