II - 7.2 La cité des égaux
À linverse de la conception exprimée par le pictogramme auquel je viens de faire référence, où le souverain tire son autorité den haut, la démocratie grecque peut être schématisée par une pyramide où la base contrôle le sommet. Le souverain est le peuple assemblé, lekklèsia. Le vote, la promulgation et la publicité des lois (ainsi les lois de Solon - vide supra - étaient-elles inscrites sur des piliers de bois à pivot) soustraient la justice et le droit au monopole des intermédiaires rituels et la raison politique sédifie sur le débat public : En Grèce tout dépendait du peuple et le peuple dépendait de la parole (Fénelon, Lettre à lAcadémie).
À Athènes, le débat public - tout citoyen pouvant présenter une motion à lassemblée - est préparé par le Conseil des 500 (boulè), désigné par le sort pour une année civile, qui comporte une Commission permanente constituée de 50 membres (les prytanes) avec à sa tête un président. Les stratèges sont élus et les neufs archontes tirés au sort, la charge ne pouvant être occupée deux années consécutives. Parmi ces derniers un roi, certes, mais qui a, pour lessentiel, une fonction religieuse, tandis que lassemblée détient le pouvoir législatif, exécutif et judiciaire. Dans cette démocratie si soupçonneuse que le président des prytanes (détenteur des clefs du Trésor, du sceau de la cité et gardien des archives) nexerçait sa fonction quun seul jour, toute délégation doit rendre compte : magistrats, trésoriers, ambassadeurs, fonctionnaires et la dokimasie, enquête de moralité, est préalable à lentrée en fonction des conseillers et des archontes. En fait, ce sont les stratèges, rééligibles - les Thémistocle, Aristide, Périclès, Nicias... - qui font face à lassemblée du peuple et qui en administrent la volonté. Des dispositifs constitutionnels - lostracisme emblématiquement - visent à protéger la cité des ambitions personnelles, et aussi à réaffirmer cette égalité fondamentale entre les citoyens. Conception qui culmine dans lidée défendue par le démagogue Cléon, si lon croit Thucydide (III, 3-4), qui affirmait que les États étaient mieux représentés et mieux gouvernés par les médiocres que par les individus dexception. Lostracisme, dit Plutarque à propos du bannissement d'Aristide, était une satisfaction accordée à lenvie (Vie dAristide, 7, 2). Au moment dinscrire les noms sur les tessons, rapporte-t-il (Ibid., 7, 7), un vrai rustre qui ne savait pas écrire, tendit le sien à Aristide, comme au premier venu et le pria dy écrire le nom dAristide. Celui-ci, étonné, lui demanda si Aristide lui avait causé quelque mal : Aucun, répondit-il, et je ne connais même pas cet homme ; mais je suis agacé de lentendre partout appeler le Juste. Même si lassemblée délibérait sous la protection des dieux et si lagora était une manière despace sacré, où les dieux et les héros protecteurs de la cité avaient leurs autels et où, dans certaines circonstances, leau lustrale était de rigueur, ce qui caractérise la démocratie cest lisonomie, cette égalité constitutive des citoyens qui leur donne un égal accès à la parole publique (iségorie) et qui organise lespace social sur la dialectique - qui les fonde à diriger les affaires de la cité sans le secours des rites et des dieux.
La démocratie nest évidemment pas sortie tout armée du cerveau des législateurs. Linvention est fille de nécessité et la démocratie est la réponse grecque à la désacralisation de la polis dans une histoire où lobligation de trouver un dénominateur commun entre des hommes opposés ou divers a constitué laiguillon constitutionnel. La pensée grecque a ainsi conçu et mis en uvre, dans un monde agité de révolutions, de conflits, de mutations économiques, de crises morales et intellectuelles des principes et des préceptes propres à faire régner lordre et lharmonie. La loi constitue une protection aussi matérielle que peut lêtre le mur de la cité : elle est le rempart de lordre public (chapitre 6). En Grèce, tout dépendait de la parole et le peuple dépendait de la parole, car lart de la parole tient ici - en effet - une part majeure. La vogue des sophistes, que Platon raille tant, révèle évidemment davantage quune fièvre attrapée par la naïveté juvénile et la jobardise adulte. Que peut la prophylaxie de léducation - le sacerdoce de Socrate - contre la technique de la preuve quand la preuve la plus forte fait loi ? Le succès que Gorgias rencontra à Athènes (Il mit sous sa coupe, écrit Philostrate - Vie des sophistes : 1, 9 - dauthentiques notables, aussi bien des jeunes gens comme Critias et Alcibiade, que des hommes déjà mûrs comme Thucydide et Périclès) témoigne de la curiosité rhétorique du public et de sa culture.
Le chur des Grenouilles, pièce dAristophane donnée en 405, invite en ces termes Eschyle et Euripide à débattre de leur art : Faites dans le subtil et dans létudié. Peut-être craignez-vous que, faute dinstruction, votre auditoire ne puisse saisir les finesses de vos discours. Erreur ! Il nen est plus ainsi, car ils sont rompus à ce genre dexercice et chacun a son manuel où il apprend tous les tours. Dailleurs, ils ont lesprit le plus vif, et plus aiguisé aujourdhui que jamais. (Gren., 1109). Quel auteur pourrait faire rire aujourdhui en prenant la critique littéraire et lart tragique pour sujet - cest le thèse des Grenouilles à qui le prix fut attribué et qui obtinrent un tel succès que, chose exceptionnelle, la pièce fut représentée une seconde fois ? Quel public populaire pour une comédie (les Thesmophories) qui parodie des strophes entières et des situations des tragédies dEuripide ? Ce public avait la passion du verbe et Gorgias trouva en lui une oreille particulièrement intéressée. Il faut se représenter le pouvoir de fascination dun verbe capable de prendre la totalité du réel dans sa dialexis et Gorgias amenait à la technique cette faculté demporter la conviction que chaque justiciable (tel le Strepsiade des Nuées), chaque orateur rêve de posséder : Faites seulement que je passe tous les Hellènes de cent stades en éloquence ; Quon ne me parle pas douvrir de graves avis [...] Je veux seulement tourner la justice à mon profit et glisser des mains de mes créanciers (Nuées, 430).
Retenons ici que la maîtrise des émotions par léloquence (qui annonce la constitution dune science nouvelle, une linguistique indépendante dune axiologie) est préalable à la décision des suffrages. Et que la dialogique, quelles que soient les passions et les tours, ou les artifices, repose fondamentalement sur le partage de la raison que léristique socratique met à lépreuve. Cest une propriété de légalité.
En démocratie, il ny a donc pas de grand homme. À lépoque dAristophane, le souverain, cest environ vingt-cinq mille citoyens qui ont pouvoir dintervenir directement dans les affaires de la cité. La politique dAthènes était en réalité fonction de la fréquentation de lhémicycle aménagé sur la colline de la Pnyx. Si, pour les affaires graves (belligérance, vote de limpôt, décret dostracisme) un quorum de six mille électeurs était requis, cest, le plus souvent, quelque mille ou deux mille citoyens qui faisaient ou défaisaient les lois. Au point quen 395, pour tenter denrayer une désaffection croissante de la chose publique, une prime dassistance sera instituée, le misthos ecclesiastikos. Cette disposition ne semble pas avoir assuré une meilleure fréquentation de lassemblée, nattirant vraisemblablement que ceux pour qui le jeton de présence était un appât suffisant. Sadressant à un jeune aristocrate quil veut convaincre de mettre ses talents au service de la cité, car, si [les affaires de la cité] sont prospères, non seulement tous les citoyens mais tes amis et toi-même vous en tirerez avantage, Socrate argumente : Quels sont, en effet, ces gens qui tintimident ? Des foulons, des cordonniers, des charpentiers, des forgerons, des laboureurs, des trafiquants de marché qui ne pensent quà vendre cher ce quils ont acheté à vil prix (Xénophon, Mémorables, III : 7, 6).
En démocratie, il ny a donc pas dexception. Cest dans la société que le citoyen éprouve, comme lhoplite dans la formation en marche, la vérité de ses propres jointures. Et le contrôle des travers sociaux incombe à chacun. La comédie, ce fouet public dira lérudit byzantin Tzetzès (On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule dira Molière), uvre précisément, à sa manière, à cette isonomie en appliquant à tous la règle commune. Ainsi, la comédie dAristophane, en présentant une image inversée de lhomme, travaille-t-elle à composer lhomme vrai, respectable, courageux, tempérant, actif tel que lidéal en est brossé par le Discours Juste dans les Nuées. Cet idéal veut que la maîtrise corporelle (maîtrise de lunité corporelle, maîtrise de lidentité sexuelle) soit la colonne vertébrale de lorganisation sociale. Ce nest donc pas un hasard si linversion sexuelle est à la fois une des cibles majeures de la comédie dAristophane et la situation dramatique privilégiée dans laquelle elle délivre son message : le devoir de la forme, hérité de la procession naturelle, est ici le prototype et la fin de la morale, il supporte toutes les distinctions qui donnent corps à la société. Cest en représentant ses adversaires politiques en prostitués, en imitant le laid conformément aux valeurs de linversion dionysiaque (Poétique, 1449 a : La comédie a pour origine [...] ces chant phalliques encore en honneur aujourdhui dans maintes cités), donc en rappelant des normes - La satire des méchants na rien dodieux, elle est un hommage rendu aux bons (Cav., 1274) - quil uvre à la politique de la cité.
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