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Chapitre 4
Authentique ! Sans papier ! :
sur la chute de François Tombalbaye
premier président de la République du Tchad
Plan du chapitre :
I - 4.1 Révolution nationale : Le socialisme, c'était trend...
I - 4.2 L'Etat et la chair du clan
I - 4.1
Authentique ! Sans papier !, cette devise à lafricaine clamée en lhonneur des chefs, un griot dahoméen que François Ngarta Tombalbaye, président du Tchad, venait de sattacher la claironnait en écho pendant les discours officiels qui retentissaient alors, en effet, du mot dauthenticité dont un président voisin, Mobutu Sese Seko, avait lancé le slogan. Lexpression glorifie sans doute le verbe du chef qui na nul besoin du secours de lécrit pour prospérer, mais acclame aussi la récusation - authentique, parce que sans papier - des formes du pouvoir qui sauthentifient de lécrit. Cette opposition du Verbe et du Code, expressive de la dialectique du pouvoir dans lAfrique daujourdhui, sera fatale au tribun de lauthenticité et à son griot. Exalté pour légitimer et consolider un pouvoir ébranlé par la rébellion du Nord musulman et les remontrances de la puissance coloniale, le retour à lauthenticité par la revivification des rites dinitiation devait précipiter la chute de lancien instituteur et la prise du pouvoir par les militaires.
Dans les sociétés traditionnelles, et dans la société dont François Tombalbaye était issu, les rites initiatiques ont pour objet denlever le garçon à la société des femmes, de lintégrer, à la faveur dune mort et dune renaissance rituelles, au groupe des hommes et, souvent par le canal dun système de classes dâge plus ou moins complexe, de le faire accéder à la responsabilité sociale et religieuse. Lindividu non initié est un incapable social. Linstitution initiatique répond ici à la logique dorganisations de type segmentaire ou clanique où la référence à un ancêtre commun ou à un rite de fondation commun constituent un principe dunification périodiquement réactivé. Être initié, cest lêtre dun groupe bien déterminé et selon une appartenance parfois marquée dans la chair. Parallèlement ou concurremment à cette éducation traditionnelle, la colonisation a formé, par lécole ou la mission, des techniciens administratifs ayant souvent échappé, soit parce quils en ont été dissuadés, soit parce quils étaient absents du village, à ces écoles de brousse qui terrorisent les femmes et les non-initiés et où, en effet, les sévices ou les brimades font partie des instruments du pouvoir traditionnel. Était-il possible de reprendre ladministration en main et de gouverner lÉtat tchadien par le canal de telles procédures dincorporation ? Que signifie administrer dans la logique dun État à loccidentale ? Telles seront les deux questions ici présentées.
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Un regard sur lhistoire post-coloniale du Tchad sous François Tombalbaye fait apparaître une alternance de gouvernement caractérisée tantôt par la recherche de la conciliation (laccueil, dans un même parti politique, des diverses représentations) et tantôt par la répression (lemprisonnement ou lassassinat des opposants) - le remplacement, en août 1973, du Parti Progressiste Tchadien (PTT) par le Mouvement National pour la Révolution Culturelle et Sociale (MNRCS) soldant léchec de ces deux expressions du parti unique. Lambition du MNRCS était de renouveler le jeu politique par le retour à la tradition, de reprendre en main une administration inefficace et danéantir enfin une rébellion toujours active malgré les coups portés par le corps expéditionnaire français. Alors que le PPT avait pour ambition de faire lunité entre les différentes ethnies composant la nation tchadienne, le MNRCS, sappuyant sur une hypothétique unité culturelle du Sud contre la rébellion du Nord, ratifiait, de fait, le deuil dune telle ambition.
Lhistoire récente du Tchad est en effet profondément marquée par cette opposition entre le Nord et le Sud, opposition qui ne procède pas seulement dune division climatique et écologique (le Nord désertique et le Sud utile), religieuse et culturelle (le Nord islamisé et le Sud animiste et christianisé), mais de la mémoire et des stigmates des razzias organisées par les sultans du Baguirmi et du Bornou qui avaient la capture desclaves parmi les kirdis (païens) du Sud pour objet. Et ce, avec une régularité telle (notamment saisonnière), quon a pu parler, en lespèce, de lexploitation méthodique dun vivier humain. Lexplorateur allemand Heinrich Barth, parti de Koukaoua en 1851 dans les fourgons de larmée dOmar en expédition contre le Mandara, rapporte comment, le maître du Bornou ayant composé, il est décidé dopérer une razzia contre les Mousgou et livre un témoignage de première main de cette activité (Voyages et découvertes dans lAfrique septentrionale et centrale pendant les années 1849 à 1855, traduction française, Paris, A. Bohné, 4 vol., 1860-1861 III 23-37). La défaite de Rabah mit fin à ces campagnes. Dans lhistoire de lAfrique française, lannée 1900 est marquée par un fait capital, pourra écrire le général Gouraud (1944 : III) : le 21 avril, trois troupes françaises [celle de Lenfant dont il a été question en 2.1, au cours d'une seconde mission qui fera jonction avec les misssions Foureau-Lamy et Joalland-Meynier] se sont trouvées réunies au bord du Chari à quelques kilomètres du Tchad. Rabah, le conquérant redoutable et cruel de lAfrique centrale sétait établi aux environs dans un camp fortifié, à 5 kilomètres au nord de Kousséri. Le camp enlevé et Rabah tué dans laction, le but est atteint : la jonction au Tchad de lAlgérie du Soudan et du Congo était faite, bloc [...] sans fissure de Dakar à Abéché et dAlger à Brazzaville (Ibid. : IV).
La tête de Rabah daprès une photographie rapportée par la mission Gentil (dans LIllustration, Journal universel, 1901). Au cours de la poursuite qui avait suivi le second combat, un tirailleur du capitaine Joalland, nommé Hassan, nouvellement engagé et qui avait été autrefois au service de Rabah, ayant reconnu le sinistre roitelet, lavait blessé au flanc dun coup de feu, puis, le voyant tomber, lavait achevé dune balle au front ; il sétait ensuite jeté sur lui ; il lui avait coupé la tête quil apportait toute sanglante. Cette tête de Rabah fut reconnue à sa dentition irrégulière, puis le corps, que M. Gentil fit rechercher, à sa main estropiée. Le sergent Samba Sall, le survivant de la mission Bretonnet, attesta son identité. (id.)
Quand Gouraud, ancien commandant du Territoire, parle du Tchad comme du pays de leau, avec ses immenses fleuves, Congo, Oubangui, Chari et le grand lac (Ibid. : IV), cest pour lopposer au pays du sable, le IIIe territoire dont Zinder était le centre. Pour maintenir la liaison et protéger larrière-pays, fertile et peuplé, contre les pillards et les négriers, la colonisation christianisa donc et choisit ses auxiliaires administratifs parmi les ethnies du sud, privilégiant notamment les Sara, la plus belle race que nous ayons rencontrée en Afrique, dira le gouverneur Clozel. Les cadres de lEtat devenu indépendant étant majoritairement issus du sud, la situation politique pouvait être résumée par ce constat en forme de jugement exprimant létat desprit des populations islamisées, inchangé depuis lépoque où linterprète de Gouraud, ancien soldat de Rabah, lui parlait de ses razzias avec la même fierté quun soldat de la grande Armée pouvait parler de Iéna ou de Wagram (Gouraud, op. cit. : 182) : Avant, les Blancs commandaient ; maintenant, ce sont les Noirs. Que les esclaves dhier soient les maîtres daujourdhui, que des sous-hommes puissent exercer quelque autorité sur les enfants des Serviteurs de Dieu (Pascal, 1972 : 6), ces appréciations disent assez la contradiction fondamentale inexpiable que le découpage colonial avait enfermé dans les limites de lEtat tchadien.
Carte postale (coll. particulière)
Le jeu politique tchadien, tel quil se met en place après la seconde guerre mondiale, ne fait pas demblée apparaître cette fracture et cest peut-être ce qui explique quon ait pu la croire subsidiaire et naffectant pas la viabilité du concept de nation tchadienne supposée résulter du partage géographique en cause. Le Parti Progressiste Tchadien naît en 1947 en tant que section locale du Rassemblement Démocratique Africain de Félix Houphouët-Boigny. Son fondateur est un fonctionnaire colonial dorigine guadeloupéenne, Gabriel Lisette, qui a été élu député du Tchad en 1946. Le mot dordre du parti Plus de coton ! Plus dimpôts ! Plus de chefs ! le fait situer à gauche. Dinspiration nationaliste, en réalité, il trouve ses responsables parmi les fonctionnaires et les cadres. Il fait campagne contre la chefferie traditionnelle en réclamant des élections et ne proclame aucune exclusive religieuse ou ethnique.
Ses responsables sont dailleurs originaires du Nord, Aba Siddick, par exemple, futur animateur, à Alger, du FROLINAT dIbrahim Abatcha, comme du Sud, ainsi François Tombalbaye, qui devait former le premier gouvernement de la République du Tchad en 1959. Un second parti, émanation du Rassemblement pour le Peuple Français (RPF), représentant les anciens combattants, la chefferie traditionnelle et les commerçants vient faire pendant à cette affiche réformatrice. Un troisième parti voit le jour en 1952, le Mouvement Socialiste Africain (MSA), affilié à la SFIO et animé par Ahmed Koulamallah, parent du sultan du Baguirmi se proclamant nassérien. Son programme, musulman et réformiste, attire les membres dun PPT où les sudistes ont finalement lavantage et si ce parti se montre hostile à lindépendance (réclamant le statut de Territoire dOutre-mer), cest vraisemblablement en raison du déficit manifeste du nord en personnel administratif et de linévitable subordination que lindépendance allait provoquer, une fois lencadrement colonial remplacé. Koulamallah déposera dailleurs devant le Conseil de gouvernement formé après les élections de 1957 une motion réclamant la séparation du Nord et du Sud.
Lindépendance est proclamée le 11 août 1960. La France y sera représentée par André Malraux. Le premier gouvernement comprend des sudistes et des nordistes en nombre égal. En janvier 1962, après avoir écarté ses concurrents au sein de son propre parti, Tombalbaye décrète la dissolution de toutes les autres formations politiques. Lemprisonnement des membres du gouvernement originaires du nord déclenchera une émeute violemment réprimée dans le quartier musulman de Fort-Lamy, en septembre 1963. On dénombrera une centaine de morts. Ce sont les premières victimes de la guerre civile. La relève administrative, en janvier 1965, alors que le recrutement des responsables politiques et des titulaires des postes ministériels obéit à la règle du pouvoir personnel et de la préférence ethnique ou régionale, va installer dans le Nord et lEst des fonctionnaires et des militaires, majoritairement originaires du Sud, dont les maladresses ou les exactions entretiendront lhostilité dont il a été fait état. Des incidents éclatent en 1965 et 1966, notamment à propos dun emprunt obligatoire, et le FROLINAT (Front de Libération Nationale) voit le jour en juin 1966. En avril 1969, Tombalbaye demande laide militaire de la France. Celle-ci a pour condition la mise en uvre dun plan de réforme administrative (Mission pour la Réorganisation Administrative) ayant pour objet de regagner la confiance des populations. Lancien gouverneur Lami et des administrateurs de la France dOutre-Mer reprennent du service et retrouvent parfois leurs circonscriptions. Cétait reconnaître léchec de la décolonisation. (On ne peut pas être indépendant lorsquon ne sait pas fabriquer une boîte dallumettes... avait prévenu un groupe danciens combattants (Lanne, 1992 :450)). Une inspection générale de lAdministration est créée, la chefferie traditionnelle se voit réinstallée dans certaines de ses prérogatives et un projet de division du pays en provinces sous lautorité de gouverneurs (qui ne sera pas appliqué) reçoit lapprobation du pouvoir.
Alors que la MRA creusait des puits, ouvrait des écoles et des dispensaires et que larmée française avait notablement réduit lactivité des rebelles, Tombalbaye lance, à la fin de lannée 1970, sa politique de réconciliation nationale. Il libère les prisonniers politiques et obtient des ralliements. En juin 1971, quand larmée française se retire officiellement du Tchad (laissant un nombre important de conseillers militaires et des moyens dintervention), la paix civile paraît pouvoir sinstaurer. Mais linterception, en juin 1972, dun commando du FROLINAT, venu du Nigéria, qui avait pour mission de saboter les dépôts dhydrocarbures de Farcha à proximité de la capitale, met fin à la politique de réconciliation inspirée par la MRA. Un membre du Bureau politique du PPT se révèle être lanimateur dun réseau du FROLINAT à NDjaména. Tombalbaye dissout le PPT et fonde en août 1973, alors que le général Malloum, chef détat-major de larmée tchadienne vient dêtre arrêté pour une tentative de coup dEtat, le Mouvement National pour la Révolution Culturelle et Sociale.
Tombalbaye justifie cette création par le fait que le PPT est historiquement dépassé, ainsi que ceux qui ont contribué à sa création [...] Il faut donc assurer la relève pour assurer lefficacité de notre politique. Cest léchec, on le verra, de lidéal autrefois proclamé par Tombalbaye lui-même : Un enfant de Doba doit demain être magistrat dans le Tibesti ; un habitant dAdré, se sentir chez lui à Moundou, et être accepté par son compatriote de race Ngambaye. Les méthodes et les conceptions désormais requises pour accéder à lefficacité politique, alors que tout échappe, nexpriment pas seulement la fuite en avant dun dictateur acculé. Les termes de cette fuite ou de cette reconquête imaginaire du réel nempruntent pas par hasard les formes de la tradition. Sans doute les données du problème tchadien défient-elles toute solution de statu quo. Mais on peut lire aussi dans cette tentative désespérée pour gouverner avec des techniques authentiquement africaines et réaliser la synthèse de la coutume et de la modernité, limpropriété des valeurs de la tradition, qui relèvent dune conception religieuse du monde, appliquées à ladministration profane qui caractérise lÉtat dit de droit.
Inauthentique : avec papier !
Proclamation de lindépendance de la République du Tchad, le 11 août 1960. François Tombalbaye, André Malraux (tenant une lampe torche) et Jean Foyer (dans Lessor du Tchad, 1969). On sétait avisé quune indépendance ne pouvait se proclamer que dun balcon. Au premier étage du modeste palais des gouverneurs, le plafond de la véranda formait une sorte de terrasse avec balustrade. Il fallait enjamber une fenêtre. Tombalbaye sy risqua accompagné dAndré Malraux, de Foyer, de Bourges et dAllahou Taher. [...] Dans la pénombre, il fallut laide dune lampe électrique pour lire [les] discours (Lanne, 1992 : 452).
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Le maître-mot de cette révolution est un mot de réaction, authenticité. Inspiré du Mouvement Populaire de la Révolution du voisin Mobutu Sese Seko, lauthenticité nationale prône le retour aux sources par la réhabilitation et la restauration des rites dinitiation qui, dans les populations du Sud, préparent les jeunes gens dune même génération à la vie sociale. On parle alors, dans la capitale, du yondo, appellation sara de ces rites dagrégation. Tombalbaye change son prénom chrétien pour celui de Ngarta, (du sara ngar : chef), et lon raconte que, le serment dallégeance au maître de linitiation ne pouvant être délié, linitiation lui permet de sassurer la fidélité de ses compatriotes, de ses ministres ...et des comploteurs. Antoine Bangui, ancien ministre, explique dans son Prisonnier de Tombalbaye le dévoiement politique et partisan de linstitution : Quimportaient lâge, la religion, la culture des individus, la désorganisation des services provoquée par des vacances de postes. Avec le yondo, Tombalbaye tenait presque linstrument idéal dasservissement des populations, la machine infernale qui casserait presque toutes les résistances physiques et mentales. Dans la clandestinité de la brousse, les initiés devaient se plier aux exigences du maître-initiateur qui avait le droit dutiliser tous les moyens de contrainte. Ainsi, pour les irréductibles existait un système de coercition qui alliait à la bastonnade et aux tortures de subtils lavages de cerveau dans lesquels intervenait lemploi de drogues végétales qui annihilaient la volonté et le raisonnement et rendaient à la vie des loques humaines. On voit à ce jugement que Tombalbaye comprenait linitiation comme une version africaine de linstitution psychiatrique ou du camp de redressement.
Le retour aux sources remonte en réalité beaucoup plus profondément dans la conscience du colonisé. Malgré des symptômes évidents dégarement - lobjectif des 750.000 tonnes de coton, par exemple, culture de limpôt que dénonçait le slogan de 1947 : Plus de coton ! Plus dimpôts ! Plus de chefs ! et alors que la production annuelle était inférieure à 100.000 tonnes - un nombre important dintellectuels et de fonctionnaires sengagèrent dans cette révolution culturelle. Qui na souhaité, dailleurs, cet infléchissement, cet enrichissement par la sagesse traditionnelle de formes de gouvernement à loccidentale héritées dune histoire imposée ? Une voie proprement africaine ? Que démontraient cette suite de revers et cette impossibilité à faire entrer les rebelles dans le giron de la nation tchadienne, alors que linsécurité grandissait malgré les actions de la MRA ? Que la solution était ailleurs et les conseillers de la MRA de mauvais conseil. Dans la réhabilitation des rites initiatiques sexprime le rejet dune greffe morte et laffirmation dun décrochage à la fois historique (dans le sens dun retour à lépoque précoloniale, avant la christianisation) et géographique (linitiation concernant les populations du Sud à lexclusion des populations islamisées, des rebelles). Affirmation signifiée par lapostrophe contenue dans le nouveau nom de la capitale, Fort-Lamy, devenue NDjaména, cest-à-dire : Laissez-nous en paix ! Sans doute, le discours des révolutions culturelles emprunte-t-il aux idéologies du progrès. Mais cest largement dans la mesure où celles-ci constituent des prêts-à-porter de la libération (le colonisateur a tort : je suis chez moi ; mais lOccident a raison : ses armes et ses outils sont plus puissants ; la synthèse de cette contradiction sécrit : Marx ou, mieux encore : Mao ; infra : chapitre 8. Le socialisme, cétait trend, pourra dire un dictateur à la retraite... - Le Monde du 10.05.2002).
Lenseignement des camps de brousse - linitiation traditionnelle navait pas véritablement cessé - se mariait ainsi avec les programmes de lENA. La séance de clôture de lEcole des cadres davril-mai 1974 fut marquée par la lecture dune motion lue par le Ministre de lEducation Nationale (cette rhétorique peut prêter à sourire. La responsabilité du modèle est évidemment engagée dans la qualité de limitation) :
Considérant que la dépersonnalisation et laliénation dont nous avons été victimes ont amené lidéologie coloniale à nous attribuer une incapacité congénitale à résoudre nos problèmes.
Considérant que le Tchadien se trouve aujourdhui conditionné par des allégations savamment orchestrées qui le conduisent à une désaffection générale du travail.
Considérant la place que notre nouvelle orientation redonne à la mystique du travail qui prévalait dans nos sociétés originelles.
Recommandons au Conseil exécutif du MNRCS :
a) de mettre tout en uvre pour arracher culturellement le Tchad à ce passé aliénant et pour léduquer de manière à lui redonner lamour du travail et lesprit de créativité ;
b) de systématiser linvestissement humain conformément aux vux formulés lors de notre congrès constitutif, et daccorder toute limportance au travail, préalable fondamental, et moyen de tout progrès social
(cité par Bouquet, 1982 : 147)
Le socialisme tchadien, est-il expliqué ailleurs, est un socialisme de la solidarité, un socialisme de la primauté spirituelle, un socialisme du sens de lhumain, un socialisme du respect de la personne, du dialogue et de la croyance en Dieu, pour tout dire un socialisme à visage humain [...] Le socialisme tchadien ne sera pas un socialisme calqué sur celui de Karl Marx. Le socialisme tchadien tiendra beaucoup compte de lélément religieux qui est lune des structures mentales du peuple tchadien [...] (id., 1982 : 146-147). Voilà pour la théorie, ou pour lintention.
La réalité est plus complexe. On pourra sétonner du fait que les apôtres et les idéologues de lauthenticité tchadienne soient des adeptes du vaudou, haïtiens ou dahoméens, et dune telle présence au Tchad. Cest oublier lunité de ladministration coloniale qui offrait à la carrière la diversité géographique de lEmpire. Un des paradoxes de lhistoire de la République du Tchad est aussi le rôle quont pu y jouer : un fonctionnaire colonial dorigine guadeloupéenne en passe den devenir le premier Président, un président dAssemblée Nationale camerounais, un cousin de sultan, un chef des services secrets dorigine vietnamienne et au patronyme breton, un redouté commissaire de police dahoméen... Lentourage du Président est donc vaudouisant et un haut responsable du culte nest autre que le Directeur de lEnseignement au Tchad, par ailleurs animateur du Canard déchaîné, journal national de combat créé en mars 1973, destiné à briser les chaînes du colonialisme français, qui orchestrera la révolution culturelle.
Le retour à lauthenticité commandait - plus authentiquement - labandon des prénoms chrétiens et des noms de rues, quil restait toutefois plus commode, ou plus explicatif, de continuer à désigner de leur ancien nom précédé dun ex rédempteur (peut-être comme il y eut des ci-devant). En juillet 1972, Fort-Archambaud devient Sahr. La débaptisation de Fort-Archambault, expliquera Tombalbaye au cours de cette cérémonie, procède du souci de repersonnalisation du peuple tchadien dans le cadre de la révolution culturelle lancée, il y a quatre ans. Sahr [camp en sara] évoque la période de la colonisation, à laquelle sassocie dans lesprit de mes compatriotes le souvenir des camps de travail où était regroupée la main-duvre pour la construction des routes et des chemins de fer. On célèbre les dieux protecteurs de lAfrique mystérieuse. On exalte les chefferies traditionnelles que la colonisation a arbitrairement abolies et le président avertit dans un discours : Tous ceux qui sont plus royalistes que le roi ou plus papistes que le pape, tous ceux qui défendent la civilisation occidentale contre la culture tchadienne, contre la restauration des chefferies et contre linitiation doivent rentrer dans le rang. On sappelle compatriote et le Président Ngarta est le Grand Compatriote. Flanqué maintenant, à lafricaine, dun griot célébrant ses louanges et vantant ses exploits, interrompant ou scandant ses discours : Ngarta ! Number one !, Il sait tout sans papier !, Authentique ! Sans papier ! et rappelant à bon entendeur : Quatre généraux ! Reste un ! (Tombalbaye ayant fait emprisonner les trois autres)...
Le 21 avril 1974, alors que se tenait lEcole des Cadres, un commando des Forces Armées du Nord dHissène Habré (que Tombalbaye avait nommé sous-préfet à Moussoro en 1971 et qui avait rejoint le FROLINAT à Tripoli), enlève à Bardaï deux ressortissants allemands, un agent de la MRA et une archéologue du CNRS. Laffaire Claustre commençait. À Bongor, on apprend que le couple de coopérants allemands qui enseignait au Lycée a quitté le Tchad pour le Cameroun en traversant le Logone : lAllemagne a obtenu la libération de ses ressortissants capturés au Tibesti, contre rançon. Le refus, malgré les pressions de Paris, de tout contact avec la rébellion, alors que la révolution culturelle et sa volonté démancipation avaient fait agiter la menace dune révision des accords de coopération franco-tchadiens, relance une campagne anti-française qui a trouvé dans le personnage de Jacques Foccart (Tombalbaye avait stigmatisé en septembre 1973, au cours de la cérémonie dinauguration du MNRCS, les activités occultes de la France), surnommé Dopélé (nom du vautour en langue sara) en raison de son profil, de son crâne déplumé et de son cou décharné, une idéale incarnation du néo-colonialisme et du mal. Dopélé devient vite une appellation générique du Français et une chanson fustigeant Dopélé, tout pélé / Dopélé au cou pélé..., apprise dans les camps dinitiation et dans les écoles, est aussitôt entonnée par les gamins quand un Blanc est en vue.
De cet enrégimentement des cadres et de ladministration, le Père Fortier, établi chez les Sara, donne la relation suivante (1982 : 26) : En juillet 1973, linitiation régulière des adolescents sétait déroulée à Bédaya et dans tout le pays sar. Dans la foulée Tombalbaye, sous linfluence de ses conseillers haïtiens, décida de pratiquer le Retour aux sources. Il envoya dans les camps de brousse tous les adultes de 16 à 50 ans qui navaient pas fait le ndo dans leur jeunesse. Ce fut linitiation POLITIQUE. Deux années de suite, pendant lété de 1973 et celui de 1974, trois mille fonctionnaires Sudistes, parmi lesquels deux ministres, un colonel et au moins autant de paysans et de citadins furent envoyés au ndo et y subirent les mêmes brimades que les adolescents. Il y eut de sanglants règlements de compte, tout à fait contraires à la tradition, selon laquelle les mises à mort pour violation du secret étaient extrêmement rares. Le plus grand nombre des victimes fut du côté protestant. Les pasteurs ayant publiquement décrié linstitution. En novembre 1973, tout le personnel des missions baptistes américaines, un vingtaine de personnes, fut expulsé du Tchad. Vers le même temps douze pasteurs tchadiens de la région de Koumra furent arrêtés par les Compagnies de sécurité, fusillés et jetés dans une fosse commune, non loin du Chari. [...] La fin du régime approchait. Lopération 750.000 tonnes de coton, lancée en février 1975, suscita le mécontentement général. Des milliers de salariés des villes furent contraints daller défricher gratuitement durant leurs week-ends les grands domaines de lEtat, et cela loin de leur domicile (26-27). Pendant que les CTS (militaires des Compagnies Tchadiennes de Sécurité) ramassaient, pour les envoyer au champ, les fonctionnaires trouvés dans les cafés, les responsables se partageaient et faisaient vendre au marché les dons de laide internationale collectée en raison de la sécheresse qui, depuis 1972, sévissait au Sahel.
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Plan du chapitre :
I - 4.1 Révolution nationale : Le socialisme, c'était trend...
I - 4.2 L'Etat et la chair du clan
(Repris et développé du Bulletin de liaison du laboratoire dAnthropologie juridique de Paris, n° 20, Panthéon-Sorbonne, 1996, Paris.)
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