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Introduction
En tirant sur une liane, on peut remuer toute la forêt.
Nguyên-Du
Kim van Kiêu
Les recherches ici proposées ont, pour la plupart, été présentées sous les auspices de lAssociation Française dAnthropologie du Droit (AFAD), dans linspiration de ces questions auxquelles juristes et anthropologues, constatant de concert que leurs objets se rencontrent, essaient de répondre, se retrouvant sous ce programme défini par Jean-Jacques Rousseau : Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier lhomme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut dabord observer les différences pour découvrir les propriétés. (Essai sur lorigine des langues, ch. VIII)
Pourquoi le feu brûle-t-il à lidentique en Perse et en Grèce et pourquoi les normes sont-elles diverses ? (Éthique à Nicomaque, V, 10, 1134b) Une vocation de lanthropologie du droit me paraît être doffrir un cadre programmatique pour articuler phusis et nomos. Le constat de la pluralité des codes (et le souci de leur spécificité) qui fait lobjet standard de lanthropologie du droit ne répond que partiellement au programme annoncé dans sa dénomination si le droit reste une superstructure dont la clôture épistémologique ne fait pas question. Si donc pour comprendre le droit, il faut sortir du droit, une anthropologie qui ne serait quune anthropologie du droit (ajustée au seul objet droit) énoncerait une contradictio in adjecto : lanthropologie ayant vocation à évaluer, non pas des champs séparés ou des instances culturelles propres, mais lunité fondamentale de lhomme à travers la diversité de ses expressions.
Mais le déplacement du centre de gravité de la réflexion juridique quil opère fait-il lanthropologue du droit propriétaire des outils appropriés pour comprendre, par exemple, cette confrontation des cultures dont une des conséquences est la naissance de sa discipline ? Le philosophe du droit Ronald Dworkin a pu faire ainsi létat des lieux politique et doctrinal suivant : Au début de notre siècle, certains intellectuels prophétisaient que le nationalisme connaîtrait le même sort que les maladies infectieuses : on finirait par léradiquer. Force est de constater, hélas, que les maladies infectieuses sont de retour et que le nationalisme est devenu notre plus gros problème. Curieusement, la philosophie politique na, sur ce sujet, rien à dire (Le Monde du 27 avril 1999) (les italiques sont nôtres). Sur ce sujet, en effet, la production théorique des bons sentiments est nulle et le droit est évidemment désarmé. Lanthropologie du droit doit, me semble-t-il, commencer par faire sien le constat de Julien Benda, en 1936, un des rares intellectuels à avoir prévu, contre ce quil appelait loptimisme démocratique, la tragédie à venir : Cest la rançon dune éducation rationaliste de nous rendre étrangère à peu près toute lespèce humaine. (Mémoires dun clerc)
Est-il donc téméraire de penser que le programme de lanthropologie du droit (et le rôle des clercs) est de tenter de regarder le négatif en face et dintégrer dans son champ de recherche si faire se peut toute lespèce humaine ? Cest une approche globale de la forme humaine, et notoirement extra-juridique qui peut être en mesure de lui donner les outils de ce nécessaire décentrement. Lanthropologie du droit, entendue au sens plein du mot anthropologie, najoute donc pas une teinture dexotisme à lhistoire du droit ou au droit comparé, elle ne se borne pas à élargir le champ de la réflexion juridique en multipliant les exemples de la pluralité des droits, elle définit aussi un programme de recherche des fondements.
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Un thème récurrent de lanthropologie du droit est celui de la confrontation des valeurs et des normes. Lexpérience du terrain (du juriste ou du juge), la multiplication des échanges et linterpénétration des usages imposent une sorte de renversement de cet arraisonnement du monde par lOccident qui sest aussi exprimé dans une colonisation juridique. Si le droit est, en effet, universellement, lensemble de règles dont lobservance est supposée assurer lordre des choses (la racine indo-européenne *yewos donne yos : prospérité en sanskrit, et ius : droit en latin), lordre des choses (phusis) est
divers (nomos). Le procès intenté en Grèce archaïque au Pharmakos (lhomme le plus laid de la cité, en réalité un infirme) sexplique par le fait que lirrégularité physique met en cause la reproduction de lordre dont procède la prospérité des hommes et des choses. Les procès intentés à Microsoft ont pour fondement le fait que les pratiques anti-concurrentielles imputées à cette société faussent le jeu de la libre-concurrence des intérêts privés, supposée détenir la clé de la prospérité libérale (la clé de l'ordre des choses). Léconomie politique, qui sest constituée sur le modèle de la physique newtonienne ne forge pas dhypothèses (selon la formule de Newton), elle entend décrire les lois comme des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses (Montesquieu), quand lintérêt est le seul surintendant des particuliers (la formule est dAdam Smith), elle renvoie les hypothèses à la sphère du privé et élabore un droit qui abandonne les fins dernières et ne légifère le privé que dans les domaines qui intéressent la société civile, essentiellement la famille et les personnes. Comment, donc, rapprocher juridiquement un monde dans lequel lhomme est comme maître et possesseur de la nature avec des mondes où les ethnographies nous le répètent à lenvi ce nest pas la nature qui appartient à lhomme, mais cest lhomme qui appartient à la nature ?
Lidée, simple et généreuse, pour mettre fin à cette unicité juridique imposée qui résume lhistoire des colonisations est de concevoir une rencontre entre ces deux représentations du monde et dinterpréter les droits concédés ou reconnus aux minorités et à la coutume (et le programme de cette inscription dans le droit) comme lexpression dun métissage des systèmes juridiques. On parlera, dans le même esprit, de la nécessité de féconder (par dautres conceptions juridiques) la conception du droit à loccidentale, ou encore de lenrichissement nécessaire au contact des humanismes non occidentaux, du dialogue interculturel, etc. Ce vocabulaire est révélateur dune intention pratique (au sens kantien du mot), mais sa valeur analytique est inversement proportionnelle à son espérance.
Si, au plan moral et politique, en effet, on ne peut que saluer cette position, sa valeur de témoignage et sa vertu militante, il est bien difficile de suivre, au plan des concepts, ce que le métissage juridique par exemple peut signifier en lespèce. Il sagit, certes, en général, de répondre à des situations conflictuelles dans lurgence, ou dinterpréter des décisions constitutionnelles rendues sous la pression de revendications des minorités. Mais une réflexion se réclamant de lanthropologie du droit doit évidemment prendre du champ. Et commencer par faire sienne la question de larticulation du politique et du juridique. Evans-Pritchard et Meyer-Fortes écrivent ainsi, au terme dun bilan critique, dans leur Systèmes politiques africains (1940) :
Lhistoire de lhumanité na élaboré que deux systèmes de gouvernement, deux systèmes organisés et bien définis de la société. Le premier et le plus ancien a été une organisation sociale fondée sur les gentes, les phratries, les tribus ; le second et le plus récent a été une organisation politique fondée sur le territoire et la propriété.
Quoi quil en soit de ce constat, le souci des auteurs est de produire des concepts ajustés à la réalité des systèmes politiques dont la présentation fait lobjet de louvrage en cause : une science politique fidèle aux ethnographies. Cette fidélité met rapidement en évidence une opposition dans linterprétation du monde (entre les deux systèmes) qui fait toute la question. La réalité ethnographique démontre, si les mots métissage, fécondation, enrichissement
désignent autre chose que la recherche dun équilibre ou dun partage entre deux systèmes de valeurs, une impossibilité théorique. Le terme métissage, par exemple, qui signifie banalement mélange, désigne, au sens strict, une union sexuelle ayant abouti, au terme dun processus quon appelle la méiose, à une combinaison égalitaire de deux patrimoines génétiques (ségrégation : séparation des paires de chromosomes et recombinaison génétique). Pour quil y ait métissage, il faut donc une union, soit une une manière dégalité, et il faut que cette union soit féconde. Le défaut doutils appropriés ici ceux de lanthropologie cognitive permet de faire léconomie dune contradiction fondamentale, de la contradiction fondamentale : lopposition radicale de la coutume et de la modernité.
Car cette opposition, cet affrontement est dabord un conflit doutils. La reconnaissance, par exemple, contre la doctrine de la terra nullius, du titre indigène (qui protège des hommes dune dépossession encore plus grande à défaut de leur rendre tous leurs droits), reconnaissance qui exprime une coexistence, sous lauspice de la loi, nest certainement pas un métissage de ces deux représentations du monde. Le métissage est moral, si lon veut, mais non juridique, ou alors il sagit dexprimer une fonction morale et prescriptive du droit : constatant la diversité et légalité fondamentale des hommes, le droit ne peut privilégier une coutume, sur lautre ou sur les autres, il met en uvre un pluralisme juridique... Le droit apparaissant ici comme cette superstructure organisant la coexistence des hommes et des cultures indépendamment de leur rapport au réel.
Lanthropologie du droit ne peut donc faire léconomie, quelle que soit lurgence, de cette histoire qui est celle de lOccident qui révèle déjà un (même) conflit avec la coutume (occidentale). Lhistoire des nations européennes, depuis les Lumières, est lhistoire de cette confrontation avec les valeurs de tradition qui aboutit à la formation du Droit moderne. Cest par le silence, écrivait le Doyen Carbonnier, que le Code exprime son idéologie... Il ne dit rien de lEglise et cela suffit pour établir la laïcité du droit civil, ce qui était en 1804 une innovation sans précédent. Réfuter labsence de hiérarchie entre les cultures et reconnaître légale dignité de toutes ne signifie pas ignorer leurs différences et les conséquences qui découlent de ces différences. Il y a une incompatibilité juridique entre la modernité et la coutume. Elle touche au statut de la représentation du réel. Fondamentalement, cest lincroyance celle qui autorise la désacralisation du cosmos et la domination de la nature devenue matière , cest le matérialisme. Et il semble bien que cette observation philosophique ou politique qui nest pas nouvelle soit validée par lobservation neuropsychologique.
Qui ne voudrait, en effet, concilier les valeurs de la tradition et celles de la modernité, adopter le progrès mais aussi ladapter, importer la technique et respecter la coutume, etc... ? Cela fait presque un siècle que cette idée et cette phraséologie militantes sont en chantier, nourries par cette conviction que la conversion à la modernité peut être graduelle, respectueuse de la coutume, conservant de la tradition ce quelle a de positif et autorisant en même temps lhumanisation de ce progrès quon dit inévitable... Mais pourquoi donc cela ne se produit-il, en ces termes, nulle part ? On pourrait répondre de manière péremptoire : parce quil est impossible que cela se produise. Parce quil sagit de deux visions du monde antagonistes. Lune est de participation, lautre est de maîtrise. Il est évident que les outils dont disposent ces deux philosophies du réel sont sans commune mesure. Cest, pour simplifier, ce qui oppose la technique et la magie. Quand la technique résulte de lapplication séculaire de lanalyse, cest-à-dire dune objectivation du réel, de la séparation de lhomme et du monde, la magie est participation, elle exprime le pouvoir des symboles qui accordent lhomme et le monde. La réponse à la question : Peut-on fonder le transfert de technologie sur les valeurs de la tradition ? ne peut donc être que négative, lhistoire de la science et de la technique faisant dailleurs apparaître, dans les civilisations où elles se sont développées, comme le procès de Galilée le montre emblématiquement, linéluctable conflit de la science et de la tradition. Parce que leurs objets et leurs protocoles, leurs outils cognitifs sont radicalement différents.
La fécondation réciproque de ces deux systèmes de valeur est donc plus quimprobable, elle est impossible. En revanche, ce quil importe de ménager, cest un équilibre entre les valeurs de culture et didentité et cette norme qui opprime, mais qui met en communication. Ce que le terme de métissage annonce donc improprement, ce nest pas un métissage, cest limpérieuse nécessité pour la conscience daujourdhui de prendre en compte toutes les formes dhumanité, sans distinction de culture ou de destin. Ce qui est le propre dune conscience post-moderne qui éprouve les limites de la modernité. Le paradoxe, en effet, de cette expansion matérielle de lOccident qui sest exprimée dans la domination des autres peuples, cest quelle a aussi vocation à reconnaître la différence, parce quelle fait de lhomme le seul sanctuaire du Droit.
Le plus long détour est aussi requis si lon considère, non plus laltérité culturelle à bonne distance, mais laltérité dans nos murs. Le jugement, souvent cité, de Claude Lévi-Strauss : Le barbare, cest dabord celui qui croit à la barbarie comporte, comme la noté Raymond Aron, un programme paradoxal : sil nexiste pas de barbares, alors même les dérives les plus extrêmes doivent être comprises dans le champ de lhumanité. Ce ne sont donc pas seulement les formes les plus exotiques de lhumaine condition quand lethnologue fait salon qui doivent être interprétées, mais aussi lanomie, parmi nous, de cette commune humanité : quand le barbare est en nous. Comprendre que les crimes contre lhumanité sont des crimes de lhumanité impose de nouveau la recherche des fondements et la prise en compte de ce que la science du comportement peut nous apprendre des strates les plus archaïques de la psyché humaine : pour appréhender doù procède ce non-droit auquel Ronald Dworkin faisait référence dans la citation faite plus haut.
Intégrer à la réflexion juridique les considérants matérialistes de la forme humaine, vouloir articuler phusis et nomos, on le sait, fait question, suscitant parfois, entre incrédulité et protestation de vertu outragée, confusion ou fin de non-recevoir. Sagissant du champ sémantique du mélange ou celui des contraintes de la nature humaine, cest lanticipation morale (ce quon appelle en sciences exactes largument sentimental, quand bien même le sentiment ny a rien à faire) qui brouille le regard. Ceci nous rappelle que le droit nest pas une science, mais une technique, une téléologie au service dune vue prospective de la société. Lanthropologie du droit, en revanche, à la différence du droit positif, peut légitimement se réclamer de cet idéal dobjectivité des sciences non normatives. Le mathématicien et philosophe des sciences Henri Poincaré rappelait que les vérités scientifiques nétaient formulables quau présent. Elles sont dénuées de valeur prescriptive et indifférentes à lhistoire (elles relèvent dune histoire du concept et non dune histoire de la subjectivité, comme léchec de la phénoménologie la démontré a contrario). Sétant fait cette morale par provision quinvoque Descartes en partance pour sa recherche des vérités, lanthropologie du droit peut exercer dans cette suspension du jugement qui est la condition du savoir.
Peut-on ainsi parler du droit au sol, de lautochtonie, du droit du sang et du droit du sol en ignorant les acquis de lapproche positive, les concepts de territoire, de "proxémie ou de catégorisation tels que la science du comportement, léthologie humaine ou la psychologie en font usage ? Dévidence non. Si lanthropologie du droit veut, comme telle, et comme sa dénomination lannonce, contribuer à ce questionnement, elle doit aussi sinformer hors des frontières du droit. Une simple analyse sémantique fait voir, par exemple, limplication du religieux dans linscription au sol. Le droit au sol engage des motions dont le juridique, stricto sensu, nest pas en mesure de rendre compte. On peut résumer cette réalité par lanecdote suivante : à un lecteur du Monde qui sétonnait (ou faisait semblant de sétonner) du fait que les pays occidentaux autorisent la construction de mosquées sur leur sol alors que lArabie saoudite interdit la construction de toute église sur le sien, un musulman répondit par ce théologème : lArabie saoudite est une mosquée. Articuler phusis et nomos, cest se demander ce quil entre de nature dans la convention. Cest revisiter la question de la nature humaine. Lanthropologie du droit, ainsi entendue, nous rappelle, contre lespérantisme dun idiome sans histoire ni idiotique, dun droit sans État, dun corps sans humeur, dun monde où lcuménisme de la convention contiendrait tous les débordements de la nature que la forme humaine est justiciable dun héritage et dune histoire.
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Il sagit donc ici dappréhender la nature du droit le terme étant entendu dans son sens le plus large dordre du monde en prenant pour champ détude (conventionnellement) ce qui oppose la tradition et la modernité, tâchant de faire ainsi apparaître, derrière les jugements de valeur et à la faveur de discussions renouvelées notamment par la politologie ou la neuropsychologie, les fondements. Ce qui intéresse lanthropologie à laquelle on sefforce de souscrire, cest, dans cette idée, les substructures sur lesquelles les institutions humaines sédifient : une archéologie légitimée par linstruction de létat des lieux et la recherche du sens. Et puisque la Providence na pas voulu, ainsi que le remarque lauteur de la Critique de la raison pure, que les notions les plus nécessaires à notre bonheur reposent sur la pointe de conclusions effilées, cest dabord en vertu de ce qui fait sens pour tous que lenquête est instruite.
Ce qui change la nature du droit, dans ce rapprochement de la tradition et de la modernité qui fait lunité des recherches ici présentées, cest bien entendu la différence dans lappréciation de la situation de lhomme dans le cosmos, le face à face le fracas sans réponse de lhomme et de la matière définissant en propre la modernité.
Conformément à son objet le plus classique, lanthropologie tente de comprendre et de restituer les logiques des sociétés traditionnelles. Elle fait découvrir au moderne qui ne lavait pas complètement oublié des règles qui sont fondées sur des régularités (cosmiques, agricoles, biologiques, sociales) dans un monde où il ny a pas de juridiction séparée. Lunité de la première partie, intitulée le Médiateur cosmique, repose sur la présentation dune institution, emblématique à ce titre, la royauté sacrée où le souverain est le garant de la régularité cosmique et sociale, dans une fonction de médium entre les hommes et les puissances supra-naturelles. En analysant cette fonction de médiateur du souverain traditionnel, modèle physique du contrôle de la société sur la nature, le chapitre Pourquoi le sang de la circoncision emporte la vie des rois tente aussi de résoudre une énigme du dossier de la royauté sacrée : celle de la connexion du régicide et de la promotion dune nouvelle classe dâge. Le souverain y apparaît en effet comme le modèle passif de linitiation, le régicide annonçant louverture de la session initiatique. Penser le politique en fonction de valeurs cosmologiques, la régularité sociale en fonction de la régularité naturelle et le temps de la souveraineté en relation avec le renouvellement des générations, voilà donc des valeurs majeures de la société traditionnelle qui se retrouvent dans la nature constitutionnelle (Dessin du dessein) et judiciaire (Le souverain juge) du souverain. Valeurs auxquelles le gouvernement de lÉtat dit de droit ne peut prétendre sans contradiction, comme il est exposé dans Authentique, sans papier ! : sur la chute de François Tombalbaye, premier président de la république du Tchad.
Un deuxième ordre de recherches où le cognitif intéresse le politique et le juridique dans la conception de la destinée humaine arme cette réflexion sur les modes de représentation respectifs de la tradition et de la modernité. Il sagit du statut des savoir-faire dans les sociétés traditionnelles. Une approche ethnobotanique est ainsi en mesure de mettre en évidence la place de la connaissance empirique dans les représentations cosmologiques. Outre sa (modeste) contribution à lhistoire de la domestication des plantes, la recherche ici reprise, LÂme du Mil, a pour objet de comprendre par quelles représentations les peuples traditionnels ont pu accumuler une expérience dont un résultat était cette conquête dont nous, modernes, sommes redevables, la domestication des céréales qui continuent de fournir la part essentielle de lalimentation. Il serait donc tout à fait sommaire dopposer la modernité à la tradition par lusage des connaissances rationnelles, car la domestication, en lespèce le contrôle de la reproduction dune plante allogame comme le mil, requiert évidemment des pratiques validées par lexpérience, cest-à-dire lapplication dun savoir critique au réel. Ce qui spécifie la technique traditionnelle (comme le savoir que les tradipraticiens mettent en uvre avec ces plantes dont la pharmacologie fait aujourdhui linventaire), cest notamment que la vérité empirique de son observation est englobée dans des causes finales, autrement dit dans des représentations où lhomme et ses pratiques répondent à des valeurs cosmologiques. (Avec cette conséquence évidente que, les représentations traditionnelles de lagriculture incluant des valeurs sociales lagriculture ny étant pas, à proprement parler, une profession, les techniques importées du développement sont le plus souvent inadéquates à ces représentations et à ces fins ; voir : Riziculture traditionnelle et système de riziculture intensive (S.R.I.) dans la vallée de la Manañano). Lapproche cognitive, en réalité, anticipe la question différentielle des valeurs et des systèmes juridiques qui fait lobjet de cette recherche.
La deuxième partie, intitulée le Contrat démocratique, a pour objet de présenter, en regard de cette fonction médiatrice du souverain traditionnel, la naissance de la cité démocratique et linvention de lespace politique à la faveur de la désacralisation du cosmos. Parallèlement et concurremment à ce médiateur cosmique, les Grecs découvrent en effet un espace public où ladministration du bien commun résulte de la suspension ou de la neutralisation des logiques familiales et des justices privées, ces ennemis intérieurs de la cité que la constitution tient en respect. Cest pourquoi, selon la maxime dHéraclite dÉphèse : Il faut se battre pour la constitution comme pour le mur de la ville. Loin dillustrer une simple substitution dune méthode de gouvernement à une autre, linvention de lhomme démocratique suppose une transformation des rapports de lhomme et du monde. Dracon fait naître lindividu contre le droit gentilice, le crime devenant un attentat à lordre social. Solon invente laction publique. Cest la philanthropie athénienne, selon Glotz : la solidarité, qui semblait se réduire depuis des siècles, sélargiss[ant] à linfini. Les Grecs, a-t-on dit, étaient nés géomètres et Clisthène crée, en effet, une cité tirée au cordeau de lisonomie démocratique où les tribus (phulon) nont de phylum que le nom, composées quelles sont désormais, tiers pour tiers, dhabitants de la ville, de la côte et de la campagne. Cette fondamentale égalité, le mordant du rire dAristophane la restaure et la répare dans cette relation de complémentarité que lAncienne comédie entretient avec la démocratie qui disparaîtra dailleurs en même temps que linstitution. Cest le sens du chapitre Rire et démocratie qui semploie à montrer comment, dans la cité démocratique, la comédie est un contre-pouvoir en même temps quune réassurance du modèle social. En mobilisant devant le peuple assemblé limitation du laid propre au temps de Dionysos, elle est ce fouet public, dira lérudit byzantin Tzetzès, qui uvre, à sa manière, à cette isonomie en appliquant à tous la toise commune. Il nest de démocratie que sous le contrôle de citoyens actifs (on sait sous quelles espèces Aristophane caricature la passivité) et il ny peut exister dexception ou dhomme providentiel.
La troisième partie intitulée lIndividu et lInnovation est construite en réplique par rapport à la première où le savoir analytique est enveloppé dans le savoir global et où la norme est cosmologique (où la perfection physique est une perfection morale puisque lirrégularité physique met le bon ordre en cause, où le beau est le bon et le vrai la formule grecque kalos kagathos signifiant simplement que la régularité est la vertu). En quoi consiste la révolution de la modernité, en effet ? Anthropologiquement parlant, en cette révolution morale, liée à la capacité de lhomme de sexcepter de la nature et de sa propre nature. Cest ce quon tente de faire apparaître en confrontant, dans le chapitre intitulé : La culture des analgésiques et lindividualisme, la norme de la tradition, cest-à-dire la régularité cosmique et sociale, avec la perception moderne de la douleur, du handicap, de la différence des sexes, de léducation, de la justice. Le propos de la modernité, cest précisément de dissocier la forme (lapparence) et la valeur : le mal ne peut avoir forme humaine, car celle-ci ne connaît idéalement ni différence ni difformité. Laltération et laltérité sont résorbées dans la reconnaissance de la personne (Morale et handicap). Cette éthique est supportée par celle du progrès, ou de la maîtrise technique, caractérisée dans le chapitre Sur linnovation, le choc des cultures et le conflit des interprétations. Séparant lhomme de la nature, la sécurité technique, rompant avec cette prudence surhumaine, autre nom de la protection divine où les hommes avaient toujours cherché le salut, ouvre donc une ère morale qui a pour premier effet denglober lirrégularité dans la norme, mais aussi daffranchir idéalement lhomme des contraintes naturelles. La réalité dont lanthropologie doit tenter de rendre compte (ainsi entendue, celle-ci a vocation à comprendre la modernité pas moins que la tradition, puisque ce sont les conditions de leur exercice quelle interroge) est donc aussi cette confrontation de ce que la tradition définit comme nature humaine et la généralité des cultures paraît souscrire, par-delà les variations, à une communauté qui fonde une recherche duniversaux moraux, comme il est des universaux logiques et des moyens que la modernité donne à lhomme qui l'autorisent à saffranchir des contraintes spécifiques. Une anthropologie, ou une archéologie du droit, ne saurait se soustraire à lévaluation de cette mutation, puisquelle engage le statut de la norme.
Cest la conscience qui fait lhomme vulnérable au temps et à linfortune et la culture répond à cette inquiétude par une métaphysique qui fait lobjet commun des religions et par une ingénierie sociale qui, puisant dans cette représentation du monde, a largement pour fonction daccompagner, dinterpréter ou de suppléer à la nature. Mais, prenant le relais de cette liberté conditionnelle, la technique autorise une instrumentalisation de la nature qui modifie radicalement, idéalement au moins, le champ de la moralité et du droit. Le déplacement de la morale de la tradition à linnovation, linnovation technique paraissant justifier toutes les innovations morales on narrête pas le progrès renvoie à la préhistoire les principes, ceux-là mêmes qui nous rendent toutes les civilisations prochaines, qui, depuis lorigine, ont fait lhumanité. Les limites de la norme paraissent aujourdhui repoussées aux limites de la technoscience. Les réquisitions de lindividualisme triomphant, soutenues par linvention technique, démontrent ainsi le caractère contingent ou désuet des universaux moraux, soit linclusion de lindividu dans lordre des générations et des délocutions juridiques et sociales. Descartes, héros et pionnier du matérialisme moderne, confessant au terme de sa vie avoir cru pouvoir repousser les limites de lexistence reconnaît un savoir bien supérieur : celui de ne pas craindre la mort. Cest cette sagesse, ce pouvoir regarder le négatif en face que le matérialisme rend obsolète. Au lieu de se perpétuer dans ses enfants, cette immortalité des mortels décrite dans le Banquet, lindividu se réalise désormais dans sa propre immortalité, puisque la loi reconnaît la réalité psychique (je suis juridiquement fondé à prendre mes désirs pour la réalité) et non plus la régularité visible et la dette au principe de la norme. Le fantasme du clonage réalisant cet idéal moral de lautosuffisance. Si, comme le dit drôlement un démographe, depuis les années soixante les vieux refusent de mourir, cest que sont réunis à la fois les conditions sanitaires et les modèles sociaux de ce refus.
Adénine, Thymine, Guanine, Cytosine
La construction du modèle théorique de la molécule dADN par Watson et Crick a ouvert la voie à la domestication du génome, stade ultime de la domestication des espèces, et porte en puissance la réévaluation des recettes universelles de la sagesse. Achevant la révolution néolithique, la technique rend caducs les plus grands noms de lhumanité. Au moment où il suffit à lhomme de tendre le bras pour décrocher la lune, on observe une sorte dinvolution des canons moraux et, paradoxalement, au retournement de lidéal de vérité qui soutient la recherche scientifique, dont la règle est de ne jamais prendre ses désirs pour la réalité et qui permet aujourdhui de réaliser les rêves les plus fous de lhumanité... Si les hommes parvenaient jamais à se contenter des biens matériels, notait Tocqueville, il est à croire quils perdraient peu à peu lart de les produire.
Photographie de la lune prise par la mission Apollo 16 (16-27 avril 1972)
Cest en propédeutique à ces discussions que simpose létat des lieux projeté. Entre les aspirations de la modernité et la résistance de cette hypothétique nature humaine avatar présumé de la tradition il y a, de fait, une contradiction qui justifie le propos dinterroger un certain nombre de dossiers qui nourrissent le débat de la nature et de la culture. Car la nécessité, qui procède de la plus élémentaire réflexion écologique, de prendre en charge les régulations naturelles que lindustrie de lhomme a altérées, les conséquences anthropiques de lhabitation de lhomme, est sans répondant anthropologique. Ce qui fait consensus pour la niche humaine aujourdhui étendue à la planète fait discord pour lhomme. Comment, par exemple, fonder le droit de la famille dès lors que la maîtrise du processus reproductif (qui nest pas absolument nouvelle, puisque des indices datant de la XVIIIe dynastie font état de protections contraceptives ou que les chasseurs-cueilleurs se révèlent en mesure de contrôler lespacement des naissances en relation avec leur écologie) permet de soustraire la norme à la régularité naturelle, quand la procréation était, selon le mot attribué à Aristote, un choix irréfléchi et quil sagit maintenant de substituer une protection légale à la protection naturelle ? Comment fonder le droit de lenfant si labsolument individuel, en dépit de lordre générationnel, fonde le droit de ladulte ? Linclusion des minorités et des différences dans le patron commun, conquête et slogan de la modernité, signe peut-être moins lélargissement de la nature humaine que la naissance dune humanité idéalement sans nature. La quatrième partie, intitulée le Rituel et le Matériel, achevant de mettre en perspective ce mouvement de sacralisation et de désacralisation du cosmos qui aboutit aujourdhui à la sacralisation de la forme humaine, fondement moral ultime dun monde sans religion, se compose de huit études prospectives uvrant à cette recension des enthousiasmes et des servitudes de la nature humaine. Dans quelle mesure le propre de lhomme est le propre de lhomme ? Cest lenjeu de La chimie du rire. La prohibition de linceste est-elle le fruit emblématique du contrat fondateur de lhumanité, un saut sans répondant dans la nature ? Cest le sens de Quelques données sur la prohibition de linceste. La morale commande-t-elle la reconnaissance de la forme humaine ? Cest le sens de Morale et handicap. Existe-t-il un droit au sol au-delà des lois ? Cest la question de : Le juge, de quel droit ?, Droit au sol et mythes dautochtonie et de Habiter, cohabiter. La technoscience et luniversel épuisent-ils le besoin dhumanité ? Cest la discussion ouverte par Le territoire de la langue. Pourquoi les cultures spécifient-elles l'humanité à leur exercice ? C'est l'interrogation de Enquête sur la forme humaine : figures de l'altérité, de la morale et du droit.
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Quels outils pour cette recherche des fondements ? Les outils classiques de lethnologie et de lanthropologie politique, mais aussi, et certes de manière plus critique, ceux de la science du comportement et de lanthropologie cognitive, rapprochant, confrontant parfois, les acquis dune approche culturelle et ceux dune approche positive de la forme humaine. Lanthropologie du droit, qui sest notamment développée sous la pression contraire de la globalisation et des revendications culturelles, linguistiques ou politiques des minorités, rencontre ici le propos constituant de lanthropologie : témoigner, sans doute, de la diversité des cultures par le devisement du monde (pour reprendre le titre du célèbre récit de Marco Polo), mais aussi, au-delà de cette visée descriptive et interprétative, comprendre, si faire se peut et avec le concours des disciplines connexes, la signification de cette diversité. Cette quête de lunité trouve un champ détude, controversé quand on aborde les phénomènes culturels, sur le front de la science du comportement, sous la question de savoir sil existe une nature humaine, mais aussi sur celui de lépistémologie et des neurosciences, des disciplines ayant trait, cette fois, à la part intellectuelle et psychique de la nature humaine. La question de la nature humaine, obligée pour qui senquiert des fondements, loin donc de sépuiser dans un matérialisme élémentaire, doit revisiter, renouvelé par la linguistique et par la neuropsychologie, le topos de linnéité. Considérer les productions mentales selon leur nature propre fait alors apparaître, contre les évidences de lempirisme, le caractère construit, pré-cablé, des productions de lesprit : du langage, de la logique, de la catégorisation du réel. Linvestigation scientifique révèle ainsi, à linverse de la formule célèbre selon laquelle il ny a rien dans lesprit qui nait été dabord dans les sens, une spécificité de la production cérébrale susceptible de constituer une base objective dinvestigation pour caractériser les outils de la culture (voir : Introduction au débat de l'empirisme et de l'innéisme). Le partage et lopposition du Rituel et du Matériel qui informe lenquête est ici compris comme une expression de la diversité de ces outils cognitifs dont lhomme dispose pour sadapter au réel. La considération de cette matière à pensée, pour reprendre le titre dun échange entre un neurobiologiste et un mathématicien, fait immédiatement apparaître pour simplifier, et cette simplification suffit au champ de cet essai une spécialisation adaptative entre plusieurs types doutils dont la diversité renvoie, par hypothèse, aux différents enjeux de la culture. Ce que lon a appelé (rétrospectivement) la révolution cognitive déplace lopposition familière du réel et de sa représentation, de lesprit et de la matière. Le Matériel qualifie ainsi, non pas la réalité matérielle par opposition à la pensée, mais ces outils analytiques qui permettent à lhomme de créer un monde hors du monde, le point fixe qui permet de soulever le monde. Cest le savoir de la main prévalente et cest lunivers des objets techniques : le réel affronté et transformé par la médiation du signe. Le Rituel qualifie un autre style cognitif, celui de lémotion, de lidentité, de lexistence collective, de la religion, de la participation
qui permet à lhomme de refaire (sentimentalement) le monde, cest-à-dire de sy accorder.
Ces options théoriques et méthodologiques sont développées dans le traitement de dossiers la plupart étant, dailleurs, des classiques de lanthropologie sollicités pour la recension projetée, mettant en uvre une sorte de règle de Krogh (selon laquelle il existe un modèle expérimental idéal pour chaque sujet) dans le champ des sciences humaines. Comprendre la cosmologie du pouvoir en regard de la technique de ladministration des choses, la communication émotionnelle (lexpression de la douleur, la chimie du rire) en regard de la communication analytique, le droit au sol et lidentité en regard de luniversalité du droit, cest éprouver le sens de ce partage du rituel et du matériel. Ces études ayant aussi pour champ denquête les strates les plus archaïques de la psyché humaine, ce fonds unique où puise la diversité des cultures, et cherchant à comprendre la confrontation et la collaboration de lhomme sensible et de lhomme sensé ont pour propre de convoquer le savoir positif dans le champ de lanthropologie. Les philosophes des siècles passés avaient une curiosité et, généralement, une formation scientifique. Les sciences humaines nont-elles pas trop souvent, ou trop vite, quitté le terrain ? Lagrégation de philosophie a comporté jusquà une époque assez récente un certificat de sciences dont labandon a symboliquement fait le deuil de cette ambition. Au lieu de lui tourner le dos, lanthropologie na-t-elle pas le devoir, certes de répondre à lapproche positive, mais aussi celui dy puiser sa réflexion ? Sur des sujets où la culture a sans doute le dernier mot, mais où travaillent, dévidence, des instances multiples, il nest pas impossible dailleurs quun tel propos, méthodiquement borné, précisément parce quil nest pas engagé dans un processus de surévaluation spécifique, puisse contribuer à circonscrire lénigme du mal objet philosophique sil en est. Une lecture superficielle de ces recherches peut donc les faire juger horribile visu dinspiration matérialiste. Mais ce qui peut passer pour une faute de goût relève peut-être aussi dune exigence de vérité. Il serait parfaitement vain de faire comme si le savoir positif nexistait pas. Les objections que font lever les considérants matérialistes de la forme humaine sont aussi rituelles que nécessaires. Le propos des sciences humaines nest pas dimprécation, il est danalyse. Comprendre et non maudire les actions des hommes disait Spinoza. Pour reprendre un inusable sujet de dissertation de nos chères humanités : si Racine peint les hommes comme ils sont et Corneille comme ils devraient être, cest à Racine et non à Corneille quelles se rallient...
On donnera ici plusieurs exemples sans doute contingents qui nous paraissent toutefois illustrer lactualité de ce propos. Deux heures avant la manifestation qui a eu lieu à Paris en réaction à la profanation de Carpentras, nous avons reçu un appel téléphonique de Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah à qui un collègue travaillant aux Temps Modernes avait communiqué un développement, ici repris, se rapportant au génocide. La surprise de cet appel ne connaissant pas personnellement Claude Lanzmann tenait aussi au fait que dans ce texte, nous proposions une analyse opposée au refus de comprendre que cet auteur avait posé au principe de toute considération sur ce sujet qui est tout, en effet, sauf un sujet. Claude Lanzmann nous fit part de lintérêt quil avait pris à cette lecture. Comprendre que les crimes contre lhumanité sont des crimes de lhumanité, cest aussi lambition dune anthropologie positive. Quelque appropriées puissent être les épithètes dont on la stigmatise, la bête immonde na ni cornes ni sabots
Les éléments de cette étude ont été développés dans le chapitre Habiter, cohabiter : sur lexemplarité et le propos mesuré au drame des Balkans.
Autre exemple, où linvestigation positive nest pas, nous semble-t-il, sans produire quelque résultat, dune même actualité. Il sagit du débat sur le statut des langues régionales et minoritaires. Il existe en effet une approche qui a au moins le mérite de dépassionner le débat. À condition, toutefois et lon peut être fondé à dire que cest substituer une discussion à une autre de prendre en compte les hypothèses du savoir positif concernant les logiciels de notre machine cérébrale et spécifiquement lhypothèse selon laquelle nous sommes outillés et pour communiquer et pour prendre racine, pour analyser et pour participer, en lespèce émotionnellement engrammés avec notre environnement premier... Il se trouve dailleurs que cette hypothèse autorise quelque élément de réponse au réductionnisme... et à sa critique. On ne peut quêtre frappé, quand on a étudié la philosophie et la biologie et même sans par la différence dapproche des deux cultures, par leur nécessaire conflit, par leur impossible complémentarité et par le fait quelles répondent finalement à deux types dintérêts dont lun ne saurait annuler lautre. Une prise en compte raisonnée de ce quon appelle les valeurs de la tradition et, par opposition dailleurs, les valeurs de la modernité met en évidence, comme nombre dauteurs lont dit, deux types opposés de représentation du monde. Lobservation macro psychologique (philosophique ou politique, exoscopique) semble validée par lobservation neuropsychologique (endoscopique)...
Les critiques que ce type de questionnement engendre, nous lavons dit, sont nécessaires. Comme est nécessaire lobjection dun fundi entendue au cours dune enquête sur le clacanthe aux Comores : le fait pour lhomme de descendre du clacanthe na humainement aucun sens (c'était, en son temps, l'avis de Votaire : "Il y a peu de gens qui croyent descendre d'un turbot ou d'une morue, malgré l'extrème passion qu'on a depuis peu pour les généalogies" - Des Singularités de la Nature, 1772, Londres : p. 56)... Ces réserves, ces protestations dhumanité, ce refus de savoir que le philosophe ou le religieux sont fondés à opposer à lindiscrétion analytique et à la fragmentation de lunité humaine sont aussi les nôtres. Sachant quil nest quun banal maillon dans limmense chaîne, le chercheur de vérité doit entretenir, à la fois contre le dogme et contre le mol oreiller des certitudes mitoyennes, le feu de la critique et la vis dArchimède du questionnement sans fin. Fidèle au précepte dun classique qui aurait pu (peut-être) émarger à lhypothèse en cause avec sa cognitique de lesprit de finesse et de lesprit de géométrie : Sil se vante je labaisse ; sil sabaisse je le vante ; et le contredis toujours, jusquà ce quil comprenne quil est un monstre incompréhensible...
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La constitution du village planétaire requiert une écologie humaine où les contraintes dun patrimoine génétique répondant à un environnement paléolithique, lhomme demeurant un mammifère territorial avant dêtre un animal politique, doivent être expertisées avant dêtre civilisées. Pour fonder léthique et codifier lurbanité adaptée à la réunification de la famille humaine, il faut reconnaître le patrimoine originel. Et tel est bien le défi et la chance de la cité daujourdhui : mettre en communauté, contre les mirages et les crimes de la pseudo-spéciation, raciale ou religieuse, des hommes dont la dispersion historique et géographique semble avoir solidifié les différences mais qui apparaissent, à la faveur de cette contraction de lespace et du temps, fondamentalement identiques. Cest donc vers la recherche des constituants fondamentaux de lidentité c'est largument dune enquête ici présentée que tend cet essai. La vision wébérienne de la modernité, selon laquelle le développement économique saccompagne de ladoption de valeurs rationnelles et libérales (de la sécularisation de la société et de luniformisation des cultures) trouve en effet ses limites dans le choc des plaques tectoniques des civilisations. Alors quune guerre dun autre siècle vient de toucher spectaculairement le cur même de nos certitudes, laissant beaucoup dentre nous stupéfaits devant la découverte quil existe dautres hommes, nest-il pas pressant de comprendre pourquoi sommes-nous donc à la fois différents et fondamentalement identiques ? Cest à ce principe culturel dindividuation (comme il est un principe logique dindividuation) quil sagit de répondre. Le besoin didentité est peut-être irrationnel, mais il est constitutif dhumanité. Lexemple trivial de la nouvelle ethnicité, surgie du melting-pot américain, suffit à montrer le caractère inadéquat de lespérance universelle dune humanité de synthèse, quand bien même celle-ci serait-elle fondée en nécessité. Rendre raison de cette double allégeance, répondre à limpérieuse nécessité de la conscience daujourdhui de prendre en compte toutes les formes dhumanité, sans distinction de culture ou de destin, constitue le développement naturel des recherches ici présentées. Les hommes veulent échanger leurs biens, mais ils veulent garder leur âme, a pu dire récemment un président en visite chez les Inuits, ce qui est le propre dune conscience post-moderne : qui éprouve les limites de la modernité. Mais au-delà de linjonction morale, il y a des données factuelles, brièvement évoquées ici dans un des chapitres présentés, qui devraient nous convaincre du bien-fondé et du caractère moderne (dune modernité problématique, sans doute) de la volonté de garder son âme. Où il se vérifie que le rationalisme peut démontrer (contre son propre idéal dextirper la croyance, pourrait-on dire, mais fidèle à sa règle dobjectivité) la vérité physique du besoin de croire.
D'autres hommes, qu'est-ce à dire ? Il serait naïf de croire, en effet, que l'occidentalisation du monde a pour conséquence l'adoption des valeurs occidentales. La paix blanche exprime la maîtrise économique des échanges et le "rapt d'Europe", celui du matérialisme appliqué au processus de différenciation sociale, n'engage pas nécessairement l'adoption d'un modèle culturel particulier. La technique est neutre. On peut l'adopter, conserver et cultiver son identité. Il existe d'autres hommes : d'autres sociétés qui démontrent que l'utilisation de la technique et du calcul économique, tels que Max Weber les a caractérisés, ne sont pas l'apanage de l'Occident. Ces sociétés, où le rite passe avant la "théorie", où la pratique religieuse fonde la croyance (où la religion est essentiellement une affaire domestique, familiale) laissent le statut juridique des croyants ouvert aux demandes de la modernité (à la différence des sociétés où la situation de minorité faite à la femme est constitutionnelle, par exemple) et développent une capacité d'adaptation qui leur permet de s'approprier le "progrès". Ce n'est qu'une question de temps, d'assimilation par les voies de la formation, les délocalisations étant souvent l'école de cette libération. Il existe d'autres hommes : d'autres sociétés où la religion réglemente tous les domaines de l'existence et où l'occidentalisation forcée, le spectacle d'autres murs, par touristes, médias, par produits de consommation interposés est reçu comme une effraction de l'identité (quand la religion est tout, elle est légifère les relations homme-femme, les rapports générationnels... la théologie et la politique ne font qu'un). L'échec des mouvements nationaux qui n'ont pas été portés par l'économie, s'agissant de sociétés stratifiées dont le "développement" était pourtant politiquement programmé, s'explique probablement par la prégnance de ces formes religieuses totalisantes. L'expansion politique de l'Occident a pu faire croire, en effet, que l'adoption de ses valeurs était la clef de la libération. Cette idée, qui a porté la Décolonisation, a produit les démocraties que l'on sait. Sans contenu matériel dans les sociétés faiblement stratifiées ; voir : L'invention néolithique ou : le triomphe des fermiers les valeurs de liberté et d'individualisme n'engendrent qu'amer ressentiment. Rentrés au pays, les élites des pays colonisés, confrontés au chômage ou à la dépréciation, n'ont d'autre voie que la politique avec son spectre de variantes identitaires. Le détournement de la technique à des fins religieuses est la réponse à la paix blanche de ces techniciens formés à l'occidentale .
Au fond, cest le destin rétrospectif de la conscience européenne qui nourrit linstruction du dossier proposé. Cest évidemment une même conception de lhomme qui confère à lidée européenne son unité culturelle, au-delà des hagiographies nationales et des fortunes de lhistoire. Le paradoxe dune civilisation qui sest exprimée et qui continue à sexprimer dans la domination des autres peuples tient ici dans sa vocation quoi quil en soit parce quelle fait de lhomme le seul fondement du droit, à reconnaître lautre homme. La théorie des Droits de lHomme peut ainsi être identifiée, au terme dune longue filiation, comme laboutissement de cette conception spécifique de la divinité qui fonde une séparation radicale de lhomme et de lanimal (contre toutes les formes de totémisme, de chamanisme, de représentation thériomorphe ou panthéiste
), de lhomme et des formes animées qui peuplent la création, et rompt avec les religions dites traditionnelles qui codifient cette participation de lhomme à la nature. La conséquence, lointaine et paradoxale, de cette conception, avec lassomption du matérialisme (la désacralisation du cosmos ouvrant la nature à laction humaine), cest que la forme humaine y devient la seule source du Droit. Larraisonnement du monde, lexpansion matérielle des nations européennes le lourd fardeau de lhomme blanc, pour reprendre la fière expression, très fin de siècle, de Kipling, quelles que soient les vicissitudes de cette élection qui ne doit évidemment rien à la couleur rencontre alors lénigme de lautre homme et, fondamentalement, un devoir de reconnaissance parce que, au sens kantien du mot, chaque homme est législateur. La fin morale, cest ici lhumanité comme fin. De lHabeas corpus aux Droits de lhomme saffirme une même conception des fondements du droit dont lévaluation appelle, croyons-nous, lenquête à laquelle cette recherche voudrait contribuer.
C'est par un héritage en rupture avec la surévaluation théologique de cette unicité (avec le christianisme), mais fidèle à sa valeur descriptive quant à la place de l'homme dans la procession des êtres, que la raison, appréhendant la forme humaine comme seule koiné possible, rencontre l'universel. L'identité européenne, historiquement chrétienne, s'est parachevée contre le dogme et les idéologies. C'est à ce titre qu'elle a pu produire ce que l'on désigne par l'idéal de laïcité. Alors que les religions cultivent isolats et exclusivismes, il ne peut y avoir tolérance aux autres croyances que dans la suspicion de tous les dogmes, à commencer par celui dans lequel l'histoire vous a fait naître. Et si cette religion ouverte, tolérante, sans territoire ni communauté d'appartenance cette religion laïque ne suffit pas à remplir le programme humain, c'est que celui-ci doit satisfaire aux deux natures (chapitre 18.1 : Le territoire de la langue : les deux natures). La persistance (et l'universalité) de la croyance ne traduisent pas l'impuissance ou la démission de la raison à traquer la superstition, comme le professe la vulgate rationaliste. S'il y a de la superstition à ne pas croire la superstition (F. Bacon), c'est que les religions répondent au style cognitif visé plus haut. Offrir au petit d'homme une forme paradigmatique commune à tous les hommes qui lui permettrait aussi, et sans contradiction, de participer à son environnement immédiat, tel est le défi d'urbanité du village planétaire...
L'histoire en cause n'a évidemment de sens que rapportée à l'histoire générale de l'humanité et à l'aventure singulière de l'espèce. On peut en effet tenter de comprendre les relations entre phusis et nomos par la problématique de l'adaptation. La dispersion de l'homme sur la planète a engendré une différenciation : - phénotypique, - linguistique, - religieuse, - sociale qui constitue un défi pour qui cherche des invariants dans ce miroitement des formes et des expressions. Cette extraordinaire capacité d'adaptation, qui explique que notre espèce, qui vivait presque inaperçue il y a 65 000 ans dans sa niche écologique, a pu coloniser toute la planète met en vedette le temps court de l'adaptation culturelle par rapport au temps long de l'adaptation biologique. Ce temps court, c'est celui de la cumulation et de la transmission du savoir, commandées par l'ajustement au milieu, la production des ressources, l'ingénierie sociale et religieuse. Temps court, qui permet une appropriation en quelques générations, voire en une seule, d'un environnement, de techniques ou de valeurs autres, et qui se développe sur un temps plus long, qu'on pourrait dire temps moyen, qui rend compte des différences phénotypiques (différences visibles) ou adaptatives entre les hommes (la variation de la couleur de la peau en relation avec la protection contre les rayons ultra-violets et avec la capacité de synthèse de la vitamine D, par exemple : la couleur de la peau s'éclaircit quand diminue l'exposition au soleil ; la relation de la taille au volume en fonction des conditions climatiques et de l'hygrométrie ; l'adaptation relative au risque de paludisme que constitue la mutation de l'hémoglobine dite hémoglobine S ou C ; la sélection en faveur des possesseurs du gène de persistance de la lactase, ou du récepteur CCR5 muté, etc. ; voir : Avant Babel, Génétique des populations et systématique des langues : hypothèses sur la langue mère, in fine Notes et discussion). Ce temps moyen est aussi celui de la différenciation linguistique qui fait partie des différences visibles, ces caractères de surface qui distinguent ou opposent les hommes (quand les variations phénotypiques reçoivent une signification juridique), alors que les différences biologiquement significatives (le polymorphisme génétique) sont invisibles.
Ce temps moyen se développe lui-même sur un temps long qui est celui de l'évolution biologique. Cet héritage phylogénétique, nous le partageons avec nos cousins primates jusqu'à ce moment où, précisément et vraisemblablement en concomittance avec l'acquisition du langage, un décrochement s'est produit par rapport à la sélection naturelle. Quand l'organisation des sociétés animales est une et fixe, les sociétés humaines se caractérisent par leur diversité et leur capacité adaptative. Ce décrochement ne fait pas de l'homme, pour autant, un être qui serait né tout armé de la conception d'un Dieu. Bien que dénaturé par la culture, l'homme reste un produit de l'évolution. Un front de la recherche en sciences humaines, consiste à repérer dans la culture le destin de ce donné de nature. (Certains dossiers ici présentés pourraient l'être sous ce titre.) Il peut ainsi être montré :
- Que l'homme met en uvre, comme d'autres espèces, sous le nom de prohibition de l'inceste, une stratégie d'évitement de l'inceste qui répond aux contraintes générales de la reproduction sexuée (voir : Quelques données sur la prohibition de l'inceste :13.1.html) ;
- mais que cette contrainte est ouverte chez l'homme (voir : Transmettre le patrimoine génétique, transmettre le patrimoine économique : paradoxes de la reproduction : 13.2.html) quand elle est stricte chez les espèces animales en milieu naturel (de fait, l'inceste, rarement observé dans le monde animal, est tout sauf exceptionnel chez l'homme).
- Que nombre de phénomènes sociaux (et les plus tragiques) peuvent être compris par le fait que l'homme reste un mammifère territorial (Habiter, cohabiter : sur l'exemplarité : 17.html/17.1.html) ;
- mais que l'espèce humaine peut s'accommoder, comme le mode de vie urbain et comme la constitution d'un espace public le démontrent, d'une suspension du droit au sol quand celle-ci se révèle nécessaire à la vie de la société (voir : Il faut se battre pour la constitution comme pour le mur de la ville : sur le contrat démocratique.)
- Que les processus de constitution des groupes (les oscillateurs couplés
voir : L'"effet McClintock" et effets apparentés) mettent en uvre chez l'homme, au même titre que chez les autres mammifères sociaux, des phénomènes de résonance qui reposent sur des supports neuraux communs. Ainsi, par exemple, le propre de l'homme, le rire, puiserait, dans ses manifestations corporelles les plus spectaculaires, aux ressources phylogénétiques de la grégarité ;
- mais que c'est bien le rire sémantique, dont le support est essentiellement linguistique, qui caractérise l'espèce humaine
(voir : La chimie du rire : sur la sagesse vitale).
Une ligne de force apparaît immédiatement dans cette série d'exemples (et de contre-exemples). Tous mettent en évidence le conflit de l'émotionnel et du rationnel. C'est par l'émotion que nous sommes nature, c'est par la raison que nous sommes culture et droit (voir : Le territoire de la langue : les deux natures).
Cette confrontation de la culture et de la nature a engendré deux bifurcations sociétales majeures dans l'histoire de l'humanité (quand le temps court de l'adaptation renverse le temps long de l'évolution) qui interrogent nécessairement (et donnent matière à) l'anthropologie du droit.
Une adaptation, aux conséquences révolutionnaires, tant juridiques, religieuses que sociales, avec la domestication des espèces et des plantes, la sédentarisation, l'accroissement démographique et la stratification sociale, c'est la révolution néolithique. Plus probablement subie que choisie. Le dernier mouvement d'expansion européen, avec la colonisation de l'Australie, des Amériques ou de l'Afrique est une conséquence lointaine de cette évolution qui a vu la réduction progressive, jusqu'à l'extinction, des chasseurs-cueilleurs (voir : Le triomphe des fermiers). Il existe une caractéristique, presque invisible, de cette révolution : elle est à l'origine de la plupart de nos évidences juridiques et familiales (unité domestique, propriété, héritage vertical, morale sexuelle
) (voir : Que signifie 'porter la bonne parole' ? mission et colonisation).
Une seconde bifurcation s'opère dans l'histoire de l'humanité et trouve ses conséquences ultimes dans la sécularisation du monde. C'est l'avènement de la technique et du savoir scientifique, parcellaire et difficilement constitué (en Grèce, en Inde, en Chine, au Moyen-Orient), qui explose à partir de la Renaissance quand il s'affranchit de la croyance. Cet achèvement permet à l'homme de s'excepter de la nature et trouve sa consécration dans la domestication du génome. Le découvreur de la double hélice (qui s'est souvent et récemment signalé par ses propos racistes) a ouvert la voie à une sélection de l'espèce qu'Habermas qualifiera d'eugénisme libéral. Le temps court de la culture ne se contente plus de neutraliser le temps long de la nature : il est en mesure problématiquement d'en programmer le cours (non seulement de créer des espèces nouvelles par sélection, mais de créer des chimères La Grande-Bretagne vient d'autoriser la création in vitro d'embryons constitués d'un patrimoine génétique humain couplé à une machinerie cellulaire d'origine animale).
L'état des lieux de la modernité fait donc apparaître :
- une même appartenance à la famille humaine au temps long de l'évolution et au partage de ce décrochement qui nous définit comme espèce ;
- une différence visible des phénotypes et des langues liée à la dispersion géographique d'homo sapiens sur la planète ;
- une différence affichée et militante des croyances et des systèmes sociaux, en mesure d'instrumentaliser les outils et les effets de l'adaptation qui rend compte des développements de l'histoire contemporaine ;
- ainsi que la difficile mise en place des Droits universels dans un monde réunifié...
Faisant profession de foi du mot de Lichtenberg : Le visage de lhomme est pour nous la province la plus passionnante de la terre, lethnologie, témoignant de cette reconnaissance qui précède la connaissance, fait donc lépreuve de la différence et, nécrirait-il rien sur son sujet, alors quon attend de lui rapports et devisements, il nest pas impossible que cette expérience tangentielle (il ne peut devenir, le voudrait-il, ce décivilisé de Charles Renel) mette lethnologue en situation de porter un regard différent sur sa propre culture. Si la discipline a largement contribué à la mise en question indirecte ou relativisante de la société occidentale ; quil sagît déducation, de religion, de rapport au corps et au sexe, dusage de stupéfiants, de hiérarchie familiale ou sociale, etc. (Laburthe-Tolra, 1998 : 11), cest aussi parce lethnologue fait une autre épreuve des valeurs et que le partage ajoute à la connaissance. Bien que banale et le restant le plus souvent : les particuliers se déplacent beaucoup, mais il semble que la philosophie ne voyage point, notait Rousseau lexpérience contient aussi la chance dun renversement des clartés (Jean Paulhan à propos des hainteny). Jillustrerai ceci par un contre-exemple emprunté, précisément, à la tragique actualité du choc des civilisations et qui montre opportunément que la suffisance des nantis nest pas seulement matérielle. Comme pour répondre à un article paru dans The Atlantic Monthly (July/August 2001, vol. 288, n° 1, pp. 38-42) avant latttentat du World Trade Center où il était expliqué que les services secrets des Etats-Unis navaient ni les moyens ni lenvie dinfiltrer les groupes fondamentalistes musulmans : ne disposant daucun volontaire pour passer plusieurs années à avaler une bouffe innommable (shitty food), sans femme, dans les montagnes dAfghanistan et ignorant par principe les missions that include diarrhea as a way of life, le président Bush a déclaré que lAmérique [devait] savoir que des hommes et des femmes couchent à même le sol pour la sécurité de tous, mangent des pizzas froides et téléphonent le soir à leurs enfants pour leur dire quils ne rentreront pas. Des agents du FBI, en effet, sentraînent à camper dans un garage de New York, tandis que des experts de la CIA dorment au quartier général de Langley en Virginie sur des matelas, dans un sous-sol rebaptisé Bin Laden Lane
Lethnologue, lui, nattend certainement pas rétribution ou considération de ce quil fait par simple passion, et non parce quil a le sens du devoir ou du sacrifice. À lheure où les apparatchiks et les bureaucrates de nos Ministères programment une mort lente de notre discipline y a-t-il rien plus urgent et plus nécessaire que de comprendre pourquoi les hommes sont à la fois un dans leur constitution et divers dans leurs expressions ? Au-delà dune simple mise en perspective et du constat de la contradiction des valeurs et du conflit des interprétations, lanthropologie doit rendre raison du fait que cest un même esprit humain qui sexprime dans ces choix contraires et que lopposition quon formalise comme lopposition de la tradition et de la modernité est un conflit dont la ligne de partage passe, en réalité, en nous-mêmes.
Si lanthropologie sans ethnologie est vide, lethnologie sans anthropologie est aveugle : lépistémologie et la psychologie cognitive ne sont-elles pas moins nécessaires pour déchiffrer le savoir traditionnel que pour évaluer lidentification de loutil et de lutile la disqualification en inutile de ce qui nest pas outil. Car le savoir de la main prévalente, répertoire des moyens de transformation du réel, coexiste avec dautres concepts et dautres outils, proprement humains, qui gèrent un autre mode dêtre au monde et en société. Ces facultés, concurrentes et complémentaires, nétant évidemment pas postées en lhomme comme les Grecs dans le cheval de bois... La diversité des sujets ici proposés est donc soutenue par la recherche de cette unité. Cette diversité peut surprendre et il serait vain de prétendre à un savoir spécialisé sur tous les dossiers abordés. Apprêtée pour la publication dans une case en ravenale, la délocalisation en accusant parfois lécart, cette dissémination nous a dautant moins échappé. Convaincu, pourtant, quun même souci en légitimait linstruction, nous avons cru, ayant la quête du sens pour objet et faisant danser Scholastique sur nos genoux, quil nétait pas impossible den réparer limpair. On voudrait que cette dissémination, rendue possible sinon excusée par la science du spécialiste à qui nous devons tout réponde à lobjet de la discipline, tel que formulé par Jean-Jacques (et qui vaut dêtre répété) : Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier lhomme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés. (Essai sur lorigine des langues, ch. VIII). Il nest évidemment pas dans le propos de cet essai de conclure, pour autant quil y ait intérêt à le faire : seuls les morts ont vu la fin de la guerre. Il est dexpérimenter. À qui demande des preuves sur-le-champ, on aimerait rappeler cette réponse de Thémistocle à Xerxès : Le langage de lhomme est semblable à celui des tapis historiés, cest en se déployant librement quil expose dans tout leur jour les sujets traités, tandis que contraint et ramassé il les cache et les déforme. Pour déférer aux classements, on dira donc de la perspective ici proposée, dans le sillage de la révolution cognitive qui déplace lopposition reçue du réel et de sa représentation (de lidéel et du matériel), quelle est : évolutionniste : elle envisage les ressources cérébrales dans leur signification adaptative (ce qui ne préjuge évidemment pas de leur destin) ; post-structurale : la conception qui informe cette philosophie présupposant un monisme cognitif impropre à rendre compte des deux natures ; post-analytique : le malaise dans la civilisation relevant, dans cette optique, moins dune sédimentation, culturelle ou épigénétique des instances psychiques, telle que la théorie en est argumentée dans les métapsychologies, que dun conflit des facultés ; et néo-moderne, et non post-moderne : le constat de la diversité doutils caractérisant le cerveau humain qui la fonde (et de la différence de hiérarchie que les sociétés peuvent établir entre ces outils), loin dentretenir un relativisme culturel, fournit les bases dune recherche de communs adaptés à la réunification de la famille humaine.
Ambila, pays antemoro
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