Chapitre 21 La reconnaissance de la forme humaine : IV - 21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
19.1 Exorde IV - 21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons Liaisons et déliaisons "Le Juge fixa le moment de sa descente vers ce cimetière appelé Terre (...) C'était le printemps et la pourriture terrestre se recouvrait d'une lèpre de fleurs [...] Des millions de créatures condamnées à descendre dans les sphères de la mort se transformaient en mouches, en papillons, en vers, en crapauds ou en grenouilles [...] Comme tous les cadavres du sexe féminin, Jechida désirait donner la mort et voir ses entrailles devenir une tombe et produire de nouveaux morts. Mais il lui fallait pour cela l'aide d'un mâle, qui s'accouplerait avec elle dans cette haine que les cadavres terriens appellent l'amour".
Le problème avec les relations personnelles, c'est que ça crée des liens. On finit par s'attacher ("Voilà qu'il m'adresse encore la parole. On va finir par se prendre d'affection" - En attendant Godot). Intérêt de la prostitution pour qui ne veut pas s'embarrasser d'humanité. "Retourner à la bêtise" ou à la bestialité. Car il arrive que l'amour survive à la détumescence. Il apparaît alors que le plus dur n'est pas de séduire, mais de se dédire et de se libérer, comme le montre le spectacle du don juan empêtré dans ses conquêtes. Il y a des amourettes qui "s'accrochent" (comme ces capitules, ainsi dénommés, dits aussi gratterons, Arctium Lappa ou bardane = dardana = dard, altération, sous l'influence de gratter, de gleteren, francique : kletto, plante qui accroche qui s'accrochent aux habits des passants). Des Liaisons dangereures ou de l'histoire de Monsieur Ripois, film de René Clément (d'après Louis Hémon : Monsieur Ripois et la Némésis), par exemple, on retient l'idée que la faute du séducteur, c'est, certes, de mentir, mais plus précisément d'utiliser à court terme les procédures de formation et de fixation du couple (empreinte psychique et physique) qui sont des procédures d'engagement. The fallen man again can soar But woman fall's to rise no more.
. Un martien, supposé ignorant des lois de la génération sublunaire, qui observerait les couples en formation noterait, qu'après une période où les partenaires se tiennent quasiment en permanence accolés, un troisième terme apparaît bientôt dans cette intimité qui, plus ou moins, met de la distance entre les partenaires.
L'enfant qui les unit les divise matériellement. "L'enfant, dit Hegel en son langage, est l'être-pour-soi de leur amour qui pourtant tombe hors de lui". Regardant la suite du film en accéléré, on verrait que le couple, après avoir produit son fruit, diminue en mobilité et en curiosité. Il se fixe, comme s'il lui poussait des racines. A partir d'un certain âge, les signes sexuels sombrent. Les formes s'estompent ou s'affaissent (l'angle de l'érection descend, les seins tombent...) ; une ptôse généralisée amortit les distinctions. Une ceinture de graisse enveloppe la taille (dont l'étroitesse mettait en valeur les rondeurs des hanches et de la poitrine chez la femme, la largeur des épaules chez l'homme) ; la ligne "quart Perrier" supplante la ligne "sex-symbol". Ménopause (la production des hormones de la féminité est stoppée tandis que la production d'androgènes continue : la voix devient plus grave, la moustache pousse...) et andropause mettent un terme à une signalisation qui n'a plus de raison d'être.
Epanouissement et ptôse des signes. Si l'on fait abstraction de la valeur signalétique du vêtement, l'homme et la femme finissent par se ressembler. Bien avant ce terme physiologique, les partenaires reprennent un quant-à-soi que l'association de couple a eu pour effet d'amadouer. La lutte pour la reconnaissance recommence, mais, cette fois, dans la suspension, la suspicion ou la déception des signes sexuels. Le marivaudage, illustration des antagonismes de la pariade en formation, tourne au vinaigre de la scène de ménage, scie d'une séparation de corps qui n'en finit jamais. (La parade nuptiale a généralement pour premier effet de détourner les signes de l'agressivité aux fins du rapprochement sexuel. Le rituel de défense se transforme parfois en rituel d'approche - Huxley, 1971). L'empreinte (temporaire ou définitive) fixe et sanctionne cette trêve de la fermeture. On trouve chez August Strindberg, ce spécialiste de la scène de ménage, une conception matrimoniale faite d'une synthèse de l'esprit naturaliste de l'époque, d'une expérience tragique du mariage et d'un savoir de la tradition concernant la "guerre des sexes" (Dans une lettre du 22 octobre 1903, Strindberg écrit, à propos de Weininger : "Le siècle nouveau semble apporter des vérités nouvelles ; la vision zoologique du monde finit sur une psychologie de vétérinaires"...) Dans la Danse de mort qui est la danse de la vie Edgar, vieux tyran domestique, acariâtre et racorni (ces caractères de la fermeture, quand tout autre que soi est un ennemi), vivant dans la jouissance de l'injustice qu'il fait régner, perd connaissance. On croit qu'il est passé. Mais il revient à lui. Il ne se souvient plus très bien, mais c'était merveilleux. Il a eu l'illumination, de l'autre côté, que l'enfer, c'est ici-bas... Sur son lit de mort, Strinberg murmure, une bible sur le cur : "Tout est expié !" Amour et haine mêlés, la scène de ménage, quand chacun reprend sa forme, expose le drame cosmologique de la différence sexuelle. Les ennemis intimes paient dans le mariage et la procréation le tribut de leur incarnation sexuée ; contradiction de la symbiose et de l'autonomie, fusion et déchirement, l'union "infernale" du masculin et du féminin est perçue, dans le discours masculin, comme l'"engloutissement"de l'homme. Dans le "Baiser" de Munch, Strindberg voit "la fusion de deux êtres dont le moindre, à forme de carpe, parait prêt à engloutir le plus grand, d'après l'habitude de la vermine, des microbes, des vampires et des femmes." Dans un autre tableau, il voit l'"homme sollicitant la grâce de donner son âme, son sang, sa liberté, son repos, son salut, en échange de quoi ? En échange du bonheur de donner son âme, son sang, sa liberté, son repos, son salut". Munch, le Baiser (1897) La transcendance de l'amour apparaît, dans la détumescence des signes, comme l'illusion attachée à l'extraction individuelle et à la fusion organique. Si l'exaltation amoureuse est un lieu commun, l'illusion de cette exaltation n'est pas moins proverbiale. Les "scènes de la vie conjugale" disent le dépit de cette illusion spécifique. "Ah! si j'avais su !" L'amoureux(se) d'autrefois reprend ses engagements, ses épanchements et ses extravasations. Mais il est trop tard. Enfants, famille, relations enferment le couple dans un réseau de contraintes dont il ne peut se libérer sans laideur.
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