Naturalisation et reproduction de la dominance
L'endogamie, et spécialement l'endogamie raciale, est un moyen de reproduction des cultures et des patrimoines. Dans son Mémoire sur l'esclavage des Nègres, Pierre Victor Malouet, administrateur et planteur aux colonies il sera ministre sous Louis XVIII a cette phrase : "C'est à l'ignominie attachée à l'alliance d'un esclave noir que la nation doit sa filiation propre". Il poursuit : "Si ce préjugé est détruit, si l'homme noir est parmi nous assimilé aux Blancs, il est plus que probable que nous verrions incessamment des mulâtres nobles, financiers et négocians, dont les richesses procureroient bientôt des épouses, des mères à tous les ordres de l'Etat. C'est ainsi que les individus, les familles, les nations s'altèrent, se dégradent et se dissolvent."(1788 : 40) La pérennité de la ségrégation sexuelle paraît assurer la pérennité d'un système de domination dans lequel la couleur de la peau est donnée comme le discriminant principal. L'esclavage est nécessaire pour prévenir le "mélange des races" : il démontre l'impossibilité absolue de la mésalliance. L'endogamie raciale est comprise comme la condition de la reproduction de soi. L'esclave noir est l'aubaine qui fait le blanc à la fois blanc et prospère. C'est, toutefois, l'association de ces deux qualités : la propriété d'esclaves et la pureté du sang, qui fait le blanc. Aux Iles, les blancs qui ne possèdent pas d'esclaves sont juridiquement assimilés aux sang-mêlés : on les appelle les "nègres blancs". L'accession des affranchis et des mulâtres à la propriété leurs richesses excitent l'envie de ces "petits blanchots" (Milscent, 1791 : 6) qui n'ont que la couleur de leur peau pour tout bien et l'existence même de ces blancs sans titre de blancheur, relégués au dernier rang de la société esclavagiste, sont deux exceptions au principe visible, immédiatement intelligible, de la ségrégation racio-économique qui veut l'ajustement de la couleur et de la fonction. Parallèlement aux mesures qui assimilent le "petit-blanc" au sang-mèlé, il y a celles qui interdisent aux gens de couleur l'appropriation des signes de la domination ; une ordonnance de 1758 leur interdit de porter épée ou manchettes ; une autre de 1773 leur fait défense "de prendre des noms de Blancs" et leur enjoignent "de choisir un surnom tiré de l'idiome africain, de leur métier ou de leur couleur". Car "le nom usurpé peut mettre du doute dans l'état des personnes, jeter la confusion dans l'ordre des successions et détruire enfin entre les Blancs et les gens de couleur cette barrière insurmontable que l'opinion publique a posée et que la sagesse du gouvernement maintient". Une ordonnance de 1779 constate : "C'est surtout l'assimilation des gens de couleur avec les personnes blanches, dans la manière de se vêtir [...], dans la forme des habillements, la parure éclatante et dispendieuse, l'arrogance qui en est quelquefois la suite, le scandale qui l'accompagne toujours, contre lesquels il est très important d'exciter la vigilance de la police". Le Code noir de 1685 commande à" tous gens de couleur, ingénus ou affranchis [...] de porter le plus grand respect non seulement à leurs anciens maîtres, leurs veuves ou enfants", mais encore "à tous les blancs en général".
Le "physique de l'emploi"
La propriété de l'homme de couleur, de même que la couleur du blanc sans propriété sont des signes en réalité usurpés. Ideologiquement, ce système se donne, en effet, pour une logique naturelle de la forme humaine. "Tout blanc se croit né pour commander à celui qui n'a pas le bonheur d'être de sa couleur ; il se regarde comme un souverain : de là naissent un despotisme inconcevable d'une part, et un avilissement prodigieux de l'autre." (Bory, 1789) Girod de Chantrans constate : "Ici, la peau blanche est un titre de commandement consacré par la politique et par les lois ; la couleur noire, au contraire, est la livrée du mépris". Alors qu'une logique purement économique pourrait souffrir des noirs esclavagistes et des blancs tombés en servitude, l'opposition maître-esclave est ici "solidifée" dans l'apparence ; cette hiérarchie de la forme, ou morale naturelle des statuts sociaux, ne se résume pas immédiatement dans une question d'intérêt économique et politique. Dans des circonstances où "l'intérêt et la sûreté" n'imposent nullement que le blanc accable la "race des Noirs" du plus grand mépris, contrairement à ce que requiert la structure sociale de Saint-Domingue, selon Hilliard d'Auberteuil, Mercier rapporte, dans ses Tableaux de Paris, la scène suivante : "Un jour j'accompagnais Jean-Jacques Rousseau le long des quais. Il vit un Nègre qui portait un sac de charbon; il se prit à rire et me dit : "Cet homme est meilleur à sa place, et il n'aura pas la peine de se débarbouiller, il est à sa place ; oh ! si les autres y étaient aussi bien que lui".
D'après le code de cette physiologie morale, qui juge d'instinct et de manière irrépressible, c'est d'abord son physique qui légitimerait la place du noir, tant dans l'échelle des races qu'à la plantation. Du "nègre philosophe" des Lumières à l'esclave, il n'y a qu'une différence de circonstances. Dans son milieu naturel, il doit son bonheur à son ignorance et à sa nature grossière. "Ils ne sont pas capables d'une grande attention, écrit Voltaire. Ils combinent peu et ne paraissent faits ni pour les avantages, ni pour les abus de notre philosophie". Raynal les décrit ainsi : "Rassemblés sous d'épais feuillages, ils fument, ils boivent, ils chantent ou ils dansent. Ces amusements de la veille sont ceux du lendemain". Philosophie naturelle qui est en réalité une insouciance ou une insensibilité prouvant l'absence, chez l'homme noir, de cette lucidité inquiète qui définit l'industrie du civilisé. "Ils ont le nez si écrasé, écrit Montesquieu, qu'il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne dans un corps tout noir". "Leurs yeux ronds, surenchérit Voltaire, leur nez épaté, leurs lèvres trop grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d'hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre qu'ils ne doivent pas cette différence à leur climat, c'est que des nègres et des négresses, transportés dans les pays les plus froids y produisent toujours des animaux de leur espèce et que les mulâtres ne sont qu'une race bâtarde". "Il n'est pas impossible, suggère le philosophe, que dans les pays chauds des singes aient subjugué des filles". Dans un mémoire paru en 1779, le lieutenant-colonel Desdorides révèle le principe de ces évaluations en expliquant que "le siège de leur âme est proprement dans leur physique". Moins spéculatif, le colon constate : "Le Nègre reconnaît dans le Blanc un génie supérieur dont la force le subjugue." (Ducurjoly) En un mot, ils ont le physique de l'emploi : "Les Noirs seraient à plaindre si leur insensibilité naturelle n'atténuait pas en quelque façon les peines attachées à l'esclavage". "Ce n'est pas seulement l'esclave qui est au-dessous du maître, c'est le Nègre qui est au-dessous du Blanc." (Marquis de Chastellux, 1786)
"Parle-t-on mariage ? L'Arabe demande : Est-elle de bonne maison ? Le Chleuh : Est-elle riche ? Le Hartâni : Est-elle blanche ?"
(Charles de Foucauld, Voyage au Maroc, 1888 (1939) ; vide supra : chapitre 17 : Habiter, cohabiter : sur l'exemplarité.)
La dissemblance raciale, si marquée qu'on la veut spécifique, s'accorde si parfaitement avec la division sociale que son ostentation est nécessaire à la perpétuation d'un système qui paraît en être la conséquence naturelle. L'éternité dés rôles et des privilèges est contenue dans l'immutabilité des espèces. Mais les races, contrairement à l'attente des simili-spéciations que sont les cultures, ne sont pas des espèces et il convient donc d'en entretenir la pureté. La mésalliance n ' est pas seulement un égarement individuel de la reconnaissance et une faute contre soi, un crime contre l'humanité : en mettant en cause le caractère idéologique et fonctionnel de la division qui est au principe de l'organigramme social, elle jette le trouble dans la hiérarchie des assurances. Pour le dominant, elle peut signifier, en dernier ressort, une promiscuité dangereuse avec la perspective d'une subversion de l'ordre ; pour le dominé, le moyen d'une ascension sociale et "raciale". (II existait traditionnellement au Rwanda une corrélation positive entre la longilignité du corps et l'hégémonie politique, et ce, en dépit d'un fort métissage : les jeunes gens conformes au canon esthétique de la dominance sont envoyés à la cour. En vertu de cette représentation, il n'existe pas de métis.)
"Le colon n'a qu'une peur, écrit Pluchon (1984: 189), entendre dire de lui : "II a des parents à la côte": à la côte de Guinée, bien sûr. Comme l'a relevé Wimpfen, telle est "l'expression par laquelle on manifeste son mépris, pour peu que l'on soupçonne qu'une seule goutte de sang africain ait filtré dans les veines d'un blanc; et la force du préjugé est telle qu'il faut un effort de raison et de courage pour oser contracter avec lui l'espèce de société familière qui suppose l'égalité." "L'intérêt et la sûreté veulent que nous accablions la race des Noirs d'un si grand mépris que quiconque en descend jusqu'à la sixième génération soit couvert d'une tache ineffaçable." (Hilliard d'Auberteuil) Le sang-mêlé est utilisé par l'ordre colonial pour son aspiration à se démarquer de l'esclave et à se rapprocher du blanc. Il en est le "bras policier et militaire" (Pluchon : 190). Mais il n'est pas payé de reconnaissance. "Le français qui débarque de la métropole où il a fréquenté des sang-mêlés est stupéfait par l'ostracisme que leur infligent les Blancs dans les colonies", écrit Pluchon. Il cite le témoignage d'un jeune juriste marié à la fille d'un colon. "Les hommes, de même que les femmes de couleur dont la teinte n'était pas trop foncée passaient en France pour des créoles ; aucun préjugé ne pesait sur ces personnes, et avec de la fortune elles jouissaient de tous les avantages dont nous jouissions nous-mêmes". "En proie à toutes les passions violentes, écrasés sous tant de foudres, quel est donc notre crime ?" demande, en 1789, dans son "Précis des gémissements des Sang-mêlés dans les colonies françaises", J.M.C. "Américain", qui déplore : "Notre alliance est notée d'infamie, notre société même est une tache". Le "crime" du mulâtre, c'est de prouver une affinité (alliance et convenance) entre deux ordres que tout doit opposer. Voici les doléances des mulâtres au "Tribunal de la Nation" en vue d'obtenir une représentation à l'Assemblée Nationale, faisant valoir la spécificité de leur couleur : "Alors que la couleur des Noirs désigne l'Afrique, la couleur des Sang-mêlés désigne l'Amérique", sont bientôt suivies des "Réclamations des Nègres libres américains" qui commencent ainsi : "Le Nègre est issu d'un sang pur ; le mulâtre au contraire est issu d'un sang mélangé ; c'est un composé du noir et du blanc, c'est une espèce abâtardie. D'après cette vérité il est aussi évident que le Nègre est au-dessus du mulâtre, que l'or pur est au-dessus de l'or mélangé. D'après ce principe, le Nègre libre dans l'ordre social doit être classé avant le mulâtre ou l'homme de couleur."
La mésalliance est fustigée par la doctrine et flétrie par les moeurs. Après le mariage du marquis de Laage avec une créole métissée, le ministre Bourgeois de Boyne écrit aux administrateurs que sa Majesté a jugé qu"il importait au bon ordre de ne pas affaiblir l'état d'humiliation "attaché à la race noire" dans quelque degré qu'elle se trouve, préjugé d'autant plus utile qu'il est dans le cur même des esclaves, et qu'il contribue principalement au repos des colonies". "M. Le Marquis de Laage, capitaine d'une compagnie de dragons, qui a épousé en France une fille de sang-mêlé et qui par cette raison ne peut plus servir à Saint-Domingue, vous prouve combien sa Majesté est déterminée à maintenir le principe qui doit écarter à jamais les gens de couleur et leur postérité de tous les avantages attachés aux Blancs." Le Code Louisiane interdit aux Blancs des deux sexes "de contracter mariage avec les Noirs, à peine de punition et amende arbitraire". En 1706, Jérôme de Ponchartrain signifie au gouverneur-général des Iles que le Roi ne veut pas que les lettres de noblesse de quelques gentilhommes "soient examinées, ni reçues, puisqu'ils ont épousé des mulâtresses". Pour Maurepas, en 1731, l'exclusion des emplois de ceux qui se sont mésalliés "pourrait attirer les réflexions de ceux qui n'ont point encore contracté ces alliances déshonorantes et produire un bon effet". Un simple employé de plantation écrit: "Nous faisons dans ce pays-ci très peu de cas des personnes qui se mésallient. M. de Pons, se trouvant dans cette classe, se trouve exclu de l'estime publique. Cependant il est fort riche et cette qualité lui donne accès auprès de quelques personnes". Hilliard d'Auberteuil compte à Saint-Domingue "environ trois cents hommes blancs mariés à des filles de sang-mêlé ; plusieurs sont nés gentilhommes ; ils rendent malheureuses ces femmes que la cupidité leur a fait épouser ; ils sont eux-mêmes plus malheureux encore quoique dignes de pitié... Est-il rien de plus accablant pour des pères que de donner l'être à des enfants incapables de remplir aucune fonction civile et condamnés à partager l'humiliation des esclaves." A cette défense mise à toute alliance avec l'"impur" répond la convoitise de l'exclu. Le Dominguois Clausson écrit dans son Précis historique de la Révolution Française : "Les obstacles mis à l'union des femmes blanches avec les hommes de couleur avaient toujours irrité ceux-ci à tel point qu'ils en ont toujours fait leur grief principal".
Quand le sentiment tient la nécessité en échec...
"Quoique les Nègres aient peu d'esprit, écrit Buffon, ils ne laissent pas d'avoir beaucoup de sentiment [...] L'humanité se révolte contre ces traitements odieux que l'avidité du gain a mis en usage". L'émotion montre l'humanité. La souffrance de l'homme noir manifeste une communauté d'appartenance puisqu'elle éveille la compassion. Le combat des Lumières pour l'abolition de l'esclavage s'appuie d'abord sur la représentation de la barbarie exercée à l'encontre de frères humains. "Brisez ce mur d'airain dont le préjugé s'applaudit depuis tant de lustres, écrit La Vallée. Brisez-le ! Il vous cache des hommes; il vous cache des frères." L'émotion, si elle n'est bridée, étouffée, dévalorisée, commande le devoir. A cet égard, l'exotisme, la mode, la convention, paradoxalement sans doute, mais pour une part peut-être moins superficielle qu'il n'y paraît, devaient contribuer à libérer la sensibilité des contraintes d'une classification qui excluait naturellement et fonctionnellement l'homme noir du partage d'humanité. Le chérubin noir, peint à côté des grandes dames dont ils faisaient ressortir la blancheur était à la mode depuis la fin du XVII" siècle. Voici ce qu'en écrivait, en 1777, le publiciste J. V. Delacroix dans sa Peinture des moeurs du siècle : "Femmes charmantes dont les goûts sont si passagers, vos caprices répandent le bonheur sur tous les êtres ; ils font plus d'heureux que notre froide constance. La perruche, la levrette, l'épagneul, l'angora, ont tour à tour reçu vos tendres caresses et fait couler vos larmes... La flamme la plus belle était prête à s'éteindre. Une froide insensibilité allait succéder aux ravissements, aux transports les plus vifs, à la joie la plus bruyante, lorsque tout à coup, ces petits êtres noirs, qui ont reçu le jour dans le sein de l'esclava-ge, attirèrent sur eux vos regards bienfaisants. A l'instant même leurs fers ont été brisés, la honte s'est effacée de dessus leur front, vous les avez enlevés au mépris et à la servitude. Humanité malheureuse ! Essuie tes larmes, et vois ces enfants que l'on te ravissait si cruellement, que l'on abaissait à la condition des bêtes, élever avec orgueil leurs petites têtes lanugineuses, appuyer leurs lèvres sur celles de la beauté, serrer de leurs faibles mains un col éblouissant et découvrir hardiment des charmes que la pudeur avait voilé aux regards de l'amour [...] Heureux enfant, ton père éloigné gémit peut-être à présent sous les coups ! Un maître impitoyable fait couler son sang, son orgueil lui refuse le nom d'homme; et toi tu es sur les genoux de la Beauté [...] Ah! prie le ciel qu'il prolonge ton enfance et l'heureux caprice qui fait ton bonheur."Comme tel, dénué de profondeur, ce caprice n'est pourtant pas sans valeur pédagogique, même si un tout autre sort pouvait être fait au même individu quand il avait perdu ce pédomorphisme exotique propre à distraire, à sur-signifier : à exciter les transports d'intérêt et les ravissements des dames. "On les gâte lorsqu'ils sont enfants pour les couvrir d'opprobre quand ils sont hommes"; "on leur accorde trop ou trop peu", notait, à propos des sang-mêlés un colon de Saint-Domingue. Le "trop" démontre l'injustice du "trop peu". Ainsi qu'il est argumenté dans un mémoire pour la défense de deux Noirs ayant intenté un procès en affranchissement à leur maître, "le sieur Mendès, Juif", la "voix puissante qui crie au fond du coeur de tous les hommes" dément toute idée de "servitude naturelle". La voix du coeur prouve la communauté humaine, dès lors que, libérés des "préjugés enfantés par la vanité et par l'orgueil", les hommes vivent dans une proximité naturelle.
En effet : les comportements privés font parfois échec à la rigueur des règlements administratifs et l'exclusion qui, aux Iles, frappe les sang-mèlés n'est pas toujours vérifiée. Maurepas conseillait aux administrateurs-généraux de "décourager les Blancs d'épouser des Noires ou des mulâtresses car cela pourrait les trop attache aux intérêts de leurs alliés". "Ce sont les femmes, écrit Pluchon, mulâtresses et Négresses qui ont mis à mal la pratique du préjugé de couleur en devenant les concubines d'un nombre appréciable de Blancs." (p.205) "Passion, sensualité, sentiments lient les Blancs aux mulâtresses." (id. p.206) La situation démographique des Blancs n'est plus celle que décrivait, en 1674, un officier de marine à propos de l'île de Bourbon : "Ces misérables demandent des femmes, la plupart ayant été contraints d'épouser des négresses leurs esclaves", ou celle qu'un administrateur de Saint-Domingue caractérisait, en 1681, en relevant que quatre mille Blancs vivaient dans la colonie, mais seulement quatre-cent-trente-cinq blanches. A la fin du XVIIIe siècle, la "pénurie" n'est plus seule en cause dans les relations sexuelles inter-raciales. "On s'honore pour ainsi dire d'être l'amant entreteneur ou entretenu d'une de ces beautés mauricaudes, constate un colon de Saint-Domingue, et l'on se croirait déshonoré d'en faire sa femme. Plusieurs Français ont cependant contracté de pareilles alliances pour des motifs intéressés ; ils en sont bien punis, car on les accable d'humiliations ; ils perdent toutes leurs prérogatives et tout Blancs qu'ils sont ils se trouvent à jamais ravalés [...] dans la classe des gens de couleur". Si la remarque, rapportée par Maurepas en 1731, émanant d'un ancien gouverneur-général de Saint-Domingue, qui lui écrit avoir observé qu'"il y avait peu de Blancs de sang pur [dans l'île], parce que tous les habitants sont mulâtres ou en descendent", est fondée, l'importance de la médiation des femmes entre les deux ordres antagonistes de la société ne doit pas être sous-estimée. Le gouverneur Blénac écrit en 1713 : "Le nombre des garçons était plus considérable que celui des filles, ce qui jetait les garçons dans le désordre par des concubinages publics avec des négresses et des mulâtresses. La tolérance de nos prédécesseurs et du Conseil supérieur a causé une infâme prostitution. Nombre de maîtres, au lieu de cacher leur turpitude, s'en glorifient, tenant dans leur maison leurs concubines noires et les enfants qu'ils en ont eu, et les exposent aux yeux d'un chacun avec autant d'assurance que s'ils étaient procréés d'un mariage légitime". Ces accommodements avec la morale raciale ne se rapportent évidemment qu'aux femmes de statut ou d'origine servile. "Le commerce que les Européens ont avec les mulâtresses, note un colon, leur attire une sorte de considération ; on se permet de les voir en société, de manger avec elles, mais on ne permet pas au mulâtre le moindre rapprochement. On ne rougit pas de souffrir quelquefois la familiarité d'une friponne de mulâtresse et l'on rougirait de faire accueil au plus honnête mulâtre".
Quant aux enfants nés de ces unions, "ils entrent souvent dans la famille coloniale. Ils ne jouissent pas des mêmes droits que les enfants légitimes et blancs, mais ils sont reconnus par le père et souvent par l'épouse, ses fils et ses filles [...] Les pères veillent à l'avenir de leur progéniture métissée avec un souci souvent réel. On dote la jeune mulâtresse et on la marie avec un Blanc. On envoie le jeune mulâtre apprendre un métier en France ou recevoir une éducation plus soignée." (Pluchon : 209) Si les particuliers peuvent passer outre aux raisons de la morale collective, la tenue des ordres et la conservation des privilèges imposent, en revanche, contre la nature et le sentiment, une disqualification radicale de l'"inférieur": ("Ce n'est pas seulement l'esclave qui est au-dessous du maître, c'est le Nègre qui est au-dessous du Blanc.") "II est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, écrit Montesquieu, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens... De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains." Le simple "bon sens" impose donc aussi, sur le territoire du royaume même, alors que le maintien de la division sociale n'est pas en cause, un strict contrôle des entrées d'esclaves qui suivent leurs maîtres quand ceux-ci reviennent des Iles. Une ordonnance placardée à Nantes en 1768 constate que "le nombre des esclaves a augmenté de jour en jour en cette ville" et déplore : "L'abus est porté au point que ces esclaves se marient ensemble, et forment même des unions mixtes qui répugnent à nos murs et dont le fruit ne peut manquer d'être entaché des vices d'une espèce d'hommes qu'on n'aurait peut-être jamais dû permettre d'introduire dans ce climat. Les exemples de ces mariages viennent de se renouveler en cette ville : il s'en est fait deux depuis peu." (Pluchon : 129) Un Arrêt du Conseil d'Etat du Roi du 5 avril 1778 qui fait référence à une Déclaration du 9 août 1777 sur l'introduction de "tous Noirs, Mulâtres ou autres Gens de Couleur, de l'un et l'autre sexe" dans le Royaume "fait défenses à tous ses sujets Blancs de l'un et de l'autre sexe de contracter mariage avec les Noirs, Mulâtres ou autres Gens de Couleur", "ce qu'il serait contre le bon ordre de tolérer" et "fait défenses à tous Notaires de passer aucun contrat de mariage entr'eux à peine d'amende". Deux ans plus tard, dans ses "Réflexions historiques et politiques sur le commerce de la France avec ses colonies d'Amérique", un négociant bordelais déplore l'inefficacité des lois : "Malgré elles, écrit-il, nous voyons des Nègres, des mulâtres et autres gens de couleur chez les princesses, chez les personnes en dignité dans l'Etat ; chez les financiers, chez les négociants, chez le bourgeois, même chez nos courtisanes élégantes ; c'est une manie chez les uns et une ridicule ostentation chez les autres". Le constat de cette impuissance des lois lui inspire l'interpellation suivante : "Les Français verront-ils avec indifférence que leur nation s'abâtardisse et devienne bigarrée comme celle des Espagnols et des Portugais, où le sang pur est aussi rare que le phnix" . Un projet d'arrêt pour un "statut de la population colorée en France", élaboré dans les années 1777-1778, est ainsi caractérisé par ses auteurs : "On s'est proposé d'établir [...] une sorte d'inquisition civile qui puisse dégoûter du séjour en France les Noirs et les Mulâtres."
Quand la nécessité aveugle...
Alors que l'esclave était, pour les Lumières, la victime emblématique du despotisme l'abolition de l'esclavage fut votée en 1794, dans le mouvement d'émancipation de la révolution française les révoltes de Saint-Domingue devaient, dans l'esprit des plus libéraux, renverser les rôles et conforter le préjugé commun : "Le malheureux esclave devient une brute sanguinaire et le colon, naguère tigre assoiffé de sang, une victime pitoyable". (Pluchon : 269) Un officier ayant servi à Saint-Domingue, Baudry des Lozières, dénonce, dans un essai intitulé Les égarements du nigrophilisme, paru en 1802, la propagation d'un mal insidieux. "Le sang africain ne coule que trop abondamment dans les veines des Parisiennes même... Certes, concède-t-il, il est vrai que l'espèce de femmes qui s'allient aux Noirs est la plus vile de Paris et des départements. Mais il en naît de gros mulâtres renforcés, plus bronzés même que dans les colonies. Ces mulâtres épouseront eux-mêmes quelques unes de ces femmes et leur troisième ou quatrième génération peut se mêler à des femmes plus relevées. Si cet abus subsistait plus longtemps, il attaquerait donc jusqu'au cur de la nation, en déformant les traits et en brunissant le teint. Le moral prendrait alors la couleur du physique, et la dégénération entière du peuple français ne tarderait pas à se faire apercevoir". Aux colonies, la rigidité de la division sociale préviendrait la folie de telles unions : même "les esclaves qui regardent un Blanc comme une espèce de divinité, à cause de son intelligence supérieure à la leur, écrasent de leur mépris souverain et souvent inhumain [...] ceux qu'ils appellent les mésalliés. Ils leur donnent familièrement le sobriquet de Caca-Blancs". Après "L'inconvénient du Nègre en France", l'auteur développe un second titre : "II y a moins d'impudicité dans les colonies qu'en Europe": "où il y a tant de femmes qui, à la nuit tombante, et comme les chauve-souris, rasent les coins de rue, on en trouve d'assez corrompues pour accepter les propositions pécuniaires des Nègres qui les accostent". L'une d'elles épouse-t-elle ? "Toute impudique que je la dois supposer, (elle) finit par rougir de sa sottise. Heureuse encore si son noir de mari ne l'écrase pas sous les coups de sa jalousie noire et féroce". Le scandale, l'indignité, commente Pluchon, arrivent par la Blanche qui, même si elle se donne par amour, se rabaisse au rang de prostituée. Le danger arrive aussi par la métropolitaine. "Chaque Nègre qui annonce dans les colonies qu'il a épousé une Française, une sur de ces orgueilleuses femmes de planteurs, met en cause la construction coloniale dans l'esprit des siens, esclaves ou libres. Bref, le concubinage d'un Noir et d'une métropolitaine, pis encore, le mariage, sont une atteinte contre la sûreté intérieure des colonies, contre le dogme de la supériorité de la race blanche". (Pluchon : 269-271)
On reconnaît ici une litanie des systèmes dans lesquels la différence des sexes a valeur matérielle et cosmologique (la culture est vulnérable à ses entrées ; la femme est le ventre mou de la civilisation, etc..) valeur ici interprétée en termes d'eugénisme, la morale étant identifiée à la reproduction du même. Que la liberté de la "sur" porte en puissance l'indignité des frères et la dégénérescence des sociétés, c'est ce qui ressort, dans l'essai que nous venons de citer, d'expressions qu'on pourrait croire inspirées d'Othello, si elles n'étaient, en réalité, parfaitement banales : qu'on laisse libre cours à l'impudicité de la femme (de la femme sans intérêt social ou sans tenue morale), elle s'attachera bientôt au barbare. Si ce "mari" ne l'écrase pas sous les coups de sa jalousie noire et féroce ce qui, à tout prendre, vaudrait mieux, comme le démontre Othello il l'engrossera de quelque "gros mulâtre" dont la reproduction attaquera "le cur même de la nation", celle-ci cessant de reproduire son image. "Le moral prendrait alors la couleur du physique."
Nous venons de présenter, à travers la sémantique d'Othello et quelques données de l'idéologie esclavagiste deux explicitations de l'endogamie raciale. L'intérêt matériel et l'intérêt culturel y commandent une stratégie de la reproduction dans laquelle le mariage, entre éducation et succession, constitue un dispositif primordial. Dans l'établissement de leur descendance, les familles planifient une survivance d'elles-mêmes c'est l'immortalité des mortels du Banquet qui fait, selon Rabelais, la "félicité de mariage", les parents voyant naître d'eux "lignage raportant et hæreditant, non moins aux moeurs de leurs pères et mères que à leurs biens, meuble et hæritage". Les arrangements familiaux tablent sur cette fidélité de la progéniture à l'image et au dessein des aînés, une reproduction du même qui est contrariée, nous l'avons vu, par l'"étourderie" des jeunes gens ou l'impudicité des femmes. Par l'amour ou par le sexe. L'endogamie, ou tenue des filles et des surs, est ici l'ensemble des dispositions qui visent à assurer une reprogrammation de la descendance accordée à la reproduction sociale. La légitimation de cette eugénésie se formule dans la propriété d'une image parce que celle-ci est affiliée à un système d'inégalité qu'elle paraît gouverner : quand reproduire son image, c'est reproduire son bien.
Conflit de la "raison" (de la reproduction des statuts et des patrimoines) et du "sentiment" (de l'inclination)
S'il y a une souveraineté dans la tenue des femmes, conformément à l'éthotype relevé précédemment, tout conflit, ouvert ou rampant, toute inégalité établie entre deux groupes d'hommes (familles, clans, nations, races) pourra s'entretenir, se parfaire ou se défaire dans le mouvement des femmes. La possession, usurpée ou contractuelle, d'une femme de l'autre pouvant être un moyen, symbolique ou réel, d'abaisser, de vaincre d'annuler ou de renverser l'inégalité en permettant au dominé de s'établir chez le dominant, quand cette "conquête" de la femme est avalisée et légalisée par le mariage (qui réalise alors une reconnaissance contractuelle et autorise un transfert de la valeur sociale et économique). Ce qui nous retient dans ce processus, c'est l'appréciation d'une force qui fait obstacle au conservatisme de la reproduction, lequel s'exerce sur un fait de nature. "L'amour fait les égalités et ne les recherche pas" (Rotrou) et ne se préoccupe pas de reproduire les privilèges. La solitude et l'insouciance des amants sont proverbiales. On dirait même que l'amour se nourrit des situations contraires. Il s'agit ici de fixer quelques traits en gardant à l'esprit le principe d'antinomie des deux connaissances : être homme, c'est habiter et entretenir l'énigme humaine ; connaître l'homme, c'est sortir de la forme spécifique.
L'"amour", ou vérité du choix individuel, est précisément cette valeur de la société moderne qui ferait obstacle au choix des familles et au conservatisme des appariements sexuels. L'amour donne un sens à l'égalité d'indifférence. La "vraie vie" arbitrerait les arrangements sociaux. Même si l'homogamie se perpétue largement, il est idéologiquement significatif que ce qui était monstruosité hier (Othello : 1604 ; Baudry de Lozières : 1802 ; Poliakov : 1980) soit banalité aujourd'hui. Le règne de la "loi naturelle" (de la liberté) est propre à un état
de société où il y a suspension fonctionnelle de l'héritage des simili-spéciations. Les documents que nous avons présentés plus haut se réfèrent aux conditions de possibilité de ce libre exercice de la loi naturelle ; mais la considération des variations de la reconnaissance qui constitue un fil de notre propos appelle une description plus précise. C'est ce souci qui inspire les développements qui suivent que nous présenterons par le dispositif ci-après :
Caractériser la valeur opératoire de la relation frère-sur (cosmologique, religieuse, politique, économique et sociale), c'est caractériser la société traditionnelle. Caractériser la non-valeur (officielle) de la relation frère-sur, c'est caractériser l'idéologie de la société industrielle. Caractériser leur opposition, c'est faire ostentation de leur nature propre. Ce dispositif nous permettra de poursuivre l'exposé de plusieurs questions abordées dans les pages précédentes.
- Que la reconnaissance ouvre une morale de la sociabilité (reconnaissance des droits de la personne) et une morale de la sexualité (reconnaissance de la personnalité sexuelle).
Ne pas reconnaître la forme sexuelle, en effet, c'est encore dénier l'égalité. Un numéro de l'émission "Résistance" (émission d'Antenne 2 consacrée à la défense des droits de l'homme) a pris pour toile de fond une photographie représentant deux mains aux doigts entrelacés sur le ventre d'une femme nue. Une main d'homme avec la main du modèle. Rien dans cette photographie qui choque la décence. Elle révulse immédiatement, pourtant, qui met sa souveraineté dans l'endogamie raciale : la femme est blanche et la main de l'homme est noire ; les doigts croisés signifient alors prise de possession du ventre de la femme blanche et accord de celle-ci. Cette union, ici emblématiquement affichée, fait l'objet de la "loi sur l'immoralité" du régime d'Afrique du Sud. Alors que, dans le système moral dont l'émission "Résistance" est une émanation, l'égalité raciale et la liberté individuelle sont des postulats, le régime de l'apartheid s'auto-justifie comme système de survie des blancs d'Afrique du Sud. La "loi sur l'immoralité" ? Une question de vie ou de mort : Au cours d'un congrès tenu par une organisation d'extrême-droite, "une jeune femme a publiquement déclaré que sa dignité avait été "violée" parce qu'un médecin de couleur lui avait fait un examen gynécologique. Selon l'agence sud-africaine SAPA qui rapporte les faits, elle aurait ajouté qu'elle refuserait dorénavant d'être soignée par un Noir ou un métis, même s'il s'agissait d'une question de vie ou de mort". (Le Monde du 17 mai 1984)
- Que la réalisation d'un écosystème dont la théorie énonce que tous les humains sont égaux en droit, (que la dominance ne résulte pas de la naissance, mais de la juste répartition des hommes en fonction du mérite et de la capacité dans la division du travail) autorise le libre jeu de la reconnaissance naturelle. Le propos de cette égalité étant l'aménagement et la sauvegarde d'un espace pratique propre à "exercer la marchandise", selon l'expression de Descartes, et à faire face à la matérialité de la matière. Quand la moralité s'entend, en régime protectionniste, des murs d'une société où la hiérarchie est fonction d'un héritage patrimonial et génétique, la moralité s'entend ici des murs d'une société dans laquelle tous les hommes sont égaux, sans privilège ni stigmate d'origine. On sait, qu'en fait, la reproduction d'un tel système égalitaire est reproduction de l'inégalité et que la "méritocratie" sélectionne, pour l'essentiel, des mérites hérités et des positions déjà acquises ce que vérifie l'homogamie mais il nous suffit ici que l'idéologie du système ou la théorie de son activité, visible dans sa pratique éducative dans la jeunesse de la société industrielle révèle la nature de la reconnaissance.
- Que le mariage (arrangé) est un processus de reproduction sociale, tandis que la sexualité est un processus de reproduction qui inclut un dispositif d'ouverture. On a évoqué comment l'Eglise utilisait à des fins morales ce dispositif d'ouverture. En tant que défi au mariage arrangé, le choix individuel peut servir de modèle au mariage éloigné qu'elle prône. "Eteindre l'odeur de la parenté", c'est sortir du cercle des réciprocités, entraver la reproduction de structures fixes ou figées, jeter les ponts de la pax christiana. Que signifie l'insistance sur la liberté du choix matrimonial si l'homogamie (en) est la loi implicite ? Si le choix amoureux, qui se donne pour absolument libre de toute détermination, reproduit la convenance sociale des partenaires à peu près comme le ferait le mariage arrangé ? Ceci que la vérité individuelle est nécessaire au jeu de la structure sociale. L'idée du "mariage d'amour", c'est la reconnaissance individuelle. Comme tel, l'individu ne peut avoir d'autre gouvernement que la liberté et le roman d'amour est le modèle de la rencontre sexuelle quand le partenaire, même s'il est prédéterminé, ne peut être individuellement désigné. La compatibilité de cette idéologie avec l'homogamie attestée dans les enquêtes sur le mariage et la cohabitation des jeunes fait apparaître la liberté comme une dimension intérieure de la nécessité. L'amour donne au choix prévisible la valeur d'un choix aléatoire. L'humanité industrielle se reconnaît notamment dans la revendication d'un choix "impossible" ou libre. Une propriété de l'empreinte sexuelle servait de machine de guerre idéologique et pratique à l'Eglise dans son opposition aux successions familiales ; c'est ici l'exercice de la liberté individuelle qui reproduit la structure sociale. Le prône de l'inclination naturelle a aussi pour conséquence de faire réaliser et avaliser par chacun, en toute liberté, le travail de reproduction de l'inégalité. Mais, pareillement, dans l'endogamie définie par les classes d'inégalité, c'est l'inclination naturelle qui propage la reconnaissance : quand le devoir moral d'intégration de la différence raciale emprunte là voie de la reconnaissance comme le montre la question "bateau" que l'on pose pour forcer l'intime retranchement du raciste supposé et l'obliger à se découvrir : "Accepteriez-vous que votre fille épouse un Arabe ou un Noir ?" (Accepteriez-vous, autrement dit, de voir votre propre image associée à ces hommes dont nous voulons savoir si vous les considérez vraiment comme des égaux ?) L'intime conviction serait une conviction sexuelle. A une morale fondée sur la propriété et l'exclusivité d'une image, la société industrielle oppose une morale du métissage. L'cuménisme sexuel, discriminé par l'amour (par la liberté) triomphe aujourd'hui dans l'idéologie de l'individualisme. L'Eglise usait de l'empreinte sexuelle pour subvertir la loi familiale, l'esprit du temps magnifie à travers elle la liberté qui est à son principe. Mais alors que le sexe, en stricte orthodoxie, n'a rien de religieux sauf pour les mystiques et les profanateurs et n'est cléricalement en cause qu'en raison de sa puissance de liaison : moyen de répandre la charité chrétienne et la loi de l'Eglise, c'est sans restriction mentale que l'homme moderne, n'ayant pour tout destin que lui-même, peut se reconnaître dans le choix sexuel. C'est le choix sexuel qui fait l'homogamie. "L'amour fait les égalités et ne les recherche pas", écrivait Rotrou (cité par Stendhal dans le Rouge et le Noir).
On se contentera d'essayer de préciser, à l'aide d'observations banales, cette nature de l'éducation moderne, cette éducation de la reconnaissance. En simplifiant, on voit que l'idée de l'éducation traditionnelle consiste dans la manipulation de formes symboliques avec l'objet de favoriser l'accès des adolescents aux rôles sexuels naturels (conformes au destin anatomique), comme si le petit d'homme ne pouvait détenir cette capacité que de la sociogenèse, alors que l'idée de l'éducation moderne se caractérise immédiatement par la récusation des formes et des modèles symboliques, conformément au scénario de sa maîtrise du monde, et par le principe de la vérité privée. On pourrait définir ces deux stratégies de la néoténie par le paradoxe suivant : dans les systèmes où l'on est "nature" (où l'éducation a pour objet l'acquisition de la capacité reproduction) la reconnaissance naturelle est bridée ; dans le système où la libre-reconnaissance est nature, une signification positive est conférée aux aberrations de la nature. Dans un cas, l'inachèvement de l'homme définit le crédit de la société sur l'individu, dans l'autre, cet inachèvement définit la liberté individuelle. La substitution d'une cosmologie objective à une cosmologie spécifique, d'un savoir des choses qui dit la place de l'homme dans le monde à un savoir des sentiments qui dit la place du monde dans l'homme, porte des conséquences évidentes pour le sujet qui nous occupe. Dans la société traditionnelle, la différence des sexes, ainsi qu'on l'a vu par les dossiers présentés précédemment, est investie de valeurs multiples et le travail de la différenciation sexuelle peut apparaître comme un souci fondamental de l'éducation. La fin du système qui se reproduit dans l'éducation que nous considérons maintenant, c'est la transformation de la matière : éduquer la capacité à faire face à la matière, c'est ce qui doit être transmis. Dans ce projet dans la société moderne idéale le rôle de la différence sexuelle est idéalement nul. Ce projet a pour terme la neutralisation des fonctions et des genres.