|
Chapitre 1
Le souverain juge :
une figure paradoxale de la séparation du juridique et du politique
dans la royauté sacrée africaine
(Fiche pédagogique n° 16)
I - 1
Une figure dautorité : cette formule invite à penser ce qui, dans lautorité en cause, figure lautorité. Figura, cest la forme et cest, par excellence, le visage. Que lautorité de justice ait forme et visage marque le caractère symbolique de son exercice. Si lon interroge, par exemple, létymologie du pictogramme (ou du figurogramme) chinois prince, on observe une association significative (puisquelle résume lautorité) de la bouche, dun couvre-chef orné de cornes, et de la main. Je vais tenter ici de présenter quelques traits qui manifestent cette nature symbolique de lautorité de justice, à laquelle la justice moderne entend sans doute faire exception.
Porte-flèche Luba
Le paradoxe annoncé est aussi celui, au milieu de nos évidences institutionnelles, de la chefferie dans les sociétés traditionnelles : alors que nous identifions trivialement le pouvoir au pouvoir daccaparer et au cumul (des signes, des fonctions et des biens), le chef traditionnel apparaît bien souvent, pour peu quon essaie dentrer dans lintelligence des figures et des représentations, investi dun pouvoir symbolique dont il ne possède pas la maîtrise. Cest dans ce même esprit, me semble-t-il, quun adage français énonçait : La royauté est la dignité et non la propriété du roi. La royauté sacrée offrirait donc une solution originale à la question de la séparation des pouvoirs et de lautorité de justice dans la mesure où celle-ci sexerce par le canal dun personnage investi dune autorité dont il ne détient pas la clé, issu lui-même dune élection résultant dun partage de prérogatives entre un clan dynastique affecté au pouvoir et des clans territoriaux faiseurs de rois. Et que ce monarque, souvent signalé dans les relations de voyageurs comme exerçant un empire absolu sur la vie de sujets qui mordent la poussière devant lui, est parfois lui-même mis à mort au terme dun règne qui lui est par avance compté. Lanalyse des constitutions de ces royaumes, telles que les mythes dorigine et les modes de dévolution dynastique peuvent en illustrer les principes, fait apparaître une autorité quon pourrait résumer par cette apostrophe des notables à leur souverain : Nous ne sommes rien sans toi. Tu nes rien sans nous ! Lautorité de justice du roi - qui nest pas dissociable de son autorité politique et religieuse - participe de la fonction médiatrice dans laquelle il est investi. Le souverain juge, le roi sacré, est, par essence, un médiateur, terme, sil en est, approprié à lacte de juger. Mediare, cest, étymologiquement, sinterposer ; mais cest aussi, selon une acception théologique, mettre en communication. Le chef tient la magie du pouvoir de cette double médiation.
Je rappellerai ici, au préalable, que la conception traditionnelle ne fait pas dopposition entre le gouvernement des hommes et le gouvernement des choses :
Lorsquun roi irréprochable et craignant les dieux fait régner la bonne justice, peut-on lire dans lOdyssée (XIX, 109 et s.), la terre noire est fertile en orges, les arbres sont chargés de fruits, les brebis mettent bas régulièrement, la mer abonde en poissons. Tout prospère quand la conduite est bonne et le peuple est heureux.
À linverse - cest le drame ddipe-Roi - quun seul homme soit dans le péché et tout périclite. Et quand cet homme nest autre que le souverain, il y a là matière à crise institutionnelle...
Réactualisation théâtrale des attendus politiques et religieux de la charge, le rite dinvestiture du souverain donne à voir, précisément, la double nature de cette médiation qui le dispose à cette justice droite quon attend de lui. Lunicité du roi tient dabord à son indépendance politique, indépendance qui lui permet dexercer un arbitrage fédérateur. On peut se représenter en effet la royauté sacrée comme une fédération de clans instituée à la faveur dun contrat aux termes duquel les clans se dessaisissent, ou font dépôt, au profit dun généreux étranger, de leurs pouvoirs et de leurs prérogatives propres. À lanarchie ordonnée, selon la forte expression dEvans-Pritchard, de lorganisation segmentaire se substitue, pour le bénéfice de tous, une organisation dont le roi devient le centre. La position du chef, explique Middleton (1978 : 384), le destine à la vérité. Lhomme ordinaire na quune vue partiale et partielle de la société, liée au processus de segmentation lignagère et aux particularités locales, les chefs [...], eux, sont impliqués dans la perpétuation des clans qui composent la totalité sociale, ils possèdent une vision globale de la société. Moyeu des contradictions interclaniques, le roi ne peut faire tourner la structure que sil est au centre. Et cest ce que lintronisation rend visible.
Il ne peut y avoir quun roi et celui-ci doit être le roi de tous. La réalisation de cette unicité et de cette universalité sappuie sur une double série de procédures : celles qui visent à définir limpartialité politique du roi (médiation judiciaire) et celles qui visent à définir son unicité rituelle (médiation religieuse).
Quelques exemples
Chez les Bushong du Zaïre, une devise royale proclame : Tous les animaux chassent en bande. Le léopard chasse seul. Le jour du couronnement, un dignitaire sadresse à lélu : Toi seul, tu es roi. Que tes parents sen aillent ! Tu étais du clan de ta mère, maintenant tu es ton clan à toi. Tue ton frère ! Tue ta mère ! Celle-ci doit alors épouser plusieurs hommes afin que le père du roi ne soit quun mari parmi dautres (Vansina, 1964 : 111). Chez les Sukuma du Tanganyka, on demande au chef lors de la cérémonie dinvestiture : Pourrais-tu tuer ton père ? le chef répond : Je le pourrais ; Ta mère ? Ton frère aîné ? Ta sur ? À chaque question, le chef répond : Je le pourrais (Cory, 1951 : 25). Au Bénin, selon Dapper un des premiers soins du roi est de pourvoir à la sûreté de sa personne [...] en se défaisant de ses frères. Et comme il nest pas permis de mettre la main sur les princes de sang, on dit que le roi les contraint à se pendre eux-mêmes et quaprès cela il les fait enterrer avec beaucoup de pompe (1686 : 312, 313). Au Baguirmi, selon le voyageur allemand Nachtigal (1880 : 328), les frères du souverain étaient éborgnés
Il sagit donc ici de détacher le souverain des intérêts de son clan. On insiste dailleurs parfois sur le changement de caractère du prince devenu souverain, ayant acquis par là une objectivité et une rectitude qui tranchent avec les fidélités partisanes du candidat au trône. La souveraineté sacrée sexerce dailleurs généralement dans un hiératisme qui interdit au roi tout engagement dans les luttes internes du royaume. Nécessairement, quand le roi, au centre du royaume, est conçu, à linstar des royautés indiennes, comme un pivot cosmique.
On voit à cette image par quelle mécanique le centre peut devenir le moyeu, puis laxe qui met en communication le plan horizontal et le plan vertical. Chez les Samo du Burkina, le corps du chef sacré est représenté comme un canal à cet effet. Maître de la pluie, il a pour rôle douvrir la route à celle-ci. Quand la pluie fait défaut, cest que les ordures couvrent en masse le trou de la pluie et cela est dû à la mauvaise qualité de sa tête (Héritier, 1973 : 129, 136). Il est celui qui garantit la paix villageoise et inter-villageoise, le bien commun, la pluie, la concorde, labsence de malheurs. Or, cette capacité de sa tête procède du mariage de ce personnage issu dun lignage ayant vocation à la maîtrise de la pluie et dune femme issue dun lignage ayant vocation à la maîtrise de la terre, mariage qui figure explicitement la fonction (dessin du dessein) : au moment de linvestiture, on étend sa future épouse en travers de ses jambes. Médium : intermédiaire et moyen, son élection, la structure et les interdits de sa charge le définissent comme linstrument dune communication réglée entre la terre et le ciel, entre les divisions claniques. Cette fonction lui impose le respect des règles strictes qui commandent les déplacements qui lui sont permis, ou plutôt qui semblent lui interdire pratiquement tout déplacement. Il nest pas maître de ses mouvements : il ne peut quitter son village ou ne peut passer plus dune nuit à lextérieur ; il lui est toujours interdit de courir et dans quelques villages, à certaines occasions, sa marche précautionneuse est si lente quil met plusieurs heures à accomplir un trajet de quelques minutes. Il ne peut frapper le sol ni marcher pieds nus. Pôle vertical sur la terre horizontale, ses mouvements horizontaux sont codifiés tout comme les mouvements verticaux qui affectent la position de sa tête, point névralgique de la communication : il ne peut sasseoir nimporte où, nimporte comment, ni monter sur un toit...
Le fait que le personnage en cause soit un enfant marque dévidence, si lon compare le jugement qui peut émaner de sa bouche à lexpertise légale qui, chez nous, fonde la décision de justice, lorigine symbolique du droit dans la société traditionnelle. Mais que dit-on par cette expression : origine symbolique du droit ?
En conclusion de leur Systèmes politiques africains, Meyer-Fortes et Evans-Pritchard se demandent comment les systèmes symboliques qui font la matière de leur livre peuvent être des systèmes politiques, ce qui revient peut-être à dresser un constat déchec relatif de lentreprise si son objet était de lire le pouvoir derrière ses justifications ou à travers le théâtre de son exercice, but affiché des anthropologies politiques classiques. Interpréter le religieux comme un masque ou une conscience obscure du pouvoir, ce serait méconnaître la nature et du politique et du symbolique. Le concept du politique, dans son épure et son évidence, suppose une pratique sans reste et sans dette de lhomme au monde et de lhomme en société telle quelle se réalise idéalement dans la société libérale. Dans cette conception républicaine de la royauté sacrée, la sujétion, puis la mort programmée du roi sont davantage quune arriération : une incompréhensible aberration. Comment, pour parler familièrement, à quoi bon être chef si lon nest même pas capable, au bout du compte, de sauver sa peau ? Il me semble que la justice et la figure du juge dans la société traditionnelle doivent êtres comprises selon une conception du monde où le réel ne se réduit pas à la sphère des intérêts matériels, au politique, mais où lhomme est un tributaire, le dépositaire, le fidéicommis ou lusufruitier de valeurs qui ne constituent pas son bien propre. Où la capacité à dire le droit sexprime dans une fonction dont le titulaire est soumis à des astreintes qui en font, lui, le souverain absolu, un instrument du droit. À cet égard, le juge traditionnel, assisté de ses notables experts en contrats, fait office de source vivante du droit. Chez les Banyoro de lOuganda, tous les contrats non soldés sont rompus quand meurt le roi. Les dettes annulées, les acomptes perdus, les compensations matrimoniales caduques
Sans doute, juge-t-on universellement au nom de (au nom du roi, au nom du peuple...). Mais la souveraineté ici examinée ne procède pas dune délégation, technique ou constitutionnelle. Elle représente lessence même du droit, le principe organisateur des relations des hommes entre eux et des hommes avec les puissances. À lapothéose du sujet et à luniversalité des intérêts privés qui définissent léconomie politique des Lumières, détachée de la morale et de la théologie dans sa volonté de comprendre les phénomènes économiques à linstar des phénomènes physiques, et qui fonde lÉtat moderne avec son idéal dun droit sans État, répond ici une régulation qui sefforce dépouser et de maîtriser, avec une prudence surhumaine, le cours des cycles naturels. Recteur des actions droites, régisseur des flux, le roi lest dans la mesure où il est le garant de cette règle qui commande, en vertu de létymologie dailleurs, conformité et régularité, observance et périodicité, conduites humaines et cours des choses (la racine indo-européenne *yewos, nous l'avons rappelé en introduction, donnant yos : prospérité en sanskrit, et ius : droit en latin)
Les hommes aux sentences droites, peut-on lire dans les Travaux et les Jours (v. 230 et s.) dHésiode, la faim ne les tourmente pas, ni le désastre ; ils jouissent des fruits quils ont récoltés. Pour eux, la terre porte des vivres abondants. Sur leurs montagnes, le chêne est chargé de glands à son sommet et dabeilles en son cur ; leurs brebis laineuses traînent de lourdes toisons ; leurs femmes mettent au monde des enfants semblables à leurs parents ; ils sépanouissent dans la prospérité. Lexpression semblable à leurs parents sanctionne ici la régularité morale par la conformité anatomique, la monstruosité étant conséquence dirrégularité. La fonction du juge, et le sens de lordalie, par exemple, étant précisément de mettre en uvre la justice grâce au verdict des éléments (e. g. : Le Tanguin, poison dépreuve à Madagascar : mode demploi) et dassurer par là le retour à lordre.
Pour conclure cette brève illustration, jévoquerai un scénario [thème du prochain chapitre] qui concerne la mise du mort roi quand celle-ci est corrélée avec lavènement dune nouvelle classe dâge, scénario où sexprime spectaculairement la réalité des symboles. Il existe, en effet, une relation, souvent attestée, entre la périodicité du règne et la périodicité initiatique quand la constitution énonce quil ne peut y avoir quune initiation par règne. Quelle énigmatique raison peut bien lier la mise à mort du roi et linitiation des jeunes gens ? Figure, cest au sens propre que lest ici le roi. Modèle physique, au prix de sa vie, modèle passif de cette justice au sens large sans doute, puisquelle a pour premier principe la conformité de lhomme à lordre des choses.
(Communication présentée au congrès mondial de lAssociation Française dAnthropologie du Droit sous le haut Patronage du Conseil de lEurope et la Présidence de M. Robert Badinter le 24 novembre 1994 à lÉcole Nationale de la Magistrature à Paris : Le juge : approches anthropologiques dune figure dautorité. )
|
|
|