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Chapitre 19
La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(des "trente glorieuses" aux trente pleureuses)
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
IV - 19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
"Quelle grande cruche pour tes débuts dans la poterie !"
(proverbe grec ; Lachès, 187 b)
La morale. Entre indifférence faciale et "délit de faciès". Une approche
La prise en considération du fait moral n'est pas dissociable d'une appréciation de la réalité dont la morale participe. C'est ce qu'on a voulu rappeler en montrant l'opposition de deux "systèmes", puis une évolution de l'évaluation morale sous la pression de la "réalité". Mais ces descriptions liminaires n'ont pas encore atteint le fait moral dans sa spécificité, puisqu'il n'a été question, jusqu'ici, que d'intérêt : de tout sauf de morale. La suspension des réflexes classificatoires sous la pression, ou dans la perspective, d'intérêts économiques qui fonde l'observation selon laquelle la morale dominante est celle du système économique dominant n'a évidemment rien de moral. Comment expliquer, si l'acte économique est moralement indifférent et le succès matériel de la philosophie libérale vient précisément de son idéal de soumission à l'épure de l'acte économique que ce soit dans le régime politique qui en soutient l'activité et pratiquement dans nul autre que se découvre la similitude, la valeur morale de l'étranger ? Il y a des raisons liées à la tradition, que nous avons brièvement évoquées, qui se perpétuent principalement par la religion. Mais il n'y a rien, dans l'acte économique en tant que tel, qui pose cette reconnaissance : sinon, en effet, cette indifférence à l'humanité de l'homme qui rend possible, par-delà les différences, la réalisation du genre humain, en vertu de dispositions dont la recherche constitue l'objet d'une enquête sur la forme humaine. Il serait impropre de dire que l'humanité transculturelle qui est en train de se former est une simple résultante de l'organisation industrielle. Il serait illusoire de croire, à l'inverse, que cette humanité procède premièrement de la reconnaissance morale. Il faut d'abord considérer la rencontre : l'action d'indifférenciation que la libre-entreprise applique aux hommes provoque la rencontre et dispose à la reconnaissance.
Le problème qui nous occupe, dont les pages qui précèdent, laborieuses et répétitives ont souhaité briser l'évidence ou le charme est celui de la signification de l'expression qui est le lieu commun du fait moral, de son dit, de sa maxime, de son sermon : l'expression "MON SEMBLABLE". Bien sûr, peut-on poser que ceux que ne gêne pas l'immigration sont ceux qui y trouvent un intérêt matériel immédiat et que les xénophobes sont ceux qui n'en tirent aucun profit... qu'il y a une "complicité objective", par-delà l'opposition de classe, entre les entrepreneurs qui bénéficient du travail de l'immigré et les syndicats qui voient dans celui-ci un allié potentiel... bien sûr, peut-on constater que "l'idée [d'accorder le droit de vote aux immigrés] n'a jamais effleuré les gouvernements algérien, marocain, tunisien, saoudien qui pratiquent à l'égard des étrangers une politique bien plus rigoureuse que la nôtre"... qu'un tel traitement de l'immigrant n'est possible que dans une société déjà divisée, etc.. Mais le seul intérêt, d'ailleurs fluctuant, n'épuise évidemment pas le fait moral.
Le "bulldozer d'Ivry"
"Stoléru contraint à un recul", titrait l'Humanité du 2 janvier 1979 : "En se prononçant pour le renouvellement pour dix ans de cinq cents mille titres de séjour arrivant à expiration, la C.G.T., la C.F.D.T., la C.F.T.C., la F.N.S.E.A. et le syndicat patronal du bâtiment [c'est l'alliance visée plus haut] ont désavoué le projet gouvernemental de refoulement massif des travailleurs immigrés".
Mais ce soutien des communistes aux frères exploités n'est pas inconditionnel. En fait foi le "bulldozer d'Ivry", utilisé le 24 décembre 1980 contre un foyer de travailleurs immigrés maliens. Les intérêts des administrés ne recoupent pas nécessairement ceux des syndicalistes : "Le maire de Montreuil, sous l'étendard rusé de l'antiracisme, refuse la construction d'un nouveau foyer" (Libération du 29 mars 1985).
Le Monde du 29 mars 1985
Montreuil refuse les ghettos
A Montreuil (Seine-Saint-Denis), quelque deux cents militants et sympathisants communistes se sont rassemblés, le mercredi 27 mars fin d'après-midi, pour entendre M. Jean-Pierre Brard, maire PCF, et quelques élus exposer les raisons pour lesquelles la municipalité refuse un nouveau foyer d'immigrés [...]
Le 27 mars, devant les palissades du chantier controversé et à quelues mètres du boulevard périphérique, le maire n'a guère souffert de contestation. Quelques militants veillaient au grain [...] De rares immigrés ont tenté de se faire entendre : "Nous sommes rejetés de tous les côtés. Si maintenant vous vous y mettez !" [...] La situation a manifestement chané, quelques jours après les élections cantonales et le succès du Front national aux alentours de Montreuil. Va-t-on pour autant réclamer les "respect" d'un "seuil de tolérance" au-delà duquel une communauté immigrée n'est plus "supportée" ? De nombreuses organisations, au nom de l'anti-racisme, se révoltent à cette idée."
Le Monde du 29 mars 1985.
Ceci se voit d'ailleurs immédiatement, en sus de la connaissance intime que nous pouvons en avoir, sans autre forme d'argument : si la pratique morale est fonction de la considération du réel, c'est la preuve qu'il existe une instance qui, pour n'avoir pas le dernier mot, possède une réalité propre. Pour appréhender le fait moral, il faut, à l'inverse du chemin que nous avons suivi, faire abstraction de l'utilité. Et si une telle argumentation est mise en avant par ceux qui militent pour faire reconnaître l'égalité des droits au bénéfice des immigrés (ils participent à la création de la richesse nationale; sans eux..., etc.) c'est qu'elle vise à faire prendre conscience de la réalité. Bien que s'appuyant sur des arguments de réalité, il s'agit bien là d'une entreprise de morale qui semble ne pouvoir aboutir que si elle oppose à ses contradicteurs, ou à ceux qui l'ignorent purement et simplement, une considération objective des faits. La force de conviction de cette morale serait inopérante et le combat "morale contre morale" d'un effet contraire au but recherché. Un slogan des "Assises nationales contre le racisme", tenues les 17 et 18 mars 1984 à Paris, était : "Faire réfléchir sans culpabiliser" ; une directive prônait l'examen des "conditions concrètes"... Alors que ces règles tactiques supposent un déterminisme responsable du racisme les idéologues de l'extrême-droite ont, eux aussi, une théorie qui dessine le profil type de l'anti-raciste la morale antiraciste ne saurait, sous peine de perdre sa qualité de morale, et notamment son effet d'impulsion ou de devoir, se comprendre comme le produit d'un conditionnement non plus, d'ailleurs, que ce que l'extrême-droite définit comme morale. Il ne peut être dit que la morale résulte de nécessités matérielles.
A la fin d'une émission de télévision sur la rue des Rosiers, à Paris, on demande à un jeune homme juif, né dans le quartier, qui a servi de guide aux journalistes, quels sont ses intérêts. Il répond, entre autres choses, qu'il se sent concerné par la défense des travailleurs immigrés. " Ah oui, vous vous intéressez à la défense des immigrés parce que vous êtes juif. Je connais ça. C'est l'explication tarte à la crème. Non, ce n'est pas ça !" En effet, bien que la lutte antiraciste puisse être le résultat d'un calcul, un tel calcul n'a évidemment rien de moral. N'y aurait-il qu'un homme capable de faire et de tenir ce choix moral, n'y en aurait-il aucun, le seul fait que les hommes composent avec ce donné, le négligeant, l'occultant ou le niant, démontre l'activité d'une nature propre. Ce que nous avons tenté de rendre manifeste, contre l'évidence morale, c'est que le racisme et la xénophobie échappaient non pas tant à la rationalité du discours même si la passion y prédomine qu'à la rationalité du discours qui est son adverse, discours qui n'est pas, lui non plus, exempt de passion (noble), d'aveuglement (généreux) et, peut-être, comme dit Poliakov, de "fanatisme intolérant" (vide supra). Mais, démenti et désaveu de la démarche que nous venons de résumer, il n'est pas possible de considérer que le racisme puisse être une opinion "comme une autre", et on ne peut suivre l'exposé qui précède que dans une suspension problématique (heuristique) du jugement moral.
Examinons une phrase citée dans un article du Monde auquel nous avons déjà fait référence qui énonce que "l'antisémitisme ne rentre pas dans la catégorie de pensée que protège le droit de libre opinion". Cette phrase est précédée d'une discussion sur l'emploi du terme "opinion" pour qualifier l'antisémitisme : "Ce mot d'opinion fait rêver... il suggère que tous les avis sont équivalents, il rassure et donne aux pensées une physionomie inoffensive en les assimilant à des goûts. Tous les goûts sont dans la nature, toutes les opinions sont permises..." Bien que l'homme archaïque représente une forme de l'humanité, le moderne ne peut, en effet, considérer la passion raciste, qui n'est souvent qu'une irritation de ce mode de vie, comme une forme d'humanité. Repoussant hors nature cette humanité "naturelle" (si on la considère comme représentative de la généralité des sociétés humaines), il ne peut la comprendre que sous la catégorie de la barbarie. Le système de valeurs qui fait le moderne définit une nature humaine qui embrasse toute humanité sous son évidence commune. L'exception raciste apporte un démenti d'autant plus singulier à cette évidence qu'elle n'est pas le fait de lointains sauvages ou de lointains ancêtres qui se pourraient regarder avec compassion ou curiosité, mais de proches dont tout éloigne.
Comment peut-il y avoir deux natures humaines ? Certes, toutes les sociétés donnent leurs agencements, à l'exclusion de toute autre interprétation de l'homme, pour fait de nature. Mais ce qui est remarquable ici, c'est l'incapacité "physique" de passer d'un système à l'autre à tout le moins d'appartenir à la fois aux deux. Cette incapacité est-elle à mettre au compte du conditionnement éducatif ? Probablement, puisque l'on voit les promoteurs des campagnes antiracistes fonder leur action sur l'enseignement dans les écoles et l'information et que, de leur côté, les nationalistes dénoncent ce conditionnement pédagogique (vide supra) qui les fait archaïques et inculpés. La vérité "naturelle", c'est l'ouverture et l'hospitalité à certaines conditions. La civilité de l'étranger décuple celle de l'hôte. Dans un village du Jura où une fondation accueille une centaine de jeunes libanais, venus perfectionner leur connaissance de la langue avant d'entrer à l'université, un habitant, après avoir dit son appréhension, constate : "Mais dès le deuxième jour, dès le premier jour, on a été frappé par leur gracieuseté. On est rajeuni par leur présence, leur humanisme". Le premier mouvement d'un homme marchant au milieu d'un grand concours de gens et qui heurte quelqu'un par inadvertance sera aussitôt, pour corriger ce geste involontairement agressif, de prendre le bras de la personne qu'il a percutée, tout en proférant des excuses. Se confondant d'autant plus en excuses qu'il est sûr de lui et nullement dans la situation d'avoir à s'affirmer, tel celui qui "cherche", qui veut en découdre et qui saisira le premier prétexte pour "exploser". Cette scène banale n'est pas si anodine. Elle est emblématique du procès que nous considérons. Si l'on peut puiser dans la négation d'une agressivité qui n'était pas et dans l'urbanité de cette correction une gratification d'humanité, si la civilité de la différence élémentaire conforte à la fois l'individualité et l'appartenance, l'humeur massacrante peut être la disposition de l'autochtone moyen, dans sa mégalopole, quand son statut ne lui confère pas la distinction qui permet de soutenir la différence : loin d'éprouver la foule comme un bain de réassurance, il vit la promiscuité comme une dépossession. Un problème rencontré au long des pages qui précèdent est, en effet, celui de la limite à partir de laquelle la différence révulse l'identité au lieu d'en réconforter l'aplomb.
L'expression "mon semblable" s'applique évidemment selon un processus d'assimilation qui efface les disparités individuelles au profit d'une configuration commune. Toute forme humaine, même la plus compréhensive, la plus cuménique a son négatif ; c'est le propre d'une forme. La distribution du même et de l'autre mettrait donc toujours en évidence une limite au-delà duquel il ne serait plus possible de dire "mon semblable". C'est à l'intérieur de ce cordon sanitaire de l'altérité et de l'adversité que se définirait la morale. Le fait que nous devons reconnaître est le suivant : à l'intérieur de ces limites problématiques ou conflictuelles il est impossible à l'homme de ne pas identifier le semblable et de ne pas s'identifier au semblable. Nous illustrerons ce trait par des exemples qui excèdent le propos que nous venons de définir, où l'identification s'effectue en dépit de telles limites. Exemples réalisés dans ce champ d'expérimentation naturelle que constitue, à cet égard, la société industrielle. Si l'on se place du point de vue de ce que l'on pourrait appeler, schématiquement, la "morale des aînés" (émanation du "système 1"), caractérisée par une suspicion active vis-à-vis de la différence, on ne peut manquer d'être scandaleusement étonné par l'évidence naturelle que constitue pour "les jeunes" la société multiraciale. Une jeune Française, élève d'un lycée technique, explique à la télévision, au moment de la "Marche des Beurs" (infra): "Je vais en classe avec des immigrés. Je suis appelée à travailler avec eux. Je ne vois pas comment je pourrais les ignorer."
Quand la proximité fait l'identité
"Nous nous appelons "Farid des Minguettes", "Omar de Châtenay". "Nobles à notre manière, vous voyez". (Le Monde du 16-17 novembre 1984)
Après la seconde guerre mondiale, la France, en reconstruction, se trouve confrontée à une grave crise du logement dont la cause est double, endogène : un exode rural important (qui fournira la main-d'uvre des "Trente glorieuses") et exogène : larrivée de travailleurs venus des colonies et des pays voisins. Cest dans ce contexte de pénurie de logements de laprès-guerre que seffectuent, dans les années cinquante et soixante, les principales vagues dimmigration, dabord algérienne (ces hommes que lon appelait « Français musulmans dAlgérie »), puis espagnole et portugaise. Les secteurs insalubres du parc dhabitation des grandes villes, hôtels ou immeubles délabrés, dits « meublés », puis la périphérie, où se forment des bidonvilles, sont investis pour répondre au besoin dhébergement des ouvriers. En 1956, les pouvoirs publics mettent en place une société déconomie mixte, la SONACOTRAL (Société nationale de construction de logements pour les travailleurs algériens), chargée dadministrer un parc de foyers en vue dassurer le logement des immigrés. La SONACOTRAL (renommée SONACOTRA en 1963, année de lindépendance de lAlgérie, TRA signifiant dès lors « travailleurs ») va jouer un rôle central dans la résorption des zones insalubres, taudis et logements auto-construits, en prenant en charge le
relogement de leurs habitants. Un traitement administratif sélectif est alors opéré : les hommes seuls sont dirigés vers les foyers, les familles en provenance du Maghreb vers les cités de transit, en périphérie, et les familles métropolitaines vers les logements sociaux conventionnels. Le regroupement familial, qui augmente en importance à la fin des années soixante, va consacrer lentrée des immigrés dans le parc social, leur présence pérenne dans les zones les plus dégradées finissant par conférer à certains quartiers le caractère de concentré de cohabitation interethnique produit par lappel de main-duvre des « Trente glorieuses ».
Les familles dimmigrés occupent, dans le parc H.L.M., les appartements abandonnés par les ménages français issus de lexode rural visés plus haut, en accession de propriété ou en quête démancipation. La crise économique, mettant un terme à ce mouvement, installe une coexistence de fait entre ses victimes. Le système de valeurs de la première génération des cités est le résultat de cette cohabitation. Les années quatre-vingt voient ainsi apparaître une génération d« immigrés » (le plus souvent nés en métropole) qui échappent aux rapports de classe de la société industrielle et dont ils constituent les « scories » involontaires. Les « grands ensembles » mélangent plusieurs populations de jeunes, ceux dont les parents français nont pu accéder à la propriété, puis les enfants des immigrés à lidentité multiple, leur culture familiale définissant leur conscience dappartenance mais, nés en France et scolarisés, de culture française. Ces jeunes, en rupture avec le modèle ouvrier, ont en commun le même destin social et les mêmes conditions de vie. Leur monde est la périphérie. Ils partagent une même exclusion, géographique et sociale, des centres-villes, lieux de pouvoir et de consommation. Ils trouvent dans des activités parallèles de quoi alimenter une même « galère ». A la différence de la culture du « blouson noir » qui reflétait en miroir la culture ouvrière, avec son « curé loubard » et ses marges (voir la caricature « rock » résumant la fierté du poor white trash, quen a donné une émission de « Canal + » : blouson de cuir, banane, dents pourries, look Dick Rivers
) cette génération, produit dun monde qui nexiste plus, est à cet égard sans modèle. Plutôt que dans le contre-pied et la dérision des valeurs bourgeoises revendiqué par le « zonard », c'est dans les contre-cultures « ethniques » des banlieues de migrants, rapeurs ou sapeurs, qu'elle trouve ses standards. Les « grands ensembles périphériques », pièce logistique adventice de la production industrielle, laissés à eux-mêmes, épaves ou dérélicts de la prospérité, sont ainsi devenus le lieu dune nouvelle sociabilité, expression de fait dune cohabitation aléatoire.
Considérons un tract diffusé pour la manifestation de "Convergence 84 pour l'égalité" , organisée à l'initiative de militants de Lyon. Cinq groupes, "un de maghrébins, un d'africains et d'antillais, un de portugais, un d'asiatiques et un de français" partent en mobylette de cinq grandes villes de France et convergent vers Paris pour participer à un défilé commun le 1er décembre 1984. Cette manifestation veut être un " symbole qui affirme la force de la vie et donc de la réalité" (page 1 ). Le fait majeur qui soutient l'argumentation de ce tract, c'est que le "mélange", mot emblématique de la "Marche des Beurs" (résumée par le slogan: "La France, c'est comme une mobylette. Pour avancer il lui faut du mélange.") existe déjà et qu'il se généralisera. A condition que soient affirmés les droits issus de "la force de la vie et de la réalité". A condition de suivre l'"évolution", de se dresser contre le "refus de l'évolution". Le texte commence par un constat et par une contrition : il y a en France des hommes venus de tous les coins du monde, c'est le résultat d'une histoire qui est "celle de la domination: nous le regrettons. Mais nous ne voulons pas nous arrêter à ce regret". (Une injustice première justifie un rachat - dont il ne sera pas autrement question dans la suite du tract - que par la détermination qu'il affiche). Il faut se dresser contre le "refus de l'évolution". Le refus de l'évolution, c'est "la peur", "la crispation", "le repli". Cette "attitude de repli", si elle se généralisait, "nul doute que le chauvinisme français l'[emporterait] sur tout autre particu-larisme" (page 2 ) ; "c'est une telle évolution que nous voulons empêcher pour en promouvoir une autre" (p.2). Il n'apparaît aucune raison, en effet et peut-être est-ce dans ce traitement de défaveur que réside le rachat annoncé aucune raison morale, pour que le "chauvinisme français" l'emporte sur tout autre [particularisme]. Dans ce texte, la France n'est d'ailleurs un pays qu'au sens géographique du mot l'histoire n'est là que pour le rappel de la "domination" et le risque, ou la réalité, de la "dérive chauvine d'un trop grand nombre de français" (page 2). Un espace, un "territoire" et non une terre ; un patrimoine qui se signale par les inculpations qu'on vient de dire. "La France est un territoire de rencontre... entre des gens venus ou issus de tous les coins du monde" (page 1) ; "le peuple qui vit sur ce territoire est donc divers" (page 2). Ce qui est premier, ce qui est moteur d'histoire, c'est ce qui résulte de "la vie en France" : une réalité qui jauge et qui juge. "Au passé, nous préférons l'avenir "et l'avenir, c'est l'avenir d'un pays finalement métissé" (page l). Au repli, nous opposons l'ouverture. Au "chacun chez soi" nous répondons par le mélange déjà existant" (page 2). (Les italiques sont nôtres.)
Dessin de Pessin
(Le Monde du 16-17 novembre 1984)
Ce fait vivant est l'indice et le modèle d'une réalité qui doit être. En effet : "Nous sommes d'une catégorie de gens qui, travaillant dans un pays n'en sont pas citoyens" (page 1). L'égalité, "ce pays qui la proclame depuis bientôt deux siècles n'est pour beaucoup qu'un mirage". L'inégalité ne saurait être fondée en droit, puisque le mélange démontre l'égalité en fait : "Et pourtant, dans les relations de voisinage, au travail et dans la vie intime, toutes ces personnes aux origines diverses et aux statuts différents sont en rapport les unes avec les autres. Rapports d'échange et de concurrence, d'amitié et de rivalité, d'amour et de conflit... Tout ce qui lie des êtres humains entre eux. Le mélange est une réalité française liant entre eux des êtres différents mais réunis par leurs points communs. L'inégalité qui les sépare est donc de plus en plus évidente et de moins en moins justifiable. L'initiative que nous proposons vise donc à témoigner du mélange déjà existant pour apporter une pierre au combat pour l'égalité" (page 2). La morale ne serait donc rien d'autre qu'une pétition d'humanité fondée sur une saisie première de l'identité : "Nous le dirons et le répéterons : Si des personnes aussi diverses s'assemblent c'est qu'elles se ressemblent, par un point au moins, leur qualité d'être humain. Cela suffit pour affirmer la nécessité de l'égalité entre elles toutes et pour vouloir combattre en sa faveur. Car comment accepter que deux personnes soient inégalement traitées par la société qui les fait vivre ensemble ? A l'occasion de cette convergence, nous témoignerons de la vie de dizaines de milliers d'enfants d'immigrés et de celle de jeunes français qui les côtoient. Nous créerons une occasion d'exprimer leurs luttes, car nous en sommes et c'est d'eux que part cette initiative" (page 2).
C'est un certain état de société qui produit, ou qui révèle une inévitable égalité. La réalisation juridique de cette égalité peut bien être un problème à résoudre, sa réalité ne fait aucun doute. Et sans qu'il soit question de morale : c'est au contraire sur cette certitude et sur cette antériorité que se fonde l'action morale. Pourquoi refuser l'égalité, toute l'égalité, alors qu'elle est reconnue et prouvée par le "mélange déjà existant" ? Par un fait pré-moral. Aussi irrésistible qu'il faut une morale pour tenter d'aller là-contre, une admonestation de la sorte qu'on adresse aux enfants : "Ne va pas te mêler avec eux !" ; "Ne va pas frayer avec eux !" Telle cette loi dite "sur la moralité" du régime de l'apartheid. Injonctions d'une séparation à l'encontre d'un processus naturel de reconnaissance et de mélange. Breyten Breytenbach, emprisonné sept années durant par le régime sud-africain écrit : "l'idéologie de l'apartheid n'est qu'une aberration un blocage de ce qui est potentiellement présent dans l'humanité les bouchers et les interrogateurs ne sont pas plus monstrueux que vous et moi." (Le Monde du 11 mai 1984)
La société industrielle crée une communauté de fait, une solidarité entre les jeunes qu'elle fait "vivre ensemble". Un slogan de "Convergence 84" était : "Touche pas à mon pote". Sous le titre "Beur-Blanc-Black, la gauche des rues et des banlieues fait surface... Les "mélangeurs" de Convergence 84 ont rassemblé plus de 20.000 manifestants très jeunes et très métissés". Libération du 3 décembre 1984 rendait ainsi compte de la manifestation du 1er décembre : "Derrière les mobylettes, une seule banderole : "Convergence 84 pour l'égalité". Puis les innombrables collectifs qui se sont constitués tout au long de leur passage dans les villes étapes et dans la banlieue parisienne. Visages jeunes, présents la plupart pour la première fois, travestis ou peints pour certains, en tout cas au moindre début de musique, ils se mettent à danser et lancent leurs you-you. Suit la kyrielle d'associations d'immigrés (turque, iranienne, marocaine, l'Amicale des Algériens en Europe, mais aussi l'Union Générale des Vietnamiens en France, des associations portugaises, espagnoles) [...] La gauche traditionnelle n'est guère présente..."
Ceux du "centre-ville"
La civilisation de banlieue est en effet un élément majeur de ces manifestations. Non seulement "la vie en banlieue" efface-t-elle les distinctions culturelles et raciales : elle crée une communauté. L'opposition cardinale de la cité industrielle n'est pas Français-immigrés, mais bien : habitants du centre-ville et habitants de la banlieue. La différence n'est pas ethnique ou raciale, elle est économique et spatiale. Le Monde du 16-17 novembre 1984 constate que "les 'rouleurs de l'égalité', enfants d'immigrés pour la plupart, ont brouillé les cartes, ces dernières semaines, en s'en prenant aux groupes antiracistes qui passaient pour leurs meilleurs défenseurs". "Pourquoi ces propos au vitriol ?" "Le personnage le plus en vue de Convergence 84", Farida Belghoul, fille d'éboueur algérien formée par l'université française récuse l'assimilation ("Madame la France dévore ! Pour mes camarades "fils de petits-bourgeois vite entrés dans les cadres existants" il fallait absolument que je sois comme eux"). L'expérience de "la vie en banlieue" impose une autre approche qui respecte, elle, l'identité et la liberté de l'immigré : posés en termes socio-économiques et non plus en fonction de critères moraux, déjà dépassés par l'"évolution", sur lesquels s'attarde la bonne conscience des hommes du centre-ville - les "problèmes réels" imposent un même sort, à peu de chose près, au jeune immigré et au jeune français. "Vous ne comprenez pas que ces réseaux anti-racistes forment un écran et empêchent de voir la réalité ? Chaque fois qu'un jeune immigré est tué, par exemple, des associations crient au racisme. Or, ce n'est pas toujours le mobile du crime. Le vrai problème est celui de la chasse aux jeunes, immigrés ou non [...] A servir le racisme à toutes les sauces, on finit par le banaliser et à occulter tous les problèmes qui ne sont pas seulement ceux des immigrés". "A chaque étape [de la randonnée en vélomoteur], nous étions accueillis par les représentants de groupes organisés, habitant le centre-ville. Nous nous sommes aperçus qu'ils n'avaient aucun contact réel avec nos semblables, les jeunes des quartiers périphériques. Ces groupes se mobilisent dès qu'il y a une initiative ou un incident. Ils mettent alors en avant leur boutique, leur idéologie, s'enferment dans des débats généraux et semblent soulager leur mauvaise conscience. Notre tour de France n'a fait que révéler cet état de choses." La morale du centre-ville perpétue des différences que le fait de la vie en banlieue a déjà effacées.
D'où procède (et que révèle) ce mélange qui non seulement fait du jeune immigré un "pote" a priori du jeune français, mais qui place aussi ce dernier sous la protection du jeune immigré réciprocité que le paternalisme des mouvements antiracistes traditionnels ignore ? D'une communauté d'intérêts, certes. Mais qui ne pourrait se constituer si la communauté d'une vie partagée ne lui préexistait. Après cette leçon des faits, tournons-nous maintenant vers les théoriciens et les spécialistes de la morale qui ont réfléchi et pris position sur les problèmes rencontrés par les immigrés dans la société française afin de reconnaître le critérium de la moralité.
La morale à l'épreuve de la philosophie.
Soit un article paru dans Le Monde du 31 mars 1984, sous la signature d'un professeur de philosophie. Cet article est un réquisitoire contre "le gouvernement" [socialiste], "le P.C.F." [le parti communiste français] et tous "les partis parlementaires". Les faits incriminés sont : - l'imputation par "le gouvernement" de la responsabilité des grèves de l'automobile à des "chiites" et des gens "étrangers aux réalités sociales du pays" ; - le refoulement des Maghrébins sans titre d'hébergement ; - la "chasse aux irréguliers" (immigrés clandestins) ; - les limites imposées au regroupement familial ; - le projet [du parti communiste : supra] de répartition des immigrés et des quotas municipaux. Toutes ces discriminations "humiliantes", "cruelles", "honteuses", révoltantes", "barbares", se couvrent du "raisonnable". Mais la raison raisonnable, en l'espèce, doit être tenue pour "insensée". Quel principe soutient telle condamnation et telle analyse ? Le voici : "Les ouvriers immigrés sont parmi nous." Présence "parmi nous" qui fonde une unité Français-immigrés de nature "politique" (à l'encontre de la politique des partis parlementaires et de "l'Etat"). (Les italiques sont nôtres.)
Cette prémisse de proximité et ses attendus ne sont pas autrement analysés, mais il découle de cette proximité une conséquence immédiate, reconnue et revendiquée comme principe élémentaire et absolu : "eux = nous." Rien n'est "normal" concernant les ouvriers immigrés que ce qui l'est et doit l'être pour chacun d'entre nous tel est le principe simple dont aucune "raison" économique ou politicienne ne saurait nous faire démordre. Car les affaires du capitalisme français ne sont pas les nôtres, mais ce qu'on fait et pense des gens qui vivent parmi nous nous importe aussitôt". Quelles que soient les raisons de la présence des immigrés "parmi nous", ils sont là et cette proximité nous importe instantanément ("aussitôt") : elle nous arrache à nous-mêmes et nous fait exister hors de nous, puisque "eux, c'est nous". Elle nous intime des devoirs et nous enjoint une conduite, ici affirmés contre les raisons immorales et barbares, les "canailleries", du "capitalisme français". L'auteur démontre et développe alors la force d'injonction contenue dans la présence "parmi nous" de l'immigré il passe du "nous" abstrait au "chacun d'entre nous"du tribunal de la conscience en effectuant l'égalité eux = vous : "Toléreriez-vous qu'on dise que votre grève est le fait de votre religion ou de votre province arriérée ? Qu'on vous sépare sans recours de votre famille dix mois par an ? Qu'on vous déporte de force dans une autre ville ? Qu'on vous emprisonne ou qu'on vous expulse parce que vous êtes chômeur ? Non ? Alors ne le tolérez pas non plus pour un ouvrier du fait qu'il est noir, arabe ou chinois."
Car cet ouvrier noir, arabe, chinois, c'est vous. Telle est la morale : traiter en hommes tous les hommes, par opposition à la loi du capitalisme : "Si vous raisonnez ainsi vous êtes déjà engagé dans la destruction de la société civile et dans la soumission la plus révoltante aux logiques impériales (impérialistes) et chauvines". Il n'y a pas d'autre possibilité : être homme et reconnaître l'homme, c'est-à-dire faire preuve d'humanité, ou proférer des "canailleries" et n'être qu'un chien. "Les immigrés ont pleinement raison d'exister, de s'organiser, de manifester, et ce sont les actes, pensées, idées de ceux pour qui il y a "trop d'immigrés" qui sont des canailleries, il faudrait, tout de même, que cela aille de soi". Mais l'évidence de cette solidarité physique, substitutive, du Français et de l'immigré ne va pas "de soi". "Etre français" désigne encore celui qui se "sépare" du "peuple ouvrier immigré", "organise son exclusion, son oppression, son expulsion". Elle a besoin d'être démontrée, montrée, publiée. Cette évidence est pourtant naturelle à une certaine catégorie de la population : "L'affaire est et sera très grave. Elle est, en particulier pour la jeunesse qui a souvent ses amitiés d'école ou de quartier parmi les jeunes étrangers, la grande cause de notre temps, celle qui vaut la peine de l'engagement. On jugera ce que nous sommes à cet engagement pour l'unité Français-immigré..."
Pour une fois, là morale s'enseignerait donc à l'envers, la jeunesse au pupitre et faisant la leçon. Cette opposition remarquable d'une classe politique immorale et d'une jeunesse spontanément et magistralement morale n'est pas explicitée. A vrai dire, le but de l'article n'était pas de définir la morale, mais de la faire. On aura remarqué, en effet, au répertoire des épithètes ("le gouvernement", avec ses "déclarations irresponsables" est responsable de ; le "P.CF." sigle d'infamie parfois écrit, dans les tracts de l'extrême-gauche des années soixante-dix : P."C".F. avec sa politique de "déportation administrative" qui en évoque d'"autres encore plus sinistres" ; la logique "impérialiste et chauvine"..., à la nature de l'analyse ("Unité politique" d'un peuple "soustrait aux affaires du capitalisme", à la "démagogie" des partis parlementaires et aux "mesures policières et discriminatoires de l'Etat" ; projet politique fondé sur le constat de l'"inaptitude" du "cadre parlementaire": "cherchons ailleurs, autrement"), au style des admonestations (de la "barbarie" à la "canaillerie), qu'il s'agissait d'abord de désigner à la réprobation, en leur imputant la responsabilité de faits condamnables, des hommes déjà condamnés, sinon par l'évidence morale à laquelle l'auteur se réfère, à coup sûr par les présupposés qui commandent son analyse. Bien que d'un professeur de philosophie, le propos de cette tribune n'est ni la philosophie, ni la morale, mais la réjection du "frère ennemi". Les questions : "Tolèreriez-vous que votre grève, etc.." s'adressent évidemment à la classe ouvrière, à ceux de ses membres qui se reconnaîtraient dans un "P.C.F." en proie à la "dérive chauvine". Il est bien question de morigéner ceux-là pour autant que ce propos puisse s'accomplir dans les colonnes du Monde mais avant tout de redéfinir et de fixer la figure du mal. Et peut-être est-ce cette appartenance critique à un même système de référence qui explique que l'auteur, attaché à son double, ne se soit pas soucié de la contradiction qu'il peut y avoir à définir l'union Français-immigré en termes politiques alors que le modèle en est donné, en conclusion, par une jeunesse politiquement vierge.
A tout le moins, savons-nous que la morale, quand c'est un professeur de philosophie qui fait la leçon, est d'abord une entreprise de discrimination du bien et du mal et, peut-être, que la réflexion sur le fait moral passe sans reste dans cette valeur d'imprécation et d'injonction. Désignation et démarcation du mal ; invective : violence de cette démarcation, division significative, (sainte) colère, semblent caractéristiques de la morale quand elle quitte la juridiction du for intérieur pour devenir leçon, ou rappel. Mais l'apostrophe procède ici d'une injonction intérieure que la philosophie contribue peut-être à rendre plus énigmatique encore : en constituant la morale sur l'impératif catégorique cette formulation est attachée au nom de Kant, mais elle est générique elle la soustrait à toute raison.
Présentant à la télévision ("Antenne 2", le 1er décembre 1983), dans le cours d'une émission consacrée à la défense des droits de l'homme, une exposition itinérante contre l'apartheid, un professeur de philosophie déclare : "Nous refusons de discuter de l'apartheid ; ce sera notre colère. Car on trouve toujours de bonnes raisons pour justifier et prolonger l'apartheid. Le refus de l'apartheid est notre colère. Oui... c'est notre impératif catégorique". Ce refus stratégique n'est évidemment pas une incapacité à donner des raisons, c'est la manifestation d'une instance qui se passe de (et qui outrepasse) toute raison. (Dans un sens analogue : un professeur de philosophie dans le Monde du 1er décembre 1984, un professeur de philosophie dans le Monde du 7 mars 1985.) Le jugement moral n'exprime pas l'inaptitude de celui qui le tient à faire de la sociologie, etc. mais l'incompatibilité de ce jugement avec toute considération sociologique, historique, politique... Les devoirs liés à la reconnaissance de la personne annulant, excédant, disqualifiant toute autre raison.
Le principe de cette injonction morale en l'homme, présence en lui qui le met hors de lui, est celui d'une appartenance. C'est cette appartenance qui fonde le fidéisme moral de Kant (et qui tire à sa prose austère ses accents les plus exaltés) :
Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d'agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclames la soumission, qui cependant ne menaces de rien de ce qui éveille dans l'âme une aversion naturelle et épouvante, pour mettre en mouvement la volonté, mais poses simplement une loi qui trouve d'elle-même accès dans l'âme et qui cependant gagne elle-même malgré nous, la vénération (sinon toujours l'obéissance), devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils agissent contre elle en secret ; quelle origine est digne de toi, et où trouve-t-on la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute parenté avec les penchants, racine dont il faut faire dériver, comme de son origine, la condition indispensable de la seule valeur que les hommes peuvent se donner à eux-mêmes ? [...]
Ce ne peut être rien de moins que ce qui élève l'homme au-dessus de lui-même [...] La personne, comme appartenant au monde sensible, est soumise à sa propre personnalité, en tant qu'elle appartient en même temps au monde intelligible. (Critique de la raison pratique (PUF, 1983 : 91)
On connaît la formule gravée sur le tombeau de Kant à Knigsberg, tirée de la conclusion de la Critique : "Deux choses remplissent le cur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissante à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi." (id. 173) Comment mieux dire la place spécifique de l'homme dans l'univers ? Tandis que les autres animaux, écrit Ovide dans les Métamorphoses (I, v. 84-86), penchés vers le sol, nont dyeux que pour celui-ci, à lhomme le Créateur a donné un visage tourné vers le ciel, offrant à son regard la contemplation des astres" (Le porc, réputé toujours fixer le sol et "ne jamais regarder le ciel", constitue "une victime agréable offerte aux dieux souterrains" - Julien l'empereur, Sur la mère des dieux). Mais ce visage n'est pas seulement un point de vue qui autorise une mise en forme du monde, il est la trace matérielle d'une présence immatérielle, il est pour nous, selon le mot de Lichtenberg "la province la plus passionnante de la terre" et la preuve, immédiate et silencieuse, d'une commune appartenance. Ce "qui élève l'homme au-dessus de lui-même", l'élève en le faisant plus nombreux : la transcendance peut être comprise comme le point oméga de cette réverbération de la subjectivité dans une identité commune qui n'est pensable qu'en tiers. "Dieu, explique le janséniste Nicole, ne demande proprement des hommes que leur amour : mais aussi il le demande tout entier : il ne veut point de partage. Et comme il est leur souverain bien, il ne veut pas qu'ils cherchent le repos dans aucune autre créature parce que nulle créature n'est leur fin." (Traité de la Comédie, ch. V). La "résistance", la "coercition interne" de la morale, "qui nous met devant les yeux la sublimité de notre nature", qui est "naturelle même à la raison humaine la plus commune" (Kant, op. cit. : 157) et "que même les hommes les plus vulgaires entendent" (id. 59) est la preuve physique, si l'on peut dire, matérielle de cette communauté coextensive à l'identité. "Ce qui remue la poitrine humaine et agite l'esprit humain", c'est l'art, sans doute, mais la devise de l'art (selon Hegel) : "Rien de ce qui est humain ne m'est étranger" rappelle la consubstantialité de l'émotion et de l'appartenance. Appartenir, c'est ne pas s'appartenir.
Ce fait princeps lève le paradoxe de l'injonction morale : quelle est donc cette loi qui m'intime avant toute délibération et qui ne peut se réduire à aucune raison ? En effet : "Aucune déduction, aucun effort de la raison théorique, spéculative ou aidée par l'expérience ne peuvent prouver la réalité objective de la loi morale ; par conséquent, si même l'on voulait renoncer à la certitude apodictique, cette réalité ne pourrait être confirmée par 1'expérience et prouvée ainsi a posteriori, et cependant elle se soutient par elle-même". (Critique de la Raison pratique, op. cit. : 46). Il en résulte le "paradoxe" que le "concept du bien et du mal ne doit pas être déterminé avant la loi morale (à laquelle, d'après l'apparence, il devrait servir de fondement) mais seulement (comme il arrive ici) après cette loi et par elle." (id. : 65) La recherche d'un objet (principe pratique matériel : recherche du bonheur, amour de soi) ne pouvant être élevée en loi universelle sous peine de contradiction et de dérèglement, ainsi qu'il apparaît dans l'engagement de François 1er envers Charles-Quint : "Ce que mon frère Charles veut (Milan), je le veux aussi", le philosophe conclut : qu'"une volonté libre doit trouver, indépendamment de la matière de la loi un principe de détermination. Or, il n'y a, outre la matière, rien de plus dans la loi que la forme législative. Donc la forme législative [...] est l'unique chose qui puisse fournir un principe de détermination de la libre volonté."(id. : 28) L'objet moral, c'est la morale comme objet. Cette circularité conceptuelle, dont la forme impérative (l'impératif catégorique) constitue le dépassement, exprime le caractère spécifique du fait unique de la raison pure : la conscience morale. La conscience, absolument.
"La voix de la raison est si claire et si puissante que la voix des penchants ne saurait la dominer ni la faire taire." (id. 59) Perçue par tous comme "universelle et nécessaire", "proposition synthétique a priori", "la loi morale n'a besoin elle-même d'aucun principe pour sa justification." (id. 80) Elle "n'exprime pas autre chose que l'autonomie de la raison pure pratique, c'est-à-dire de la liberté". (id. 55) Elle est en fait "une loi de la causalité par la liberté, partant une loi de la possibilité d'une nature suprasensible". (id. 80)
Il n'y a pas d'autre mobile moral que le "respect" et "le respect concerne toujours uniquement les personnes, jamais les choses. "On donne le nom de personnes aux êtres raisonnables parce que leur nature même en fait des fins en soi". "Mais l'homme n'est pas une chose, c'est-à-dire un objet dont on puisse user simplement comme d'un moyen [...] Je ne puis donc disposer en rien de l'homme en sa personne, le mutiler, le dégrader ou le tuer." (Fondements, 2° sect. pp. 69 et 71) La fin morale, c'est l'humanité comme fin ; "sens moral", "conscience", "règle" sont reconnaissance d'un fait universel des noms d'humanité. Les trois formules kantiennes du devoir se comprennent par cette appartenance à la communauté humaine :
- "Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle." (Fondements, 1ère section, p.29) ;
- "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité soit dans ta personne, soit dans la personne d'autrui, toujours en même temps comme une fin et que tu ne t'en serves jamais simplement comme d'un moyen." (id.: 2ème sect., p. 69) ;
- "Agis comme législateur dans le règne des fins", c'est-à-dire comme membre d'une communauté composée d'êtres "soumis à cette loi de ne jamais se traiter eux-mêmes, ou les uns les autres comme de simples moyens, mais de se toujours respecter comme des fins en soi." (id. 2ème sect. p. 78)
Soit : cohérence et cohésion sociale ; respect de soi, respect de l'autre ; appartenance à une communauté de personnes.
Posé dans une forme savante ou exposé dans sa forme la plus simple (exposé à un enfant, par exemple), le problème moral, résumé dans le conflit de l'égoïsme et de l'altruisme, est celui de l'inclusion de l'individu dans le milieu humain. Si l'on s'interroge sur les expressions les plus banales, et d'ailleurs les plus hautes, du discours moral, on constate qu'elles se réfèrent au devoir subséquent à la reconnaissance de la forme humaine. Reconnaissance de la personne dite dans des mots si fondamentaux que nous avons oublié leur sens si nous ne nous le sommes jamais demandé et dont le caractère codé et répétitif, intimant et intimidant, nous institue d'emblée dans la convenance humaine. Convenance : "C'est autre chose de faire tout convenablement (comme les animaux), autre chose de connaître la convenance (comme l'homme)", explique Bossuet. Inclusion conspécifique, intime présence, l'humanité du visage (quand le museau mutique de l'animal ne nous parle que par projection anthropomorphique, vide supra : chapitre 18.4 : Foi d'animal ! vérité du bestiaire dans la fable et le conte), nous signifie l'appartenance. Quand, prolongeant les thèses de l'encyclique Humani generi (1950), le Vatican reconnaît que la théorie de l'évolution est "plus qu'une hypothèse" (23 octobre 1996), c'est pour spécifier d'autant et aussitôt que "les théories [...] qui considèrent l'esprit comme un simple épiphénomène de [la] matière sont incompatibles avec la vérité de l'homme. Elles sont incapables de fonder la dignité de la personne". C'est reconnaître indirectement que c'est l'inclusion dans l'espèce qui fonde la morale. C'est souscrire à la parole biblique qui énonce que l'homme a été créé "à l'image et à la ressemblance de Dieu" (Genèse, 1-28-29) ou signifier que l'homme est un dieu pour l'homme. Pour le dire avec les mots de Leibniz (Nouveaux essais, I, III, § 3) et répercuter cette inclusion du tout dans l'un universellement déclinée : "... nous sommes, pour ainsi dire, innés à nous-mêmes", ou ceux de Simone Weil : "la morale ne procède pas de Dieu, c'est Dieu qui procède de la morale" : Dieu, "monade des monades", est le nom profane de cette communion spécifique (ou culture de l'espèce) qui préexiste à l'identité et à la conscience.
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
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