english version:
IV - 12.8 Il ny a pas à pas à dire, quand on parle, ça découvre les dents.
(Francis Ponge, le Parti pris des choses, 1942)
"On lui avait laissé les dents. Les dents sont nécessaires au rire. La tête de mort les garde."
Victor Hugo, L'homme qui rit (1869)
Rien ne fait rire comme la déconvenue dautrui :
Comme si on nous promet, de montrer une fort belle et jeune femme ; et nous y voyans tres affectionnés, on nous présente une vieille ridée, barbue, velue, frisée, borgne, chassieuse, enasée, punaise, puante, morveuse, baveuse, édentée, rogneuse, pouilleuse, orde et sale, bossue, tortue, écropionnée, et plus difforme que la mesme laideur ; il y a bien de quoi rire, de nous voir ainsi moqués. (Joubert, op. cit. pp. 25-26)
La chimie du rire, lanalgésie de lauto-défense, développe ainsi une insensibilité contraire à lémotion du partage qui est au fondement de la morale naturelle. Le rire, a pu dire un philosophe, est un moyen de protection contre la sensiblerie (McDougall). C'est lanesthésie momentanée du cur dont parle Bergson. Il y a en effet une empathie, dès quun semblable paraît, telle que, [ne pouvant compatir à] toute la misère du monde, pour paraphraser un propos de ministre, il nous faut bien mettre des limites à nos épanchements. Voici une illustration de l'observation citée de Cicéron (De Oratore, II, LVII, 239) selon qui : Les difformités et les défauts corporels offrent [...] une assez belle matière à raillerie, exemple d'une insensibilité extrême et d'un humour douteux :
Que faire quand on trouve un épileptique en pleine crise dans une baignoire ?
Ajouter de la lessive et y jeter son linge sale.
Cest précisément dans la reconnaissance du semblable, du semblable inversé, que se développe cette faculté dinsensibilité à la forme humaine quest le rire, signalant une attirance sur la forme propre (doù le naturel des jugements cités plus haut) par identification et rejet. On ne se moquerait pas dune pierre, sauf marquée de caractères anthropomorphes : on se moque donc, nécessairement, certes de lerreur, mais dabord de la difformité (de laltération ou de laltérité). Et de façon princeps, comme lindique le mécanisme fonctionnel, thalamique, du rire qui brise les convenances et les retenues.
Dans une scène où la concision le dispute à la vivacité, destinée à illustrer le bon mot qui manque son effet, Cicéron rapporte :
On produisit dans une cause, un témoin de toute petite taille.
Est-il permis de lui poser des questions ? demanda Philippe.
Oui, répondit le président de lenquête qui était pressé, pourvu que ce ne soit pas trop long.
Tu nas rien à craindre, reprit Philippe ; je serai court comme le témoin.
Le mot était drôle. Mais, parmi les juges siégeait L. Aurifex, de taille encore plus courte ; et tous les rieurs de se tourner vers lui. La raillerie parut déplacée. (De Oratore, II, LX, 245)
Dans cet irrépressible : et tous les rieurs de se tourner vers lui, criant de vérité, la cruelle vérité du rire se délivre sans retenue. L. Aurifex (dont on ne sait rien par ailleurs) souffrait vraisemblablement de sa taille et sa notabilité (ou sa fonction) tenait sans doute les railleurs, et les autres, en respect qui nen pensaient pas moins. Et voilà cette construction de faux-semblants révélée et renversée par un bon mot qui ricoche sur sa cible pour atteindre un personnage apparemment hors datteinte ! Qui se découvre, en dépit de sa position, justiciable de la toise morale, de léthos commun.
Lhumour meurt sous le scalpel, disait Mark Twain, telle la grenouille sur la paillasse du laboratoire
Cest en effet la rupture qui fait rire. Lexplication de la rupture nest pas une rupture. Analytique et non instantanée, rationnelle et non émotionnelle, lexplication est linéaire, plate, syllogistique, mangeuse de temps, elle réclame un esprit rassis et dégrisé, elle est fondamentalement dune autre nature que le nonsense, la dégringolade morale, la chute. Lexplication est contraire à livresse du rire, cest le seau deau froide qui vous fait redescendre sur la terre de la causalité. Débusquer et démontrer lerreur ou la contradiction, voilà le travail de la raison. Mais il existe un autre verdict, non analytique celui-là, de la contradiction, que la sentence du rire administre sans appel et que provoque dans linstant le spectacle de lerreur quand celle-ci crève les yeux, attestant quil existe un jugement antérieur à tout jugement, une vérité plus fondamentale que toute vérité et démontrant la préséance de lémotion et de laction (si le rire est un substitut daction) sur la réflexion. Cest alors la vérité émotionnelle qui parle, ou plutôt, qui ne parle pas.
"Quy a-t-il, Polos ? Tu ris ? Est-ce là encore une nouvelle forme de réfutation, que de rire,
quand quelqu'un dit quelque chose, au lieu den prouver l'erreur ?
(Gorgias, 473 e)
En effet, la dérision ou le ricanement du rire annoncent une dénégation, une fin de non recevoir. Réflexe et préalable à toute preuve. Primitive. On ne peut rire et parler. Quand le corps est secoué par les spasmes du rire, ce nest pas seulement lélocution qui devient impossible, mais cette production de sens, ce travail de la double articulation auquel il a été fait allusion. Léclat de rire, de même que lexpression vocale des émotions (le sanglot, le cri de douleur) n'est pas contrôlé par les structures frontales du néo-cortex impliquées dans la double articulation, mais par des dispositifs, phylogénétiquement plus anciens, du tronc cérébral et du système limbique. La parole articulée est linéaire, faite déléments opposables horizontalement sur laxe des concaténations (le choix paradigmatique sur laxe des substitutions est discret, lui aussi, et normalement univoque). La métaphore, comme la mélodie, est sans doute linéaire, mais polysémique, comme la mélodie est sinueuse et harmonique. Elle a pour propriété ce défaut dhorizontalité qui fait lunivocité. La polysémie appelle une réponse émotionnelle, et non analytique. On sait que lhémicérébrolèsé droit est insensible à la fois à la mélodie, à la prosodie, à la métaphore et à lhumour. Le réflexe du rire, sur la voie descendante de la polysémie, court-circuite donc la raison et apporte, de la manière la plus démonstrative et en faisant léconomie de toute démonstration, un démenti physique, subjectif et objectif, à lexpression inattendue de linversion. Il révèle le socle émotionnel sur lequel nos évidences anthropologiques sont assises. Le rire nest pas seulement un simple et passager secouement et chatouillement des organes, il affecte cette zone sensible particulièrement chatouilleuse quest limage de soi. Cest de soi-même que lon rit, de cet impayable soi-même quest cet autre quon nest pas en qui lon se reconnaît sur ce mode de dénégation quest le rire. On sy défait, dune secousse nerveuse et dune décharge endocrine, dune caricature de lhomme. Le rire est communicatif et lon rit ensemble dun autre contre qui et grâce à qui se fait et se soude lunanimité et lunité des rieurs (soudure physique, solidarité qui sobserve, par exemple, quand un groupe denfants qui se moquent dun adulte, pouffant et se détournant, lun deux montrant du doigt, se forme en un cercle resserré, dos au ridicule). La comédie étant cette cérémonie sociale de la réfection de lunité sociale et de la remise en ordre des ordres.
On a beau rire, quand on rit quoi quil en soit de la ritualisation ça découvre les dents. Et les dents gélasines brillent parfois dun inquiétant éclat. Lagressivité du rire se signale notamment par cette ritualisation qui se solde dans une jubilation assassine.
Dessin de Heine, Le bouledogue rouge
pour Simplicissimus (1897, Allemagne)
Certaines coutumes, celle, notamment, qui consiste à noircir les dents des femmes doivent-elles être comprises dans la continuité du geste - dailleurs inné à lhomme : il a été mis en évidence chez les petits enfants aveugles-nés - de rire en se détournant, en baissant la tête ou en se couvrant la bouche ? Les dames de cour de lépoque de Heian, sans doute cela surprend-il, à nos yeux, limpression dextrême raffinement quen donnent les Notes écrites sur loreiller, par exemple,
Sei Shonagon (c. 968 - c. 1010) : une page des Notes écrites sur l'oreiller
(Makura no sôshi, la boîte oreiller : en l'occurrence une rame de papier...)
avaient les dents laquées de noir o-haguro, "noir à dents" (trait qui deviendra distinctif de la femme mariée).
Angus Trumble (A Brief History of the Smile, Basic Books, 2004, p. 63-5) notes : "According to one school of thought, ohaguro originated in the Buddhist idea that white teeth reveal the animal nature of men and women and that the civilized person should conceal them, if by no other means than beneath a coating of black dye."
La Dame qui aimait les insectes, héroïne du conte du même nom, parfait cette excentricité en arborant des sourcils broussailleux (non épilés) et des dents natures. Quelle horreur ! sexclame une servante, ses sourcils, on dirait des chenilles poilues et ses dents, on dirait des chenilles pelées. Un capitaine qui sintéresse à la jeune fille change davis à la vue des épais sourcils noirs qui donnent au visage une hardiesse déplaisante et surtout à laspect de ses dents non noircies qui brillent dune manière horrible quand elle rit. Le caractère effronté - urticant - dune arcade sourcilleuse dénonce, par association, le caractère carnassier dune denture décorché. La valeur ambiguë de lacte de découvrir les dents se marque encore, par exemple, dans le traitement de défiance de la lettre z, rejetée à la fin de lalphabet par les Latins, parce quen la prononçant, disait-on, on découvre les dents, en un rictus (ringi : grogner en montrant les dents) qui rappelle celui des morts (cest là, bien entendu, une rationalisation : septième lettre de lalphabet phénicien et sixième de lalphabet grec, le z est emprunté aux Étrusques par les Latins ; phonologiquement non pertinent, il est abandonné et réapparaît en fin dalphabet avec lemprunt de vocables grecs).
Il est probable que certaines mutilations qui affectent les lèvres ou les dents soient à comprendre, comme lindiquent parfois des récits étiologiques, dans la continuité du geste ici décrit. Elles ont pour effet symboliquement au moins : et cest dire quil est des signes qui ne trompent pas de brider lacharnement ou de moucheter lagressivité qui perce si naturellement dans le rire. On lime les dents (les canines) de la jeune fille ou de la mariée à Bali, et cela a pour effet de la rendre moins susceptible aux six péchés capitaux : pendant lopération, elle doit garder les yeux ouverts afin que les mauvais esprits aux dents aiguisées ne la pénètrent ; elle se réincarnera alors dans un être humain, et non dans un animal carnivore.
Séquence sur : http://www.baliauthentique.com
Le costume traditionnel de la mariée japonaise, toujours porté, comporte une coiffure, dite cache-cornes (tsunokakushi), qui a aussi pour but de protéger le mari. (Les deux illustrations qui suivent représentent un wataboshi, caractéristique de la période pré-Edo ; la troisième le tsunokakushi.)
Hasegawa, T. (Publisher):
Japanese Pictures of Japanese Life, Tokyo (38 Yotsuya Hommura), T. Hasegawa, 1917
www.evelyndunphy.com/ htmpages/japan/Japan09.htm
Chez les Nuer, lextraction des incisives inférieures et parfois des canines supérieures a pour objet de distinguer lhomme des animaux carnivores (chien, léopard, crocodile qui ne sont jamais consommés). Et cest une injure grave que de dire à un Nuer quil a beaucoup de dents.
Femme aux labrets
La rieuse aux dents noires laquées
(carte postale, coll. privée)
Amazonie : Indien Waika
à qui lon vient de faire remarquer quil était en train de faire du plat à la femme blanche
(Eibl-Eibesfeldt, 1976 :44).
Rive gauche : Geste familier dun philosophe en vue que la critique a qualifié
(Le Monde du 22 mars 1985) dun rire carnassier et dun rire de scout prédateur
Fureur de petite fille.
(Eibl-Eibesfeldt , Forschung am Menschen, Stuttgart, 1963).
Chez les primates,
l'abaissement des commissures des lèvres a pour objet de découvrir les canines sur toute leur longueur.
Furie en démonstration :
Maria Callas à ladresse de lofficier de justice qui vient de lui signifier une assignation de lopéra de Chicago en 1955.
(Archives du Metropolitan Opera - capture d'écran)
Condoleezza Rice en représentation à propos de la Corée du Nord
(AP / K.Wrigglesworth)
.
Madonna en concert à Berlin (juin 2012)
(Reuters)
Jéprouve parfois un sentiment de malaise, note lécrivain japonais Junichiro Tanizaki, quand je regarde les photographies des stars dHollywood. Toutes affichent des sourires qui exhibent des dents blanches comme des perles et parfaitement alignées. Si lon observe ces visages avec un peu dattention, ces sourires éclatants apparaissent tout à fait artificiels. On voit que ces gens sappliquent à ouvrir les lèvres pour montrer leurs dents. Chez nous, les enfants en colère manifestent leur agressivité en faisant hi-hi ! tout en montrant les dents. Pour moi, les vedettes dHollywood font la même chose [...] Quand on a fait cette constatation, il nest plus possible de rester insensible à lagressivité de tels sourires [...] Au Japon, on trouve traditionnellement du charme aux irrégularités de la dentition. Le surdent nous apparaît comme quelque chose de charmant (kawai). On estime, en revanche, que la régularité de la dentition montre un caractère un peu froid, voire cruel (zan-nin). Les belles femmes des grandes villes ont les dents irrégulières. Les femmes de Kyoto sont ainsi réputées et prisées pour leurs dents irrégulières [...] Si lexhibition des dents est un moyen dafficher son statut social cest aux Etats-Unis que la chirurgie dentaire atteint sa perfection
[
MouthPower Online © 2004 University of Maryland Baltimore.
The Dr. Samuel D. Harris National Museum of Dentistry.
www.mouthpower.org
alors les acteurs affirmeraient leur supériorité en montrant leurs dents. Si cette hypothèse nest pas dénuée de sens, je dois me situer au plus bas de léchelle
(Inei Raisan, [1933] 1975, Tokyo : Sogensha, p. 62-63).
La récente mode japonaise des yaeba, qui consiste à se faire poser des surdents (pour un effet qualifié de ravissant, suteki, kawai
) paraît moins exotique après la lecture de cette page :
De haut en bas : Après / Avant
http://www.broadsheet.ie/tag/tsuke-yaeba/
Il a été du dernier chic, chez les mafieux et les boxeurs (et certaines vedettes de jazz) de safficher avec des diamants scellés dans les dents... La mode du ratelier avec dents en or trouve encore des adeptes : une vedette du rap, célèbre aussi pour son irascibilité, notamment à lendroit de la gent féminine (ce qui la conduit à plusieurs reprises devant les tribunaux), saffiche ainsi avec une rangée dor en devanture, ce qui a fait dire à lun de ses complices quil sétait fait monter un piège à loup dans la gueule...
freedraw.free.fr/ divers7.htm
Cette mode revient en force, en effet, avec la culture rap. Le rappeur américain Lil Wayne exhibe ainsi un grillz (bouclier dentaire) en or blanc incrusté de diamants 14 carats. Ce style, dit bling-bling, est, selon une définition trouvée sur le Net, "le symbole de la fierté du "Nigga" qui a réussi sans cesser d'être celui qu'il est [...] [cette clinquaillerie] ce sont [ses] chaînes d'esclave transformées en or".
Saint-Jérôme (342-420 ; voir infra la peinture du Caravage, visible à Malte, dans une salle de la cathédrale Saint-Jean qui met la célèbre décollation de Jean-Baptiste en vedette), traducteur des Evangiles puis de lAncien Testament à partir du texte hébreu sétait, dit-on, fait limer les dents afin de mieux prononcer cette langue. Ce nest pas précisément pour des raisons de fidélité linguistique quun candidat à la présidence de la République, dont les canines étaient supposées trahir lappétit de pouvoir, sest lui aussi fait limer les dents démontrant, par là, un appétit de pouvoir qui nétait que supposé et... le bien-fondé de l'indice prognostique en cause.
Cathédrale St. Jean, La Vallette, Malte
Quoi de commun en Saint Jérôme et François Mitterrand ?
Réponse : ils se sont tous deux fait limer les dents. Mais pas pour les mêmes raisons.
Extrait de blogs, février et mai 2007 :
Aujourdhui, Ségolène Royal a un sourire harmonieux, des dents blanches bien alignées. Mais il y a quelques années, ce nétait pas le cas : "Elle avait les incisives en 'ailes de papillon' " explique le docteur en chirurgie dentaire Romain Cirica. Elle aura donc subi un complet relooking de la bouche pour pouvoir afficher un sourire impeccable.
"Les critères de beauté et desthétisme modernes impliquent une parfaite symétrie; horizontalement, il faut que la ligne des pupilles, celle des ailes du nez et celle du bord des incisives soient parallèles. Verticalement, la glabelle (le point entre les sourcils), la pointe du nez et la pointe du menton doivent être alignées. Cest en vue de cela quopère la chirurgie esthétique", affirme le Docteur Cirica. "Les incisives de Ségolène Royal ont alors été remplacées par des prothèses, et sa gencive, trop apparente quand elle souriait, a été remontée. Le résultat : un sourire parfait."
L'opération aurait été en réalité beaucoup plus lourde. La comparaison de ces deux photographies :
"avant"
"après"...
donne à penser que le nez de la canditate à l'élection présidentielle a été redressé, l'os maxillaire et le menton recalibrés à l'aide de prothèses permanentes. (Probablement porte-elle aussi un appareil destiné à corriger cette dysmorphose maxillaire et à soutenir l'ensemble de la construction...)
Voici ce qu'on pouvait lire dans le n°38 de la revue spécialisée Information Dentaire du 8 novembre 2006)
« [Avant l'opération, S. R.] présentait une classe II.2, une rétro-alvéole, associée à une rétro-mandibule. En morphopsychologie, des incisives centrales palatino-versées sont synonymes dintroversion. En outre, un menton en retrait accentue les signes dune personnalité renfermée. Ségolène souriait peu, la plupart des photos en témoignent. En étudiant de près ces images, on découvre que sa rétro-alvéolie avait tendance à affaisser un peu les traits de son visage. Logique, car les dents et les maxillaires en constituent la charpente. »
« Seul un traitement orthodontique était susceptible de ressortir et réaligner les dents antérosupérieures par des ancrages palatins pour assurer une totale discrétion. Une chirurgie orthognathique destinée à avancer le menton a-t-elle ensuite été pratiquée? Cette intervention constitue la chirurgie de rajeunissement par excellence car elle retend naturellement les tissus. Lensemble de son visage aurait été ainsi redynamisé, lavancée du menton lui donnant un air plus volontaire et conquérant. Cette réussite ne peut que susciter ladmiration pour les praticiens et la patiente. »
La culture japonaise donne dailleurs une interprétation particulière des smileys ou émoticônes qui agrémentent la correspondance électronique. Ainsi lexpression basique du contentement à loccidentale (qui sobtient en frappant les touches :, - et )) est-elle perçue au Japon comme significative dimpolitesse, voire dagressivité. Cest le contrôle de soi, léquanimité de lexpression, qui sied à lhomme bien élevé, soit : (^_^). Et il serait particulièrement malséant pour une dame dafficher un rire qui découvre les dents (la main devant la bouche sobservant de manière récurrente au Japon). Aussi, le ravissement de la jeune japonaise sexprime-t-il électroniquement ainsi : (^.^), bouche cousue telle en ses ébats : fronçant ses sourcils mutins / pour supporter la joyeuse souffrance
*
Neutraliser la sensibilité, cest (ce peut être) produire leuphorie. Anesthésier la vigilance (principe de réalité), ce peut être libérer le rire (principe dirréalité). Que lanesthésie, ce relâchement chimique de la vigilance, puisse provoquer le rire, ceci fait voir a contrario la conscience dans sa fonction dadaptation au réel sous la loi de la moindre douleur et le rire, quand il est recherché et exploité, suspension provisoire de la sensibilité qui permet à lhomme de se protéger de la différence ou de fuir artificieusement le danger, comme une adaptation paradoxale à la réalité, une accommodation au monde qui dénie la valeur du réel, un paradis endocrine.
Paradis endocrines
On peut noter que les voies des paradis artificiels ne sont pas différentes des voies des paradis naturels ; que livresse sacrée et livresse profane, livresse matérielle et livresse émotionnelle mettent en jeu des processus biochimiques voisins. (Mada, démon de livresse - Mahâbhârata, III, 123 - a quatre avatars : la boisson, les femmes, les dés, la chasse ; en sanscrit, mada désigne la liqueur enivrante, lexcitation sexuelle, la sérosité qui suinte des tempes de léléphant en rut, lorgueil personnifié...).
Le principe de cette analogie cérébrale a été mis en évidence dans les années soixante-dix quand lobservation a été faite que les molécules dune solution de morphine injectée à un patient se dirigeaient et se fixaient sur un site spécifique du cerveau, autrement dit quil existait des récepteurs naturels appropriés au traitement de cette substance. Si le cerveau reconnaît la morphine, cest quelle lui est familière. Mais il nexiste ni dans le cerveau ni dans le corps daucun vertébré de substance naturelle dont la composition chimique rappellerait celle de la morphine. Isolée en 1806, la morphine, principe actif de lopium extrait du Pavot blanc, était abondamment prescrite à la fin du XIXe siècle et son action cérébrale était bien connue notamment depuis la synthèse en laboratoire dun composé antagoniste (qui inhibe ses effets) : la naloxone, dont la structure moléculaire est très proche de la structure moléculaire de la morphine. En 1975, un principe ayant une action identique fut isolé du cerveau de porc. Mais cette substance appartient à une famille chimique fort éloignée de celle à laquelle la morphine appartient (la morphine est un alcaloïde, les endorphines sont des peptides). La solution de ce paradoxe tient bien sûr dans larchitecture moléculaire. Si les molécules de la morphine sadaptent aux récepteurs cérébraux sur lesquels se fixent normalement les endorphines, cest parce que leur forme est voisine et que, de même quune clé peut faire jouer une serrure, dans quelque métal quon lait faite, elles peuvent induire des effets identiques à ceux des opioïdes cérébraux mobilisés par lorganisme en situation de stress.
Une similitude du même ordre existe entre les principaux hallucinogènes et différents médiateurs cérébraux. (Un autre type de drogues, à la différence des substances ici considérées, agissent sur le métabolisme des neurotransmetteurs). Soit, par exemple, deux plantes données pour le soma des Aryens (vide infra : Note sur le sacrifice dans l'Inde ancienne ; L'aigle et le serpent) : léphédra et lamanite tue-mouche (cette dernière avec une forte vraisemblance).
Bruyant hochet du hasard mais conscient de la nécessité, simulacre ballotté sur le theatrum mundi en même temps quinterprète de lunivers, ayant à sadapter à un monde hostile ou changeant, ayant appris la vérité de sa forme et pourtant agressé par la difformité, se représentant loptimal et le pessimal, adonné tour à tour à leuphorie et au désespoir (et pareillement outré dans ses illusions et ses désillusions) lhomme a la ressource ambiguë, parmi les moyens que la sélection naturelle a mis à sa disposition, concurremment ou parallèlement aux paradis artificiels quune moisson empirique lui découvre on sait le rôle capital plantes hallucinogènes dans larchéologie des religions des voies capiteuses dun savoir réflexe qui tourne le dos aux lois du savoir. Une pharmacie endocrine lui permet de supporter ladversité et, parfois, den avoir raison.
Le rire commun, l'insensibilité visée, avec son régime d'euphorie, sanctionnant des valeurs partagées, opère une fusion sémantique qui réactive le groupe d'appartenance, un oubli (de soi) qui a vraisemblablement la sensibilité tactile la cénesthésie pour modèle. La fonction des zones gélogènes paraît assignée à la cohésion : elles révélent la vulnérabilité des fermetures individuelles, défauts dans la cuirasse de la contenance et jointures de la mise en corps à la fois. Le rire sémantique, subtil ou grossier, opérateur de cohésion la manière la plus courte de se comprendre est le rire puiserait ainsi, dans ses manifestations corporelles les plus spectaculaires, d'une irrésistible contagion, aux ressources phylogénétiques de l'association et de la grégarité.
FIN du chapitre 12
|
|