|
Chapitre 21
La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(les "trente glorieuses" et les trente pleureuses)
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
IV - 21.3 Hormones et territorialité :
la dominance à l'épreuve de la différence
Morale et "panmixie"
Conséquence banale de la culture-jeunesse et "scandale majeur" (selon la publicité d'un livre consacré aux "mariages mixtes", parue dans le Monde du 4 octobre 1985) pour une certaine morale adulte elle s'exprime naturellement, en toute innocence : sans penser à bien, dans la mixité raciale. Une journaliste du Nouvel Observateur a "voulu savoir ce qu'inspirait aux Parisiens la petite main jaune Touche pas à mon pote". Dans le numéro du 1er mars 1985, elle rapporte les réactions suivantes : "Dans le métro, les vieux Arabes coulent un il oblique vers le badge, puis me détaillent discrètement de la tête aux pieds. Les jeunes Arabes me jettent des demi-sourires ambigus" [...] "Alors, vous êtes contre le racisme ? Moi aussi. C'est normal, remarquez, étant moi-même d'origine congolaise. Je me félicite qu'une belle femme comme vous manifeste publiquement sa position sur la question. Mais, dites-moi, vous qui êtes anti-raciste, j'aimerais vous poser une question : est-ce que vous avez déjà fait l'amour avec un homme de couleur ?" Voilà bien une question de "vieux" au regard de la culture-jeunesse qui ne connaît que des égaux [des personnes], mais qui met en évidence la valeur déterminante accordée à la relation sexuelle dans l'épreuve de moralité raciale : en situation d'inégalité. Porté par une femme blanche, le badge est alors perçu comme une invitation sexuelle ou, à tout le moins, comme la volonté d'afficher une solidarité avec l'immigré qui envisage sans difficulté le principe du métissage tant par celui qui condamne de telles relations que par celui qui voit là un bon augure à ses propositions ("Le badge permet aussi toutes sortes d'intros à la drague") ou l'occasion d'une mise à l'épreuve intéressée. Le reportage ne s'achève d'ailleurs pas sur la mention de cette avance sexuelle, ce qui reviendrait à lui donner valeur de conclusion, mais sur un clin d'il qui donne un autre esprit à la fesse : "Puis un mec m'a souri par-dessus son Libé. Un sourire complice. Il a fait gracieusement volte-face et a tortillé des hanches : sur sa fesse droite, le badge".
Le slogan "Viens prendre ton pied avec mon pote" (pour le contexte de cette invitation vide supra) n'est évidemment pas dépourvu de signification sexuelle, mais, enrobé de musique et de camaraderie, le sexe a pour lui l'évidence du bon droit et de l'humanité. Symbolisée par le "nom magique" (Le Monde du 18 Juin 1985) de son président, alliance de la musique noire (Harlem) et de l'appétit universel (Désir) (Harlem Désir, né d'un père martiniquais et d'une mère alsacienne : "Harlem est le prénom unique donné par M. Désir à son fils 'beige foncé' 'en hommage à une diaspora noire à laquelle il se sentait appartenir'" (Le Monde du 19 août 1987), la fête de S.O.S. Racisme démontre la valeur de liaison et de pacification d'une vitalité juvénile orchestrée par la pulsation de sa réjouissance.
La reconnaissance sexuelle, condition symbolique ou sanction de l'égalité ; le monopole ou la suprématie sexuelle, condition symbolique ou sanction de la supériorité, c'est là un thème que nous avons déjà rencontré. Ce thème suppose deux groupes d'hommes, d'intérêts concurrents, animés d'une volonté, même et contraire, de perpétuer ou de renverser une domination symbolisée par le contrôle des "surs". Cette guerre requiert des conditions qui sont absentes de la culture-jeunesse :
- Une adéquation du statut social et de l'appartenance raciale ( la fraternisation de la jeunesse s'effectue, en général, dans des lieux de franchise sociale et culturelle : rue, école, université, "boîte"...; la banlieue confond les races sous un même statut social et sous une même enveloppe : "Tous les hommes sont gris", chante Bashung) ;
- une volonté des "frères", inculquée dans l'éducation de la différence des sexes, de contrôler la sexualité des "surs".
Nous avons présenté plusieurs modalités de cette opposition. Remarquons ici le caractère immédiat, "instinctif", de sa justification. "Quand on voit un Africain avec une femme blanche, cela ne nous fait rien, constate un Africain de trente ans qui vit à Paris depuis six ans, mais quand on voit un Blanc avec une femme noire, on a aussitôt envie de taper". C'est l'évidence de l'endogamie raciale que nous allons maintenant considérer.
Elle suppose que la sur de race détient la clé de l'identité du frère. Même quand elle fait profession de se vendre. Ainsi peut-on lire, dans un billet du Monde du 30 janvier 1985, que le président du Gabon venait de décider de "nettoyer les trottoirs de Libreville en livrant les prostituées à la troupe". "Il va jusqu'à assimiler les femmes qui 'font boutique de leur cul' à des étrangères". (Les étrangers aussi d'ailleurs, "il en a marre, il a l'intention de les virer"). Mais il y a plus grave que cette indifférence commerciale à la tête du client (indifférence qui, rappelons-le (supra) est au principe de la morale marchande) car la prostituée peut bien, telle Boule de Suif, garder la tête froide et le cur patriotique : la trahison raciale de la sur qui épouse corps et cause l'"ennemi" virtuel ou réel. Le 26 décembre 1984, le rabbin israélien Kahane, député du parti Kach "a dû interrompre à Kfar-Saba, à une dizaine de kilomètres de Taibeh, une tournée manifestement symbolique. Son projet d'aller "remettre dans le droit chemin" une dizaine de juives mariées à des Arabes israéliens et vivant dans ce village avait tourné, une nouvelle fois, à l'opération publicitaire". La police lui ayant signifié l'interdiction de poursuivre son chemin, M. Kahane a tenu une conférence de presse au cours de laquelle il expliqua avoir démontré, qu'un "député juif nationaliste ne peut se rendre dans un village arabe, alors que le communiste Tewfiq Toubi peut vivre dans une ville juive". Le parlement israélien venait en effet de voter la veille une loi permettant à la police d'interdire au rabbin, au nom du "maintien de l'ordre public", l'accès des villages arabes d'Israël. Parmi les projets de loi du député : la déportation de force d'Israël de tous les non-juifs qui auront refusé le statut de "résident étranger" ; l'interdiction aux non-juifs de vivre dans la région de Jérusalem ; la condamnation à cinquante ans de prison pour tout non-juif ayant des relations sexuelles avec une juive ; l'instauration de "plages séparées" pour Juifs et non-juifs" (Le Monde du 27-28 décembre 1984). Par voie d'affiche, le rabbin adresse aux Israéliennes l'adjuration et l'objurgation suivante : "Fille d'Israël, ne te souille pas avec les étrangers qui veulent ton humiliation..."
En quoi la sur peut-elle être "souillée" et "humiliée" par l'étranger ? Cette conviction révèle une conception de la sexualité selon laquelle : - l'accouplement est une "défaite" de la femme (puisqu'en acceptant l'étreinte de l'étranger, elle lui confèrerait un tutre de dominance) ; - les relations sexuelles ne sont pas des relations privées ; - le comportement sexuel de la sur engage ses frères, ici humiliés à travers elle, - c'est à ceux-ci qu'il revient, défendant leur honneur de mâle, de sauvegarder l'identité du groupe. Plusieurs articles d'un numéro du Monde Aujourd'hui consacré aux Juifs de France (en date du 5-6 janvier 1986) mettent en vedette le thème du mariage mixte :
- Selon le rabbin Williams, "réputé libéral", "iI y a deux manières d'exterminer le peuple juif : la méthode dure, celle des camps ou des attentats terroristes ; la méthode douce, celle des mariages mixtes". "Le conflit du Proche-Orient est secondaire par rapport à cette question."
- En stricte orthodoxie, le mariage mixte équivaut au concubinage. Un tel choix ne pouvant recevoir de sanction collective : "Selon notre loi et notre histoire, explique le rabbin Williams, il n'est pas possible de tout avoir : le partenaire libre et la descendance juive". La liberté (l'apostasie) est sans héritage et sans succession : sans patrimoine. Le libre choix est d'un homme seul qui résilie une appartenance dont la religion serait le concept ("loi" et "histoire" étant indissociables). Le "remède à la tentation des mariages exogamiques" réside dans une "exigence spirituelle accrue" qui exalte l'enthousiasme communautaire et refroidit l'errance sentimentale ou sexuelle. Un "judaïsme vécu plus intensément" démontrerait et préviendrait l'erreur (funeste) de tels engagements. La conversion du Juif ? Une trahison à la fois religieuse et politique s'agissant d'un "peuple de prêtres", d'une "nation sainte". La conversion du conjoint ? Mais "aimer quelqu'un et même vouloir avec lui créer un nouveau foyer ne sont pas des conditions suffisantes pour la conversion". Le contrôle de la religion sur le sexe répond aux impératifs de reproduction d'un écosystème : la communauté juive "doit se défendre" et c'est le "pouvoir spirituel" qui "doit avoir le dernier mot".
- En revanche, illustrant la valeur missionnaire de l'exogamie, un écrivain estime que "loin de reprocher au juif qui se marie au-dehors une sorte de viol de sa tradition, on devrait saluer son courage et sa générosité."
Les théoriciens de la xénophobie voient dans cette rigueur exogamique le bien-fondé de leur racisme. Et certains considèrent que l'intransigeance des rabbins leur donne des arguments (vide supra : Poliakov, 1978 : 7, 14 et 157).
"Avoir les couilles en sautoir"
Un séraphin dans la guerre des ufs.
De retour du Nicaragua et présentant son dernier roman, La Ceinture de feu, le 2 octobre 1984 à "France-Culture", l'écrivain Conrad Detrez (prix Renaudot 1978) explique que le titre de son livre vise, bien sûr, la "ceinture de feu" constituée par la chaîne de volcans qui bordent l'océan Pacifique particulièrement actifs en Amérique centrale mais aussi cette ceinture de cartouches qui sangle les flancs des militaires et des guérilleros et qui alimente le funeste brasier de la guerre. Il cite à ce propos une expression qui résume la métaphysique belliciste, quand on dit du héros : "Tiene huevos!" ("Il a des ufs!"). Ainsi les bourgeoises de San Salvador défilent-elles, tenant deux ufs dans la main, devant le major d'Aubuisson, leader d'extrême-droite, en clamant: "Tiene huevos!" et les révolutionnaires, eux aussi, prennent le maquis parce qu'"ils ont des ufs".
"Maman ! C'est ceux-là qu'il faut avoir pour défendre la patrie ?"
Jorge A. Mercado Caras y Caretas, 1983. (Argentine)
Et l'attaché culturel de l'ambassade de France au Nicaragua, "l'enfant mystique qu'effrayaient les mains couvertes de sang de son père boucher", "bachelier en théologie", peut-on lire dans la notice nécrologique que le Monde du 13 février 1985 lui a consacré, de rêver d'un "paradis impossible peuplé de tendres séraphins", où la sexualité tournerait le dos à la guerre, où l'ardeur des "ufs" n'aurait plus la violence et la mort pour prix. Conrad Detrez donnait l'amour homosexuel pour parangon de cette espérance angélique. Ce n'est pas la consistance de cette spéculation qui nous retient ici, mais sa métaphore, ou son savoir, qui met la guerre aux "ufs" (le diable, disait Jovinien, est aux rognons), retournant et avalisant par là la morale naturelle.
Un « Malthus des pissotières » dans l'économie du village planétaire
Comme la guerre, la surpopulation de la planète est une question d« ufs ». Cest ce que révèle anecdotiquement l'« affaire Sevran », en décembre 2006, cet animateur de télévision qui voit dans l'irresponsabilité de l'homme noir la cause de la mort d'enfants « qu'on ramasse à la pelle » (sic) et qui déclenche une tempête médiatique en conséquence. Légitimé par sa longévité télévisuelle (« Je nai pas de comptes à rendre, ni à vous ni à personne. Je dis ce que je veux et jécris ce que je veux », déclare lanimateur sur une radio après le scandale causé par une page de son journal), argumente ainsi son intime conviction : « Les coupables sont facilement identifiables, ils signent leurs crimes en copulant à tout-va, la mort est au bout de leur bite, ils peuvent continuer parce que ça les amuse, personne nosera leur reprocher cela, qui est aussi un crime contre lhumanité : faire des enfants, le seul crime contre lhumanité impuni. On enverra même de largent pour quils puissent continuer à répandre, à semer la mort ». « Le Niger. Safari-photo insoutenable. Des enfants, on en ramasse à la pelle dans ce pays est-ce un pays ou un cimetière ? » (Le privilège des jonquilles, Paris : Albin Michel, 2006, p. 214)
Un diariste-animateur, comparé par la critique à Léautaud et à Jouhandeau, peut-on apprendre dans le dossier de presse de l'affaire et que la critique n'a vraisemblablement pas lu, puisque le scandale éclate un an après la parution de l'ouvrage en cause livre ainsi, avec l'autorité de cette double reconnaissance, le fond de sa pensée sur le destin de la planète. Après le dépôt de plusieurs plaintes pour racisme et apologie de l'eugénisme, lintéressé décide toutefois d'expurger du prochain tome de son journal (L'Express du 20 décembre 2006), La mélancolie des fanfares, en instance de publication, quelques fleurs de sa rhétorique malthusienne où il répétait sa conviction tout en précisant quelque peu son argumentaire : « Il faut châtrer la moitié des hommes de la planète qui se rendent coupables de ce crime contre l'humanité chaque fois qu'ils ouvrent leur braguette » ; « Les bites des Noirs ne valent pas mieux (quoi qu'on en dise) ni moins que celles des Hindous, des Chinois, des Polonais ou des Français »... La consultation des forums de discussion à propos de l « affaire Sevran », et notamment à propos de la responsabilité de la « bite des noirs », fait apparaître des réactions diverses : - la critique du caractère raciste du jugement (l'irresponsabilité congénitale imputée à l'homme noir) ; - la revendication de l'excellence de la « bite des noirs », contre-stigmatisant au passage l'homosexualité de l'auteur du diagnostic : « S. aimerait bien en avoir une dans le cul ! » ; - la proposition d'appliquer ses propres valeurs à ce chantre de l'eugénisme, suggérant de le faire piquer ; - les propos de ce « Malthus des pissotières » ouvrant parfois une discussion sur la démographie africaine...
Affiché par un adepte du tourisme sexuel (interrogé sur France 3, le 15 janvier 2006 : « Vous écrivez : Si le tourisme n'était pas sexuel, on se demande bien ce que nous irions faire dans ces contrées impossibles, pleines de moustiques »), ce souci de la démographie planétaire, cette leçon de morale, confortée dhétérophobie et de racisme ordinaire, permettrait de servir une grande cause (selon les Perspectives de la population dans le monde 2019 de lONU, la population de lAfrique subsaharienne devrait doubler : augmentation de 99 %, soit un milliard dindividus en 2050). Pour reprendre les termes militants de ce Malthus incompris : quand l'homosexuel ouvre sa braguette, lui, ce n'est pas pour commettre un « crime contre l'humanité » cest pour faire uvre, si lon en croit aussi Aristote, cité plus haut, de contrôle des ressources et de maîtrise de la démographie
Par-delà le caractère cynique (et anecdotique) de cette apostrophe se reconnaissent, en effet, quand les nécessités de la survie limposent ou quand le pessimisme lemporte sur lélan vital, les dispositifs conventionnels qui visent à limiter laccès au « grand banquet de la nature » (pour citer une expression de lEssay on the Principle of Population, paru en 1798, édition de 1803) : labstinence (lencratisme des premiers chrétiens, visé plus haut), lhomosexualité des manichéens, lexposition, linfanticide
, à quoi répond, aussi, la banalisation de lhomosexualité dans les sociétés libérales, de surcroît à leur axiomatique propre, permettant au sujet de « jouir sans entraves », sans dette dascendance et sans charge de descendance.
"En avoir ou pas" avec toutes les conséquences telle serait la question.
La présence physique, objective, de ces "ufs" engageant sous sa bannière la figure du comportement. Présence si décisive qu'il faudrait croire la lettre de l'expression "avoir couilles en sautoir", avoir celles de ses ennemis en parure démontrant, hyperboliquement, superfétation en puissance, qu'on est digne d'arborer sa virilité. On peut lire, dans la lettre d'Arthur Rimbaud au directeur du Bosphore égyptien, datée du Caire le 20 août 1887, que les guerriers choanais de Ménélik déclarèrent, au retour d'une expédition, qu'ils "rapportaient les testicules de tous les Franguis (étrangers) du Harar". La coutume des Danakils (Borer, 1984 : 228-229) "exige qu'ils se parent du plus grand nombre de ces ornements avant de prendre femme". Le négociant Alfred Bardey qui a employé Rimbaud (Tubiana, 1981 : V-LVII) relate dans ses souvenirs (1981: 274) qu'au cours d'une expédition à Boubassa, Rimbaud était intervenu "pour séparer des batailleurs au moment où ceux qui avaient le dessous allaient subir la mutilation habituelle". Ce serait donc bien l'exigence matrimoniale, et ses attendus, qui militeraient dans le crépitement de cette ceinture de feu et l'homosexualité, disqualification d'un tel intérêt, pourrait en effet apparaître comme la passion paisible uvrant à la réconciliation de l'espèce.
Danakils de la tribu de Bita Erer
Photographie de E. J. Bidault de Glatigné, 1889 (détail)
(Archives de la Société de Géographie)
Rappelons ici un aspect assez peu connu de l'uvre de Rimbaud, voyageur et ethnologue dont le "Rapport sur l'Ogadine", daté de Harrar le 10 décembre 1883, à la Société de Géographie et la "Lettre au Bosphore égyptien" citée témoignent. Dans une communication lue à la séance du 22 janvier 1892 de la Société de Géographie, Alfred Bardey [son employeur] écrivait: " [Le] premier but [de M. Arthur Rimbaud] était d'acquérir, par le commerce, la petite fortune nécessaire à son indépendance ; mais l'entraînement, l'habitude et cette attraction particulière qui fait que ceux qui vont dans les pays nouveaux y retournent, souvent jusqu'à ce que mort s'ensuive, l'avaient décidé à toujours demeurer dans l'Afrique orientale. Par amour de l'inconnu et par tempérament, il absorbait avidement les choses intellectuelles des pays qu'il traversait, apprenait les langues au point de pouvoir les professer dans la contrée même et s'assimilait, autant que possible, les usages et les coutumes des indigènes. [...] Il a été un des premiers pionniers au Harar et tous ceux qui l'ont connu depuis onze ans diront qu'il fut un homme honnête, utile et courageux."
L'image des ufs invite à considérer cette classe des vertébrés tétrapodes à sang chaud dont les ufs font fantasmer les mammifères. Il y bataille des voltigeurs pour qui la jactance et les trémolos, les roulades et les rodomontades ont partie liée avec les ufs. Dans Roméo et Juliette (III, 5) le chant du rossignol accompagne la nuit d'amour des héros et le chant de l'alouette met fin à cette félicité dérobée comme la clarté du jour au maraudage des unions subreptices :
"Plus clair, toujours plus clair, Plus noire, toujours plus noire notre désolation."
Ce chant, si suave, si plein de dilection et d'irénisme qu'on entend dans son ramage, au Japon, le titre d'un traité de dévotion bouddhique (Ho Ke Kyo, forme abrégée de Myo Ho Ren Ge Kyo, Sutra de la Bonne Loi du Lotus, pour : ho hokekyo), ce chant d'amour est une déclaration de guerre à tout le moins l'affirmation d'un titre de propriété. Comme nombre de petits Passereaux, le Rossignol vit tantôt en bande et tantôt en couple et c'est quand "il a des ufs" le poids de ses testicules augmente de façon spectaculaire
Le phénomène est mis en évidence chez l'étourneau (Sturnus Vulgaris) en 1932 par Thomas Hume Bissonnette ("Duration of testis activity of Sturnus Vulgaris in relation to type of illumination", J. Exp. Biol. vol. 9, pp. 339-350) et confirmé par Jacques Benoît qui découvre la fonction de l'hypohyse sur l'activité testiculaire chez le canard domestique (1935 et 1937 : "Rôle des yeux dans l'action stimulante de la lumière sur le développement testiculaire chez le canard", C. R. Soc. Biol., vol 118, pp. 669-671 et "Étude du mécanisme de la stimulation par la lumière de l'activité testiculaire chez le Canard domestique. Rôle de l'hypophyse", Bull. Biol., vol. 4, pp. 394-437).
qu'il revendique un territoire : il devient agressif quand la saison des amours commence à "les lui gonfler". Observant les mouvements individuels dans une troupe de Passereaux, on remarque, à cette période critique, des sujets qui s'écartent de plus en plus souvent du groupe pour aller se poser sur un arbre choisi où ils établiront leur nid et à proximité duquel ils ne toléreront plus la présence de leurs congénères. C'est à ce moment que les capacités vocales, sous influence hormonale, s'épanouissent. Le chant possède ici une fonction sexuelle en relation avec la prise de possession d'un territoire. Manifestation d'hostilité entre voisins, il constitue un pôle d'attraction pour les femelles. C'est 1'une des activités essentielles des mâles pendant la période de reproduction. Quand la femelle prend part à la défense du territoire (ce qui n'est généralement pas le cas chez les Passereaux) elle développe des compétences vocales. On constate, d'ailleurs, "chez certaines espèces dont les femelles ne chantent pas normalement, un faible chant à l'automne correspondant à une sorte d'intersexualité du fait du repos l'ovaire gauche fonctionnel et d'une certaine activité de l'ovaire droit à allure de testicule. Les sujets âgés se livrent aussi à quelques manifestations vocales témoignant ainsi de dons latents. Ce phénomène correspond à une masculinisation de l'organisme dont on décèle également les symptômes dans le plumage". (Dorst, 1971: 243-244)
L'espèce humaine, qui connaît pourtant des exceptions de cette sorte, serait plus intégriste : ainsi quand le chef des armées somozistes, prêt à se rendre, se ravise, apprenant que le chef sandiniste devant qui il devra déposer les armes et se constituer prisonnier est une femme. (Partage des genres que Pascal Sevran, cité plus haut, avalise à sa manière, déclarant sur Paris Première, le 12 août 2006 : "Donc, je crois que les femmes peuvent être appelées aux plus hautes fonctions, je crois qu'en effet, je préfère [...] un flingue sur le cul, je préfère un flingue sur le cul d'un mec que sur le cul d'une femme. Je vomis ces femmes avec un flingue sur le cul".) La possession de cet équipement non sujette, il est vrai, à la déplétion saisonnière qui fait le héros aphone et pacifique et l'image qui met la pugnacité et le bellicisme dans cette possession peut, encore une fois, s'entendre à la lettre : l'homme qui a lancé dans un stade d'Amsterdam deux bombes à fragmentation grosses comme des balles de tennis a pu échapper à la fouille en les dissimulant dans son slip, prenant aussi à défaut l'étymologie qui voit dans les testicules (testes) des témoins (testis) qui n'interviennent qu'en tiers (tres). Où siège la capacité à revendiquer un territoire ? le général Sharon, déjà cité, lui, le sait : "II faut couper les couilles aux Arabes qui manifestent". Cette possession commanderait donc en même temps un droit au sol et un droit de regard sur le pouvoir de liaison des surs.
L'endocrinologie est fondée par le danois A. A. Berthold en 1849 quand il démontre, par une greffe ectopique du testicule (dans la cavité abdominale), que son action s'opère, non par voie nerveuse, mais par son "influence sur le sang et ensuite par une influence correspondante du sang sur l'organisme". ("Transplantation der Hoden", Arch. Anat. Phys. wiss. Med., vol. 16, pp. 42-66.)
Au cours d'une émission de télévision sur Jérusalem (T.F. 1 le 18 septembre 1985), on présente une jeune femme juive qui vit avec un Arabe. L'homme a donné un nom juif dans l'immeuble où ils habitent et ses voisins ignorent sa véritable identité. Dans l'entreprise où il travaille, on lui a parlé d'une "salope qui vivait avec un Arabe". La jeune femme explique qu'elle n'a pas l'intention de renier ses croyances. Non, elle ne va pas se convertir à l'Islam. Elle vit avec l'homme dont elle avait rêvé. Ce n'est pas que les hommes juifs soient moins bien : "Mais ce n'est pas moi qui a décidé. C'est mon cur qui a choisi."
Le cur des surs pourrait donc avoir des intérêts contraires à l'honneur des frères ? Et à l'intérêt national, ou, à tout le moins, à la perpétuation de l'identité ? Oui, on l'a noté, si la cohabitation sexuelle signifie sujétion sexuelle et idéologique de la soeur. Si, en vertu de cette conception, l'identité est fermeture, activité, défense d'une forme, et la femme ouverture, passivité, acceptation d'une forme; si le corps social est vulnérable à ses entrées, dans sa partie féminine. "De l'abandon du devoir procède l'impureté des femmes ; de l'impureté des femmes procède la confusion des castes ; de la confusion des castes procède le chaos" dit la Bhagavad-Gita (1, 41). La confrérie des frères, qui définit la religion, limite l'inévitable exercice de l'ambiguïté féminine au cercle endogamique constitué par la communauté des croyants. Au-delà de ce cercle, la sur passe, corps et âme à l'étranger. Elle renie les siens. Quand il ne résulte pas d'un dispositif d'alliance et, dans un tel cas, parfois dramatisé par la mise en scène d'un rapt le départ de la soeur représente plus que la perte arithmétique d'un élément multiplicateur du groupe : sa capacité à la fermeture. Sans distinction, l'homme bafoué devient chose (vide supra). Le pouvoir de liaison de la sur sa vertu mis en avant quand il s'agit d'organiser des alliances ou d'afficher des intentions pacifiques (en 1488, abordant la Côte des squelettes, le navigateur portugais Bartoloméu Diaz envoie en reconnaissance (sans cas de conscience) une esclave du Golfe de Guinée, parée de ses colliers, pour découvrir une éventuelle présence humaine on devait retrouver ses ossements deux siècles plus tard) doit donc rester sous le contrôle des frères sous peine, pour ceux-ci, de voir se défaire une identité dont elle détiendrait la clé.
Les oppositions les plus brutales au couple mixte sont celles où l'étranger est le plus étranger, soit qu'il présente un physique par trop dissemblable, soit qu'on lui fasse assumer le partage du mal moral. Alors, la sur emporte l'identité avec sa descendance. Cette réflexion devant un enfant mulâtre : "II y a moindre mal quand le mâle est Arabe : la honte est moins visible". La recherche de l'identité dans l'enfant, jeu obligé auquel se livrent les adultes : "Moi, je trouve qu'il a beaucoup du père. Et toi ? Une chose est sûre, il a les yeux de sa mère..." est probablement moins anodin qu'il n'y paraît. "Avoir des petits-fils café-au-lait, ça non alors, je préfère encore qu'ils soient eurasiens, ça se voit moins !" (Kuoh-Moukoury, 1983 : 13). Le racisme tire sa violence aveugle de cette altération ou adultération de l'identité fondamentale. Dans le numéro du 31 mars 1939 de Je suis partout, Robert Brasillach écrivait, dans un article intitulé "La question singe" : "Ne dit-on pas que des unions contre nature entre Français et guenons, entre Françaises et singes auraient déjà donné naissance à une race hybride heureusement peu nombreuse ? Il nous faut organiser un "antisimiétisme" (veuillez bien lire, je vous prie !) de raison et d'État".
suite de la page 21.3 : 21.31
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
|
|
|