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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques


présentation

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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


english version:

Chapitre 14

Morale et handicap :

la reconnaissance de la forme humaine

(Communication présentée au colloque “Handicap, cognition et prise en charge individuelle...”
La Baume-les-Aix, 21, 22, 23 novembre 2001.)

Voir aussi :
Chapitre 14(1) :
Penser la régularité. La forme et le temps dans la société traditionnelle
(fiche pédagogique) et Les calendriers (fiche pédagogique n° 13)

Chapitre 14.3 : La naissance et le handicap. L'investigation anté-natale et le statut de la personne
(Communication aux 4ièmes Journées d'Éthique, le 5 mai 2008, organisées par le Comité Régional d'Éthique de la Réunion)

IV - 14


"Quoi qu'il en soit, quelque part et de quelque figure naisse un homme,
c'est-à-dire un animal raisonnable et mortel, il ne faut point douter qu'il ne tire son origine d'Adam,
comme du père de tous les hommes."

Augustin,
La cité de Dieu, 16, 8

L’idée de cette communication part du constat que les discussions sur le handicap me paraissent méconnaître ce que signifie l’infirmité dans les sociétés traditionnelles. Bien entendu, notre représentation du handicap est autre. La signification de l’infirmité dans la société traditionnelle, qui engage une discrimination, nous semble incompréhensible et elle nous choque. La question est de savoir si cette représentation discriminatoire, étrangère à nos évidences morales, a véritablement disparu. S’il y avait une frontière infranchissable entre ces deux conceptions du handicap, ma communication n’aurait pas lieu d’être dans un colloque où l’on réfléchit aux moyens d’améliorer la prise en charge des personnes handicapées. Elle relèverait d’une sorte d’archéologie des représentations. Mais on peut penser, aussi, que notre perception n’efface pas, mais se superpose à la perception traditionnelle. Pour en décider, il faut, me semble-t-il, tenter d’entrer dans cette logique archaïque et ce sont donc les représentations du handicap et leur évolution récente qui vont m’intéresser. L’intérêt d’évoquer ces représentations ici repose sur l’idée que cette conception (occultée) de l’infirmité constitue un des freins à l’action sociale, aujourd’hui.

L’objet de la communication – je me résume – est donc de comprendre :
- comment l’infirmité fait sens dans la généralité des sociétés traditionnelles – dont je vais essayer de me faire l’interprète ;
- et comment elle peut continuer à faire sens aujourd’hui, en vertu de ces mêmes valeurs, quand bien même les canons de l’éthique moderne seraient à l’inverse de ce qu’on observe dans ces sociétés.


*

Je vais commencer par un exemple personnel qui ramasse, me semble-t-il, ce qui est en jeu dans la représentation de l’exception. Pourquoi les jumeaux (je me trouve être l’heureux père de jumeaux ) – la gémellité n’étant évidemment pas une anomalie pour nous – sont-ils l’objet d’évaluations aussi contradictoires, dans nombre de sociétés africaines par exemple : tantôt connotés de façon positive et tantôt de façon négative ?

– Je rappellerai en préambule, à propos des jumeaux, puisque mon propos est de relativiser nos croyances, que si l’aîné d’un couple gémellaire est pour nous le premier né, cette représentation n'est pas universelle. Ce peut être le puîné, parce que considéré comme le premier conçu, sa préséance étant notamment démontrée, selon un propos recueilli sur le terrain malgache, par le fait que “c’est lui qui a construit la maison” (il sort avec le placenta). La presse belge s'interrogeait, voici quelques mois, sur cette question qui est tout sauf byzantine quand il s'agit de désigner l'héritier du trône de Belgique en vertu du principe de primogéniture (la loi salique ayant de surcroît été abrogée). La princesse Mathilde serait en effet enceinte de jumeaux. L'idée – l'évidence – selon laquelle le prétendant légitime serait le premier né s'est trouvée contestée en vertu d'un adage médical ancien qui énonce que le premier enfant conçu naît en second...


Depuis les années 1970, les naissances gémellaires ont augmenté de 80 % en France (Population et sociétés, 360 (2) 2009). Concernant autrefois 0,9 % des naissances, elles représentent aujourd'hui 1,6 naissance sur cent. Cet accroissement a deux causes. D'évidence, le développement des traitements pour lutter contre la stérilité (les stimulations hormonales et les implantations multiples, par FIV ou ICSI, représentent les deux tiers des naissances gémellaires), mais aussi le recul de l'âge de la maternité (passé en France de 27 ans à 30 ans), les probabilités de grossesse gémellaire augmentant avec l'âge, en relation avec l'élévation du taux d'hormone de croissance folliclaire (FSH), responsable de l'ovulation.


Dans certaines populations d’Afrique, donc, le père des jumeaux est “cadeauté” quand il arrive au marché : on lui met dans les mains quelques fruits ou quelque petit présent, parce qu’on pense qu’il entretient une relation privilégiée avec les puissances de la fécondité – qu’on espère se concilier par ces dons. En effet, avoir deux quand on attend un, c’est une bénédiction. “– Qu’ai-je donc fait à Dieu, s’exclame la mère des jumeaux, pour mériter cette faveur ?”

Ailleurs, à l’inverse, la gémellité est un signe de malédiction et il arrive qu’un des deux enfants soit sacrifié. Certains enfants malgaches adoptés aujourd’hui à la Réunion sont des jumeaux abandonnés par leurs parents et recueillis par des institutions religieuses. Dans la région de Mananjary, sur la côte Est, où il existe un Centre d’Accueil et de Transit des Jumeaux Abandonnés (CATJA), créé en 1998, on exposait autrefois l’un des deux jumeaux à la sortie du parc à bœufs. (Voir documents infra : “Les jumeaux maudits de Mananjary” ; un film malgache de 1996, Quand les étoiles rencontrent la mer, de Raymond Rajoanarivelo, illustre cette pratique ancienne qui s’exerce aux dépens d’un enfant né un jour d’éclipse.)

Derrière cette apparente contradiction s’exprime une logique profonde, révélée par cette remarque d’un paysan montrant à l’ethnologue sa chienne qui venait de mettre bas : “Tu vois : elle n’a eu qu’un chiot. Elle est yowo !” À son interlocuteur, qui s’étonnait d’entendre ce mot – qui signifie “tabou” et qu'on applique, dans cette société où les jumeaux sont inauspicieux, à une mère de jumeaux – ce paysan du Danube (ce paysan du Logone) expliqua : “Mais ne vois-tu pas que c’est la même chose ?” En effet, la femelle humaine est normalement unipare et la femelle du chien normalement multipare.


C'est la femelle du tamarin, ou celle du ouistiti, qui met bas, régulièrement, deux petits. “Empoté comme une poule qui n'a qu'un poussin”, dit le proverbe : la poule, elle, en effet, qui est programmée pour driver une nombreuse marmaille, exécute une sténotypie disproportionnée quand elle n'a qu'un petit...


C’est l’irrégularité qui fait problème. Et le sens le plus exact du mot yowo, traduit par “interdit”, “tabou”, est en réalité irrégulier. (On peut faire le même type de remarque sur la traduction de certains termes bibliques quand, par exemple, le mot hébreu tebhel est traduit par “perversion” quand il signifie “confusion, mélange” – voir Douglas, 1981). J’ajouterai qu’à Madagascar, là où la gemellité est fady ("tabou"), les jumeaux sont parfois désignés par l’expression kamban' amboa (“jumeaux de chien”).

Que signifie donc la régularité ? Elle signifie l’assurance de la re-production. De la reproduction du même. Je suis donc père de jumeaux – de jumeaux mixtes, puisqu’ils sont garçon et fille. Lors du passage estival de la petite famille dans la campagne charentaise, une grand-mère, s’extasiant sur la grâce des jumeaux ajouta aussitôt : “Moi aussi, j’ai eu des jumeaux, garçon et fille. Mais ne vous inquiétez pas ! Ma fille a eu six enfants !” Voilà bien le trouble que provoque l’irrégularité, même quand elle constitue un plus : elle porte un risque d’arrêt de la fécondité. Et c’est une idée commune, en effet, que la fille d’un couple gémellaire risque d’être stérile… (Je n’ignore pas que la biochronologie hormonale embryonnaire peut aussi être requise en l’espèce.)


Des observations anciennes sur la gestation gemellaire chez la vache relèvent que, lorsque les fœtus sont de sexe différent, la femelle présente parfois une masculinisation des organes sexuels et peut se révéler stérile. (C'est la “mule” des campagnes). Dans un article publié en 1917, l'embryologiste Frank R. Lillie émettait l'hypothèse que les hormones sexuelles produites par le fœtus mâle exercent, à la faveur d'anastomoses vasculaires entre les deux fœtus, un effet masculinisant. (“The free-martin, a study of the action of sex hormones in fetal life of cattle”, J. Exp. Zool., vol 23, pp. 371-452.) Cette hypothèse générique, formulée à partir de l'observation animale chez les mammifères unipares chez qui la gemellité n'est pas exceptionnelle, a récemment fait l'objet d'investigation chez l'homme : Virpi Lummaa, Jenni E. Pettay, and Andrew F. Russell, “Male twins reduce fitness of female co-twins in humans”. PNAS 2007 104:10915-10920).


Cette idée, simple et fondamentale, est en effet constitutive de la représentation du monde des sociétés traditionnelles, qui sont fondées sur la reproduction des cycles naturels et notamment du cycle agricole. (Voir, concernant l'institution de la royauté sacrée : chapitre 2 : Pourquoi le sang de la circoncision...) C’est parce que les choses adviennent de la même manière qu’on est fondé à attendre la reproduction de ce qui est déjà advenu. Attentives à la régularité naturelle, les communautés agricoles se représentent d’ailleurs la régularité sociale et la régularité des cycles germinatifs sous un même concept. L’exception y est désordre et menace de subversion généralisée des re-productions. L’ordre physique et l’ordre moral sont une seule et même chose. Kalos kagathos. Dans cette conception où le gouvernement des hommes et le gouvernement des choses ne sont pas distingués, l’infirmité est perçue comme un signe du courroux des dieux. Dans la langue d’Homère, teras (qui donnera “tératologie”) veut dire “signe” et le latin monstrum se rattache à moneo, “avertir”. Les monstres sont pour Tite-Live “le fait d’une nature qui aurait confondu et brouillé les germes” (XXXI, 12, 8) et le prodige, d’après Festus (122, 8) est “ce qui montre le futur et qui avertit de la volonté des dieux”.

Chez les Bambara, en Afrique de l’Ouest – pour conclure ces exemples lointains – “on considère que le corps de l’albinos est doué de pouvoirs spéciaux. À qui possède son crâne échoit une nombreuse famille et la prospérité […] Cette valeur attribuée à l’albinos en fait une victime de choix pour les sacrifices […] Son nyama est tel qu’il peut être sacrifié sans prière, l’acte même constituant une invocation efficace” (Dieterlen, 1951 : 88). C’est son exception même qui définit son statut religieux. On trouve sur l’internet des documents et des témoignages qui montrent que les albinos font toujours l’objet d’une ségrégation sévère en Afrique. Avec d’ailleurs une ambivalence caractéristique – l’aspect négatif l’emportant – en vertu de la logique que j’ai relevée. Le chanteur malien Salif Keita, lui-même frappé d'albinisme, a créé en 1990 une fondation, “SOS Albinos”, qui a pour objet de combattre cette discrimination. (Voir documents infra : "Nouveau meurtre d'albinos en Tanzanie".)

*

La révolution de la modernité a consisté, bien entendu, à opposer à cette logique des apparences, associée à une représentation cosmologique de la forme humaine, une morale fondée sur la reconnaissance de la personne. La révolution morale a déplacé la moralité de la signification de la forme physique (la formule grecque kalos kagathos, qui associe le beau et le vrai, signifiant que la régularité est la vertu) à l’appartenance à la communauté humaine du seul fait de la naissance. Cette séparation radicale de l’homme et de la nature, le missionnaire la signifie dans la société traditionnelle en prenant l’infirme sous sa protection. L’élection de l’infirmité manifestant ici l’égalité et l’indifférence de toutes les formes. Ma question est évidemment celle de la permanence des anciennes représentations sous la morale d’aujourd’hui. Ce sont donc, comme je l’ai annoncé, les représentations du handicap et leur évolution dans notre propre environnement qui vont m’intéresser.

Le constat s’impose, je vais le montrer de quelques exemples, que nos évidences morales sont relativement récentes, qu’elles sont loin d’être partagées par tous et qu’elles relèvent parfois davantage de l’injonction que de la conviction.

Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler pour commencer que, jusqu’en 1980, on ne pouvait être intégré à la fonction publique en France si l’on mesurait moins d’un mètre quarante. Même si la représentation médicale du handicap et si les magistères religieux ont profondément modifié l’approche, les stigmatisations n’ont pas disparu. Un article du Monde paru le 10 janvier 1980 rapporte, sous le titre “Un village du Gard face aux handicapés, les infirmes insupportables”, la teneur d’une lettre que le maire de Vestric-et-Candiac venait d’adresser aux parents d’une handicapée belge, pensionnaire d’une institution de la Ligue nationale belge d’aide aux paralysés cérébraux installée dans le château de Vestric. Je renvoie ces propos au silence de ma communication écrite (vide infra), pour souligner que cette représentation “populaire” du handicap peut se révéler vivace là où l’on s’y attend le moins, dans ce qu’il est convenu d’appeler la “haute société” et là où règne le “politiquement correct”. Deux exemples.

La famille royale britannique – je ne parlerai pas ici des “gaffes” dont le duc d’Édimbourg est coutumier, un peu partout où il passe en visite officielle et dont le Daily Express du 15 octobre 1987 a dressé un relevé méthodique sur la carte du globe – compte parmi ses membres une cousine germaine de la reine, handicapée mentale, dont le Burke’s Peerage ignore tout simplement l’existence (ce qui signifie qu’on a oublié de la déclarer au Gotha britannique). Un fils du comte de Strathmore, frère de la reine-mère, a ainsi eu deux filles qui ont vécu recluses au Royal Earlswood Hospital, près de Londres, ignorées de tous jusqu’à ce qu’un “tabloïd” révèle leur existence. L’une d’elles est décédée en 1986 à l’âge de soixante-dix ans. Elle a été inhumée dans le cimetière voisin de l’hôpital et sa tombe est marquée d’une simple croix fournie par l’administration. Le directeur de l’hôpital déclare que les deux femmes n’ont pas reçu de visite depuis les années soixante. L’affaire est d’autant plus significative que la reine mère en personne patronne la principale organisation charitable britannique consacrée… aux handicapés mentaux. Comment a-t-elle pu ignorer le sort de ses deux nièces ? Le secrétaire général de l’organisation explique : “Il y a dans tout cela les vestiges de l’ère victorienne ; il était alors plus ou moins admis de passer sous silence l’existence d’enfants que l’on disait anormaux”.

Une dépêche de l’AFP d’octobre 1993, intitulée : “Grave faux-pas dans la campagne conservatrice” au Canada, donne une autre illustration de cette permanence des représentations. “L’état-major du premier ministre conservateur Kim Campbell s’est efforcé […] de minimiser les effets négatifs de l’énorme gaffe commise avec la diffusion des “spots” télévisés exploitant un handicap physique du chef libéral Jean Chrétien. Déjà largement devancés dans les sondages par les Libéraux à un peu plus d’une semaine des élections générales, les “Tories” pourraient encore perdre du terrain dans l’opinion publique à la suite de ce faux-pas. Mme Campbell, manifestement embarrassée a présenté ses excuses à M. Chrétien. L’un des deux “spots” télévisés comportait plusieurs gros plans de M. Chrétien dont – séquelle d’une maladie infantile – le côté gauche du visage est partiellement paralysé. “Est-ce cela un Premier ministre ?”, demandait une voix off avant de suggérer que si le chef libéral ne répondait pas aux questions, c’est qu’il ne les comprenait pas. L’autre “spot” insistait lui aussi lourdement sur le handicap physique de M. Chrétien, photos à l’appui, et se terminait sur le commentaire d’une femme affirmant qu’elle “serait très gênée s’il [M. Chrétien] devait devenir Premier ministre du Canada”. Ce “très gêné”, énoncé par une voix féminine, renvoie implicitement aux fantasmes évoqués plus haut quant aux effets du handicap sur la gestation et sur la reproduction…

"Bobonne, Bobonne ! Tu me feras un monstre comme ça, ne le regarde pas tant !"
Honoré Daumier, le Charivari (8 novembre 1836)

Au fond, l’amélioration de la condition des handicapés doit commencer, me semble-t-il, par ce constat de relative impuissance qui nous contraint d’autant à l’effort : pas plus que les règles morales ne changent la “nature humaine”, les dispositions légales et administratives qui visent à améliorer leur sort n’épuisent nos devoirs envers les handicapés.

Je ferai état ici du mémoire de Maîtrise d’une étudiante camerounaise, installée à la Réunion, sur la situation des handicapés, qui nous interpelle sur ce dernier point. À la Réunion, constate cette étudiante, on voit des panneaux destinés aux handicapés partout, mais on ne voit de handicapés nulle part… Ce qui constitue, en effet, une différence singulière avec les villes africaines où, dans les grandes villes au moins, les infirmes se rapprochent des centres et des supermarchés où les notables, les expatriés et les touristes font leurs courses pour les assaillir d’une “manche” insistante. Ils sont visibles et se dissimulent si peu qu’ils font de l’exhibition de leur différence un moyen d’apitoiement. Paradoxalement, selon cette étudiante africaine, la situation des handicapés serait plus favorable en Afrique que dans les pays occidentaux… C’est un jugement qui vaut d’être médité. Ce qui l’a frappée c’est, je pense, essentiellement l’enfermement dont les handicapés font l’objet chez nous, où ils sont souvent plus ou moins tenus cachés (cf. le jugement de l’épicière de Vestric-et-Candiac et la situation “victorienne”), alors qu’en Afrique, et je l’ai noté aussi à Madagascar, même si on se moque de l’infirme, on n’éprouve aucune gêne à se dire son parent. Cette jeune camerounaise étant une citadine, et non une villageoise, je ne pense pas qu’elle ait véritablement connu la situation de l’infirme dans les villages. Mais au village même, cette situation est plus nuancée qu’on pourrait l’imaginer. Certes, le handicapé est stigmatisé pour les raisons que j’ai développées, mais les raisons qui le stigmatisent constituent aussi sa défense : il a “l’œil” et on le craint. Ces raisons n’existent plus dans notre représentation et le laissent en quelque sorte sans défense…

La question est de savoir ce que veulent dire ces contre-exemples et quelle portée il convient de leur donner. Au fond, nous sommes dans une situation de mutation morale ou de mutation anthropologique dont on pourrait résumer la signification par la nature et l’évolution récente du cirque. Le cirque est un cercle, un cosmos en petit (un microcosme) où se concentrent l'expression de la surhumanité (“l'homme le plus fort du monde”, l'équilibriste qui se joue des lois de la pesanteur, le jongleur...) et de la “sous-humanité” (les “attractions” de la différence). C'est le lieu de rencontre et d’exhibition, à l’usage de l’homme ordinaire, des limites de l’humanité. On sait qu’il n’y a pas si longtemps on exhibait dans les cirques à titre de “curiosités”, tel Elephant man, dont david Lynch raconte l’histoire dans un film célèbre, certains types d’infirmité : la femme à barbe a longtemps fait recette, mais aussi les sœurs ou les frères siamois, le Geek, l’homme sauvage dévoreur de chair crue, etc. Dans les années 1840, Phineas Taylor Barnum, entrepreneur de spectacles, fonde les premiers cirques itinérants. Son Grand Congress of Nations (1884) illustre l’entrée de l'homme exotique dans ce théâtre des “curiosités”. La supériorité de la norme s'y déploie de conserve avec la supériorité de l’homme blanc. Il y a une fonction anthropologique du cirque dans cette exhibition de l’exception et de la différence : on vient s'y rincer l'œil et se conforter dans sa normalité et sa supériorité. Il y avait : car cette configuration a changé. En octobre 1995, c’est presque aujourd’hui, le Conseil d’État a interdit une exhibition de “lancer de nains”, spectacle qui “par son objet même, porte atteinte à la dignité de la personne humaine”. Il a aussi considéré qu’il était du pouvoir de police des maires d’interdire des manifestations qui comportent une telle atteinte, car “la dignité humaine, entendue strictement, est une composante de l’ordre public”. L’“ordre public” a donc changé. Quand Elephant man, montré comme une bête, entonne le psaume d’Isaïe “Le Seigneur est mon berger…” (Isaïe 33, Le Seigneur, juste juge), il est manifeste que l’humanité tient à la capacité d’énonciation et à la conscience de la transcendance – à l'appartenance à la famille humaine – et non à la forme physique. (Le drame d'Elephant man est prototypique de ces patients atteints de dysplasie tissulaire, du syndrome de Protée ou de la maladie de Recklinghausen.)


“Parle et je te baptise !”, c’était l’invite du cardinal de Polignac au primate du Jardin des Plantes. C’est cela la révolution morale.

Un film précurseur de Tod Browning (qui a été contorsionniste dans un cirque), Freaks (1932), représente ce renversement moral dans les coulisses mêmes du cirque, lieu d’élection des exceptions, en mettant en scène une histoire où sont engagés les deux extrêmes de l’humanité et en exposant la monstruosité du surhomme et l’humanité de l’infirme.



Le renversement anthropologique
Tod Browning au milieu de ses acteurs
www.olgabaclanova.com/freaks_show_gallery.htm.

La morale de l’histoire que Browning met en scène tient moins dans le prodige qu’un bonimenteur présente à l’admiration des chalands, au début du film : on apprend que la trapéziste a été transformée en poule,

que dans le renversement anthropologique qui consiste faire du laid le juge du beau et le critérium du vrai. La Vénus du cirque, trapéziste, a donc décidé avec son alter ego, Monsieur Muscle, de s’emparer de la fortune du nain en lui jouant une comédie de mariage.



Kalos kai kakos, Kalos kai aiskhros
www.olgabaclanova.com/freaks_show_gallery.htm
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Le plateau du banquet de mariage constitue le moment de plus haute tension du film. Réunis autour de la table des noces, tous les monstres (freaks) du cirque font circuler un calice dans lequel ils boivent à tour de rôle. C’est au tour de l'”oiseau de paradis” du cirque. Un nain juché sur la table lui présente le calice. Le spectateur imagine qu’elle va boire au calice dans le but de réaliser son dessein criminel. Mais non : elle se retire de la table avec un mouvement de dégoût en s’exclamant : “Vous êtes des monstres !… C’était un jeu !” Au calice de la communion, elle répond en versant du poison dans le verre du nain, son fiancé. À la fin du film, une dissociation s’est opérée entre l’apparence physique et sa signification morale : les “estropiés” sont les messagers de la vérité, Anges (étymologiquement) et Furies à la fois. Quand, dans un déchaînement des éléments naturels, ils font justice, c’est la noirceur morale de cette Vénus toute lisse et toute blanche, qui se joue des éléments en planant dans les airs, qui devient évidente – elle va trouver sa véritable place dans l’échelle des êtres sous la forme d’une poule… En réalité, un processus d’identification s’opère dans le film dès qu’on entre dans les coulisses du cirque et dans la familiarité de ces êtres contraints à vivre de ce qui les stigmatise. On apprend leurs sentiments, leurs rites et l’on voit la vie ordinaire de ces êtres extraordinaires. Ils ont une mère : “Ce sont mes enfants !”, répond la vieille dame qui les promène en forêt à l’exclamation horrifiée : “Des monstres !” de ceux qui les rencontrent. Ils ont une personnalité qui les arrache à leur apparence corporelle. (La gêne évidente, pour le spectateur d'aujourd'hui, tient aux rôles que, dans les limites du cirque, le scénario assigne inévitablement à ces hommes stigmatisés pour leur différence et exhibés comme "curiosités", avec les "classiques" de l'homme-tronc ou du mariage des sœurs siamoises, etc.)

Le problème est donc celui, au-delà de la signification prédictive de l’irrégularité exposée plus haut, de la nature de ce phénomène psycho-cognitif qui engage, dans l’instant, une reconnaissance sur le mode de la dénégation et qui se résout dans un mouvement de répulsion physique – tel que la trapéziste de Freaks ne peut plus feindre. Le “patron” d’un hôpital parisien, annonçant avoir accouché dix-huit mille femmes dans son service, déclarait lors d’une émission de télévision (22 novembre 1982) : “Je puis le dire avec l’expérience de ma déjà longue carrière […] des gens normaux, ordonnés, tuent leur enfant lorsqu’ils s’aperçoivent qu’il est anormal”. Ces réactions, moins exceptionnelles qu’on pourrait le penser si l’on en croit cet observateur privilégié, sont-elles révélatrices de cette permanence d’une représentation “naturaliste” et “conservatrice” de la forme humaine ?

Un point névralgique du mécanisme considéré réside sans doute – emblématique dans la référence que je viens de citer – dans un processus primaire de reconnaissance de soi (de la reconnaissance de soi dans son propre enfant). Notre perception de l'humain anticipe une forme archétypale. Lorsque la discordance entre l'attente perceptive et la perception est importante, il en résulte une réaction première de rejet. Quand la langue dit que la laideur ou la difformité sont “repoussantes” ou “répugnantes” (I-E *peug : frapper) et sont donc par nature agissantes et agressives, elle leur prête une action dont le simple spectateur est supposé devoir se défendre. L'"attraction" n'en est une que si le spectateur a moyen, dans ce hors monde qu'est le cercle du cirque, de se "repaître" de la différence. La “répulsion” préjuge donc une attirance première, une identité reconnue qui met l’image de soi en question : qui “soulève le cœur” parce qu’elle est supposée subvertir de manière réflexe la contenance élémentaire. La rubrique des faits divers des journaux relate souvent de ces histoires sordides où ce sont des handicapés – en réalité – qui sont victimes d’agressions, victimes, le plus souvent, de déclassés qui refont sur eux leur propre reclassement social.

“Vous êtes sans ignorer [sic] puisque vous l’avez peut-être éprouvé vous-même que ce genre de maladie des enfants provient souvent d’une émotion de la mère en état de grossesse et même pendant l’allaitement.” Ce propos, que je citais tout à l’heure, se place dans ce registre de la croyance où c’est la reproduction de l’identité, du même dans la forme humaine, qui est engagée dans le simple spectacle de la “difformité” – le comble de la laideur étant significativement supposé, dans la langue populaire, “faire tourner une couvée de singe”… La morale achoppe ici sur cette donnée cognitive première en vertu de laquelle classer, c’est exclure. C’est parce que l’exception fait exception qu’elle constitue une “menace” pour l’ordre. Les règles sont une protection contre le désordre envahissant… Les règles diététiques, telles qu’exposées dans le Lévitique, par exemple, sont essentiellement des règles cognitives appliquées aux usages : n’est bon à manger que ce qui est bon à penser. Mais ce classement ne s’épuise pas dans un simple processus intellectuel. Le fait que la religion en formalise la nécessité (ce qui est yowo dans l’exemple de l’uniparité ; “Soyez saints, car je suis saint”, dans le Lévitique à propos des catégories…), l’opposition du pur et de l’impur, loin de justifier une classification après-coup, signent peut-être ce fait qu’il existerait un classement précédant tout classement, une forme primitive d’appréhension du semblable.

*

Pour prévenir l’exclusion et pouvoir y opposer des réponses, pour éduquer la perception de la différence, l’action morale et matérielle en faveur des handicapés requiert en premier lieu, me semble-t-il, la considération des antécédents anthropologiques ici présentés.

Alors, les voies d’action, connues et reconnues, en seront peut-être davantage légitimées. L’approche pédagogique et scientifique d’abord. Un Camerounais ayant créé une association de défense des albinos explique : “Deux êtres noirs de peau donnant naissance à un enfant blanc : il est impossible [pour qui ne possède pas l’explication scientifique] d’envisager cela rationnellement”. S’agissant de l’albinisme, il est rassurant de savoir que l’approche scientifique permet non seulement d’expliquer, mais aussi d’ouvrir un espoir thérapeutique. L’albinisme est une affection héréditaire (transmise selon le mode récessif autosomique) qui se caractérise par le défaut de synthèse de mélanine. L’isolement et la possibilité (théorique) de clonage du gène de la tyrosinase laissent espérer un traitement.

Mais si c’est aussi l’ordre intime, l’image de soi, qui est affectée par cette différence, l’action pédagogique pour une meilleure reconnaissance des handicapés ne doit donc pas se limiter à la divulgation des causes matérielles, génétiques, embryologiques… qui sont à l’origine des malformations – exonérer le handicap de toute signification symbolique –, elle doit aussi prendre en compte le fait que les constituants de l’identité sont engagés dans cette confrontation avec la différence. Comment la différence peut-elle cesser d’être une différence ? Pour annuler ce mouvement de rétraction devant la difformité, compte tenu des servitudes de la forme humaine dont je viens de faire état, il faut évidemment tendre à assimiler la différence dans l’environnement social. Au lieu de parquer les handicapés dans des ghettos, de les “garder chez soi”, il s’avère en effet que leur intégration, certes préparée et encadrée, dans le public scolaire, par exemple, les fait apparaître comme une expression naturelle de la diversité. L’expérience, dans des classes du Nord de la France, où des enfants handicapés ont été pris en charge par leurs camarades, va dans ce sens. Il y a une concrescence de la diversité – le fait de grandir ensemble – qui rend la différence naturelle…

À l’occasion de son 150ième anniversaire, la Croix-Rouge a placardé sur les murs de Paris le slogan suivant : “Depuis 150 ans, la Croix-Rouge rend les hommes plus humains”. J’exprimerai ce paradoxe en guise de conclusion : pour rendre les hommes plus humains, il faut, me semble-t-il, d’abord s’attacher à comprendre en fonction de quelle servitude l’inhumanité de l’homme peut prospérer et les rendre, en quelque sorte, “moins humains”

Note :“Vous êtes sans ignorer [sic], écrit donc Monsieur le Maire, puisque vous l’avez peut-être éprouvé vous-même que ce genre de maladie des enfants provient souvent d’une émotion de la mère en état de grossesse et même pendant l’allaitement.” Le journaliste qui rapporte le propos demande si “la simple vue d’un handicapé ferait donc ‘tourner les sangs’, ‘gâter le lait’ ?” “Je ne suis pas médecin… peut-être”, répond l’adjoint au maire. S’il se trouve en effet dans le village en cause des habitants qui, selon les termes du directeur de l’institution “veulent faire le bien pour l’amour du bien”, que ne dit-on pas pour chasser les “estropiés” ! Un arrêté municipal prévient que ”la présence de ces malades sur les voies et places publiques du village ne manquerait pas de susciter des réactions diverses”. L’adjoint au maire rapporte que “des campeurs, cet été, sont venus se plaindre. On les comprend, en vacances, ce n’est pas drôle”. Il ajoute : “Si vous les voyiez, cet été, tous alignés devant le château, ce n’est pas un spectacle pour notre gamine”. Un pêcheur raconte : “L’autre jour, j’ai freiné pour les laisser passer. Il y avait trois handicapés en petite voiture, et c’était des handicapés qui les poussaient, vous imaginez la scène”. Une jeune fille du village s’inquiète pour ces étrangers “qui n’ont qu’à retourner chez eux”. La dame de l’alimentation partage cette opinion : “J’avais une sœur handicapée, nous préférions la garder à la maison que la montrer à tout le village”. Enfin, ces êtres ne sont pas seulement une injure au bon goût et à l’esthétique (“pas drôle”, “vous imaginez la scène”), un embarras pour la bonne éducation des enfants (“pas un spectacle pour notre gamine”), un risque pour la reproduction de l’espèce (danger pour les femmes enceintes), ils créent aussi des complications sanitaires : le maire explique que “les canalisations de la station d’épuration d’eau sont encrassées par leur piscine et la pénicilline qui se dépose au fond”. Il n’est pas jusqu’au curé que ces “estropiés” dérangent et qui n’a pas voulu que les “voiturettes encombrent son église pour la messe de Noël”. Il n’a accepté que trois handicapés “sur des chaises, comme tout le monde”.
Ce dérangement des catégories semble d’ailleurs s’être propagé jusque dans l’atelier de composition de la rue des Italiens puisque ce curieux article du journal exigeant qu’est
Le Monde (rédigé de surcroît par un journaliste promis à un grand destin) ne comporte pas moins de sept coquilles typographiques et se termine par une phrase en queue de poisson…

[Communication présentée au colloque “Handicap, cognition et prise en charge individuelle : Des aspects de la recherche au respect de la personne” sous le titre : ”Comprendre la signification de l’infirmité dans les sociétés traditionnelles, préalable obligé à la prise en charge du handicap dans les sociétés modernes ?“ Université de Provence, université de Mons-Hainaut, La Baume-les-Aix, 21, 22, 23 novembre 2001, organisé par l’Association des jeunes chercheurs en Sciences de la cognition (Accion – Électre).]


Documents :

Les jumeaux maudits de Mananjary

LE MONDE | version électronique le 05.09.08 | 14h25  •  Mis à jour le 05.09.08 | 17h17

MANANJARY (MADAGASCAR)
Dina et Diari, 5 mois, entrelacent leurs doigts délicats. Allongés sur le dos, côte à côte, au centre d'un vieux lit à barreaux à la peinture écaillée, ces deux frères jumeaux fixent les visiteurs de leurs grands yeux noirs et brillants. Ils ont été recueillis par le Centre d'accueil et de transit des jumeaux abandonnés (Catja), à Mananjary, ville froide et humide de la côte sud-est de Madagascar, à 450 kilomètres de la capitale, Antananarivo. Il y a un siècle, leur crâne aurait été fracassé sous les sabots des zébus. Aujourd'hui encore, Dina et Diari sont jumeaux, donc maudits.
Ainsi le veut l'implacable coutume des Antambahoaka. Cette ethnie, l'une des dix-huit de Madagascar, compterait 22 000 âmes - chiffre approximatif, car aucune statistique ethnique n'est autorisée - sur 18 millions d'habitants. "On fait ainsi parce que nos parents l'ont toujours fait, et nous devons nous y soumettre", admet une habitante de Mananjary.
Connus pour le "fady kambana", ou "tabou des jumeaux", les membres de l'ethnie Antambahoaka sont tenus à l'écart par les autres castes. "Il ne faut pas leur parler de cette histoire, assure Georges-Antoine Rajaonarivelo, 67 ans, un ancien habitant de Mananjary, membre d'une autre ethnie. La malédiction frappe uniquement leurs jumeaux. Ceux d'une autre ethnie, élevés à Mananjary, ne seront pas condamnés à y vivre en parias."
Les origines de la malédiction se perdent dans la nuit des temps. A son arrivée à l'embouchure du fleuve Sakaleona, au nord de Mananjary, le premier Antambahoaka aurait choisi son épouse parmi les femmes de la région. Enceinte de jumeaux, elle décéda en couches. Le malheur frappa sa deuxième, puis sa troisième épouse. Le chef du clan jura alors que sa descendance n'élèverait jamais de jumeaux.
Au XIXe siècle, un astrologue persuada Ranavalona Ire (1828-1861), l'autoritaire reine de la Grande Ile, que les enfants nés sous le signe des gémeaux, signe puissant mais violent, étaient voués à une destinée exceptionnelle. Craignant sa déchéance, la souveraine imposa aux parents de les tuer ou de les déposer à la porte d'une étable. S'ils échappaient au piétinement des zébus, les nouveau-nés pouvaient vivre. Enfin, une légende, plus proche des soucis alimentaires quotidiens, raconte la difficulté d'un chef de clan à nourrir ses jumeaux lors d'une disette.
Aucune pluie diluvienne, aucun raz-de-marée de l'océan Indien, n'a jamais lavé les terres de Mananjary de la malédiction. Une mère se souvient de l'immense tristesse dans sa famille au moment du départ des jumeaux pour une adoption internationale : "Comme si nous vivions un funèbre départ mortuaire." Devant son désarroi, son mari fit sur- le- champ le serment de passer outre le tabou pour sa descendance.
Aujourd'hui, cette femme ne sait pas où vivent ses enfants. Elle admet que "la tristesse et la nostalgie provoquent des perturbations en elle". Une voisine se souvient de son accouchement : "Elle s'appliquait à tourner la tête en fermant les yeux pour ne surtout pas garder un seul souvenir des enfants emportés." D'autres femmes acceptent la malédiction et privilégient le respect des coutumes : "On ne doit pas se séparer des autres."
A Mananjary, dans le quartier Andovosira, le "palais" du mpanjaka, le chef de clan, ne paie pas de mine. Derrière un garage automobile, rien ne distingue cette case d'une autre, hormis les quatre oiseaux en métal fixés dos à dos sur le toit. Derrière cette façade sur pilotis, les coutumes préservées par le chef traditionnel ont plus de poids que n'importe quelle directive internationale. Accompagné de son épouse, un homme âgé à la peau tannée, en short et bras de chemise, sort, s'avance pour vous serrer la main, puis disparaît par la porte de son "palais". Impossible de lui arracher un mot sur les jumeaux. Une spécialiste reconnaît : "Ces chefs sont de petits dieux."
L'index pointé vers le ciel, un vieil habitant de Mananjary assure qu'"il n'y a que les chiens pour avoir des portées multiples. Et ici, sur la côte, être traité de chien, c'est la pire des insultes !" La coutume insinue aussi qu'un homme engendre un enfant à la fois. Si deux naissent en même temps, l'épouse lui aura été infidèle.
A l'école de service social d'Antananarivo, Gracy Fernandes, professeur de sciences sociales et auteur d'un rapport sur l'abandon des jumeaux à Mananjary, explique la mécanique et les méandres des coutumes. "Il ne faut pas chercher une logique basée sur la rationalité, analyse-t-elle, mais sur l'expérience, vraie ou supposée, de la malédiction." Du bout des doigts, la sociologue déroule une carte de Mananjary. Elle localise, quartier par quartier, les dix tranobe, les "palais" où vivent les raiamandreny, les chefs coutumiers, et les mpanjaka, les chefs de clan.
Pour que les chefs Antambahoaka n'aient jamais à croiser les petits damnés, un orphelinat a été bâti au-delà des eaux saumâtres du canal des Pangalanes. C'était en 1987. Auguste Simintramana, un chrétien étranger à ce territoire, prit l'initiative de fonder le Catja, l'un des deux orphelinats de la ville. On lui attribua un curieux terrain couvert de plantes grasses. Un sage de Mananjary, du haut de son 4x4, se souvient de l'odeur pestilentielle que cette "forêt" de népenthes exhalait à l'époque. Au fond de leur urne, ces plantes carnivores digéraient lentement les cadavres d'insectes et d'oisillons.
Aujourd'hui, une distance demeure entre les pensionnaires et la ville. Loin des bâtisses coloniales aux façades vermoulues, trois bâtiments propres, construits de plain-pied, abritent les quatre-vingt-cinq résidents, dont vingt jumeaux. La pouponnière du Catja est une pièce simple et chaleureuse. Au centre, quatre jumeaux de 10 mois, garçons et filles, tournicotent sur une mélodie égrenée par une berceuse électrique. Quelques peluches élimées sont posées aux coins des lits. La directrice, Julie Rasoarimanana - la veuve d'Auguste Simintramana -, ne s'inquiète pas pour l'avenir de Dina et Diari : "Ils seront rapidement adoptés, mais pas dans une famille Antambahoaka."
Peu à peu, les abandons reculent, sans vraiment disparaître. Faute de statistiques fiables, Gracy Fernandes avance un taux d'accouchement gémellaire de 1,15 % à Mananjary, alors que la moyenne nationale est de 2,8 %. "Les naissances de jumeaux sont probablement sous-déclarées dans le district de Mananjary", explique Valérie Delaunay de l'Institut de recherche pour le développement (IRD) à Antananarivo. Les parents de jumeaux qui passent outre la coutume acceptent de vivre "à distance respectueuse" des dix tranobe. Ils parlent d'une "cohabitation codée" avec les chefs de clan. "Ils sont vraiment courageux d'élever leurs enfants sur place", reconnaît un ancien, admiratif.
A la périphérie de la vibrionnante Antananarivo, le nouveau siège de l'Unicef capte la lumière de toutes ses façades aux vitres bleutées. En mêlant le français et l'anglais, Casimira Benge, responsable de la protection de l'enfance, admet que "la question des jumeaux est très délicate. L'Unicef ne peut pas en parler explicitement, ils ne doivent pas être stigmatisés."
Ce tabou a entraîné un flux régulier d'adoptions par des couples occidentaux. Au Catja, sur 420 enfants adoptés dans le monde, 300 l'ont été par des couples français entre 1987 et 2006. A cette date, les adoptions internationales ont été suspendues, le temps d'adapter la procédure malgache à la convention de La Haye. Depuis février, adopter des enfants malgaches est à nouveau possible. Des efforts ont été faits pour régulariser la procédure. Les experts du Comité des droits de l'homme, basé à Genève, les ont tout de même épinglées en mars 2007 en montrant "l'existence de juridictions coutumières violant les normes juridiques internationales" et des "abus contre les enfants jumeaux".
Le quotidien L'Express de Madagascar annonçait en décembre 2007 un projet de législation en faveur des jumeaux de Mananjary et une campagne de sensibilisation de la population locale. "Le droit coutumier entrave la mise en oeuvre de la convention des droits des enfants. Il contredit les principes des textes", admettait en avril la directrice de la réforme législative au ministère de la justice, Laurette Randrianantenaina. Jointe par téléphone, la magistrate semble peu désireuse de répondre aux questions et coupe court à la conversation en déclarant que la réforme législative n'est plus d'actualité.
A Mananjary, la vie continue. Deux jumeaux de 13 ans, cités dans le rapport de la sociologue Gracy Fernandes, interpellent ainsi le président de la République, Marc Ravalomanana : "On (vous) demande de nous aider (...). Les petits jumeaux sont des êtres humains comme vous."

Linda Caille

LE MONDE | AFP le 21.10.08 | 13h23

Nouveau meurtre d'albinos en Tanzanie

Une fillette albinos a été tuée dimanche en Tanzanie où les personnes atteintes d'albinisme sont victimes d'une recrudescence de crimes rituels, des sorciers leur attribuant des pouvoirs magiques, a-t-on appris de source officielle mardi.
La victime, âgée d'une dizaine d'années, a été tuée dimanche soir dans son village de Shilela (ouest), a rapporté à l'AFP un élu local Joseph Manyara précisant que ses meurtriers avaient emporté un de ses bras.
Selon l'association tanzanienne des albinos (TAS), au moins 26 d'entre eux ont été tués dans le pays depuis le début de l'année.
Cet assassinat est intervenu quelques heures après un nouvel appel du président tanzanien Jakaya Kikwete à intensifier la répression contre ces meurtres.
"Il est parfaitement stupide pour certains de croire que les albinos ont des pouvoirs magiques et que certaines parties de leur corps peuvent rendre riche", a-t-il déclaré à l'issue d'un rassemblement à l'appel de l'association tanzanienne des albinos.
"La population doit être éduquée pour comprendre la nature de l'albinisme et qu'elle ne peut prospérer qu'à travers le dur labeur et non en vendant des morceaux de corps d'albinos", a-t-il ajouté.
Le 2 avril, M. Kikwete avait déjà annoncé une série de mesures destinées à protéger les albinos des attaques perpétrées ou commanditées par des sorciers qui utilisent des parties de leur corps pour attirer la chance.
Dans le cadre de ces mesures, la police avait été appelée à redoubler d'efforts pour retrouver les sorciers soupçonnés de ces crimes tandis que les albinos avaient reçu l'instruction de s'enregistrer auprès des autorités afin qu'elles puissent assurer leur sécurité.
M. Kikwete a précisé que 47 personnes soupçonnées d'être impliquées dans ces meurtres avaient été arrêtées en Tanzanie lors des douze derniers mois.
Le président de la TAS, Ernest Kimaya, avait estimé dimanche que la réponse des pouvoirs publics était encore trop lente.
"Nous attendons toujours de voir des inculpations alors que le rythme des meurtres d'albinos est en augmentation", avait-il déclaré.
Cette vague de criminalité touche également le Burundi voisin où deux albinos ont été récemment tués par des trafiquants qui font commerce de leurs organes en Tanzanie. Les autorités de la province de Ruyigi, frontalière de la Tanzanie, ont décidé de regrouper les 45 albinos recensés dans la province pour assurer leur protection.
L'albinisme est une absence totale de pigmentation dans la peau, le système pileux et l'iris des yeux due à des facteurs génétiques.

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LE MONDE | 22.12.08 | 16h05  

Au Burundi, la traque des albinos

ENVOYÉ SPÉCIAL BUJUMBARA
Cette nuit-là, les machettes étaient aiguisées. "Sept bandits ont fait irruption dans la maison, raconte Nicodème Gahimbare, procureur de Ruyigi, province située à l'est du Burundi. Trois ont menacé la famille avec des kalachnikovs, pendant que les quatre autres découpaient l'albinos, qui était toujours vivant. Ils ont commencé par les bras puis ont tranché les jambes et enfin la tête. L'un d'entre eux recueillait le sang dans un bidon... Puis, ils sont repartis en laissant dans la pièce ce qui restait du corps." Depuis septembre, les albinos du Burundi sont victimes d'une traque effroyable, sordide et insensée. Cinq meurtres, plus abominables les uns que les autres, ont déjà été commis. Hommes ou femmes, garçons ou fillettes, les albinos sont devenus bien malgré eux les cibles d'un marché fort lucratif.
On ne compte plus les légendes africaines qui entourent les albinos, victimes d'une maladie génétique qui se caractérise par une absence de pigmentation de la peau, des poils, des cheveux et des yeux. Mi-hommes, mi-dieux, selon les régions, leur "blancheur" pourrait apporter toutes sortes de pouvoirs, bénéfiques ou maléfiques. Au Cameroun, au Mali et dans d'autres pays du continent, on attribue à ces "enfants blancs" nés de parents noirs des forces surnaturelles. "Ici, dans la région des Grands Lacs, nous sommes considérés comme les enfants du soleil, de la chance, explique avec un air de dégoût Cassim Kazungu, président de l'Association des albinos du Burundi. Alors, certains sorciers, principalement originaires de Tanzanie, racontent que s'ils mélangent nos os et notre sang à certaines potions magiques, ils seront capables de confectionner des gris-gris pour obtenir de l'or, de la chance ou une éternelle jeunesse. On nous assassine pour des histoires de sorcellerie..."
C'est principalement sur les bords du lac Victoria que seraient nées ces légendes. Autour du plus grand lac africain, on raconte, par exemple, que verser du sang d'albinos sur une mine d'or pourrait suffire à faire jaillir des pépites, sans même avoir à creuser la terre. Chez les pêcheurs, on soutient que le fait d'appâter les eaux du lac avec un bras ou une jambe découpée sur un corps d'albinos permettrait d'attraper de gros poissons, le ventre gorgé d'or...
En attendant, c'est l'appât du gain qui nourrit ces massacres humains. "L'un des bandits qui a été arrêté après un meurtre a dit qu'on lui avait promis 1 million de franc burundais (650 euros), explique Cassim Kazungu. La peau des albinos vaut une fortune et nous sommes dans un pays où les gens ont faim... Il faudrait que le gouvernement prenne des mesures très sévères à l'encontre des tueurs." Deux hommes ont déjà été condamnés à la peine capitale, mais celle-ci est en passe d'être abolie, ce qui accroît l'angoisse des albinos.
Sur les rives du lac Tanganyika, où l'espérance de vie est de 43 ans, où l'indice de développement humain (IDH) classe le pays à la 169e place mondiale (sur 177), la guerre civile, qui a opposé les ethnies hutu et tutsi entre 1993 et 2006, a fait près de 300 000 morts. La tension ethnique est aujourd'hui retombée et, jour après jour, la paix avance. Jeudi 4 décembre, un accord de cessez-le-feu, conclu avec tous les autres mouvements rebelles en 2006, a été signé entre le gouvernement et le FNL (Forces nationales de libération), le dernier groupe en activité. Mais les massacres ethniques ont laissé des séquelles psychologiques irréversibles, inquantifiables, et une économie en lambeaux. Le soir, dans certains quartiers de Bujumbura, la capitale, on raconte qu'il suffit de "10 000 francs "bou"" (6,50 euros) pour acheter la vie d'un homme...
C'est en Tanzanie, pays de 40 millions d'habitants qui borde le Burundi à l'est, que les premiers meurtres ont été commis. Depuis le début de l'année, il y en aurait déjà eu une trentaine, alimentant des réseaux dirigés par certains notables. Le Parlement européen a adopté, le 3 septembre, une résolution condamnant "vigoureusement" l'assassinat d'albinos dans ce pays.
Les autorités tanzaniennes ont pris des mesures de protection, comme l'instauration d'un recensement et la mise en place d'un service d'escorte pour les enfants se rendant à l'école. Le gouvernement a surtout annoncé que des sanctions très sévères, allant jusqu'à la peine de mort, seraient prises contre toute personne mêlée à ces crimes rituels. Quelques trafiquants et une cinquantaine de sorciers auraient été arrêtés dans la foulée.
L'apparition de cette traque sur le sol burundais pourrait résulter des mesures prises en Tanzanie. Les frontières sont poreuses, surtout lorsque les trafics génèrent des sommes colossales... "Le gouvernement tanzanien a agi rapidement en faisant du meurtre des albinos un crime puni de la peine capitale, a déclaré Olalekan Ajia, responsable de l'Unicef au Burundi, le 19 novembre. Du coup, les sorciers et autres charlatans sont partis pour le Burundi." Le retour de 100 000 réfugiés burundais vivant dans des camps le long de la frontière tanzanienne est une autre hypothèse avancée.
Jusque-là épargné, le Burundi, qui recense près de 150 albinos sur une population de 8 millions d'habitants, déplore donc aujourd'hui 5 meurtres et un disparu. Début décembre, un homme en tenue militaire armé d'une machette a tenté une agression. Il a été arrêté par le père de l'albinos, qui a été sérieusement blessé lors de l'altercation. Roué de coups par les gens du village, l'agresseur est décédé le lendemain.
Les albinos du Burundi vivent la peur au ventre. "Je ne sors plus de chez moi car, même si la capitale est pour l'instant épargnée, je me sens en insécurité, lâche Pascal, 28 ans, un habitant de Bujumbura. Mais je suis bien obligé d'aller faire mes courses... Sur le trottoir, les gens disent en me regardant : "Regardez, le beau paquet d'argent qui déambule !" D'autres stoppent leur voiture à ma hauteur et me menacent : "Tu vaux l'équivalent de trois camionnettes, on va te vendre en morceaux..." Nous vivons un véritable cauchemar." Quelques ruelles plus loin, Nathalie, 25 ans, n'est guère plus sereine. "La situation est très difficile et j'ai peur, dit-elle. Mais je suis surtout très inquiète pour ceux qui vivent à l'extérieur de la capitale." Rien n'arrête les tueurs. Pour découper les membres d'une adolescente de 16 ans, tuée quelques jours plus tôt, certains sont allés jusqu'à déterrer deux fois son cadavre...
Lorsque les premiers meurtres ont été commis, dans la région de Ruyigi, à mi-chemin entre Bujumbura et la frontière tanzanienne, Nicodème Gahimbare, procureur de la province, a parcouru la région pour proposer aux albinos de les héberger chez lui. L'homme a pris des risques pour assurer leur protection. Il a payé de sa poche, aussi. "Il fallait vraiment faire quelque chose pour ces gens, dit-il. Les atrocités des attaques se propageaient à travers les villages, et ils vivaient de plus en plus dans l'angoisse... Dans une même famille, je me souviens qu'il y en avait quatre ! Plus loin, un curé a accepté que je lui en confie quelques-uns... Pendant une semaine, j'en ai hébergé huit. Très vite, on a atteint la vingtaine ! Il en arrivait presque tous les jours des villages alentour..."
Le gouvernement s'est alors penché sur leur sort. Les ONG, les pouvoirs publics et la communauté internationale se sont mobilisés. L'ambassade de France a été l'une des premières à réagir en envoyant des vivres et des matelas dans la maison. L'Union européenne a fait parvenir à Ruyigi des vêtements et des chapeaux pour protéger leur peau, sur laquelle se forment des croûtes après des expositions prolongées au soleil. "Ils vivaient dans des conditions d'hygiène déplorables, confie un Français qui a fait quelques visites à Ruyigi dans un but humanitaire. La maison, qui n'avait ni eau ni électricité, possédait seulement 3 chambres. J'y ai compté 34 albinos..."
Début décembre, une nouvelle demeure a été trouvée. Elle n'est toujours pas raccordée à l'eau et à l'électricité, mais elle est plus spacieuse puisqu'elle compte 10 chambres. On y trouve 39 "enfants du soleil", âgés de 6 mois à 62 ans, auxquels il faut ajouter 6 accompagnateurs (parents, frères ou soeurs). Le loyer est pris en charge par le gouvernement et non plus par l'Association des albinos, "dont les comptes sont totalement vides", indique le président.
L'Etat s'est engagé à prendre à sa charge les 8 policiers, contre 4 auparavant, qui assurent la sécurité de la maison. "On pensait que la situation durerait quelques mois, mais elle perdure, déplore Nicodème Gahimbare. Un jeune albinos est retourné dans son village, mais il s'est fait attaquer dans sa propre maison. Ceux qui sont sous notre protection ont tellement peur de rentrer qu'ils ne veulent plus repartir..."
Le gouvernement burundais, avec l'appui de la communauté internationale, vient de lancer plusieurs campagnes de sensibilisation à travers le pays. Mais s'il faudra du temps pour enseigner la tolérance, il en faudra encore plus pour faire taire les croyances. "Autrefois, on disait qu'un albinos qui naissait de parents noirs portait forcément malheur, car il était l'enfant d'une mère volage, lâche Cassim Kazungu. Il était rejeté et vivait comme un marginal, un laissé-pour-compte. Maintenant, on fait croire aux gens que nous portons chance. Alors, on nous massacre !"



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