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Chapitre 20
La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(les "trente glorieuses" et les trente pleureuses)
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
IV - 20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
Le caractère « domestique » des discussions ici convoquées, où le local tient la vedette, illustre un corollaire inattendu mais nécessaire de l'expansion occidentale qui n'oblitère évidemment pas sa visée première et ses conséquences. L'objectif d'« universalisme » affiché dans cette expansion (voir les développements qui précèdent) : de l'évangélisation (« les missionnaires portent l'Évangile et les marchands portent les missionnaires ») aux droits de l'Homme convoqués par Léon Gambetta en 1881 (voir supra) et à l'américanisation des underdeveloped areas prônée par Harry Truman en 1949 (voir supra), est évidemment passible d'une autre lecture. L'histoire parallèle évoquée plus haut, concurrente de l'histoire officielle, voit la colonisation et le « progrès » marcher de conserve aux dépens d'hommes appartenant aux sociétés de tradition, dites « sociétés froides ». Il est remarquable que, comme aux premiers temps de l'expansion en cause, les différences qui justifiaient la domination ou la servitude restent opératoires alors que, dans les sociétés post-coloniales, l'égalité, formellement acquise pour tous n'a pas fait de tous des égaux. La stratification sociale se perpétue et se conforte de la « hiérarchie » des cultures et des races. Les ex-colonisés sont-ils autres ? Oui : Ils n'ont pas la même culture
En vertu d'un vice de raisonnement circulaire, sinon du « racisme ordinaire », la « preuve » qu'ils sont culturellement autres, c'est qu'ils sont physiquement et visiblement différents. Cette étrangeté de la différence dans le regard commun constitue l'argument majeur d'Othello, donné pour la première fois en 1604 (voir infra : « Othello ou la tragédie de l'apparence ») et c'est elle qui « justifie » la servitude de l'homme noir à la plantation (voir infra : « Phénotypes et stratification sociale
»). C'est l'héritage de la stratification sociale qui, dans les métropoles, cantonne dans les rôles inférieurs les descendants des colonisés et des esclaves, cette hérédité économique se confortant de l'héritage de ce procès de la différence qui légitimait la traite. Les personnes dites « de couleur », victimes de la colonisation, d'un projet qui, pour le moins, n'était pas le leur, sont aussi, d'évidence, le plus souvent discriminées pour l'emploi, pour le logement, pour les contrôles administratifs
L'éloge de la différence (1978) n'a pas neutralisé le soupçon de la différence, il s'en faut. La race est une chimère, le racisme une réalité. Avec la sémantique d'Othello, soit la représentation qu'un chrétien pouvait se faire de l'homme « noir » en 1604, on accède à la racine de ce procès silencieux et de ces retenta qui inculpent l'altérité. Lorsqu'on lit les jugements anciens sur l'homme qualifié génériquement de « Noir », ainsi qu'il sera rappelé plus avant à propos de la traite atlantique, on observe une relation circulaire, explicite ou implicite, entre le constat d'une différence physique et le constat d'une différence morale. La dissemblance de murs « démontre » que la différence physique n'est pas une différence « de surface » (adaptative), mais bien une différence ontologique : les Noirs sont des hommes « autres », autrement faits et donc autrement organisés. Ces jugements sont l'expression d'une morphopsychologie construite sur le modèle de la face européenne (voir l'argumentation de Hegel à propos du « profil grec » - infra). « Les Nègres que l'on amène du royaume de Darfoor, écrit Louis Frank, qui séjourna cinq années au Caire en tant que médecin de l'armée d'Egypte, sont bien positivement noirs et Nègres dans la force du terme. Ils ont généralement le nez large, écrasé, de grosses lèvres renversées, et dans la totalité, une physionomie qui déplaît sensiblement aux Européens. Leurs qualités morales m'ont paru être dans un parfait rapport avec leur physionomie » (Louis Frank, Mémoire sur le commerce des Nègres au Kaire
, 1802, p. 24). Les syllogismes de la suspicion sont de type amygdalien, court-circuits analytiques qui exploitent les configurations les plus sommaires. L'opposition (surfaite) blanc/noir, l'il humain percevant les contrastes avant de percevoir les couleurs (en Javascript, le noir est la couleur par défaut des contours et le blanc la couleur par défaut de remplissage de forme), est ainsi de ces évidences sur lesquelles s'appuie la défiance de l'autre homme. Le drame d'Othello, c'est l'extériorisation psychologique, l'hypotypose de cette différence par excellence (« dans la force du terme »), c'est l'intérieur de l'extérieur (extériorisé). La plantation, c'est la mise en pratique de la subordination des races en vertu de cette différence patente
C'est donc l'abord d'un autre angle mort de l'histoire officielle, révélé par la crise, qui est ici programmé avec l'examen des considérants de ce procès de la différence, quand les « autres », acteurs contraints de la prospérité coloniale, sont de nouveau réunis, mais dans une syndication de victimes qui demandent justice. La justice du présent requiert l'instruction des préjugés et des injustices du passé. Une difficulté de cette légitime demande de réparation, c'est que les mis en cause, les « actionnaires » (donneurs d'ordre) sont des contumax : ceux du passé, statufiés, ceux du présent, délocalisés (investis ailleurs). En réalité, la structure sociale qui a mis en uvre la colonisation a fondamentalement changé. Une époque de l'histoire européenne, qui a duré quatre siècles, marquée par la déportation de millions d'Africains, a pris fin après la Deuxième guerre mondiale et la revendication en cause est une conséquence de cette mutation politique et économique. Jusqu'aux débuts du XXe siècle, ce sont les européens qui émigrent et qui peuplent les « pays neufs ». Le XIXe siècle a ainsi vu plus de 55 millions d'européens quitter le continent. Le système servile, puis l'engagisme, ayant atteint leurs limites (les engagés ayant précédé les esclaves - les « trente-six » - et leur ayant succédé - les indentured workers), ces européens émigrent sous le statut de colons en une deuxième phase d'expansion, dite « de peuplement ». Après la Deuxième guerre mondiale et les indépendances, ce mouvement migratoire s'inverse : ce sont les populations des colonies qui émigrent vers les métropoles. Sur les 447,3 millions d'habitants de l'UE au 1 er janvier 2020, « près de 37 millions sont nés en dehors de l'UE, soit 8,2 % de la population totale », « 23 millions sont citoyens de pays hors UE ». Cette émigration économique, qui soutient la production industrielle de biens de consommation (voir supra : « un problème d'énergétique
») atteint son terme officiel dans les années quatre-vingts. Le centre du monde bascule alors en Asie : concurrence et délocalisations mettent en évidence l'abaissement de la compétitivité économique de l'Occident (15 pays d'Asie viennent de signer, en novembre 2020, un traité de libre-échange, dit Regional Comprehensive Economic Partnership, RCEP, qui concerne 2 milliards d'habitants et qui constitue une zone de libre-échange représentant plus de 30 % du PIB mondial). Sauf à considérer que les dividendes de l'empire courent toujours et que le présent est le produit de ce passé (la « Belle époque », les « Années folles », les « Trente glorieuses », etc., cette fièvre inventive et festive c'était nous - aussi - peuvent dire les « colonisés »), c'est donc une (quasi) friche industrielle, un animal sans tête qui doit répondre des injustices et de la prospérité du passé. L'obsolescence morale et politique de la structure sociale considérée livre ses acteurs passifs à eux-mêmes, tels les rouages désunis d'une « rationalité économique » d'un autre temps. Le renversement des statues, fantômes des découvreurs et des fondateurs d'empire, pose, quoi qu'il en soit, la question du legs. Quand les ayants cause des dividendes coloniaux sont devenus des « identitaires », ce sont les victimes et les « minorités » qui portent la revendication sociale et qui défilent de la République à la Bastille, soldant l'histoire de l'expansion européenne. On pourrait dire, en surjouant la cause, que la configuration mondiale de l'économie, aujourd'hui, n'est pas sans rappeler ce qu'elle était au XVIe siècle quand les européens allaient découvrir et exploiter le monde : le centre de gravité économique était en Extrême-Orient. Il l'est de nouveau. Des années 80, ici scannées, aux années 2010, alors que le niveau de vie des classes moyennes occidentales stagne, les classes moyennes chinoise, indienne, vietnamienne, indonésienne, malaisienne
connaissent leurs « Trente glorieuses », répondant à la mondialisation croissante de l'économie. La « parenthèse » de l'expansion européenne (matérielle, scientifique, religieuse, juridique, artistique) a aussi été une histoire de violence. En son temps, Montesquieu (déjà cité) résume cette expansion par la mise en relation décisive des trois continents qui alimente, notamment, la « fièvre de l'Orient » : « L'effet de la découverte de l'Amérique fut de lier à l'Europe, l'Asie et l'Afrique ; elle lui fournit la matière de son commerce avec cette vaste partie de l'Asie qu'on appela les Indes Orientales. L'argent, ce métal si utile au commerce comme signe, fut encore la base du plus grand commerce de l'Univers comme marchandise. Enfin, la navigation d'Afrique devint nécessaire ; elle fournissait des hommes pour le travail des mines et des terres de l'Amérique » (De l'esprit des loix, Genève : Barrillot et fils, 1749, II, _. 74). - Un double rapt opéré par l'Europe (« ce petit cap du continent asiatique » écrira Paul Valéry en 1919), rapt d'argent en Amérique et rapt d'hommes en Afrique permet aux européens de prendre une part majeure dans l'économie mondiale (voir ici : partie II). La mémoire de cette domination et de cette violence instruit aussi, et de manière indélébile, la résistance morale (et la rétorsion) à l'expansion en cause. Mahathir Mohamad, qui sera à plusieurs reprises à la tête du gouvernement malaisien, faisait, en 1992, une opportune leçon d'économie aux européens : « La vérité, c'est que l'Europe vit au-dessus de ses moyens. Ses habitants sont trop payés et ne travaillent pas assez » (voir citation complète infra). 28 ans plus tard, à l'âge de 95 ans, cet antisémite viscéral (« Les Juifs n'ont pas seulement le nez crochu : ils comprennent instinctivement l'argent ») exprime ce qu'il a sur le cur par le canal de son compte Twitter, en réaction à l'assassinat du professeur Samuel Paty par un musulman, affirmant que « les musulmans ont le droit d'être en colère et de tuer des millions de Français pour les massacres du passé ». En effet, « les Français au cours de leur histoire ont tué des millions de personnes. Beaucoup étaient musulmans ». Plus prosaïquement, la supériorité économique asiatique dans la compétition mondiale est le plus souvent expliquée par l'homogénéité démographique de ses acteurs et, comparativement, par une entropie naturelle des sociétés coloniales qui ont intégré juridiquement leurs propres dominés dans le corps social. De sorte que, ce qui a fait la puissance de l'Occident, sa capacité à mobiliser, dans des conditions humaines et juridiques aujourd'hui insoutenables, la force physique et le travail bon marché, ferait aujourd'hui sa faiblesse - c'est le juste (et moralement réparateur) « retour du dominé ». Accusée de racisme, la NHK, chaîne de diffusion publique japonaise, a récemment dû retirer un dessin animé supposé rendre compte des manifestations de la communauté noire américaine (juin 2020), expliquant, à l'aide de caricatures représentant des manifestants noirs pillant des magasins, que « la société américaine est profondément divisée en deux camps aux opinions divergentes qui s'insultent l'un l'autre ». C'est, en effet, une conviction partagée que l'histoire démographique est la clé de la compétition internationale. Réagissant à l'indignation des élus noirs du Congrès américain à propos d'un jugement de Yasuhiro Nakasone, premier ministre du Japon (de 1982 à 1987), sur l'abaissement du niveau intellectuel aux U.S.A. en raison de leur composition démographique (voir citation infra), celui-ci devait préciser : « Ma déclaration disait que les États-Unis ont à leur actif de grandes réussites, comme le programme Apollo et l'IDS [« Guerre des étoiles »]. Mais il y a des choses, dans l'éducation, par exemple, dont ils n'ont pas été capables à cause de leurs nationalités multiples. Les choses sont, au contraire, plus faciles au Japon parce que nous sommes une société homogène » (Le Monde du 26/09/1986). L'hétérogénéité des sociétés coloniales, leur « diversité », choc en retour de leur histoire, les disqualifierait pour la compétition mondiale
Remonter à la source de ce procès de la différence, tel est l'objet de la lecture d'Othello ici proposée.
La valeur missionnaire de l'exogamie (vide infra) se comprend dans la "tenue" du parent qui sort du groupe et non, évidemment, dans sa conversion. Et c'est dans la tenue des femmes du groupe que s'exprime, dans le langage de la dominance précédemment convoqué, sa loi interne et externe. "De l'abandon du devoir procède l'impureté des femmes ; de l'impureté des femmes procède la confusion des castes ; de la confusion des castes procède le chaos" dit la Bhagavad-Gita (1, 41). Alors que, dans sa diversité, l'espèce humaine est une, comme le notait Kant en 1775, les cultures apparaissent comme des systèmes de pseudo-spéciation. Opérant à la manière des mécanismes d'"isolement reproductif" (Mayr, 1942), elles opposent à la rencontre, et notamment à la rencontre sexuelle, des barrières "naturelles" qui s'analysent en fait comme la solidification de traits historiques ou sociaux. Dans le processus réflexif de la culture, la prise de conscience s'appuie sur une fermeture de l'identité. Le trait de culture devient trait de nature.
"Les noirs et les blancs ne sont pas des espèces humaines différentes (elles appartiennent probablement à la même souche), mais ce sont des races différentes car chacune se perpétue elle-même dans chaque zone et elles donnent naissance entre elles à des enfants qui sont nécessairement des hybrides ou des mélanges (mulâtres). Par contre, les gens à cheveux blonds et bruns ne constituent pas des races différentes de blancs car un homme blond peut obtenir des enfants blonds d'une femme brune, même si chacune de ces déviations se maintient au cours de générations prolongées dans n'importe quelle transplantation ou dans toutes les transplantations." (Emmanuel Kant, cité par Dobzhansky (1977 : 322), qui estime que Kant "avait une idée plus claire de la distinction entre la variabilité individuelle et la variabilité des populations que de nombreux auteurs d'aujourd'hui.")
A fortiori, la survalorisation de l'identité physique retranche-t-elle du genre humain tout fauteur de dissemblance pour en faire, éventuellement, un repoussoir de l'identité, c'est-à-dire à lui reconnaître l'humanité sous l'espèce du mal. Dans un film, on décrit un tel refus d'humanité par la phrase suivante : "Le fascisme entretient une haine zoologique à l'égard des autres peuples." En présentation des communications d'un colloque sur le racisme, Léon Poliakov écrit, faisant référence à Gunnar Myrdal: "II est peu d'Américains qui n'aient frémi d'indignation, en 1944, à l'idée qu'un Noir puisse partager le lit d'une femme blanche". (Poliakov, 1980 : 7) A quelques nuances près, le propos pourrait être généralisé. Or, il suffit de se promener aujourd'hui dans les quartiers des mégalopoles modernes où se rencontre la jeunesse industrielle, pour constater qu'en l'espace de deux générations, le couple hétérogène, dit "couple mixte", est devenu d'une parfaite banalité. Comment expliquer que ce qui était "monstrueux" ait pu devenir, en un laps de temps aussi court, presque insignifiant ?
Les faits exposés dans ces pages appuient la remarque selon laquelle dans l'absence ou l'obsolescence des dispositifs de pseudo-spéciation, la reconnaissance se fait naturellement. Pour témoigner des barrages opposés à la "confusion des races", on peut citer en préambule l'étymologie des mots "hybride" et "mulâtre". Le terme "hybride" (hybris) connote de monstruosité le croisement des espèces et la stérilité des hybrides a pu être interprétée comme la sanction naturelle d'une transgression : seuls les croisements intraspécifiques donnant naissance à des individus féconds. L'exemple classique de la stérilité de l'hybride est celui de la mule (Aristote, Histoire des animaux, VI, 24 ; Pline, VIII, 69) dont est issu le terme"mulâtre". (Le terme "chabin", étymologiquement supposé identifier le fruit du croisement entre le bélier et la chèvre ou le bouc et la brebis, désigne, aux Antilles, des métis aux yeux clairs. L'imaginaire créole y attache des valeurs plutôt négatives.)
La sémantique d'Othello
Il est une interprétation d'Othello. Mais il en est aussi une autre, si l'on considère le mouvement de la pièce : les valeurs produites par les situations et par les mots. Othello représente un mariage selon la loi naturelle qui se révèle un mariage contre-nature. Othello démontre quel destin funeste sanctionne, dans la meilleure des hypothèses, le mariage excentré, quand il est contracté sous l'empire de la passion, ses protagonistes seraient-ils des parangons d'honneur et de vertu. L'angélique, la blanche, la blonde Desdémone a suivi l'appel de sa nature, mais cet appel l'a portée trop loin. L'inclination lui a fait choisir le plus noble : un homme de sang royal et de grande bravoure, mais cet homme l'étrangle de ses mains, elle, l'innocence incarnée. Qu'est-ce donc qui transfigure ainsi la noblesse d'Othello en barbare folie?
Certes, un ragot habilement inoculé dans son esprit, comme un poison, par le sinistre Iago. Mais Iago n'est qu'un révélateur, au sens chimique du mot. Cette sauvagerie, il suffit de suivre les images développées au long du drame, pour comprendre qu'elle est contenue dans l'étrangeté même d'Othello, dans son caractère d'étranger absolu que constitue l'homme noir à l'époque de Shakespeare. En sorte que la pièce se lit comme la mise en adéquation, par l'entremise de la noirceur morale de Iago, d'un physique de "barbare errant" et d'une sauvagerie native que Desdémone n'a point vu. Cette noblesse d'Othello, avancée au début du drame, se décompose, à l'épreuve des faits, en une folie meutrière. Iago est un médiateur, il rend manifeste ce qui était déjà là et que le sens commun savait. La "morbidité" (III, 3, 232) du choix de Desdémone, en ce mariage excentrique et scabreux, se vérifie contre elle-même: "Qui a fait cela ?" demande la suivante à sa maîtresse qui expire Personne, c'est moi-même". Egal à lui-même, le noir Othello couvre et étouffe la blanche innocence : "Son nom qui était aussi pur que le visage de Diane, maintenant souillé, est aussi noir que ma propre face." (III, 3, 386)
Si cette lecture a un sens, on peut s'étonner que la tradition, à quelques notables exceptions, ait pu entretenir cette image sans nuances de noblesse foudroyée. Et, certes, la droiture et la douleur d'Othello sont prodigieuses, mais sa naïveté et sa "noire fureur" ne le sont pas moins. Le caractère "oriental" du personnage peut bien exagérer les effets du poison de la jalousie, ce monstre "qui s'engendre lui-même" (III, 4, 161), la psychologie des humeurs n'épuise nullement le sens du drame. La critique et la mise en scène se sont d'abord employées à blanchir Othello pour blanchir Desdémone d'un choix excentrique. Le traducteur de la pièce chez Aubier-Montaigne conclut une discussion sur ce point en ces termes: "Nous lui préférons un teint plus clair, mais il faut en prendre notre parti : Othello, pour le poète, était un nègre." (1970: 31) Fait, au demeurant, sans grande importance à ses yeux pour l'intelligence de la pièce : "Commençons par nous débarrasser d'une question qui me paraît secondaire, mais qui tracasse la plupart des critiques américains et même certains critiques anglais, à commencer par Coleridge : "Evidemment, écrit celui-ci, Desdémone voyait le visage d'Othello dans son âme, mais, constitués comme nous le sommes, et comme le public anglais l'était sûrement au début du XVIIe siècle, il serait monstrueux de penser que cette jeune et belle vénitienne se soit éprise d'un véritable nègre. Cela prouverait chez elle un manque du sens de l'harmonie, de l'équilibre, que Shakespeare ne paraît aucunement avoir envisagé". Le critique-traducteur note que "si les comédiens, aujourd' hui, pour obéir aux préventions courantes, jouent Othello avec un visage simplement bronzé, cette habitude ne remonte pas à plus de cent ans, et c'est Edmund Kean qui l'introduisit. La tradition, qui se réclamait de Burbage, était encore à la fin du XVIII° siècle de barbouiller de noir le visage du More. C'est sauf erreur Ducis qui, ayant donné en 1792 une adaptation française d'Othello substitua le premier au nègre des Anglais un Africain basané : "J'ai pensé que le teint jaune et cuivré, pouvant d'ailleurs convenir aussi à un Africain, aurait l'avantage de ne point révolter l'oeil du public et surtout celui des femmes".
Charles W. Cope. Othello Relating His Adventures, 1853.
The engraving is from Charles Knight's two-volume Imperial Edition of The Works of Shakespeare (London : Virtue and Company, 1873-76).
A Londres, dans les années 1760, le rôle d'Othello était tenu par un ancien esclave noir, Ignatius Sancho (Walwin, 1973 :71). Mais un certain nombre de critiques anglais du XVIIIe se déclaraient choqués par l'amour de Desdémone. Dans l'article "Si l'on peut supposer une femme blanche amoureuse d'un Noir" (Le Pour et le Contre, XIV, 1738, pp. 66-67), Prévost rapporte qu'un certain Rymer accuse sans façon l'auteur d'avoir manqué de jugement dans le choix qu'il a fait d'un Nègre pour son Héros. Il n'y a personne, dit-il, qui ne traite de supposition monstrueuse, l'amour d'une jolie femme, pour un objet moins capable de l'attendrir que de l'épouvanter; et loin de s'intérresser au succès d'un si étrange mariage, on ne peut se défendre d'autant d'horreur que de dégoût". En 1785, J.F. Butini écrit, en préface à sa version d'Othello : "Je m'arrêterai à peine sur quelques changements indispensables dans la pièce de Shakespeare ; on sent assez qu'il fallait ôter à Othello sa figure basanée, adoucir le dénouement..." (En associant ces deux traits, il révèle d'ailleurs l'économie de la pièce). Malgré les intentions, l'enthousiasme révolutionnaire n'aura pas raison des préventions. Le citoyen Flins, dans une adresse au citoyen Talma qui venait de créer le rôle explique: "Je ne doute pas qu'il y a cinq ans les hommes de la cour se fussent moqués tout haut d'Hédelmone, qui, jeune et belle, est amoureuse d'un More : mais les hommes du 10 août, dont la philanthropie a combattu pour donner aux mulâtres les droits de citoyen, n'exerceront point au théâtre l'aristocratie de la couleur; et ils trouveront fort bon qu'une femme blanche aime un homme dont la couleur diffère un peu de la sienne, lorsque cet homme est beau, jeune et passionné". L'argument ne convainquit point Talma qui continua de jouer Othello sans masque. "Mettez à sa place un nègre aux cheveux crépus et tout devient faux et contre nature. Desdémone n'est plus qu'une espèce de monstre aux goûts dépravés Tout en ne partageant pas les préjugés créoles, on ne peut s'empêcher d'être choqué à l'idée d'une jeune patricienne de Venise éprise d'un homme dont les jeunes filles de nos contrées ne peuvent voir les pareils sans effroi." (Général Louis Faidherbe, Les Berbères et les Arabes, B.S.G., 4e série, 7, 1854, pp. 91-92.)
Exorciser la noirceur d'Othello, c'est préserver la pureté de Desdémone, celle-ci s'enflammant pour une manière de blanc grimé. Mais c'est aussi amputer le drame de son ressort symbolique. Sacrifier Shakespeare à la vraisemblance. Historiquement parlant, Schlegel a probablement vu plus juste en faisant d'Othello la tragédie du barbare mal assimilé. Et Hugo saisit d'instinct l'opposition directrice : "Qu'est-ce qu'Othello? C'est la nuit. Immense figure fatale. La nuit est amoureuse du jour. La noirceur aime l'aurore. L'Africain adore la blanche... Il a le rayonnement de vingt victoires, il est plein d'astres cet Othello ; mais il est noir. Aussi, comme jaloux, le héros est vite monstre ! Le noir devient nègre. Comme la nuit a vite fait signe à la mort." Othello est, en effet, une tragédie de la nuit : clandestinité, dissimulation, fourberie, intrigue, poison de la calomnie, bile noire de la jalousie, subversion infernale de la lumière et de la pureté... Nombre de scènes se déroulent de nuit et dans la complicité de la nuit, et c'est le mariage subreptice et illégal d'Othello et de Desdémone qui noue et qui nourrit le drame.
Charles Kemble en Othello (1827)
Othello, The Moor of Venice [Ira Aldridge, 1807-1867] by James Northcote, 1826. © Manchester City Galleries.
Pietro Calvi's marble and bronze (1868), Ira Aldridge as Othello,
is unveiled as an actual portrait of the internationally famous black American Shakespearian actor.
[Voir iconographie dans : Sanders, 1984
The Duke (Doge) of Venice (1609)
Abd el-Ouahed ben Messaoud ben Mohammed Anoun, Moorish, Ambassador to Queen Elizabeth (1600-1)
Edmund Kean (1814, 1832-3)
Paul Robeson (1930)
Frederick Valk (1942)
Laurence Olivier (1964)
Some 'Negro' Othellos
Johnston Forbes-Robertson (1901)
Godfrey Tearle (1948-9)
Some 'Arab' Othellos ]
La première scène d'Othello est une affaire d'honneur familial. Iago tire Brabantio d'un sommeil confiant pour lui annoncer, en termes particulièrement choisis, que sa fille a été séduite et enlevée :
"Réveillez-vous ! Holà, Brabantio ! Au voleur, au voleur, au voleur. Veillez donc un peu sur votre maison, sur votre fille, sur vos sacs d'écus [...]
Palsambleu! Monsieur, on vous a dépouillé ; par décence enfilez une robe de chambre. On vous a déchiré le cur, vous avez perdu la moitié de votre âme. Oui, en ce moment, à l'instant même, un vieux bélier noir est en train de couvrir votre blanche brebis. Levez-vous, levez-vous ! que la cloche réveille les bourgeois qui ronflent sinon le diable vous fera grand-père. Allons, levez-vous!
[...]Vous verrez votre fille couverte par un étalon de Barbarie ; voulez-vous des petits-enfants qui vous hennissent aux oreilles, voulez-vous des coursiers pour cousins et des genêts pour germains ?
[...] Je suis homme à vous prévenir, Monsieur, que votre fille et le More sont en ce moment en train de faire la bête à deux dos.
[...] Votre précieuse fille, à cette heure équivoque et engourdie de la nuit, n'ayant pour toute garde [...] qu'un gondolier qui se loue à n'importe qui se laisse convoyer aux brutales étreintes d'un More lubrique [...] abdiquant son devoir, sa beauté, son esprit, sa fortune, elle s'abandonne aux mains d'un inconnu sans feu ni lieu [...]
Si elle est dans sa chambre ou dans votre maison, déchaînez contre moi la justice de la République."
Le père ne peut que constater son infortune :
"Le malheur n'est que trop vrai : elle est partie, et le restant de ma vie méprisée ne sera qu'amertume [...] Ah, trahison du sang ! Ô pères, ne jugez pas de l' âme de vos filles d'après leurs mines. N'y a-t-il point des charmes pour dévoyer la jeunesse et la chasteté ? Roderigo, n'as-tu rien lu de pareil ? "
A Othello:
"Sale voleur ! Où as-tu recelé ma fille ? Oui, damné que tu es, tu l'as ensorcelée, car j'en appelle à tous les êtres de bon sens, si elle n'était liée par des chaînes magiques, comment une vierge si frêle, si belle, si heureuse, ayant l'horreur du mariage jusqu'à fuir les riches et séduisants galants de ce pays aurait-elle jamais, bravant la risée générale, couru de chez son père vers le torse de suie d'un être comme toi, fait pour effrayer et non pour séduire ? Que l'univers me juge s'il ne tombe point sous le sens que tu as pratiqué d'ignobles sortilèges." "Une vierge timide dont l'âme était si chaste et réservée qu'elle rougissait de faire un geste ! Et qu'en dépit de la nature, de l'âge, de son pays, de son honneur en dépit de tout elle s'éprenne de ce qui lui faisait peur à voir ? Non, seul un jugement bancal et vicieux peut soutenir que la perfection puisse à ce point faillir contre toutes les lois de la nature. L'explication réside nécessairement dans d'infernaux et subtils maléfices. Je soutiens de nouveau que c'est à l'aide de mixtures qui travaillent le sang ou d'un philtre... qu'il l'a subjuguée."
Qui est Othello ? Un bras mercenaire de la cité. Certes, distingué par sa bravoure et sa loyauté, mais aussitôt marqué d'animalité bien que chrétien dès qu'il est mesuré à la civilisation : un "barbare errant" (I, 3, 360), aux "grosses babouines" (I, 1, 16), au "torse enfumé", un "être fait pour effrayer". L'alliance matrimoniale est une affaire d'égaux et il y a si peu d'égalité entre un noble vénitien et un More, fût-il de sang royal, que leur alliance est supposée tirer l'humanité vers le règne animal (selon Iago) : "Vos petits-enfants vous henniront aux oreilles..." L'accouplement d'Othello et de Desdémone est bestialité. Mais comment Desdémone a-t-elle pu trahir ainsi un père, une famille, une patrie, dévoyer ce que son père appelle "la nature", bafouer sa propre réputation et se couvrir de ridicule ? ("Qui a pu arracher votre fille à elle-même et elle à vous ?") Quelle est donc cette humeur, ce poison qui travaille et mord le sang des filles ? Il faut, bien sûr, pour expliquer l'inclination de Desdémone, faire état de la renommée de bravoure d'Othello, de son parage et des services qu'il a rendus à la cité (I,2,l8). C'est d'ailleurs alors même qu'on le cherche parce qu'on le juge indispensable à la protection de l'île de Chypre contre l'Ottoman que le père offensé vient présenter sa plainte devant le Doge... Mais l'argument de Desdémone est autre. Et d'une universelle pertinence : il tire du devoir d'obéissance le droit à l'émancipation ; il expose la "loi naturelle" de l'exogamie : "Mon noble père, je vois ici un devoir partagé : c'est à vous que je dois la vie et l'éducation. Ma vie et mon éducation m'enseignent toutes deux à vous vénérer. Vous êtes le maître de mon respect, et jusque-là je suis votre fille. Mais voici mon époux, et ce même respect que ma mère vous montra en vous préférant à son père, je réclame le droit de le marquer aussi et tout autant à l'égard du More, mon époux". (I, 3, 180) Argument imparable, si l'on en juge par la réponse du père : "Dieu soit avec vous, j'ai terminé. Passons, s'il plaît à votre grâce [il s'adresse au doge] aux affaires de l'Etat". Mais, s'il se résout à l'inéluctable et à l'accompli : "More, viens ici, je te donne de tout cur ce que, de tout cur, j'aurais défendu contre toi", on apprend, au dernier acte, alors que Desdémone vient d'expirer, que le mariage de sa fille lui fut mortel : "La douleur a suffi pour trancher le fil fatigué de sa vie" (V, 2, 206). Le déshonneur tue le vieillard et sa mort sanctionne une faute dont le drame ne fait que tirer les conséquences.
Bien que la raison d'Etat soit en passe d'en valider l'exception, le mariage de Desdémone n'est pas un mariage politique. Desdémone n'est pas une princesse Si-Kiun : elle regarde la barbarie avec les yeux de l'amour ("Elle avait des yeux et m'a choisi" - III, 3, l89). Qu'est-ce donc que l'amour qui soustrait légitimement les filles au "gouvernement de leurs pères" contre l'agrément de leurs pères ? Desdémone, cette "vierge timide" qui "rougissait de faire un geste", le donne à entendre quand le devoir de garnison oblige Othello à quitter Venise sur le champ. Elle refuse la proposition d'attendre le More chez son père et explique ainsi le souhait de son "ingénuité" : "Je suis épris du More, c'est pour vivre avec lui. Ma véhémente ardeur à dédaigner la Fortune le proclame à l'univers entier. Mon cur est soumis à mon seigneur jusqu'en ses plaisirs extrêmes. C'est dans l'âme d'Othello que j'ai vu son visage et c'est à sa gloire et à ses dons valeureux que j'ai voué mon coeur et mon destin. Aussi, chers seigneurs ... si je reste en arrière, les rites qu'exige mon amour me sont ravis (The rites for which I love him are bereft me). Laissez-moi partir avec lui". Précisant la nature de ces "rites", Othello tient à rassurer le Conseil : il n'est pas homme à abdiquer le devoir pour d'excessifs plaisirs : "Donnez-lui votre aveu. Si je vous le demande, ce n'est pas, ciel, pour flatter le palais de mon appétit ni pour assouvir ma soif de jouissance les excès de la jeunesse me sont d'ailleurs passés. Et Dieu garde vos curs bienveillants de penser que l'avoir avec moi me fasse négliger votre grande et grave mission : non, le jour où les jeux ailés de Cupidon émousseront de lascive torpeur mes facultés de penser et d'agir, le jour où mes plaisirs corrompront et souilleront mon devoir, que les ménagères fassent un chaudron de mon casque, et que les plus noirs malheurs anéantissent ma réputation".
Iago, avec sa noire justice, est, nous l'avons dit, le révélateur d'Othello. Amenant au jour les funestes effets de l'intrusion barbare dans le conubium de la cité. Il veut se venger d'une promotion qui lui a été refusée, mais il règle aussi un compte d'honneur avec Othello : "Je hais le More et le bruit court qu'entre mes draps il a tenu ma place" (I, 3, 390). "Je soupçonne fort ce vigoureux gaillard d'avoir enfourché ma monture et, comme un poison minéral, cette pensée me ronge les entrailles... Rien ne peut ni ne doit apaiser mon âme que nous ne soyons quittes, épouse pour épouse."( II, 1, 301 ) Cette dernière raison compte tenu de la noblesse de caractère reconnue à Othello, par Iago lui-même d'ailleurs (II, 1, 294) l'imputation est probablement fantaisiste, mais c'est la rumeur collective et c'est l'opinion qui est le véritable acteur du drame fait en réalité le lien entre la vengeance privée et la vengeance collective. Le rapt de Desdémone et son mariage clandestin sont un défi aux partis et aux hommes de Venise. Au doge qui l'invite à se consoler de la perte de sa fille : "S'il rit, celui qu'on a volé reprend quelque chose à son voleur, Brabantio répond par référence à la souveraineté territoriale: "Alors laissons le Turc nous rafler Chypre; nous n'aurons rien perdu tant que nous en rirons." (111,3,208)
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Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
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