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Chapitre 5
LÂme du Mil :
sur l'agronomie traditionnelle
I - 5.1
(Repris de : Note sur lAme du Mil, Journal des Africanistes, 1991. t. 61, fasc 2, Paris)
Quil nest peut-être pas inutile de faire appel à lagronomie pour approcher des pratiques, sans doute polysémiques, qui ont la reproduction de la graine pour objet, cest lidée de cette enquête qui sappliquera en premier lieu à suivre la description et lanalyse, signalées pour leur précision, dun rite royal intitulé lAme du mil quon trouve dans louvrage quAlfred Adler a consacré à la royauté moundang du Tchad (1982 : 355-62) .
Lhypothèse avancée concerne le Pénicillaire ou Mil chandelle. Le caractère allogame de Pennisetum, dont il sera question ici, intéresse le très grand nombre de ses formes. LIndex to Grass Species (Chase, Nile, 1962) comporte ainsi près de 400 entrées sous cette appellation. La section Penicillaria du genre Pennisetum comprend, avec les mils céréaliers, des formes herbacées spontanées propres à la zone soudano-zambézienne. Brunken et al. (1977 : 165) dressent comme ci-après la carte de répartition de la forme sauvage de P. americanum.
Deux caractères définissent la section : des anthères surmontées dune touffe de poils et un nombre chromosomique égal à 7 ou multiple de 7. Dans leur Flora of West Africa, Hutchinson et Dalziel (1931) distinguent huit espèces de mils cultivés (annuelles à 2n = 14 chromosomes) et douze espèces de mils spontanés (une espèce vivace à 2n = 28 chromosomes [P. purpureum] et onze espèces annuelles à 2n = 14 chromosomes).
Présentation du texte proposé en référence
En ce milieu de saison sèche (décembre - janvier), tous les mils sont venus à maturité et les chefs de famille sen vont dans leurs champs pour couper les plus beaux épis du champ royal.
Un jeune homme est secrètement désigné par les hommes du roi pour porter la gerbe qui représente lAme du mil, gerbe sur laquelle le chef des hommes du roi a disposé discrètement trois objets qui appartiennent aux regalia : un fer de houe, une faucille et un couteau de jet. (Pour la commodité de lexposé, nous diviserons le rite en quatre séquences.)
Séquence 1. Autour dune porte constituée par deux tiges de mil coiffées dun épi et plantées dans le sol, des jeunes gens dansent en cercle, ce sont les wé-za-talé, fils adoptifs du roi, auxquels tous peuvent se joindre, à lexception des incirconcis. Le chef des hommes du roi pénètre dans le cercle, une corde à la main et, faisant semblant dattraper lun des jeunes hommes, jette la corde sur un autre qui est aussitôt ceinturé. On le déshabille complètement, on lui enserre le torse avec la corde et on lui enduit tout le corps avec des cendres. Les deux tiges de mil qui constituaient la porte dont il a été question sont données au porteur de lannée précédente ; il sera comme le moniteur et lange gardien de son successeur (op. cit. : 357), tenant lextrémité de la corde passée autour du captif , selon le dessin dun enfant de Léré qui fait face à la description (op. cit. : 356).
La gerbe représentant lÂme du mil, dont le poids peut varier entre 40 et 50 kilogrammes, est composée dépis appartenant à sept variétés de mil (Adler 1982 : 356-357). (Lartiste paraît avoir représenté ces variétés en figurant explicitement sept panicules.)
Séquence 2. Lépisode suivant est un rite dinitiation, semblable à celui que subit lhéritier dans les cérémonies funéraires : après avoir fait franchir aux porteurs trois fois le seuil imaginaire de la porte qui vient dêtre retirée, deux crocodiles (deux hommes du roi au corps tacheté docre et de noir, un couteau entre les dents) se précipitent sur le jeune homme et font mine de le circoncire pour lui passer ensuite un étui pénien fraîchement tressé sur la verge (op. cit. 357). On pose alors sur la tête du porteur la gerbe dont le poids peut varier entre quarante et cinquante kilogrammes.
Séquence 3. Le chemin est ouvert par le groupe des hommes du roi et des dignitaires à cheval. À quelque distance, et suivi dune imposante procession composée de cavaliers, de fantassins et de la foule des hommes, marchent le porteur et son ange gardien. Tandis que le cortège chemine en direction du palais, dans un Léré déserté où quelques femmes continuent à vaquer à leurs affaires, le roi est seul. Debout sur le seuil de son vestibule, il scrute le fond lointain de la place doù surgira, enveloppé dun nuage de poussière, lavant-garde des cavaliers (op. cit. : 358). Son visage est marqué de médecines et il tient à la main des petits cailloux qui sont une autre variété de médecines. Dès quil devine le cortège, il jette trois cailloux dans la direction du porteur et esquisse un mouvement de fuite vers lintérieur du palais. Peu de temps après, le même geste et la même mimique sont répétés... Enfin, quand le cortège est bien en vue, sauf le porteur que le roi ne saurait voir [...] il jette ses trois derniers cailloux et senfuit définitivement dans ses appartements (op. cit. : 358-359). Les hommes du roi pénètrent les premiers dans le palais, suivis par le porteur de la gerbe. Entouré par les Grands, celui-ci avance vers le grenier central (dont la hauteur approche trois mètres). On ne peut que retenir son souffle, écrit Adler, quand on voit un adolescent, plutôt frêle dapparence, escalader les marches inégales (parfois glissantes) taillées dans le tronc fourchu dun rônier servant déchelle et déposer sa précieuse et terrible charge dans louverture pratiquée au sommet du cône que forme le haut du grenier. Son ange gardien et les hommes du roi sont là pour veiller sur lui, mais au cas où il viendrait à trébucher, ils nhésiteraient pas - cest la loi - à le tuer sur place (op. cit. : 359).
Lintérieur du tata du chef de Léré : les magasins à grains, photographie due à la mission Moll,
parue dans lIllustration du 20 avril 1907 ; au premier plan léchelle Moundang.
Séquence 4. Pendant trois mois, le porteur de la gerbe est comme un homme en deuil, il est tenu à une rigoureuse chasteté, car le commerce sexuel met en danger de mort celui qui est marqué par la médecine (contenue dans la gerbe et dont était marqué le front du porteur). Le roi aussi est soumis à cet interdit, mais pour une période de trois jours seulement (Ibid., eod. Loc)
Extrait de : l'Habitat au Cameroun, 1952
Comme lindique le nom du rite, lÂme du mil , il sagit de transporter le principe vital du mil dans le grenier du palais. La gerbe porte les épis dont le grain sera semé la saison prochaine et dont le pouvoir de reproduction garantit la future récolte. Afin que le grain ne meure, cest la vie même quil faut réinsuffler ou entretenir dans cette graine précisément sauvée de la pourriture par la récolte et la mise au sec. Mais linduration de son tégument, sorte darrêt du temps qui permet la conservation de la graine, est aussi un arrêt de la vie. Afin que le grain ne meure, il faut lui conférer la nature de semence, le rapporter au principe vital dont lui-même est issu ; le mettre en mesure dhériter, de prendre en charge la lignée germinative, cest-à-dire en position dhéritier. Le jeune homme choisi pour transporter la graine de semences du champ jusquau grenier royal, ainsi identifié à la graine, constituerait - non dans sa personne mais dans sa fonction - le modèle de ce processus dhéritage. Tous deux sont en relation dhomologie comme semen développé du roi . Le grain procède de la semence comme le fils procède du père ; dans chaque enclos, cest le fils qui porte la gerbe dans le grenier familial. Le porteur de la gerbe royale est, de même, dans une position filiale par rapport au roi [...], il en reçoit une épouse et, dans lacte même de rapporter le mil [...], il accomplit le devoir dun fils aîné (op. cit. : 360). De même que lhéritier est investi de la lignée dont il est issu, le fils du roi, ou fils du grain, prend en charge le phylum germinatif (phylè).
Mais pourquoi ce modèle du grain doit-il être mis en condition de mort initiatique ? Quel rapport entre linitiation, et notamment cette circoncision symbolique qui constitue la séquence 2, et la production de la semence ? En quoi la circoncision peut-elle valoir arrachement - puisquil est dit quelle est arrachement de lâme folle du mil - de ce que le rite désigne homologiquement comme tel ?
On formera ici lhypothèse que cette symbolique conceptualise une opération bien réelle : celle de la sélection de la semence. Cette hypothèse n'épuise pas un scénario à strates mutliples, dans lequel le processus d'héritage (le fils est au père comme la semence au grain), le rite de passage et la maturation du grain sont conçus de manière analogique, comme nous l'avons rappelé [supra : 2.01 : La cicatrisation de la circoncision qui délivre le garçon de son humidité, la dessiccation du cadavre qui permet den prélever le crâne et den faire un reliquaire (on y dépose parfois les semences), linduration du tégument qui achève la maturation du grain sont conçus comme des processus homologues développés sur lopposition des genres et 2.13 in fine]. Dans cette cosmologie des peuples de la Bénoué (Moundang, Chamba, Dowayo...), où la maturation des récoltes, le croît des humains et la vie après la mort (la céréale, le sexe, le cadavre) sont pensés sous un même concept, la circoncision signifie aussi la différenciation sexuelle sur le mode de la cicatrisation (de la verge), du mûrissement (du grain : on entonne des chants de circoncision quand on bat le nouveau mil - Barley, 1995 : 53), ou du dessèchement (du crâne) selon une symbolique de la cuisson qui peut emprunter son vocabulaire à la technique de la poterie (Barley, 1994 : 146).
I - 5.1 Introduction
I - 5.2 Le syndrome de la domestication
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