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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !” : 1
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques


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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures

Chapitre 4

“Authentique ! Sans papier !” :

sur la chute de François Tombalbaye
premier président de la République du Tchad

Plan du chapitre :

I - 4.1 Révolution nationale : “Le socialisme, c'était trend...”
I - 4.2 L'Etat et la “chair du clan”

I - 4.1

Authentique ! Sans papier !”, cette devise à l’africaine clamée en l’honneur des chefs, un griot dahoméen que François Ngarta Tombalbaye, président du Tchad, venait de s’attacher la claironnait en écho pendant les discours officiels qui retentissaient alors, en effet, du mot d’“authenticité” dont un président voisin, Mobutu Sese Seko, avait lancé le slogan. L’expression glorifie sans doute le verbe du chef qui n’a nul besoin du secours de l’écrit pour prospérer, mais acclame aussi la récusation - authentique, parce que sans papier - des formes du pouvoir qui s’authentifient de l’écrit. Cette opposition du Verbe et du Code, expressive de la dialectique du pouvoir dans l’Afrique d’aujourd’hui, sera fatale au tribun de l’authenticité et à son griot. Exalté pour légitimer et consolider un pouvoir ébranlé par la rébellion du Nord musulman et les remontrances de la puissance coloniale, le retour à l’authenticité par la revivification des rites d’initiation devait précipiter la chute de l’ancien instituteur et la prise du pouvoir par les militaires.

Dans les sociétés traditionnelles, et dans la société dont François Tombalbaye était issu, les rites initiatiques ont pour objet d’enlever le garçon à la société des femmes, de l’intégrer, à la faveur d’une mort et d’une renaissance rituelles, au groupe des hommes et, souvent par le canal d’un système de classes d’âge plus ou moins complexe, de le faire accéder à la responsabilité sociale et religieuse. L’individu non initié est un incapable social. L’institution initiatique répond ici à la logique d’organisations de type segmentaire ou clanique où la référence à un ancêtre commun ou à un rite de fondation commun constituent un principe d’unification périodiquement réactivé. Être initié, c’est l’être d’un groupe bien déterminé et selon une appartenance parfois marquée dans la chair. Parallèlement ou concurremment à cette éducation traditionnelle, la colonisation a formé, par l’école ou la mission, des techniciens administratifs ayant souvent échappé, soit parce qu’ils en ont été dissuadés, soit parce qu’ils étaient absents du village, à ces “écoles de brousse” qui terrorisent les femmes et les non-initiés et où, en effet, les sévices ou les brimades font partie des instruments du pouvoir traditionnel. Était-il possible de reprendre l’administration en main et de gouverner l’État tchadien par le canal de telles procédures d’incorporation ? Que signifie administrer dans la logique d’un État à l’occidentale ? Telles seront les deux questions ici présentées.

*

Un regard sur l’histoire post-coloniale du Tchad sous François Tombalbaye fait apparaître une alternance de gouvernement caractérisée tantôt par la recherche de la conciliation (l’accueil, dans un même parti politique, des diverses représentations) et tantôt par la répression (l’emprisonnement ou l’assassinat des opposants) - le remplacement, en août 1973, du Parti Progressiste Tchadien (PTT) par le Mouvement National pour la Révolution Culturelle et Sociale (MNRCS) soldant l’échec de ces deux expressions du parti unique. L’ambition du MNRCS était de renouveler le jeu politique par le retour à la tradition, de reprendre en main une administration inefficace et d’anéantir enfin une rébellion toujours active malgré les coups portés par le corps expéditionnaire français. Alors que le PPT avait pour ambition de faire l’unité entre les différentes ethnies composant la “nation tchadienne”, le MNRCS, s’appuyant sur une hypothétique unité culturelle du Sud contre la rébellion du Nord, ratifiait, de fait, le deuil d’une telle ambition.

L’histoire récente du Tchad est en effet profondément marquée par cette opposition entre le Nord et le Sud, opposition qui ne procède pas seulement d’une division climatique et écologique (le Nord désertique et le Sud “utile”), religieuse et culturelle (le Nord islamisé et le Sud animiste et christianisé), mais de la mémoire et des stigmates des razzias organisées par les sultans du Baguirmi et du Bornou qui avaient la capture d’esclaves parmi les kirdis (païens) du Sud pour objet. Et ce, avec une régularité telle (notamment saisonnière), qu’on a pu parler, en l’espèce, de l’exploitation méthodique d’un vivier humain. L’explorateur allemand Heinrich Barth, parti de Koukaoua en 1851 dans les fourgons de l’armée d’Omar en expédition contre le Mandara, rapporte comment, le “maître du Bornou” ayant composé, il est décidé d’opérer une razzia contre les Mousgou et livre un témoignage de première main de cette activité (Voyages et découvertes dans l’Afrique septentrionale et centrale pendant les années 1849 à 1855, traduction française, Paris, A. Bohné, 4 vol., 1860-1861 — III 23-37). La défaite de Rabah mit fin à ces campagnes. “Dans l’histoire de l’Afrique française, l’année 1900 est marquée par un fait capital, pourra écrire le général Gouraud (1944 : III) : le 21 avril, trois troupes françaises [celle de Lenfant dont il a été question en
2.1, au cours d'une seconde mission qui fera jonction avec les misssions Foureau-Lamy et Joalland-Meynier] se sont trouvées réunies au bord du Chari à quelques kilomètres du Tchad. Rabah, le conquérant redoutable et cruel de l’Afrique centrale s’était établi aux environs dans un camp fortifié, à 5 kilomètres au nord de Kousséri.” Le camp enlevé et Rabah tué dans l’action, “le but est atteint : la jonction au Tchad de l’Algérie du Soudan et du Congo était faite”, “bloc [...] sans fissure” “de Dakar à Abéché et d’Alger à Brazzaville” (Ibid. : IV).


La tête de Rabah d’après une photographie rapportée par la mission Gentil (dans L’Illustration, Journal universel, 1901). “Au cours de la poursuite qui avait suivi le second combat, un tirailleur du capitaine Joalland, nommé Hassan, nouvellement engagé et qui avait été autrefois au service de Rabah, ayant reconnu le sinistre roitelet, l’avait blessé au flanc d’un coup de feu, puis, le voyant tomber, l’avait achevé d’une balle au front ; il s’était ensuite jeté sur lui ; il lui avait coupé la tête qu’il apportait toute sanglante. Cette tête de Rabah fut reconnue à sa dentition irrégulière, puis le corps, que M. Gentil fit rechercher, à sa main estropiée. Le sergent Samba Sall, le survivant de la mission Bretonnet, attesta son identité.” (id.)


Quand Gouraud, ancien commandant du Territoire, parle du Tchad comme du “pays de l’eau”, “avec ses immenses fleuves, Congo, Oubangui, Chari et le grand lac” (Ibid. : IV), c’est pour l’opposer au “pays du sable”, le IIIe territoire dont Zinder était le centre. “Pour maintenir la liaison et protéger l’arrière-pays, fertile et peuplé, contre les pillards et les négriers”, la colonisation christianisa donc et choisit ses auxiliaires administratifs parmi les ethnies du sud, privilégiant notamment les Sara, “la plus belle race que nous ayons rencontrée en Afrique”, dira le gouverneur Clozel. Les cadres de l’Etat devenu indépendant étant majoritairement issus du sud, la situation politique pouvait être résumée par ce constat en forme de jugement exprimant l’état d’esprit des populations islamisées, inchangé depuis l’époque où l’interprète de Gouraud, ancien soldat de Rabah, lui parlait “de ses razzias avec la même fierté qu’un soldat de la grande Armée pouvait parler de Iéna ou de Wagram” (Gouraud, op. cit. : 182) : “Avant, les Blancs commandaient ; maintenant, ce sont les Noirs”. Que les esclaves d’hier soient les maîtres d’aujourd’hui, que des “sous-hommes puissent exercer quelque autorité sur les enfants des Serviteurs de Dieu” (Pascal, 1972 : 6), ces appréciations disent assez la contradiction fondamentale – inexpiable – que le découpage colonial avait enfermé dans les limites de l’Etat tchadien.


Carte postale (coll. particulière)

Le jeu politique tchadien, tel qu’il se met en place après la seconde guerre mondiale, ne fait pas d’emblée apparaître cette fracture et c’est peut-être ce qui explique qu’on ait pu la croire subsidiaire et n’affectant pas la viabilité du concept de nation tchadienne supposée résulter du partage géographique en cause. Le Parti Progressiste Tchadien naît en 1947 en tant que section locale du Rassemblement Démocratique Africain de Félix Houphouët-Boigny. Son fondateur est un fonctionnaire colonial d’origine guadeloupéenne, Gabriel Lisette, qui a été élu député du Tchad en 1946. Le mot d’ordre du parti “Plus de coton ! Plus d’impôts ! Plus de chefs !” le fait situer à gauche. D’inspiration nationaliste, en réalité, il trouve ses responsables parmi les fonctionnaires et les cadres. Il fait campagne contre la chefferie traditionnelle en réclamant des élections et ne proclame aucune exclusive religieuse ou ethnique.

Ses responsables sont d’ailleurs originaires du Nord, Aba Siddick, par exemple, futur animateur, à Alger, du FROLINAT d’Ibrahim Abatcha, comme du Sud, ainsi François Tombalbaye, qui devait former le premier gouvernement de la République du Tchad en 1959. Un second parti, émanation du Rassemblement pour le Peuple Français (RPF), représentant les anciens combattants, la chefferie traditionnelle et les commerçants vient faire pendant à cette affiche réformatrice. Un troisième parti voit le jour en 1952, le Mouvement Socialiste Africain (MSA), affilié à la SFIO et animé par Ahmed Koulamallah, parent du sultan du Baguirmi se proclamant nassérien. Son programme, musulman et réformiste, attire les membres d’un PPT où les sudistes ont finalement l’avantage et si ce parti se montre hostile à l’indépendance (réclamant le statut de Territoire d’Outre-mer), c’est vraisemblablement en raison du déficit manifeste du nord en personnel administratif et de l’inévitable subordination que l’indépendance allait provoquer, une fois l’encadrement colonial remplacé. Koulamallah déposera d’ailleurs devant le Conseil de gouvernement formé après les élections de 1957 une motion réclamant la séparation du Nord et du Sud.

L’indépendance est proclamée le 11 août 1960. La France y sera représentée par André Malraux. Le premier gouvernement comprend des sudistes et des nordistes en nombre égal. En janvier 1962, après avoir écarté ses concurrents au sein de son propre parti, Tombalbaye décrète la dissolution de toutes les autres formations politiques. L’emprisonnement des membres du gouvernement originaires du nord déclenchera une émeute violemment réprimée dans le quartier musulman de Fort-Lamy, en septembre 1963. On dénombrera une centaine de morts. Ce sont les premières victimes de la guerre civile. La relève administrative, en janvier 1965, alors que le recrutement des responsables politiques et des titulaires des postes ministériels obéit à la règle du pouvoir personnel et de la préférence ethnique ou régionale, va installer dans le Nord et l’Est des fonctionnaires et des militaires, majoritairement originaires du Sud, dont les maladresses ou les exactions entretiendront l’hostilité dont il a été fait état. Des incidents éclatent en 1965 et 1966, notamment à propos d’un emprunt obligatoire, et le FROLINAT (Front de Libération Nationale) voit le jour en juin 1966. En avril 1969, Tombalbaye demande l’aide militaire de la France. Celle-ci a pour condition la mise en œuvre d’un plan de réforme administrative (Mission pour la Réorganisation Administrative) ayant pour objet de regagner la confiance des populations. L’ancien gouverneur Lami et des administrateurs de la France d’Outre-Mer reprennent du service et retrouvent parfois leurs circonscriptions. C’était reconnaître l’échec de la décolonisation. (“On ne peut pas être indépendant lorsqu’on ne sait pas fabriquer une boîte d’allumettes”... avait prévenu un groupe d’anciens combattants (Lanne, 1992 :450)). Une inspection générale de l’Administration est créée, la chefferie traditionnelle se voit réinstallée dans certaines de ses prérogatives et un projet de division du pays en provinces sous l’autorité de gouverneurs (qui ne sera pas appliqué) reçoit l’approbation du pouvoir.

Alors que la MRA creusait des puits, ouvrait des écoles et des dispensaires et que l’armée française avait notablement réduit l’activité des “rebelles”, Tombalbaye lance, à la fin de l’année 1970, sa politique de “réconciliation nationale”. Il libère les prisonniers politiques et obtient des ralliements. En juin 1971, quand l’armée française se retire officiellement du Tchad (laissant un nombre important de conseillers militaires et des moyens d’intervention), la paix civile paraît pouvoir s’instaurer. Mais l’interception, en juin 1972, d’un commando du FROLINAT, venu du Nigéria, qui avait pour mission de saboter les dépôts d’hydrocarbures de Farcha à proximité de la capitale, met fin à la politique de réconciliation inspirée par la MRA. Un membre du Bureau politique du PPT se révèle être l’animateur d’un réseau du FROLINAT à N’Djaména. Tombalbaye dissout le PPT et fonde en août 1973, alors que le général Malloum, chef d’état-major de l’armée tchadienne vient d’être arrêté pour une tentative de coup d’Etat, le Mouvement National pour la Révolution Culturelle et Sociale.

Tombalbaye justifie cette création par le fait que le PPT “est historiquement dépassé, ainsi que ceux qui ont contribué à sa création [...] Il faut donc assurer la relève pour assurer l’efficacité de notre politique”. C’est l’échec, on le verra, de l’idéal autrefois proclamé par Tombalbaye lui-même : “Un enfant de Doba doit demain être magistrat dans le Tibesti ; un habitant d’Adré, se sentir chez lui à Moundou, et être accepté par son compatriote de race N’gambaye”. Les méthodes et les conceptions désormais requises pour accéder à l’“efficacité politique”, alors que tout échappe, n’expriment pas seulement la fuite en avant d’un dictateur acculé. Les termes de cette fuite ou de cette reconquête imaginaire du réel n’empruntent pas par hasard les formes de la tradition. Sans doute les données du problème tchadien défient-elles toute solution de statu quo. Mais on peut lire aussi dans cette tentative désespérée pour gouverner avec des techniques “authentiquement africaines” et réaliser la synthèse de la coutume et de la modernité, l’impropriété des valeurs de la tradition, qui relèvent d’une conception religieuse du monde, appliquées à l’administration profane qui caractérise l’État dit de droit.


Inauthentique : avec papier !

Proclamation de l’indépendance de la République du Tchad, le 11 août 1960. François Tombalbaye, André Malraux (tenant une lampe torche) et Jean Foyer (dans L’essor du Tchad, 1969). “On s’était avisé qu’une indépendance ne pouvait se proclamer que d’un balcon. Au premier étage du modeste palais des gouverneurs, le plafond de la véranda formait une sorte de terrasse avec balustrade. Il fallait enjamber une fenêtre. Tombalbaye s’y risqua accompagné d’André Malraux, de Foyer, de Bourges et d’Allahou Taher. [...] Dans la pénombre, il fallut l’aide d’une lampe électrique pour lire [les] discours” (Lanne, 1992 : 452).

*


Le maître-mot de cette révolution est un mot de réaction, “authenticité”. Inspiré du Mouvement Populaire de la Révolution du voisin Mobutu Sese Seko, l’“authenticité nationale” prône le “retour aux sources” par la réhabilitation et la restauration des rites d’initiation qui, dans les populations du Sud, préparent les jeunes gens d’une même génération à la vie sociale. On parle alors, dans la capitale, du yondo, appellation sara de ces rites d’agrégation. Tombalbaye change son prénom chrétien pour celui de Ngarta, (du sara ngar : chef), et l’on raconte que, le serment d’allégeance au maître de l’initiation ne pouvant être délié, l’initiation lui permet de s’assurer la fidélité de ses compatriotes, de ses ministres ...et des comploteurs. Antoine Bangui, ancien ministre, explique dans son Prisonnier de Tombalbaye le dévoiement politique et partisan de l’institution : “Qu’importaient l’âge, la religion, la culture des individus, la désorganisation des services provoquée par des vacances de postes. Avec le yondo, Tombalbaye tenait presque l’instrument idéal d’asservissement des populations, la machine infernale qui casserait presque toutes les résistances physiques et mentales. Dans la clandestinité de la brousse, les initiés devaient se plier aux exigences du maître-initiateur qui avait le droit d’utiliser tous les moyens de contrainte. Ainsi, pour les irréductibles existait un système de coercition qui alliait à la bastonnade et aux tortures de subtils lavages de cerveau dans lesquels intervenait l’emploi de drogues végétales qui annihilaient la volonté et le raisonnement et rendaient à la vie des loques humaines.” On voit à ce jugement que Tombalbaye comprenait l’initiation comme une version africaine de l’institution psychiatrique ou du camp de redressement.

Le “retour aux sources” remonte en réalité beaucoup plus profondément dans la conscience du colonisé. Malgré des symptômes évidents d’égarement - l’objectif des 750.000 tonnes de coton, par exemple, culture de l’impôt que dénonçait le slogan de 1947 : “Plus de coton ! Plus d’impôts ! Plus de chefs !” et alors que la production annuelle était inférieure à 100.000 tonnes - un nombre important d’intellectuels et de fonctionnaires s’engagèrent dans cette “révolution culturelle”. Qui n’a souhaité, d’ailleurs, cet infléchissement, cet enrichissement par la sagesse traditionnelle de formes de gouvernement à l’occidentale héritées d’une histoire imposée ? Une voie proprement africaine ? Que démontraient cette suite de revers et cette impossibilité à faire entrer les rebelles dans le giron de la nation tchadienne, alors que l’insécurité grandissait malgré les actions de la MRA ? Que la solution était ailleurs et les conseillers de la MRA de mauvais conseil. Dans la réhabilitation des rites initiatiques s’exprime le rejet d’une greffe morte et l’affirmation d’un décrochage à la fois historique (dans le sens d’un retour à l’époque précoloniale, avant la christianisation) et géographique (l’initiation concernant les populations du Sud à l’exclusion des populations islamisées, des rebelles). Affirmation signifiée par l’apostrophe contenue dans le nouveau nom de la capitale, Fort-Lamy, devenue N’Djaména, c’est-à-dire : “Laissez-nous en paix !” Sans doute, le discours des révolutions culturelles emprunte-t-il aux idéologies du progrès. Mais c’est largement dans la mesure où celles-ci constituent des prêts-à-porter de la libération (“le colonisateur a tort : je suis chez moi” ; “mais l’Occident a raison : ses armes et ses outils sont plus puissants” ; la synthèse de cette contradiction s’écrit : “Marx” ou, mieux encore : “Mao” ; infra : chapitre 8. “Le socialisme, c’était trend”, pourra dire un dictateur à la retraite... - Le Monde du 10.05.2002).

L’enseignement des camps de brousse - l’initiation traditionnelle n’avait pas véritablement cessé - se mariait ainsi avec les programmes de l’ENA. La séance de clôture de l’Ecole des cadres d’avril-mai 1974 fut marquée par la lecture d’une motion lue par le Ministre de l’Education Nationale (cette rhétorique peut prêter à sourire. La responsabilité du modèle est évidemment engagée dans la qualité de l’imitation) :

“Considérant que la dépersonnalisation et l’aliénation dont nous avons été victimes ont amené l’idéologie coloniale à nous attribuer une incapacité congénitale à résoudre nos problèmes.
“Considérant que le Tchadien se trouve aujourd’hui conditionné par des allégations savamment orchestrées qui le conduisent à une désaffection générale du travail.
“Considérant la place que notre nouvelle orientation redonne à la mystique du travail qui prévalait dans nos sociétés originelles.
“Recommandons au Conseil exécutif du MNRCS :
“a) de mettre tout en œuvre pour arracher culturellement le Tchad à ce passé aliénant et pour l’éduquer de manière à lui redonner l’amour du travail et l’esprit de créativité ;
“b) de systématiser l’investissement humain conformément aux vœux formulés lors de notre congrès constitutif, et d’accorder toute l’importance au travail, préalable fondamental, et moyen de tout progrès social…” (cité par Bouquet, 1982 : 147)

“Le socialisme tchadien, est-il expliqué ailleurs, est un socialisme de la solidarité, un socialisme de la primauté spirituelle, un socialisme du sens de l’humain, un socialisme du respect de la personne, du dialogue et de la croyance en Dieu, pour tout dire un socialisme à visage humain [...] Le socialisme tchadien ne sera pas un socialisme calqué sur celui de Karl Marx. Le socialisme tchadien tiendra beaucoup compte de l’élément religieux qui est l’une des structures mentales du peuple tchadien [...]” (id., 1982 : 146-147). Voilà pour la théorie, ou pour l’intention.

La réalité est plus complexe. On pourra s’étonner du fait que les apôtres et les idéologues de l’authenticité tchadienne soient des adeptes du vaudou, haïtiens ou dahoméens, et d’une telle présence au Tchad. C’est oublier l’unité de l’administration coloniale qui offrait à la carrière la diversité géographique de l’Empire. Un des paradoxes de l’histoire de la République du Tchad est aussi le rôle qu’ont pu y jouer : un fonctionnaire colonial d’origine guadeloupéenne en passe d’en devenir le premier Président, un président d’Assemblée Nationale camerounais, un cousin de sultan, un chef des services secrets d’origine vietnamienne et au patronyme breton, un redouté commissaire de police dahoméen... L’entourage du Président est donc vaudouisant et un haut responsable du culte n’est autre que le Directeur de l’Enseignement au Tchad, par ailleurs animateur du Canard déchaîné, journal national de combat créé en mars 1973, “destiné à briser les chaînes du colonialisme français”, qui orchestrera la révolution culturelle.

Le retour à l’authenticité commandait - plus authentiquement - l’abandon des prénoms chrétiens et des noms de rues, qu’il restait toutefois plus commode, ou plus explicatif, de continuer à désigner de leur ancien nom précédé d’un “ex” rédempteur (peut-être comme il y eut des “ci-devant”). En juillet 1972, Fort-Archambaud devient Sahr. “La débaptisation de Fort-Archambault, expliquera Tombalbaye au cours de cette cérémonie, procède du souci de repersonnalisation du peuple tchadien dans le cadre de la révolution culturelle lancée, il y a quatre ans. Sahr [“camp” en sara] évoque la période de la colonisation, à laquelle s’associe dans l’esprit de mes compatriotes le souvenir des camps de travail où était regroupée la main-d’œuvre pour la construction des routes et des chemins de fer.” On célèbre “les dieux protecteurs de l’Afrique mystérieuse”. On exalte les “chefferies traditionnelles que la colonisation a arbitrairement abolies” et le président avertit dans un discours : “Tous ceux qui sont plus royalistes que le roi ou plus papistes que le pape, tous ceux qui défendent la civilisation occidentale contre la culture tchadienne, contre la restauration des chefferies et contre l’initiation doivent rentrer dans le rang”. On s’appelle “compatriote” et le Président Ngarta est le “Grand Compatriote”. Flanqué maintenant, à l’africaine, d’un griot célébrant ses louanges et vantant ses exploits, interrompant ou scandant ses discours : “Ngarta ! Number one !”, “Il sait tout sans papier !”, “Authentique ! Sans papier !” et rappelant à bon entendeur : “Quatre généraux ! Reste un !” (Tombalbaye ayant fait emprisonner les trois autres)...

Le 21 avril 1974, alors que se tenait l’Ecole des Cadres, un commando des Forces Armées du Nord d’Hissène Habré (que Tombalbaye avait nommé sous-préfet à Moussoro en 1971 et qui avait rejoint le FROLINAT à Tripoli), enlève à Bardaï deux ressortissants allemands, un agent de la MRA et une archéologue du CNRS. L’“affaire Claustre” commençait. À Bongor, on apprend que le couple de coopérants allemands qui enseignait au Lycée a quitté le Tchad pour le Cameroun en traversant le Logone : l’Allemagne a obtenu la libération de ses ressortissants capturés au Tibesti, contre rançon. Le refus, malgré les pressions de Paris, de tout contact avec la rébellion, alors que la révolution culturelle et sa volonté d’émancipation avaient fait agiter la menace d’une révision des accords de coopération franco-tchadiens, relance une campagne anti-française qui a trouvé dans le personnage de Jacques Foccart (Tombalbaye avait stigmatisé en septembre 1973, au cours de la cérémonie d’inauguration du MNRCS, les “activités occultes de la France”), surnommé Dopélé (nom du vautour en langue sara) en raison de son profil, de son crâne “déplumé” et de son cou décharné, une idéale incarnation du néo-colonialisme et du mal. Dopélé devient vite une appellation générique du Français et une chanson fustigeant “Dopélé, tout pélé / Dopélé au cou pélé...”, apprise dans les camps d’initiation et dans les écoles, est aussitôt entonnée par les gamins quand un Blanc est en vue.

De cet enrégimentement des cadres et de l’administration, le Père Fortier, établi chez les Sara, donne la relation suivante (1982 : 26) : “En juillet 1973, l’initiation régulière des adolescents s’était déroulée à Bédaya et dans tout le pays sar. Dans la foulée Tombalbaye, sous l’influence de ses conseillers haïtiens, décida de pratiquer le “Retour aux sources”. Il envoya dans les camps de brousse tous les adultes de 16 à 50 ans qui n’avaient pas fait le ndo dans leur jeunesse. Ce fut l’initiation POLITIQUE. Deux années de suite, pendant l’été de 1973 et celui de 1974, trois mille fonctionnaires Sudistes, parmi lesquels deux ministres, un colonel et au moins autant de paysans et de citadins furent envoyés au ndo et y subirent les mêmes brimades que les adolescents. Il y eut de sanglants règlements de compte, tout à fait contraires à la tradition, selon laquelle les mises à mort pour violation du secret étaient extrêmement rares. Le plus grand nombre des victimes fut du côté protestant. Les pasteurs ayant publiquement décrié l’institution. En novembre 1973, tout le personnel des missions baptistes américaines, un vingtaine de personnes, fut expulsé du Tchad. Vers le même temps douze pasteurs tchadiens de la région de Koumra furent arrêtés par les Compagnies de sécurité, fusillés et jetés dans une fosse commune, non loin du Chari. [...] La fin du régime approchait. L’opération 750.000 tonnes de coton, lancée en février 1975, suscita le mécontentement général. Des milliers de salariés des villes furent contraints d’aller défricher gratuitement durant leurs week-ends les grands domaines de l’Etat, et cela loin de leur domicile” (26-27). Pendant que les CTS (militaires des Compagnies Tchadiennes de Sécurité) “ramassaient”, pour les envoyer au champ, les fonctionnaires trouvés dans les cafés, les responsables se partageaient et faisaient vendre au marché les dons de l’aide internationale collectée en raison de la sécheresse qui, depuis 1972, sévissait au Sahel.

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Plan du chapitre :
I - 4.1 Révolution nationale : “Le socialisme, c'était trend...”
I - 4.2 L'Etat et la “chair du clan”

(Repris et développé du Bulletin de liaison du laboratoire d’Anthropologie juridique de Paris, n° 20, Panthéon-Sorbonne, 1996, Paris.)




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