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Chapitre 19
La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(les "trente glorieuses" et les trente pleureuses)
"L'âme à l'état originel est prête à recevoir n'importe quelle influence, bonne ou mauvaise.
Comme le dit Mohammed, le Prophète : 'Tout enfant naît à l'état naturel.
Ce sont ses parents qui font de lui, un Juif, un Chrétien ou un Mazdéen'."
Ibn Khaldun
(1332-1406)
(Discours sur l'histoire universelle)
"L'humanité est une, et tous les hommes sont semblables en ce qui concerne leur création
et toutes leurs dispositions naturelles ; personne ne naît éclairé."
Bartolomé de Las Casas
(1484-1566)
(Second Mémoire à Charles-Quint)
Thème :
Existe-t-il un universel de moralité ?
De la colonisation au multiculturalisme, avatars de la territorialité
En scannant la quotidienneté des années 80 (réfractée dans le prisme des médias), on peut voir à luvre, révélé par la confrontation des forces qui travaillent les sociétés libérales, un processus qui met en évidence le conflit de la territorialité et de la moralité précipité du « choc des civilisations » qui alimente la quotidienneté d'aujourd'hui. La cohabitation au sein de la société industrielle de populations culturellement dissemblables pose la question de leur devenir commun : assimilation (à la société d'accueil) ou entretien des différences originelles quand la revendication identitaire entend légitimer des juridictions séparées.
Lexpansion européenne, avec la rencontre dautres civilisations et dautres hommes, a des causes et des conséquences démographiques et économiques. LEurope de la Découverte a mis en place un réseau d'échanges et une déportation d'hommes qui sont à l'origine de ce qu'il est convenu d'appeler le « développement ». « Sans esclavage, argumente Marx, vous navez pas de coton, sans coton vous navez pas dindustrie moderne. Cest lesclavage qui a donné la valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce du monde, cest le commerce du monde qui est la condition nécessaire de la grande industrie mécanique » (lettre à Annenkov, 28 décembre 1846, Marx, K., uvres, Économie, 1, Paris : Gallimard, 1965, p. 1441). Deux siècles après labolition de lesclavage, l'Europe va importer de ses colonies ou de ses zones dinfluence une main-duvre qui contribuera substantiellement à la prospérité de ce que lon a dénommé, en France, les « Trente glorieuses ». Au-delà de leurs traits communs, ces deux procédures de mise en uvre de la force de travail, travail servile et travail immigré, portent des conséquences culturelles spécifiques :
- Lesclave est créolisé ; pour en faire un outil dans un procès de production qui nest pas le sien, la plantation lui dénie toute autonomie matérielle et culturelle (lesclave qui vient dêtre déporté est dit bossale, incapable de parler, comme sil portait une muselière, bozal) ; la seule justice possible pour ses descendants est la réparation, cest-à-dire, paradoxalement, alors que son altérité est stigmatisée, lassimilation (aux valeurs de la société qui la déporté).
- Limmigré, mobilisé pour sa force de travail, garde sa culture, produit dune autre écologie. Pris dans un procès de production dont il est, lui aussi, un acteur passif, il sadapte par nécessité à ces conditions matérielles et se ressource à ses origines pour exister, son indentité culturelle étant indifférente à son employeur. La formule classique « Ce que le grand-père veut oublier, le petit-fils veut lapprendre » caractérise sans doute ce que lon a dénommé les hyphenated identities, mais ouvre aussi à une autre contradiction, dont résulte le multiculturalisme : la cohabitation dhommes qui partagent un lieu de vie commun et entretiennent des allégeances contraires.
On rappellera ici le jugement porté en 1822 par Auguste Billiard, à propos de l'esclavage à lîle de La Réunion, pour mesurer sa pertinence à cette autre contradiction de la division du travail quest lexploitation du travail immigré: "Qu'il suffise d'observer que créer une colonie avec la servitude, c'est vouloir bâtir sur le principe de sa prochaine destruction" (Voyage aux colonies orientales, 1822, Paris, Ladvocat, p. 317).
Lhistoire officielle, cest celle qui rend compte de lactivité économique et sociale des pays libéraux, avec son antagoniste : le « monde du travail » mais aussi la « réaction », soit les diverses formes de conservatisme social, critique des révolutions sociétales associées au libéralisme. Lhistoire parallèle, avec son potentiel de ressentiment, cest celle des laissés pour compte des ruptures économiques, salariés natifs et population immigrée, engagés dans une même régression identitaire qui les découvre opposés (alors quils étaient solidaires dans leur revendication face au « patronat »). Les trois décennies qui succèdent aux Trente glorieuses illustrent, en effet, le revers du « miracle économique » européen, les facteurs du miracle (ses « acteurs passifs ») étant soudain au centre du jeu politique dans un monde en récession. La tourmente économique daprès-guerre, dernier avatar de la « révolution industrielle » et de la « Grande Transformation » selon Polanyi, tirant à soi et consumant les ressources énergétiques, matérielles et immatérielles, a transfiguré lenvironnement physique et humain des pays développés. Le « miracle » a, aussi, laissé derrière lui : friches, crassiers, sous-produits, corons, ghettos
Cest sur les ruines dun monde obslolète et dévasté que doit se faire la recomposition dhommes tirés de leur isolat par le « développement » et condamnés à cohabiter. Cette France de « deux Français sur trois », « libérale et réconciliée », dont rêvait Giscard en 1984 (Deux Français sur trois, Paris : Flammarion, 1984) va être mise en échec par le délitement économique dune société néo-libérale et inégalitaire.
Les protagonistes dissemblables de cette même histoire se définissent en fonction de leur proximité et de leur intérêt dans le procès de production en cause : - lentrepreneur demandeur de main-duvre, acteur du déplacement de population en cause et consommateur de sa force de travail ; - limmigré tiré dun environnement économique traditionnel, qui entrevoit dans cette migration une amélioration des conditions de vie des siens ; - le « français natif » à divers degrés entraîné dans l'aventure économique en cause, en contact direct ou en compétition avec limmigré ; - le proche ou le descendant dimmigré quand la crise et le défaut dintégration font de lui un marginal
Les trois décennies qui succèdent aux « Trente glorieuses » illustrent le revers du « miracle économique » européen, les facteurs du miracle (ses « acteurs passifs », toutes origines confondues) étant soudain au centre du jeu politique.
En se pourvoyant en main-duvre dans les anciennes colonies, le patronat pensait peut-être avoir à traiter avec une « classe ouvrière » conforme aux normes de sa culture. Les grèves de lautomobile de lhiver 1982-1983 (voir infra) ont montré quil pouvait y avoir une interprétation spécifique du syndicalisme chez les travailleurs immigrés. Paris-Match du 17 février 1983 rapporte ainsi que, pour le responsable C.G.C-métallurgie, un syndicalisme « arabe ou immigré [était] en train de naître ». Mais cest moins son caractère « ethnique » que sa tonalité religieuse qui interpelle alors, le premier ministre, Pierre Mauroy, déclarant : « Nous respectons pour tous les travailleurs la liberté de religion comme la liberté syndicale. Mais il est clair et je serai intransigeant sur ce sujet que l'expression religieuse ne peut pas être institutionnalisée dans les entreprises qui sont avant tout des lieux de travail dont la finalité est la production de biens et de services ».
Cest une autre expression de limmigration (qui ne figure pas dans le calcul de léconomie libérale et que les politiques nont pas anticipée) qui va se substituer à ces acteurs, soudain visibles, dune « production de biens et de services » en crise : du début des années 80, ici considérées, aux années 2000, léconomie française perdra deux millions demplois industriels. Elle ne partage quune chose avec limmigration des Trente glorieuses : une identité différentielle dont la discordance et le dissentiment sont accusés par labsence de raison sociale justifiant sa présence en terre étrangère. Chômage, marginalité, ségrégation urbaine
assignent à cette immigration surérogatoire un parcours de vie où la protestation dexistence est en effet vécue comme une protestation didentité et où la religion, privée ou prosélyte, tient lieu de maîtrise et de territoire.
Avec ce sujet de nature macro-économique (quand on le pose en termes dutilité) se met naturellement en place un questionnement sur le processus de reconnaissance du semblable et sur les fondements de la morale. Cette confrontation à la différence culturelle et à ses droits fait en effet apparaître les motions douverture et de fermeture chez les acteurs concernés, exposant la genèse des évidences identitaires. A partir des données factuelles en cause, peuvent donc être examinés les scénarios culturels qui engramment la reconnaissance ou le refus de lautre. Lexposé de lenvironnement socio-économique et de son évolution dans les années 80 montre comment le droit au sol contraint lexercice de la reconnaissance du semblable et comment l'élargissement de la moralité procède de processus naturels associés à la juvénilité. En rappelant, à laide dobservations sommaires, comment la reconnaissance sopère dans le vivier dune génération, cette génération quon a parfois appelée la « génération morale », il est en effet possible de mettre en évidence les processus en cause et de fonder la morale en faisant léconomie de la morale.
On commencera par la prise en compte dun registre subalterne de cette confrontation de la morale et du territoire (conflit de territorialité), quand lidiome de la dominance sexuelle est mobilisé pour en exprimer les enjeux. Inattendue quand on disserte de la morale, la prise en compte dexemples « inappropriés », graffiti racistes ou arguments xénophobes, fait partie de linstruction. Dans lécume de la quotidienneté sexpriment ainsi, ajustés à lenvironnement socio-économique, les fondamentaux de lhumanité, faisant apparaître la « modernité » dans sa signification historique. Un intérêt de ce « balayage » est de situer les valeurs de lextrême-droite, soit lenvers moral de la modernité libérale, dans le spectre des stratégies politiques partageant le même soubassement culturel. Aussi antinomiques soient-ils, libéralisme et fascisme procèdent de la même histoire et se réclament des mêmes valeurs historiques. Comprendre que les crimes contre lhumanité sont des crimes de lhumanité, comme il a été rappelé, cest aussi comprendre, spécifiquement, comment ils procèdent de lhistoire européenne et d'une réquisition du droit au sol. Le propos est aussi, symétriquement, d'appréhender comment les attendus du territorialisme peuvent prospérer dans les populations stigmatisées.
Révélés et réactivés par la crise économique de la société française des années quatre-vingt, les fondamentaux du droit au sol sexpriment dans une idéologie qui crédite ceux qui se réclament du fait dêtre « déjà là », d'un empire juridique et politique sur ceux qui arrivent, constituant une communauté naturelle où la biologie se conforte de culture. Il néchappe pas que, dans la gradation des engagements souvent réaffirmée par J.-M. Le Pen : « J'aime mieux mes filles que mes nièces, mes nièces que mes cousines, mes cousines que mes voisines, etc. »... (le 28 janvier 1988 à « Lheure de vérité » sur Antenne 2) on peut reconnaître à la fois l'axiomatique de la sélection de parentèle théorisée par la sociobiologie : (Hamilton, W. D., « The genetical evolution of social behaviour », Journal of Theoretical Biology, 1964, 7, 1-52.) et les choix sociaux du système de parenté dit descriptif («
The true family in its modern acception » selon Lewis Morgan, 1871, Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family : Smithsonian Contributions to Knowledge, vol. XVII, Washington, p. 492, par opposition aux systèmes classificatoires) propre aux sociétés eurasiatiques. Ce « choix de société », cette « hiérarchie des sentiments et des dilections » comme dit J.-M. Le Pen (Radio Le Pen, 2 mars 1984) cest lépure des sociétés stratifiées. De surcroît à cette revendication, est posée une inégalité entre les hommes dite « ethnologique » par J.-M. Le Pen : « J'établis bien sûr une distinction à la fois entre les êtres, les peuples et les nations [
] Je ne peux pas dire que les Bantous ont les mêmes aptitudes ethnologiques que les Californiens, parce que cela est tout simplement contraire à la réalité » (Les Français dabord, Paris : Carrère-Lafont, 1984, p. 168). Lobjet de cette proclamation des fondamentaux se veut défensif : protéger l « indigène » quest devenu le français dun « retour de colonisation » non maîtrisé.
Luniversalisme est nourri par la croyance que lexpansion des valeurs de lOccident a pour conséquence le bonheur de tous les peuples
La poussée des extrême-droites exprime non pas le délitement de cette croyance, mais le reflux de cette expansion. La décolonisation et limmigration postcoloniale ont importé au sein des nations colonisatrices une altérité autrefois caractéristique du « dehors ». Synonyme de souveraineté, i. e. doté de la capacité dobjectiver les autres, « être blanc » cétait être élevé dans lévidence dune position de domination et déducation, et, banalement, ne pas avoir à se poser la question de sa propre couleur. La postulation de légalité de tous les hommes, théorisée et exportée par lhomme blanc a été le support, pratique et théorique, du « développement ». Puisque tous les hommes sont égaux et que le monde est fini, tous sont justiciables de léchange. Vue sous cet angle, la lutte pour lémancipation et légalité des droits est inséparable de lexpansion européenne. « Toute la terre habitable a été de nos jours reconnue, relevée, partagée entre des nations, relève Paul Valéry en 1931 [
] Plus de roc qui ne porte un drapeau ; plus de vides sur la carte ; plus de région hors des douanes et hors des lois ; plus une tribu dont les affaires nengendrent quelque dossier et ne dépendent, par les maléfices de lécriture, de divers humanistes lointains dans leurs bureaux. Le temps du monde fini commence » (Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Paris : Stock, 1931, p. 35). Le Blanc monopolise ainsi, ingénument et naturellement, la leçon dhumanité et sa juste cause
La bonne conscience des politiques et des écrivains de la colonisation a été nourrie par un délire pseudo-scientifique expliquant le plus souvent lexpansion européenne et justifiant sa mission civilisatrice par la supériorité de la « race blanche ». « Le noir pur sang, écrivent par exemple les réunionnais Marius et Ary Leblond, auteurs du Miracle de la race (1914), accepte simplement, passivement, et presque religieusement, la domination du blanc quil sent supérieur, ou bien il la repousse sauvagement, comme quelque chose dimpur ou de démoniaque » (« La rivalité des races blanche et noire dans les pays de domination française », Mercure de France, IV, 1900, p. 90-91). Cette évidence de suprématie, qui dispense un groupe dhommes davoir à répondre de son aséité, trahit une réalité historique qui est contingente et transitoire. En appeler à sa couleur, cest signer son exception à cette évidence et, en lespèce, désespérer de la capacité de la « civilisation » à rayonner. Le Blanc qui se compare, en effet, manifeste son propre désarrroi (il apparaît alors que le « Blanc » est de différentes couleurs et tout sauf blanc ce qui montre que la « blancheur » nest pas une désignation chromatique mais quelle procède dune définition négative : la couleur est lattribut du « non-Blanc », celui qui applique le nuancier étant non assignable, « blanc »). Objectivé, passé à lépreuve du particularisme, le « Blanc », « Français dabord », « enraciné », est un « indigène » comme les autres et en réclame le statut. Cet indigène, découvert en plein cur de la civilisation, est un Blanc privé de sa quiddité et de son histoire : assignable.
Ainsi quand « blanc » devient à son tour une couleur assignable, détachée de sa pseudo valeur chromatique, comme on peut le voir dans les délibérés des procès intentés par ceux qui se déclarent victimes de racisme « anti-blanc ». Entre autres : en septembre 2018, le parquet de Paris ouvre une enquête pour « provocation publique à la commission d'un crime ou d'un délit », suite à la diffusion du clip d'un rappeur dans lequel il appelle à « pendre les Blancs ». Le rappeur justifie ainsi des paroles qui défient la citation : « J'envoie un message dunité et d'identité noire. L'homme noir à des capacités intellectuelles et physiques comme n'importe quel être humain. Nous sommes tous des êtres extraordinaires ». « Blanc » est alors visé en tant quhéritier dune tranche dhistoire. Ainsi quand lUNEF tweete, pendant lincendie de Notre-Dame, le 15 avril 2019, par sa vice-présidente : « Je men fiche de Notre-Dame car je men fiche de lhistoire de France », ajoutant : « On sen balek [= on sen bat les couilles] objectivement cest votre délire de petits blancs ». On attribue à cette étudiante un précédent tweet, daté du 29 décembre 2017, ainsi libellé : « On devrait gazer tout (sic) les blancs cette sous race ». Linterprète de ce « gazouillis » étant elle-même chromatiquement (pour qui ratifie le nuancier en cause) « blanche » dorigine marocaine, cest bien lhistoire qui est visée et « blanc » doit signifier ici, dans ces proclamations de victimes, quelque chose comme « sous-race (engeance) de chrétien-colonialiste » qui macule tout ce quelle touche, la « ligne de couleur » étant, en réalité, une ligne de conduite, celle de la déprédation, historique et politique, de la planète. La cause est entendue : « Le nouveau projet collectif des Occidentaux : disparaître sans laisser de trace » titre une tribune du Figaro du 31 décembre 2019, expliquant que, sous couvert de vouloir diminuer son empreinte carbone, lidée de ne laisser aucune trace de vie a saisi lhomme blanc. Mixte de Jeanne dArc et de Cassandre, la Grande Faucheuse écolo lui assigne en effet le destin de servir de compost à une nature quil a dénaturée.
Ce cas de figure, moderne dans son expression, nest pas sans précédent, au moins formel. Lidéologie de lextrême-droite exprime une pathologie de la dynamique dexpansion européenne, expansion qui a précisément produit, dans les colonies, une classe dhommes en situation de marginalité quon appelle les « Petits-Blancs ». Lévolution récente des sociétés libérales met en lumière un processus de disqualification sociale que ce rapprochement avec la structure coloniale peut mettre en évidence. Aux colonies comme en métropole, la ligne de conduite de la classe moyenne (ou son équivalent) se conforte de sa distinction avec les « déclassés », ceux qui sont définitivement hors système. Mutatis mutandis, cest une même relation à trois termes qui se met en place, en métropole cette fois, avec le français dit « de souche », confronté à limmigré et à l« establishment » (ce terme étant pris dans son acception populiste, soit l'homologue du « Gros Blanc » aux colonies) et qui na que sa couleur à faire valoir pour se distinguer. A Saint-Domingue, le baron Pamphile de Lacroix définit ainsi les « Petits Blancs » : «
hommes sans existence qui fuyaient quelquefois lEurope pour des crimes, et qui, grâce à leur épiderme blanc étaient étonnés de retrouver sous le ciel des Antilles la considération quils ne méritaient plus. La qualification générique de petits blancs désignait tous ces individus. Les noirs avaient pour eux une haine dinstinct ; mais les sang-mêlés, chez qui léducation développait le sentiment gradué des convenances avaient pour les petits blancs un mépris raisonné, parce quils les voyaient réellement ce quils étaient, ou des aventuriers cherchant fortune, ou des salariés à gages, et souvent même des hommes dégradés ; ils refusaient dindignation les égards exigés par les préjugés de la couleur. Alors les petits blancs les réclamaient par des vexations et des outrages » (Mémoires pour servir à l'histoire de la révolution de Saint-Domingue, par le lieutenant-général baron Pamphile de Lacroix, Paris : Pillet aîné, 1819, tome premier, p. 21-22).
Le titre de la couleur est supposé comporter des conséquences sociales qui ne se vérifient évidemment que si son titulaire est engagé dans un processus économique dexploitation. Or, précisément, le « Petit Blanc » est tout à fait marginal dans ce processus quand il nest pas lui-même pris dans cette exploitation. Comme il est exposé à propos du peuplement de lîle Bourbon (voir), les « Petits blancs » sont des marginaux économiques. Qualifée de « robinsonnade », leur écologie se rapproche davantage de celle des chasseurs-cueilleurs que de celle des agriculteurs. Cest aussi le portrait que William Bird, deuxième du nom, planteur de Virginie, fondateur de la ville de Richmond dresse des habitants de « Lubberland » (le Pays de cocagne), paradis de lindolence et de labondance sans travail, dans une relation de son voyage dans le sud des Etats-Unis en 1728 (ici cité dans lédition de William K.Boyd : William Byrd's histories of the dividing line betwixt Virginia and North, Raleigh : The North Carolina Historical Commission, 1929, p. 92).
Surely, écrit-il, there is no place in the World where the Inhabitants live with less Labour than in N Carolina. It approaches nearer to the Description of Lubberland than any other, by the great felicity of the Climate, the easiness of raising Provisions, and the Slothfulness of the People [
] To speak the Truth, tis a thorough Aversion to Labor that makes People file off to N Carolina, where Plenty and a Warm Sun confirm them in their Disposition to Laziness for their whole Lives.
Dans un chapitre de son Down in Tennessee and back by way of Richmond, publié en 1864 (New York : Carleton), intitulé « The poor whites », James Gilmore décrit dans des termes proches sa rencontre avec les mean whites, « the most wretched specimens of white trash [he has] ever seen » (p. 63), quil distingue des poor whites à proprement parler et dont il évalue le nombre à moins dun demi million. Adonnés à lalccol, voleurs, paresseux, incestueux, nés blancs, mais affichant un blanc douteux : « with skins and hair colored like a tallow candle dipped in tobacco-juice » (p. 184), « tel du suif trempé dans du jus de tabac », culturellement assimilables aux indiens et aux noirs (peau blanche, masques noirs) ces mean whites sont, à len croire, un véritable concentré des vices sociaux : : They are indolent, shiftless, and thieving ; given to whiskey-drinking, snuff-dipping, clay-eating, and all manner of social vices. Brothers intermarry with sisters, fathers cohabit with daughters, and husbands sell, or barter away, their wives, as freely as they would their hounds, or as the planter would his slaves » (p. 184).
Lapellation Poor white trash (déchet blanc) née dans le sud esclavagiste ('Leff him gwo hisseff; Jule 'tends on gemmen: he doan't 'tend on no poo' white trash he doan't, lit-on dans le parler du sud restitué par Gilmore - op. cit., p. 106) qualifie, dès lors quelle renonce au travail, la déchéance dune population racialement destinée à prospérer : The great mass of poor whites, as I have said, are a very different people. The poor white man labors, the mean white man does not labor ; and labor marks the distinction between them (p. 189). Proféré par un Noir, ce qualificatif, poo' white trash, souligne l'incongruité, dans le monde de la plantation, du Blanc dénué de la capacité dasservir, de fait hors système. Nowhere but in the Slave States is there a class of whites so ignorant and so degraded as are these people (p. 188), note Gilmore et, comme lexprime un titre dEugene D. Genovese : dans ce milieu, Rather Be a Nigger than a Poor White Man (« Rather Be a Nigger than a Poor White Man : Slave Perceptions of Southern Yeomen and Poor Whites », Éd. Hans L. Trefousse. Toward a New View of America : Essays in Honor of Arthur C. Cole. New York : Burt Franklin & Co, 1977).
Cest donc bien dans un monde vidé de son sens ou en déplétion, quand celui qui nest pas en mesure doccuper la place que lui assigne lhistoire entend se manifester et rester dans le jeu, que se révèle la sauvegarde de dernier recours : le préjugé de couleur. Sil ajoute évidemment le droit du premier occupant au titre du « Petit Blanc » des colonies, le « Petit Blanc » de métropole sen distingue aussi de multiples façons. Ce qui est significatif, cest la relation à trois termes qui se met en place dans ces configurations, lautochtonie répliquant ici la couleur. La crise économique qui frappe les sociétés libérales renvoyant en périphérie partie de ceux qui croyaient au travail et à lascension sociale, ils sont de plus en plus nombreux, membres de la classe moyenne ou de la classe ouvrière, à se reconnaître dans le discours dexclusion du Front national. Hier infréquentable, associé aux marges sociales et à une caricature de lautorité, le Front national, « dédiabolisé », devient « respectable ». Cet apparent glissement vers le centre correspond, non pas à une évolution de ses valeurs, mais au glissement de fait de lélectorat modéré vers les extrêmes extrêmes qui deviennent du coup, au moins statistiquement, avec ses tribuns, de recours sinon « respectables ». S'identifiant aux valeurs dominantes et perdant pied, les gens « respectables » se trouvent de fait entraînés vers un illusoire « retour aux fondamentaux » qui fait l'économie de deux siècles d'histoire. Le caractère chimérique et réactant de ce retour en arrière est patent : le « petit Blanc » d'aujourd'hui est évidemment ce que le système libéral a fait de lui, chez lui (et non plus l'aventurier déclassé parti à la conquête du monde). Ce qui apparaît clairement quand on voit sur la brèche de cette défense des valeurs chrétiennes, purs produits du monde petit-bourgeois par quoi l'Occident, en effet, se singularise par rapport aux « autres », les leaders ou les porte-paroles des communautés homosexuelles. Expression et pointe avancée de l'éducation libérale, stigmatisé par l'invasion des « sauvages » (en 2011, un mouvement homosexuel projette de faire défiler une gay pride dans le quartier musulman de Londres en réponse à l'apparition d'affichettes proclamant une « Gay free zone » sous l'invocation d'Allah), l'« homo-nationaliste » réinvente le racialisme en défense de sa singularité, renversant l'éthotype sexuel de la dominance coloniale en donnant son exception culturelle, étendard adventice mais symbolique du libéralisme et dernier avatar du suprémacisme blanc, pour programme politique.
Lapprofondissement objectif de la crise (près de 50 % des jeunes non diplômés au chômage en 2015) se mesure à la réalité subjective de cette « dédiabolisation » des extrêmes : quand la parole des évêques dont le sermon commence cette recension (voir infra), adoubant le diable, invité à discuter théologie (M. Le Pen invitée à l'université d'été catholique d'été de Sainte-Baume, le 29 août 2015), se change en gage de respectabilité. Il suffira de marquer pour le présent développement cette formule en vertu de laquelle la perte de la dominance ou de ses symboles enclenche un processus de défense et de réhabilitation à double cible : lautre, linférieur dont le « Petit Blanc » ravale lidentité, le même, le supérieur dont il conteste la sauvegarde des fondamentaux de la civilisation. Dans le discours du « Petit blanc » sexprime une rétraction du système de dominance, sorte dinvagination de lhistoire, la société se ramassant sur ses formes embryonnaires (ou collatérales). Fondamentalement, les valeurs de la droite libérale et de la droite extrême sont bien les mêmes, mais dans cet état originel où il nest pas nécessaire dinféoder lautre homme à la production des richesses, comme si les européens nétaient pas sortis de l« enclos de lEurope ».
Un rapport de lOCDE davril 2019, intitulé : Under Pressure : the Squeezed Middle Class
(OECD, 2019, Paris : OECD Publishing)
Le rapport définit comme appartenant à la classe moyenne les foyers earning between 75 % and 200 % of the median national income (p. 13) et concerne la période qui va du milieu des années 1980 au milieu des années 2010. Dans l'ensemble de l'OCDE, le revenu global des classes moyennes s'est dégradé par rapport à celui des 10 % les plus riches. Sur trente ans, le revenu médian a progressé trois fois moins vite que le revenu des 10 % les plus riches. « Du milieu des années 1980 au milieu des années 2010, tous pays de lOCDE confondus, la proportion de foyers de classe moyenne est passée de 64 % à 61 % » (p. 19). Aujourdhui, deux salaires sont nécessaires pour faire partie de la classe moyenne, et lun des deux doit être très qualifié (p. 27). Laugmentation constante des prix pour lhabitat, pour la santé et pour les services explique que « plus dun cinquième des foyers de la classe moyenne dépense plus quil ne gagne » (p. 13). Ce groupe social, like a boat in rocky waters (p. 13), se sent vulnérable : 40 % de ses membres estiment ne pas pouvoir faire face à une augmentation soudaine de leurs dépenses ou à une chute de revenus. Cette inquiétude sociale sexprime intimement dans la crainte pour lavenir des enfants : 60 % des parents (70 % en France) pensent que leurs enfants ne préserveront pas leur statut social (p. 26). De fait, 70 % of the baby boomers were part of the middle class in their twenties, compared with 60 % of the millenials (p. 13). En France, la moitié des pauvres (moins de 50 % du revenu moyen) a moins de 30 ans (10 % plus de 60 ans). Informatisation, robotisation, globalisation ont changé les données du marché du travail. « Le rêve de la classe moyenne reste de plus en plus un rêve pour beaucoup »
La charge fiscale qui pèse sur les revenus du travail étant plus élevée de près de 13 points en France (par rapport à la moyenne des pays de lOCDE : Les impôts sur les salaires 2019, Paris : Éditions OCDE), cette performance prédestine la classe moyenne en cause à devenir la chambre décho de cette frustration politique.
Dans le discours du « petit blanc » sexprime une rétraction du système de dominance, sorte dinvagination de lhistoire, la société se ramassant sur ses formes imaginaires ou virtuelles. Anthropologiquement, les valeurs de la droite libérale et de la droite extrême sont bien les mêmes, mais dans cet état originel où il nest pas nécessaire dinféoder lautre homme à la production des richesses, comme si les européens nétaient pas sortis de l« enclos de lEurope » et comme si cette expansion colonisatrice navait pas fondamentalement transformé le droit. La partie se joue ailleurs, on le sait : non dans le repli identitaire, mais dans linternationalisation des acteurs et des capitaux. Cétait la question posée par Paul Valéry en 1919 : « LEurope deviendra-t-elle ce quelle est en réalité, cest-à-dire : un petit cap du continent asiatique, ou bien lEurope restera-t-elle ce quelle paraît, cest-à-dire : la partie précieuse de lunivers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau dun vaste corps ? » (« La crise de lesprit », 1919, in Variétés, Paris : Gallimard, 1957, p. 995). Après sêtre répandu sur le globe, lhomme blanc découvre donc quil nest pas seul au monde quand sa superbe, soumise à la concurrence, est défaite par la « couleur ». Concurrence symbolique en sport, morale et matérielle en économie. Lémule passe le maître. La mise en uvre des valeurs et du mode dêtre occidental dans les colonies ou les zones dinfluence se veut « civilisatrice ». A lidéal-type du pionnier décrit par Tocqueville (voir supra) : un homme solitaire voué au labeur du défrichement qui prend racine dans un pays vierge (« Cet homme inconnu est le représentant d'une race à laquelle l'avenir du Nouveau Monde appartient, race inquiète, raisonnante et aventureuse qui fait froidement ce que l'ardeur seule des passions explique ») succède celui de linstructeur éclairé, voire du lettré à lécoute. Les années 30, avec les épopées type « Croisière Jaune » à la gloire de lautomobile, ouvrent aussi un épisode dethnographie. Dans le style de la « Croisière Noire » (Colomb-Béchar -Tananarive, 1924-1925), la mission Dakar-Djibouti (1931-1933), dirigée par lethnologue Marcel Griaule, collecte ainsi pour un idéal musée de lHomme conçu par la métropole colonisatrice. Ressources culturelles, en lespèce, mais aussi naturelles, si les populations noires, enrôlées dans les conflits des européens et leurs aventures coloniales, après avoir démontré leur valeur militaire peuvent aussi briller dans les compétitions sportives. Les exploits de lafro-américain Jesse Owens, qui obtient quatre médailles dor aux jeux olympiques de Berlin en 1936 (alors que la délégation française na obtenu que 19 médailles et lAllemagne 89) sont une révélation. La Fédération Française dAthlétisme associée au journal LAuto conçoit, en 1936, une mission de prospection sportive afin d« étudier sur place les possibilités athlétiques des indigènes de lAfrique Occidentale Française (A.O.F.) ». Jacques Goddet, directeur du Tour de France (il créera le journal sportif LÉquipe en 1946) justifie : il sagit de découvrir des athlètes susceptibles de « nous représenter dignement [
] en attendant que la race française veuille bien consentir à soccuper de sa propre santé » (J. Goddet, 1936, cité par cité par Stanislas Frenkiel et David-Claude Kemo Keimbou : « La Mission F.F.A./LAuto : Pourquoi négliger nos noirs dAfrique?, (3 décembre 1937 15 janvier 1938) », Modern and Contemporary France, Volume 18, Issue 1, 2010, p. 37). Maurice Bandeville, un responsable associatif de lathlétisme, interpelle dans LAuto deux semaines après la cérémonie de clôture des Jeux : «Pourquoi négliger nos noirs dAfrique ? ». Il explique que ce « serait [
] une erreur de conclure à des qualités particulières chez le nègre américain [
] Pourquoi resterions-nous inertes devant linitiative américaine? [
] Les causes de la supériorité physique de la race noire, tout au moins parmi ses éléments les plus sains, doivent être attribués au fait que les indigènes africains sont restés plus près de la nature quune autre race : ils nont pas subi les effets dégradants dune civilisation très avancée, suivie dune longue décadence. Mettons-nous à luvre sans tarder dun jour, pour figurer plus décemment à Tokyo en 1940 que nous venons de le faire à Berlin » (Bandeville 1936, art. cit., p. 37).
Jacques Goddet, cité plus haut, qui dirigera le Tour de France (de 1936 à1986) dans la tenue chromo du safariste qui chasse le buffle (casque colonial, short et chaussette au-dessus du mollet) pourrait être la figure, dans le monde du sport, de ce type de « meneur dhommes » quétait le colon. Lors dobsèques quasi nationales aux Invalides en décembre 2000, parmi les éloges funèbres, Jacques Chirac salua la mémoire de « l'un des inventeurs du sport français »
Mais le monde du sport change radicalement dans le siècle. Le suprémacisme blanc en matière sportive est bel et bien révolu (e. g. : Taboo: Why Black Athletes Dominate Sports and Why We're Afraid to Talk About It, Jon Entine, New York : Public Affairs, 2000). (Jacques Goddet sétait révélé déjà à contretemps dans un éditorial de LÉquipe où il relevait la suprématie de la race blanche en natation.)
Jacques Goddet, en 1952, du haut de son cabriolet Hotchkiss, voiture de direction du Tour de France
Cest par le biais de confrontations symboliques de type compétition sportive que le paternalisme de lhomme blanc commence, en effet, à se fissurer, quand il apparaît que lenrôlement nationaliste (ci-dessus) met en scène le conflit racial, refait lhistoire et pose la question des compétences des « races ». Lorsque cette confrontation a pour cadre le « noble art », sa portée est immédiatement politique. La victoire de Jack Johnson, pour le titre de champion du monde des poids lourds, sur le boxeur blanc Jim Jeffries, le 4 juillet 1910 à Reno au Nevada, déclenche des émeutes raciales. Comme lécrit lhistorien Thomas Sowell à la mort de Joe Louis à propos de son combat contre Max Schmeling (1936 et 1938) : How he fared in the ring mattered more to black Americans than the fate of any other athlete in any other sport, before or since. He was all we had (Los Angeles Times du 14 avril 1981).
Dans le champ de la compétition économique, avec des conséquences immédiatement matérielles et pas seulement morales, cest la concurrence des pays dAsie qui a le plus sérieusement affecté le sentiment de supériorité de lhomme blanc. Alors que son empire sest établi sur la religion du travail, le mode de production asiatique a montré les limites du modèle occidental dans la compétition mondiale quon peut résumer dun mot quand Wu Jianmin, ambassadeur de Chine à Paris de 1998 à 2003, confie : « La Chine a bien ri quand la France a adopté les 35 heures » (loi n° 1998-461 du 13 juin 1998)
La comparaison des parts de marché des pays dits émergents et de la zone euro dans la production industrielle mondiale illustre ce décrochage institutionnel de la compétition économique, supposé rendre la vie plus belle. Entre autres illustrations, celle-ci parue dans les Échos du 16 avril 2010 résume la chute (et la désillusion) des Européens :
La reprise mondiale, après la crise financière de 2007-2008, a mis en évidence lécart croissant entre les pays asiatiques et les pays dEurope de tradition industrielle, qui ont perdu 3,4 millions demploi sur la période concernée. En décembre 1995, devant les grévistes de la gare de Lyon en lutte contre la réforme des retraites, le sociologue Pierre Bourdieu déclarait : « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d'une civilisation [
] ». Lui qui sait Ce que parler veut dire (1982) ne croyait pas si bien dire. Cest en effet la fin dune époque, sinon dune civilisation, qui se marque avec les luttes syndicales sous létendard conservateur de la défense des « droits acquis » (acquis par le système productif des Trente glorieuses). Naturellement mis à mal par la concurrence des pays émergents, en travail, en intelligence, en esprit dentreprise, les acquis sociaux (la « richesse nationale »), indexés à limpérialisme économique des pays occidentaux, sont contraints de sadapter à cette déflation : en 2018, la Chine assurait près de 30 % de la production manufacturière mondiale
L« homme blanc », qui se distrait de ses déconvenues en dansant sur des musiques exotiques devenues musiques du monde, doit désormais se représenter sur une palette dhumanités dont il nest quune expression parmi dautres. Sauf à se prévaloir dun droit dexception.
Voici donc, dans les pages qui suivent, assumés, triviaux et répétitifs (répercutés dans la chambre décho des mass media et alimentant une sociologie de comptoir), les principes du droit au sol proclamés au sein même des métropoles colonisatrices, alors même que leur hégémonie sétiole et quune nouvelle économie mondiale se met en place. Ils posent que le « droit du premier occupant » qualifie son titulaire dune suprématie juridique et politique « inaliénable », pour user dun terme à la charge à la fois juridique et symbolique. Apparenté à la proxémie, le droit au sol, dominance et gestion de lespace caractéristique des espèces émotionnel avant dêtre rationnel constitutif de lhabiter (ordinaire : cf. le japonais kore/sore/are, ou sacralisé : cf. le théologème : « LArabie saoudite est une mosquée » voir par ailleurs sur ce site), est ce droit dexception. La mise en cause, directe ou indirecte, du droit au sol provoque une réaction de défense dont les partis dextrême-droite donnent une justification à la fois primaire et argumentée. La crise de la nation est manifeste quand ses assujettis, notamment ceux que lon groupe dans la catégorie de « classe moyenne », adeptes désabusés de la religion du travail (quelque peu discréditée par la loi plus haut citée), vivent comme une spoliation lémargement des « autres », juridiquement égaux et visiblement différents, à l« État-providence ». Celui-ci ayant fait de « ceux qui travaillent », par défaut les élites ayant la ressource, directement ou indirectement, de la mondialisation et des expédients de l« optimisation fiscale », alors que la classe moyenne, assignée à résidence sous lil panoptique de ladministration, est assujettie dans ses frontières les sujets privilégiés de limposition qui supporte l« assistance » (cette « persécution fiscale » étant un leitmotiv de leurs doléances). Les politiques nationales, mises en uvre par des dirigeants discrédités la crise ayant déréalisé la rhétorique politique , impuissantes à contrôler les effets de la mondialisation, font en effet de ceux qui croient aux « valeurs », si lon en juge par les manifestations qui se réclament du « pays réel », le principal embarras intérieur.
Manifestation pour lécole libre, contre la loi Savary, en juin 1984 Le Figaro titrant : « Le 24 juin 1984, le jour où la droite a pris la Bastille » ; manifestation contre le « mariage homosexuel » en janvier 2013 ; jacquerie des « gilets jaunes » contre les « élites », en novembre 2018. Aussi originale quimprévue, la révolte des « gilets jaunes » est lirruption spectaculaire de citoyens qui ont « décroché » et qui se donnent, eux aussi, pour le pays réel. Coïncidant avec le mouvement en cause, le vote pour les européennes de 2019 a vu seffondrer les trois principaux partis de gouvernement (PR : 8,5 %, PS : 6,2 %, PC : 2,5 %) pour laisser face à face (conformément à la polarisation de lemploi et des statuts sociaux visée ci-dessus) ceux qui sont « en marche » et ceux qui sont « en marge », qui sexposent et qui bravent et bloquent le « système » sur les giratoires. Au soir des élections, le porte parole du Rassemblement National déclarait sur France 2 : « C'est une victoire du Rassemblement national [23,3 % des voix]. C'est la victoire des français méprisés, matraqués, insultés par Emmanuel Macron ».
Une étude de lINSEE de novembre 2017, intitulée « Des cols bleus aux cols blancs : trente ans de mutations de lemploi » (1982-2014), met en évidence la relation entre la disparition des emplois industriels et linflation de lemploi public. « Depuis 1982, titre le Figaro à la parution de cette étude, les ouvriers ont autant disparu que les fonctionnaires ont augmenté » (de fait, depuis 1968, deux fois moins d'ouvriers et trois fois plus de cadres
) La réponse des gouvernants à cette mutation économique sans retour est en effet laggravation de la dette nationale (donc de la pression fiscale) : emplois publics, emplois « aidés », doublons administratifs, fonctionnarisation des métiers de santé
En masquant limpuissance à résoudre la crise, cette politique en redouble les effets en la faisant porter à « ceux qui travaillent ». A linverse, lappartenance au « système » serait démontrée par la tolérance à toutes les formes dhétérodoxie, organiquement ou idéologiquement engagées dans la production de la valeur déchange. La perte de dominance clamée exprime en réalité une inégalité sociologique produite par le développement naturel de la société libérale. Lélite nest pas affectée, à la différence des acteurs passifs concernés, par les déplacements de populations quelle engendre. Cest précisément par là que sexprime sa dominance territoriale : capacité à déporter une main-duvre et insensibilité aux conséquences. Le « néo-libéralisme » est ainsi le système qui permet aux multinationales, profitant de leur taille et de leur ubiquité, de peser sur les États-nations (optimisation fiscale, chantage à lemploi
), laissant aux gouvernements en cause la ressource de répercuter cette charge sur ceux qui némargent pas à laristocratie de la « nouvelle société » cette fois quasi planétaire laissés pour compte ou soutiers de la nouvelle chaîne productive.
« Déclaration des droits de lhomme et du citoyen » (1789) :
« Pour lentretien de la force publique et pour les dépenses dadministration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre les citoyens, en raison de leurs facultés. »
Bien que procédant de la même histoire et des mêmes valeurs fondatrices, ces fortunes contraires rappelent que linégalité est constituante des sociétés stratifiées. La célèbre phrase de la préface de la Critique de la raison dialectique (qui est aussi son épitaphe malheureuse) : le marxisme est l« indépassable philosophie de notre temps » (Paris : Gallimard, 1960, p. 9), ou le jugement dEmmanuel Lévinas (invité dun journal télévisé dAntenne 2) : « Le communisme, cest la morale ajoutée à la politique », expriment limpossible égalité des hommes dans une société de ce type. Ainsi donc, si la mondialisation est lhorizon, humain et professionnel, dhomo liberalis quand il se révèle en mesure de sapproprier tout environnement : « nations », « ethnies », « cultures », variables dajustement, font partie de lentropie du système ce changement déchelle, adaptatif et prospectif, condamne lhomme du commun confronté à la différence à ce réflexe de saisie de lidentité, essentiellement réactif et involutif. Ce qui intéresse ici, cest, au-delà des surévaluations de l« indigénisme » dici et dailleurs, avec son chauvinisme ou son intégrisme, ce qui se révèle, sous les formations et les codes de la modernité, dune réalité primaire qui conditionne les possibilités du vivre ensemble. Cette extrémité cet extrémisme des « petits blancs » de lintérieur ou des prophètes dune terre de promission davoir à ester en civilisation ou en religion pour exister, met en vedette laventure de la modernité avec ses conséquences, collatérales mais nécessaires. Symptôme dune crise de léconomie et de la modernité, sous-produit et choc en retour paradoxal de lexpansion européenne, cette territorialisation du droit, résurgence, inavouable ou dérisoire, mais soudain manifeste, dune contrainte de lespèce à laquelle le moderne entend faire exception, la revendication du droit au sol nest pas insignifiante. Aller « Au Front » ou sonder la condition immigrée, cest faire lethnographie dun monde non officiel, réfréné ou souterrain, avec lobjet den qualifier les lignes de force et la cohérence critique et de faire apparaître ainsi quelques contraintes et servitudes qui conditionnent le présent.
Exorde
La consultation de la presse des années quatre-vingt qui constitue la source principale du dossier ici présenté (pages 19, 20 et 21) ne confirme pas seulement la mauvaise qualité du papier journal (à la lignine jaunie et oxydée par la lumière, à la texture fragilisée par l'acide de la colophane) : ces traces matérielles d'une actualité si proche et si lointaine permettent aussi de mettre en perspective les questions d'aujourd'hui touchant ce que l'on dénomme le "multiculturalisme". Un point de friction des cultures en contact il paraît subsidiaire mais il est constitutif concerne le statut juridique des sexes. Les questionnaires passés aux candidats à l'immigration, qui se résumaient dans les années soixante à un examen médical et anthropométrique, portent aujourd'hui sur des questions du type : Un mari a-t-il le droit de battre sa femme ? Que feriez-vous si votre fils était homosexuel ?... (circulaire du Bade-Wurtenberg, janvier 2006) et révèlent une limite du modèle occidental.
La création au Canada, en Ontario, en octobre 2003, d'un tribunal islamique d'arbitrage institutionnalise cette résistance à la parité en affichant la subordination du droit civil à la religion et cette opposition apparaît crûment quand les gynécologues des hopitaux publics sont récusés ou agressés par des musulmans : "Les gynécologues-obstétriciens hommes devront-ils désormais être protégés par la police pour exercer leur métier ?", demande un communiqué du Collège national des gynécologues et obstétriciens français, en octobre 2006.
Ils traduisent la suspicion d'une norme désabusée quant à l'efficacité du prosélytisme silencieux de son envahissante réussite matérielle (suspicion d'ailleurs contraire à la liberté de pensée qui constitue le support juridique de sa capacité d'innovation ; vide supra : chapitre 8 : Sur l'innovation) et la découverte, sinon la prise de conscience, que la paix libérale, l'imposition de la paix blanche à la planète, est reçue comme une guerre par les autres civilisations. On fête le 11 septembre, ce towering day, jour monumental de l'Histoire, dans le Londonistan, le Molenbeekistan ou dans la banlieue d'Amsterdam. A priori armées pour recevoir, au prix d'une civilisation du droit et d'une neutralisation de la croyance, toutes les croyances, les sociétés libérales se posent aujourd'hui en inquisitrices des confessions et de l'intime conviction. Alors qu'à l'aube des "trente glorieuses" l'immigration répondait à un problème d'énergétique, on s'inquiète aujourd'hui de culture et de cette singulière permanence des identités, malgré la généralisation des échanges et les migrations des hommes. L'espérance wéberienne d'une modernité caractérisée par la sécularisation de la société et l'uniformisation des civilisations achoppe sur la résistance des cultures à l'assimilation. Un officiel turc a ainsi pu déclarer, à l'intention de la communauté turque installée en Allemagne, que "l'assimilation [était] un crime contre l'humanité".
Michel de L'Hospital,
La harangue faite par Monseigneur de Lospital en la presence du Roy, ledict seigneur tenant ses grans estatz en sa ville d'Orleans, au moys de janvier mil cinq cens soixante et ung
(Paris, 1562, p. 15-18)
Les sociétés dites « développées », fondées sur linégalité (le développement étant prosaïquement ce processus qui a pour objet la production de biens et de services et qui mobilise des agents dexécution sans considération de leur origine et de leur culture, on la répété) professent que tous les hommes sont libres et égaux en droit. En réalité indifférentes aux autres, elles se représentent comme les mandataires de la coexistence de toutes les humanités, ses idéologues faisant un préalable de légalité de toutes les valeurs (videlicet : toutes les cultures se valent, à condition quelles renoncent à être ce quelles sont sauf, circonstance improbable eu égard à lélision des distances et à la multiplication des échanges, à végéter dans leur isolat). Les sociétés développées sont devenues, de fait, multiculturelles par limmigration massive dun prolétariat issu des anciennes colonies et par le développement du commerce et des services. Regroupés par origine ou par confession, les acteurs passifs du développement aspirent, naturellement, à reconstituer dans ce milieu étranger les conditions de leur maîtrise du monde, la religion étant le moyen plus expédient pour ce faire. Quand la religion est une religion familiale, de type culte aux ancêtres, elle relève de lopposition privé/public, conformément au cadre juridique des sociétés libérales. Il en va autrement quand elle a pour visée de réglementer la vie familiale et civile jusque dans ses aspects publics. Et quand, sur fond dhistoire coloniale, ce « communautarisme » se développe comme une péripétie du « choc des civilisations » qui a marqué, au fil des siècles, lhistoire de lEurope et du Proche-Orient et que ses zélateurs, mettant en avant des valeurs religieuses et identitaires se prévalent du droit des sociétés daccueil, les limites philosophiques dun système convaincu que toutes les croyances se valent et quelles peuvent coexister apparaissent crûment. Toutes les cultures se valent, sauf celle qui est en mesure de le dire en désacralisant le rapport de lhomme au monde. Toutes les cultures se valent dans lil du cyclone marchand
La question générique est celle de la capacité daccueil et de la capacité dadaptation des partenaires concernés. Si lon rapproche lespérance de la période « SOS-Racisme » (rapportée plus haut) et sa désillusion daujourdhui, la chronologie de l« intégration » fait apparaître un temps de latence auquel les attentats du G.I.A. des années quatre-vingt-dix mettront fin. En effet, et par exemple, malgré l« épreuve » qua été la première guerre du Golfe pour les musulmans français, il ny a eu aucune mobilisation publique « pro-arabe » (voir : « La citoyenneté à l'épreuve : les musulmans pendant la guerre du Golfe », Dominique Schnapper, Revue française de science politique, 1993, 43-2, pp. 187-208). Fondée sur des sondages, cette étude concernait en réalité des musulmans intégrés à la société française et dont la ligne de conduite était plutôt de ne pas se faire remarquer pendant la durée dun conflit pouvant mettre en question leur appartenance (et leurs moyens de vie). Malgré la solidarité « arabe » révélée par le conflit (Salem Kacet, Le Nouvel Observateur du 29 janvier 1991), « il ny eut, au cours de la période, aucune manifestation pour soutenir laction du gouvernement ou pour sopposer à elle, ni aucun incident entre populations ou avec les forces de police » (Schnapper, p. 190). Cet optimisme sociologique (cest cet état des lieux qui justifiera aussi, aux yeux des politiques, le constat de linutilité et la décision de suppression du service national, le 1er janvier 1997), était en réalité aveugle au contingent de la population immigrée marginalisée par la société daccueil. Rétrospectivement, cest dans les squats des halls dimmeubles et dans les prisons quil aurait fallu aussi sonder la « citoyenneté ». La délinquance se révèlera être lintroduction la plus commune au terrorisme. La culture musicale des banlieues en était une première expression avant que lislamisme en justifie la radicalisation.
« Lutte des classes » et « guerres de religion »
Du milieu du dix-neuvième siècle à la fin du vingtième, la contradiction principale des sociétés développées est lopposition capital/travail. Elle en résume le mode de production et lhistoire politique, magnifiant la liberté et déclassant le travail servile (comme la montré « expérimentalement » voir supra la faillite économique du leader sudiste, John C. Calhoun, vice-président des Etats-Unis de 1824 à 1832, maître desclaves pour qui le propriétaire de l'usine devait aussi être le propriétaire de sa main-d'uvre, seul moyen de remédier, selon lui, à la contradiction capital/travail). En cette fin de vingtième siècle, pas un espace qui nait été touché par la raison matérielle et qui nait été « mondialisé ». Des penseurs proclament alors ingénument la « fin de lHistoire » de cette humanité convertie à la marchandisation et promise à la démocratie. Mais la structure inégalitaire des sociétés stratifiées relance lHistoire qui renchérit, en effet, en superposant à lopposition capital/travail lopposition Nord/Sud (les actionnaires-citoyens des pays du Nord exploitant et déportant la force de travail et les ressources des pays du Sud). Dans les sociétés dimmigration, la revendication des exploités va (aussi) sexprimer sous forme dune résistance qui emprunte ses armes à la religion. Alors que, dans la société mono-culturelle et dans une perspective matérialiste, la religion était interprétée comme un moyen de domination au service des puissants (« lopium du peuple »), en société multiculturelle, elle revêt une fonction différentialiste et peut devenir, en raison de lhistoire et des conditions sociales, une théologie de la libération.
Des années 1960 aux années 2010, la mondialisation des économies a internationalisé la « lutte des classes » et parachevé la mise en interdépendance des hommes :
- les « capitalistes » sont des sociétés anonymes dont les principaux actionnaires sont des fonds dinvestissement à la recherche du meilleur dividende dans lensemble des bourses mondiales ;
- le travail dexécution, dans cette « usine » exponentielle quest la planète, est accompli selon un système dattribution au moins disant qui met la main-duvre planétaire en concurrence ; ce système est idéalement représenté par le « Turc mécanique » de la société américaine Amazon (Amazon Mechanical Turk - MTurk), où les turkers (« travailleurs du clic » ou « têtes de Turc ») sont mis en compétition selon un protocole de sous-enchère internationale : à qui acceptera lexécution au moindre prix de la tâche mise à lencan ;
- le « premier choc pétrolier », en 1973, a mis en évidence le rôle stratégique de lénergie primaire, dont la transformation et la consommation alimentent léconomie des pays développés ; le contrôle de cette énergie, qui a principalement pour origine le golfe Persique (qui concentre les deux tiers des réserves mondiales de pétrole brut), a motivé les deux guerres, dites du Golfe, et fait du Moyen-Orient lépicentre de la violence mondiale ;
- le XXIe siècle ouvre sur le constat que si nous navons quune terre, nous navons aussi quune seule histoire.
Radicalisme
Un trait commun de la radicalisation des luttes sociales, cest sa puissance de séduction sur des jeunes en rupture (on la rappelé plus avant). Aux différentes variantes du « matérialisme dialectique » et de la « cause du peuple » (i. e. de la classe ouvrière) des années 70-90 (pour reprendre lintitulé dun de ces groupes révolutionnaires) paraissent répondre les différentes expressions du fondamentalisme islamique, embrassées par des jeunes « des banlieues » pour leur ferment rédempteur ou subversif. Quelque trente années après ses propres crimes, un membre dAction directe se dit admiratif (Le Parisien du 7 mars 2016) devant le « courage » des islamistes qui ont mitraillé des foules paisibles. Lassassinat de Georges Besse en 1986, PDG de la Régie Renault, motivé, selon les termes de la revendication dAction Directe, par les « dégâts sociaux provoqués par les décisions de licenciements massifs » visait un symbole du capitalisme industriel quand la personne physique du « patron » résumait lexploitation ouvrière. (Quand les lettres de loppression patronale : « BERLIET » [Paul] écrivent le mot « LIBERTÉ » - voir ci-dessus.) Mais la lutte des classes que les « brigades révolutionnaires » entendaient servir sest mondialisée et la guerre pour le contrôle des ressources énergétiques sexprime aujourdhui dans lopposition Islam/Occident. Dans les banlieues des villes industrielles, des enfants non désirés de limmigration des « Trente glorieuses », ré-islamisés, font leur le programme « tuer pour être tué ». Rapporté à celui des activistes dextrême-gauche, le caractère le plus spectaculaire de ce terrorisme, cest son inspiration religieuse et (si lon peut dire) sa régression rationnelle : du fanatisme marxiste au fanatisme islamiste. On croyait que la raison matérialiste avait fait le tour de la planète et cest la superstition qui triomphe
Les pétro-monarchies subventionnent le salafisme qui a converti ces prosélytes et lÉtat islamique (lorsquil avait la main sur les ressources pétrolières dIrak et de Syrie) les lance contre les mécréants. Avec cette terreur qui se réclame de lislam, ce nest pas sa position sociale qui détermine le choix de la cible, mais lappartenance religieuse qui recoupe lopposition géopolitique en cause.
Ce choc des civilisations en société dimmigration est représenté dramatiquement en l'espèce, après la sidération du 11 septembre 2001, par l'assassinat du réalisateur néerlandais Théo van Gogh, en novembre 2004, auteur d'un film inachevé sur l'islam, Submission, qui stigmatise l'oppression des femmes par la religion de Mahomet. Le meurtrier, Mohammed Bouyeri, 26 ans, membre d'une organisation islamiste composée principalement de jeunes néerlandais d'origine maghrébine, déclare avoir agi « au nom de sa religion », enchérissant qu'il referait la même chose s'il venait à être libéré : « J'assume pleinement mes responsabilités. J'ai agi purement au nom de ma religion » ; « Je peux vous assurer que si je venais un jour à être libéré, je referais exactement la même chose, exactement la même chose » (Le Monde du 7/12/2005)
La scène de cet assassinat est d'une particulière boucherie. Bouyeri tire à huit reprises sur van Gogh qui circule à vélo. Alors que van Gogh gît à terre et implore pitié, Bouyeri lui tire plusieurs balles dans la tête et l'égorge comme un mouton, le laissant quasi décapité. Il lui plante ensuite dans la poitrine un couteau dont la lame transperce une liste nominative des cibles de l'organisation, où le nom d'Ayaan Hirsi, députée néerlandaise d'origine somalienne, co-auteur des textes et du scénario de Submission, figure en tête. La publication des « caricatures de Mahomet » dans le quotidien danois Jyllands-Posten le 30/09/2005, en réaction à l'auto-censure provoquée par l'assassinat de Théo van Gogh, déclenche, dans les pays musulmans, protestations diplomatiques, manifestations populaires et appels au boycott, soit l'apologétique qui arme les fanatiques.
La « paix blanche »
Lactivisme en cause saffirme en réaction à lexpansion occidentale. Étendard religieux d'une résistance sociale, politique ou identitaire, il se légitime comme un islam de (re)conquête qui trouve ses armes dans les textes sacrés et dans l'histoire. Il proclame indirectement le reflux du modèle libéral. Pour le dire dun exemple prosaïque : pour qui a appartenu à la « génération de 1968 », il était possible et banal daller en 2 CV de Paris à Katmandou ou de Paris à Tombouctou, destinations autrefois mythiques de limaginaire européen. Les pays traversés savéraient pacifiques et paraissaient jouer sans problème le jeu du touriste. Cétait lépoque où le fils douvrier découvrant la ville africaine était agréablement surpris de sentendre héler par les petits marchands, à la sortie des supermarchés où sapprovisionnent les expatriés et les fonctionnaires, dun : « Hé ! patron ! » (exprimant la dépendance historique et « naturelle » des « couleurs »)
En réalité, la « paix blanche » serait une guerre qui ne dit pas son nom. Cest le mot de Sartre à propos de la perception de la Chine par lOccident : le voyageur est un militaire refroidi.
"A lorigine du pittoresque il y a la guerre et le refus de comprendre lennemi : de fait, nos lumières sur lAsie nous sont venues dabord de missionnaires irrités et de soldats. Plus tard sont arrivés les voyageurs commerçants et touristes qui sont des militaires refroidis : le pillage se nomme « shopping » et les viols se pratiquent onéreusement dans les boutiques spécialisées. Mais lattitude de principe na pas changé : on tue moins souvent les indigènes mais on les méprise en bloc, ce qui est la forme civilisée du massacre ; on goûte laristocratique plaisir de compter les séparations. « Je me coupe les cheveux, il natte les siens ; je me sers dune fourchette, il use de bâtonnets [
]" (Préface à Dune Chine à lautre, par Henri Cartier Bresson et Jean-Paul Sartre, Paris, Ed. Robert Delpire, 1954 ; reproduit dans Situations V, 1964, Paris : Gallimard, p. 7.)
Chez les « infidèles », ces terroristes sont les petits-enfants désuvrés des soutiers des « Trente glorieuses ». Et il est clair, le court terme étant le principal horizon du capital, que les lendemains nétaient pas son souci. Le développement des pays occidentaux a ainsi produit une inextricable promiscuité de dominants et de dominés qui échappe au schéma classique de lexploitation du travail, prenant à défaut la maxime qui voudrait que tous les hommes trouvent naturellement et pacifiquement leur place dans le procès de production. Dans un tout autre registre, en effet, la religion est pour ces enfants surrérogatoires ce que le marxisme était pour les activistes des Brigades Rouges et d'Action Directe, une revanche politique et un moyen d'exister. Avec une supériorité évidente sur les religions agnostiques : celle-ci assure une place au Paradis. Le prêche de prophètes révélés par les conflits du Moyen-Orient a ouvert une terre de promission aux exclus et aux délinquants des banlieues (les prisons étant réputées être une école de radicalisation alors quelles « devraient être » des centre de formation pour pallier, après-coup, à la « totale imprévoyance », selon la formule dun ministre du Travail en 1982, citée plus haut, de limmigration des « Trentes glorieuses »). La valeur de mobilisation de l'islam, enrégimentant aujourd'hui le ressentiment que les pays dits du Sud peuvent nourrir envers ceux du Nord, tient à sa puissance de cohésion et au fait que cette religion a historiquement incarné une domination politique et territoriale dont la nostalgie anime ceux qui veulent convertir la planète au Coran. Ce miroir identitaire, aussi anachronique soit-il, arrache les exclus et les dominés à leur condition.
Un « monde fini »
La crise des sociétés multiculturelles se comprend dans lhistoire longue des relations entre lOccident et le reste du monde, quand le « monde fini » de Valéry (op. cit., 1931) est devenu un monde dinterdépendance (et non plus un monde unilatéral). Le « premier choc pétrolier » (1973) a montré que le « tout pétrole » des économies des pays développés engendrait une dépendance critique envers les pays producteurs, globalement identifiés comme « arabes » (voir supra). Ceux-ci étant eux-mêmes dépendants des économies en cause, où est la contradiction ? Aux yeux de lopinion, dans lévidente rupture dinégalité que constitue cette dépendance. Si lon en croit la légende dun dessin de Jacques Faizant paru dans Le Figaro du 4 octobre 1974 (reproduit plus haut), les pays industriels seraient devenus les « colonies » des « Arabes ». Cette dépendance a aussi valeur symbolique dans lopinion de la communauté immigrée, bien que léquation sentimentale « pétrole = islam = richesse », si elle manifeste, si lon peut dire, que lâge dor et la domination de lislam sont toujours dactualité, soit sans effet sur la condition des soutiers des pays développés. La manne du pétrole enrichit les pays producteurs, conditionne la prospérité des pays industriels, donne du travail à « Billancourt », enfante les bidonvilles, puis les « cités »
Les pays qui vivent de la rente du pétrole rachètent leur luxure en construisant des mosquées. En effet, en auraient-ils lintention, avec leur « système tribal et arriéré » (selon les termes de layatollah Khamenei, visant lArabie Saoudite, en juin 2017), ils ne seraient guère en capacité dassurer le développement économique et de ravaler la condition des musulmans dépourvus. Lenrichissement en question est une conséquence, fortuite et providentielle, du développement des sociétés industrielles. Il est plus expédient dentretenir la croyance que de transformer le réel. Pour le sujet qui nous intéresse, une conséquence de cette dépendance qui ravale la superbe des « croisés » est de conforter la croyance et ses expressions.
La Terre de promission des exclus
Quoi quil en soit des causes profondes, une cumulation de causes manifestes est invoquée pour expliquer le déchaînement de cette violence : la disqualification sociale, lappartenance religieuse celle-ci étant supposée aggraver celle-là , le nihilisme adolescent (sur le mode des mouvements terroristes années 80 type Bande à Baader ou Action Directe
). La séduction du radicalisme musulman sur des jeunes désuvrés et sans avenir est évidente. Sur la disqualification sociale, rien, en effet, nayant été prévu pour les enfants des immigrés (le cahier des charges des Trente glorieuses se résumait, on la rappelé dans de précédents chapitres, au présent immédiat) la marginalité et la délinquance paraissent résumer leur condition. (Depuis 2013, Eurostat demande aux pays européens d'intégrer le trafic de drogue et la prostitution dans leurs comptes publics, ce qui revient aussi, en quelque sorte, à avaliser administrativement le partage social de la délinquance. Une statistique de lINSEE de 2018 évalue ainsi à 3,1 milliard d'euros par an, avec « un risque de sous-estimation », la marché de la drogue en France. Le « cannabis » serait ainsi, après lÉducation nationale et la SNCF, le troisième employeur français
) Mais ce qui distingue la délinquance des « cités » de la délinquance ordinaire, cest évidemment la transcendance (si lon peut dire) que peut lui conférer la religion, quand le crime contre la société consacre des « martyrs ». La question posée est donc celle de la continuité de la marginalité sociale au « futur radieux » de la croyance religieuse, ou : comment lexclusion peut trouver remède dans une théocratie. Cétait la réclame de lÉtat islamique aux transfuges ou convertis européens quand il les incitait à le rejoindre (et cest bien ce qui différencie ce mouvement des autres formes de radicalité, type Al-Qaida, et qui explique sa séduction sociale : la moitié des français ayant rejoint lÉtat islamique sont des femmes) : il fait briller une Terre promise aux déracinés, inutiles dans les pays dimmigration et rejetés quand ils retournent au pays de leurs pères, un État qui réalise la prophétie, qui donne une place dans la société, un sens à la vie sous la charia, une épouse et le Paradis.
Comment, alors que la validité de la compréhension scientifique du réel est, chaque jour, démontrée par la maîtrise technique de la matière et du vivant, accorder crédit aux explications religieuses du monde ? Cest que la religion répond à des besoins qui sont rien moins que rationnels : grégaires, mystiques, sécuritaires, identitaires
, constituants de la créature émotionnelle quest lhomme et quelle marque du sceau du transcendant. Les religions nont pas la même histoire ni la même fonction. Une même religion peut inspirer des sentiments mystiques à ses fidèles et des ardeurs guerrières à dautres. Au sein des sociétés libérales, leur prétention universelle et totalisante, partagée par toutes, ne pose pas question. Privée, plurielle, neutralisée par une certitude égale et contraire des autres religions, cette prétention est, comme telle, anecdotique. Ainsi, les croyances « exotiques » des immigrés naffectent pas la force de travail pour lexploitation de laquelle ils ont été déplacés. Il sen faut : lexercice de sa religion, tapis volant qui permet au fidèle, à lheure de la prière, de réintégrer sa matrice identitaire est un moyen dadaptation. Lislam de mémoire des immigrés de première génération, lislam de résistance des traditionnalistes ou lislam de subversion des djihadistes ne répondent évidemment pas aux mêmes configurations sociales.
Quand lallégeance permet de passer du statut de dominé à celui de dominant
En dernier ressort, ce sont bien les engagements et les actes que la croyance religieuse est en mesure de justifier qui interrogent dans cette forme inédite de « lutte des classes » produite par les Trente glorieuses, quand les enfants des immigrés gagnent leur paradis en se vengeant de leur humiliation sociale. Quand on parcourt, par exemple, le check up que Mohamed Atta, lun des terroristes du 11 septembre 2001, a dressé avant de perpétrer le crime de masse quil a programmé, ou son testament de (The Guardian du 30 septembre 2001 ; Le Point du 19 janvier 2007), on ne peut quêtre stupéfait par le mélange de méticulosité pragmatique et de délire quils manifestent : marche à suivre pour la réussite de lattentat préparé de longue date et rétribution divine dont Atta sassure en senveloppant les organes génitaux pour être en capacité de jouir des vierges qui lattendent au paradis
On dira que toutes les religions sont ainsi faites de routines pratiques et despérances métaphysiques et que leur empire est quasi universel. Cest le lieu de rappeler cette remarque de Julien Benda que nous avons citée à plusieurs reprises : « Cest la rançon dune éducation rationaliste de nous rendre étrangère à peu près toute lespèce humaine » (La jeunesse d'un clerc, Paris : Gallimard, [1937] 1968, p. 31). Soit, mais dans le monde fini daujourdhui, aux hommes et aux cultures inexorablement imbriqués, sil est une fonction de la religion qui doit être neutralisée, cest bien sa fonction territoriale et son exclusivisme où puisent les intégrismes. Cette guerre surgit de la cohabitation, dans les sociétés industrielles, de deux mondes qui, juridiquement, ne font quun, mais qui vivent sous un apartheid de fait. Un reportage dun quotidien américain de 2008 (Washington Post du 29 avril 2008), réalisé à la maison darrêt de Sequedin, estimait que « 60 % à 70 %» des détenus de cette prison étaient musulmans (alors quils représentent « à peine 12 % de la population totale du pays »). Lun des terroristes se réclamant de lÉtat islamique, âgé de quarante ans, aura ainsi passé quatorze ans de sa vie en prison. Les activistes en question sont vraisemblablement la partie visible dun fanatisme convaincu mais silencieux. Comment les sociétés visées pourraient-elles donner une dignité à ceux-là qui nont quune place marginale dans le corps social et qui trouvent dans la contre-société rêvée que leur offre la religion un sens à leur existence ? Les consommateurs aux terrasses de café, les spectateurs dun concert, la rédaction dun journal satirique font sans doute une cible facile, mais sont aussi symboliques du mode de vie que les intégristes et les exclus envient et exècrent : festif, païen, individualiste, insouciant, créatif
Un policier qui patrouille dans les cités déclare : « Ces jeunes détestent la société, vomissent leur amertume. Ils ne saventurent pas sur le terrain du terrorisme, mais ils cultivent une haine liée à la religion. Quand on patrouille, on entend?: Y a les porcs?! Y a les porcs?! ». La relation de conséquence et la gradation entre cette revendication identitaire, la délinquance, puis lengagement politico-religieux sont résumés dans cette statistique dEuropol : sur 816 combattants étrangers de lÉtat islamique identifiés durant les six premiers mois de 2016, 67 % avaient eu auparavant des activités criminelles (trafics de drogue, darmes à feu, dêtres humains). Les prisons, où cohabitent les détenus de droit commun et les terroristes, sont les lieux naturels dincubation de la radicalisation. La religion enrôle et donne un sens rétrospectif à la « galère ». La minute de silence du 16 novembre observée à la prison de Fresnes, en hommage aux 129 victimes des attentats du 13 novembre 2015, a été huée et ponctuée de : « Allah Akbar ! ». Dans son édition du 16 novembre, La Voix du Nord fait état de « cris de joie et dapplaudissements » dans les maisons darrêt de Vendin-le-Vieil et de Sequedin au moment où les attentats ont été portés à la connaissance du public. Un surveillant explique : « On croyait que la France avait marqué un but contre lAllemagne, mais non, cétait des réactions à lannonce des attentats de Paris »... Ce qui sexprime dans ces ovations pour les assassins, au-delà de lévidente volonté de provocation dhommes privés de liberté, cest une lutte sociale qui emprunte ses arguments à la religion. Cest ce que confirme le hashtag qui a prospéré sur internet : #jenesuispascharlie après lattaque terroriste contre le journal satirique Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Le ministère de l'Intérieur révélait, le 9 janvier, que « 3 721 messages faisant l'apologie des attentats avaient été recensés sur les réseaux sociaux depuis l'attaque »
Les revenants. Ils étaient partis pour faire le jihad, ils sont de retour en France,
David Thomson, Paris : Seuil - Les Jours, 20016
La lecture des entretiens que David Thomson a réalisés auprès de djihadistes permet de préciser sur le vif la représentation que lon peut se faire de ces adeptes de lislam radical engendrés par les banlieues industrielles. Deux mots reviennent dans leur bouche : « fierté » et « humiliation ». « Jai toujours eu limpression dêtre inférieure du fait que jétais musulmane » (p. 189) déclare une « revenante » qui déclare par ailleurs : « lattentat de Charlie Hebdo, ah cétait un des plus beaux jours de ma vie » (p. 175). Un autre se souvient des réactions à cet attentat alors quil est incarcéré : une « euphorie générale » : « Ils ont crié, ils ont fait des takbir, on entendait des Allahou Akbar partout. Y a un bâtiment complet, on entendait que ça. Cétait incroyable. Cest pour ça que je pense quils sont vraiment nombreux. Javais limpression quils étaient partout » (p. 130). « La proclamation du califat, développe David Thomson, est apparue [à ces recrues] comme un rêve à portée de main. Enfin un État où les humiliés de lislam authentique passeraient du statut de dominés à celui de dominants » (p. 190). De fait, depuis 2012, environ 1100 français sont partis en Syrie, souvent en famille. Un djihadiste français en fonction à la frontière turque pour lÉtat islamique raconte lafflux : « Au début, des centaines et des centaines par jour. Juste après lannonce du califat, cétaient des centaines. Après, par jour, cétaient aux alentours de quatre-vingts, cent personnes, un truc comme ça pendant des mois. Mais une fois quil y a eu cette coalition, ça a fondu petit à petit » (p. 38). Les raisons sociologiques de cet « exode » (hijra) paraissent évidentes. A ceux qui vivent l« humiliation » et labsence de toute perspective de changement, lÉtat islamique offre une promesse de régénération sous la charia et une revanche théâtralisée dans la violence des vidéos de décapitation diffusées sur internet. Important leur culture de banlieue dans un cadre formellement religieux qui « ne propose pas tant [« à la population délinquante ou carcérale »] de changer de vie que de rester [la] même, tout en étant religieusement légitimé[e] » (p. 280-281), la vengeance de ces humiliés est une action de justice et leur barbarie une violence dÉtat.
Thomson relève la continuité de ces parcours : pour beaucoup, des chanteurs de rap qui passent sans rupture du « Nique la France » à linjonction terroriste : « Exploser la France » (p. 257 et 259). Parmi les jihadistes étrangers, plusieurs rappeurs au succès relatif, lallemand Deso Dogg ou le tunisien Emino. « Ce profil dancien rappeur gagné par la cause de lÉtat islamique est loin dêtre isolé. Comme lui, la quasi totalité des hommes jihadistes que nous avons pu interwiever (une centaine depuis 2012) expliquent avoir baigné dans le rap avant de passer au jihad. » « Emino chantait sa haine de la police et son penchant pour les filles, la fête, lalcool et la fumette. Deux ans plus tard, il postait sur Facebook une photo de lui à Mossoul au pied dun drapeau géant de lÉtat islamique » (p. 261). Linternet, mass-media à toutes mains de la mobilisation et de la formation des djihadistes, devient une arme de guerre. Moyen de diffusion, de communication et de rencontre qui échappe largement au contrôle, cest aussi un outil qui permet à chacun de se mettre en vedettte. Ainsi dun français de Syrie qui « saffichait beaucoup sur Facebook. Cétait soit pour faire le beau gosse et montrer à ses potes en France quil était là-bas, soit pour narguer les services antiterroristes en France, soit cétait pour attirer des femmes » (p. 113). « Du rap au nashîd, [chant a capella dorigine religieuse vantant les exploits des compagnons du Prophète réinvesti par lEI] tout change pour que rien ne change. Dans les deux cas, le besoin de reconnaissance, le narcissisme, les cibles sont les mêmes » (p. 262). Dans les banlieues dEurope, le nashîd des origines est en effet un avatar du rap décliné dans les codes islamiques, un « rap islamique » (voir : Rythmes et voix d'islam: Une socioanthropologie d'artistes musulmans européens, Farid El Asri, Louvain : Presses universitaires de Louvain, 2015, p. 77, 137, 151). Un rappeur francophone se proclame « islamo-caillera » (« caillera » pour « racaille »). « La diffusion ouverte de cette idéologie dans linternet public, relève Thomson, émerge véritablement en 2012 : cest à partir de ce moment que des Français commencent à poster des photos deux en armes sur leur page Facebook. Or ce sont ces selfies postés de Syrie qui ont vraiment provoqué une accélération du phénomène. Cest une sorte de stade ultime de la téléréalité qui vend un jihad 5 étoiles comme expérience LOL. Pour capter le regard dautrui, ses acteurs sexposent avec un narcissisme et une quête de célébrité warholienne en prétendant agir en uniques garants de la religion » (p. 276). On trouve sur linternet les opuscules intégristes interdits dans les librairies, des recettes de fabrication dexplosifs et des outils de communication cryptés, toute la chaîne de production terroriste
A cet égard, linternet donne au rap les moyens de passer à lacte. Sous-produits de la modernité industrielle, rap et djihadisme sont, en lespèce, deux expressions du self de la haine sociale.
Le vertige de la foi précipite dans linstant en un ensemble cohérent une expérience du monde qui renverse toutes les « galères » de la vie marginale. Il fournit à la fois lexplication de la dèche quotidienne et son remède. « LEI sinscrit dans la prophétie eschatologique musulmane et vend un statut valorisé au sein dune utopie, celle dune cité idéale pour tous les musulmans » (p. 77). Pour les candidats à lexode, lEI est en mesure de réaliser lespérance daspirations existentielles, identitaires et matérielles. Ladhésion religieuse donne une réponse et des moyens à tous les registres de la vie humaine, à commencer par les plus communs. Aux yeux dun « revenant », « la dimension religieuse de lengagement jihadiste est fondamentale dans la plupart des cas, mais le facteur sexuel est également un élément de motivation [
] cest par cet aspect là que Daesch a réussi à attirer beaucoup de gens » (p. 114). Une « figure » du jihadisme parmi les Français de lEI explique : « Les gens qui veulent se marier, vous prenez une photo avec deux kalach comme moi, et il a dit : Vous allez voir pécho. Lui sest marié comme ça avec quatre femmes là-bas. Trois Françaises et une Tunisienne. Comme il avait quatre femmes, il avait deux appartements. Cest lEIIL qui les lui avait fournis » (p. 113).
Sil existe un profil social pour faire allégeance, il existe aussi des déterminants familiaux et des rencontres décisives : une socialisation primaire dans la culture islamique (même si les parents ne sont pas pratiquants) et un passage par le salafisme. Les adeptes, après avoir vécu dans lignorance de la religion et dans le péché ont une révélation. « Z. considère aujourdhui que, pour lui comme pour une majorité de français rencontrés en Syrie, le quiétisme a préparé le terrain et constitué un marchepied vers son basculement dans le jihadisme » (p. 99). Ils découvrent que ce pour quoi ils sont marginalisés et méprisés est en réalité un signe délection et que leur paradis est aux portes de lEurope
Etre musulman nest donc pas une propriété comme une autre, une appartenance à côté dune autre, elle est exhaustive et exclusive. Le salafisme enjoint au musulman limitation du Prophète, le retour aux sources et le rejet des formes politiques modernes. La loi nappartient quà Dieu. « Ce quils veulent, ces gens, cest pas lislam de France, cest lislam tout court. Eux, ce quils veulent, cest la porte pour aller au paradis » (p. 98).
Encore faut-il croire
Quand bien même il se persuade quil nest pas fait que de raison et que ses besoins les plus fondamentaux sont gouvernés par lémotion, un esprit rassis a quelque peine à se représenter que des êtres doués dintelligence puissent adhérer, sinon par habitude ou par conditionnement spécifique, autrement que métaphoriquement, sans y penser en quelque sorte, aux interprétations du monde et aux promesses qui sont délivrées par les religions, Paradis et Enfers compris. Depuis quhomo sapiens sapiens peuple la planète, 110 milliards dindividus se sont succédés. Ça fait du monde. Or, pas un seul des quelque 100 milliards dêtres humains qui ont sauté le pas na été en mesure de faire signe aux vivants. (Alors que, depuis quon sait communiquer, ce ne sont pas les outils qui manquent : peintures rupestres, signaux de fumée, scytales, quipus, messagerie cryptée
) Ce qui signifie raisonnablement quil ny a rien de lautre côté. Il ny a pas daprès. Les seules preuves disponibles sont le fait de vivants. Qui ont cru voir. Qui ont rêvé. Qui ont été possédés par un esprit. Ou qui brocardent : le 20 févier 1951, au lendemain de la mort dAndré Gide, François Mauriac a reçu un étrange télégramme ainsi libellé : « Lenfer nexiste pas stop Tu peux te dissiper stop Préviens Claudel stop Signé : André Gide »
Il faut donc chercher ailleurs la nécessité et luniversalité de cette croyance dans lau-delà. On opposera au raisonneur quil ne faut pas confondre foi et crédulité. Ainsi de la preuve de lexistence des houris du paradis (« Sur une échelle de motivation [à lémigration en Syrie] de un à cinq, je mets les houris en troisième position » affirme un « revenant » - p. 114) administrée par lobservation suivante (racontée « par un Français de lÉtat islamique après la mort dun de leurs camarades ») : « Il disait quil avait vu des traces blanches sur ses sous-vêtements. Il disait quil avait éjaculé après sa mort parce quil avait vu des houris. Il a dit : Hashakoum, les frères, il a éjaculé, soubhanallah, ça veut dire que cest la vérité ! Il y a bien des houris au paradis, les frères » (p. 114-115). Le besoin de la créature de se représenter lidéal et de le personnifier est irrépressible. Au fond, ce qui distingue ici une religion dune superstition, cest que la religion a beau comporter quantité de croyances naïves (peu importe), elle fait système et exprime léconomie générale dune société donnée. Cest dans cette performance que réside sa nature propre, dans la relation dexpression entre lorganisation sociale et le dogme. Cest la société sublimée. Le fidèle se reconnaît dans cette idéalisation qui satisfait son désir de transcendance et de protection collective. Dans les cas de réislamisation-conversion en cause, où le besoin de croire est proportionnel à la deshérence, la révélation dune appartenance supérieure efface les galères du réel et fait miroiter sur internet un monde idéal la réalisation de cette utopie reposant, en loccurrence, sur la capacité de lÉtat islamique à sapproprier les ressources pétrolières. Sans pétrole, pas de paradis. Ce mirage barbare qui a libéré la violence sociale des « cités » dans la géopolitique de la guerre pour le contrôle des gisements pétroliers révèle la violence contenue de la quotidienneté urbaine et la capacité de mobilisation de lislam.
Religion privée, religion publique
La religion est la pierre dachoppement du « vivre ensemble », le point de friction du « choc des civilisations » visé. Mais il ne sagit pas dune opposition réellement frontale. Dans cette hypothèse, il faudrait se demander « combien de divisions » islam et christianisme seraient en mesure denrôler et faire le constat dune mobilisation bien inégale. Églises vides (ou fréquentées principalement par de vieilles femmes) et mosquées pleines (uvrant à léducation masculine). Cette guerre (lislam contre les « croisés ») campe une opposition asymétrique. Cest que les religions en présence sont de nature bien différente. Dans les sociétés dites chrétiennes, la maîtrise du réel est de nature profane et lemprise de la religion, qui tient dans sa capacité à réduire la complexité du réel et dans sa puissance de conditionnement, est marginale ou déviante (de type sectaire). La religion y a fixé le droit civil, ainsi quil a été rappelé, mais son appareil théologique et liturgique est devenu allégorique, la science et la technique ayant substitué des réponses matérielles et vérifiables profanes aux réponses symboliques et rituelles. Elle est réduite à son épure, soit à la structure sociale quelle a légitimée. People of no religion outnumber Christians in England and Wales, titre le Guardian du 23 mai 2016. La proportion de personnes qui cochent la réponse : No religion aux enquêtes démographiques (NatCen British Social Attitudes, 2014), alors quelles ont reçu au moins une teinture déducation religieuse, est en augmentation constante. Une enquête sur la sécularisation des 16-29 ans en Europe révèle quà la question : « Considérez-vous que vous appartenez à une religion ou à une confession religieuse ? », la réponse : « Non, aucune » atteint 91% en République tchèque, 80% en Estonie, 75% en Suède, 70% au Royaume-Uni et 64% en France (La Vie du 20 mars 2018).
A linverse, un trait caractéristique de lislam, cest son emprise orthopraxique qui conditionne tous les aspects de la vie quotidienne. Limage dÉpinal des prosternations collectives ou les astreintes du ramadan suffisent ici au propos. Dans le culte comme dans la vie sociale, la police des attitudes sexerce par limitation et la grégarité. Le fidèle se doit de répéter les gestes du Prophète, supposés inspirés par Dieu. Cette orthopraxie fonde la croyance selon laquelle il nest aucun domaine qui échappe à la religion et convainc que les matières les plus triviales (et les plus inattendues pour un moderne) relèvent de son magistère. Ainsi (entre autres exemples et au risque de heurter lhonnêteté), peut-on lire dans le Guide Pratique du Musulman, Abrégé des principaux décrets religieux des juristes musulmans contemporains et notamment de l'Ayatollâh Sayyed Ali Al-Sistâni (édité par la Cité du Savoir en 2003 au Canada) : « article 36 : Lorsqu'on veut entrer aux toilettes, il est recommandé d'y avancer d'abord le pied gauche, d'avoir la tête couverte et de s'asseoir là où on ne peut être vu. Il est aussi recommandé de placer le poids de son corps sur le pied gauche et, en sortant du lieu d'aisance, d'avancer d'abord le pied droit »
Il ny a aucun espace de la vie du musulman pieux, pourvu dun répertoire dinvocations adaptées à toutes les situations, qui échapperait à la religion. La foi ne consiste pas seulement en pensées et en prières codifiées et répétitives, mais en gestes et en routines (dressage quon peut observer à des degrés divers dans la plupart des religions) par lesquels, comme lécrit un exégète, le fidèle « enlace le corps imaginaire de la loi » (et est enlacé par lui). Ces automatismes ont une évidente valeur adaptative mais ils entretiennent aussi, dans un monde en perpétuelle transformation, une rigidité (une mise en sommeil de lesprit critique propre à toute croyance) proportionnelle à la profondeur de la foi. De lalimentaire au vestimentaire, le musulman est ainsi conditionné par un mode de vie ségrégatif et dépréciatif de toute autre humanité (le halal décrète impure la nourriture des autres ; le confinement et la tenue de ses femmes résument lurbanité du fidèle). Un rapport de lInstitut Montaigne (daté de septembre 2016) fondé sur une enquête de lIFOP expose que « plus de 80 % [des musulmans], toutes les classes dâges confondues déclarent acheter toujours ou parfois du halal [
], que 80 % des musulmans interrogés souscrivent à laffirmation suivante : Les enfants devraient pouvoir manger halal dans les cantines scolaires » (p. 33) et qu« environ 65 % des musulmans de religion ou de culture se déclarent favorables au port du voile » (p. 35).
Dans la société multiculturelle, constitutionnellement désacralisée, lintégrisme religieux répond à une demande identitaire différentialiste. Il ne sagit pas de croire ou de ne pas croire. Il sagit dêtre. Dexister par allégeance à ce qui distingue. Si lon entend par religion ce que les démocraties occidentales qualifient comme tel : un corpus de métaphores sur lorigine du monde et des croyances privées censément indifférentes au fonctionnement de la société, le problème avec lislam en société daccueil, cest son aspiration (tacite ou déclarée) à réglementer tous les aspects de la vie sociale. Pour les musulmans, la charia est dordre divin, elle est évidemment supérieure à la loi des hommes. Cest Dieu qui a décidé de la supériorité du musulman sur le non-musulman, de l'homme sur la femme, etc. Propre à la généralité des religions, une fois admise cette naïve et nécessaire autolâtrie, il ny a pas de problème de coexistence avec lislam en tant que religion, soit une métaphore et un code de conduite privé. Il y a difficulté quand cette emprise physique de règles et de valeurs datant du VIIe siècle (et suivants), qui réifie une configuration historique et culturelle passée, simpose littéralement au croyant daujourdhui. Si le roi du Maroc, Mohammed VI, « commandeur des croyants », a promulgué une ordonnance (le 6 février 2016) visant à « supprimer des programmes et autres manuels déducation religieuse de toutes les matières susceptibles de nourrir lextrémisme » dans lesprit des musulmans, cest quil y a un réel problème avec des sermons et des instructions lorsquils sont compris à la lettre. La sourate 9. 29 du Coran énonce : « Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jour Dernier, qui ninterdisent pas ce quAllah et son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre [juifs et chrétiens], jusquà ce quils versent la capitation [jizya] de leurs propres mains, après sêtre humiliés ». Une information de lagence Reuters du 18 juillet 2014, rapporte que les membres de lÉtat islamique, après avoir envahi la ville de Mossoul, ont diffusé un communiqué à lintention des chrétiens : We offer them three choices: Islam; the dhimma contract - involving payment of jizya; if they refuse this they will have nothing but the sword. Cest linstruction coranique. Les vidéos de décapitation diffusées par lÉtat islamique répondent à linjonction du Coran : « Les mécréants, frappez-les au cou ! » (47. 4), etc. Le fidèle ordinaire, pétri dimprécations anachroniques (un bon musulman répèterait « dix-sept fois par jour linvocation [al-Fatiha] : Guide-nous sur le chemin droit, non pas le chemin de ceux contre lesquels tu es en colère [les juifs], ni le chemin des égarés [les chrétiens] »), doit se garder, sil le comprend, du premier degré du texte sacré sauf à rallumer les incantations guerrières du Coran de Médine (postérieur à lannée 622), celui de la conquête
La surreprésentation de déséquilibrés dans le terrorisme islamique met en effet la lettre de la foi en question.
Il a été rappelé et répété dans les pages qui précèdent que, dans la suspension du conditionnement pseudo-spécifique en quoi consistent les cultures et les religions, la reconnaissance de la forme humaine est « naturelle ». Les sociétés industrielles sont, de fait, plurielles et indifférentes aux croyances privées, elles constituent le vivier idéal du libre jeu de la reconnaissance. Alors que, dans cette suspension fonctionnelle des identités propre à lacte économique, les conditions paraissent réunies pour une intégration réussie des immigrés dans une société égalitariste (lécole républicaine éduque tous les enfants à la même enseigne et tient que tout homme trouve sa place au sein de la société en fonction de ses talents), pourquoi, révélée par les attentats du Groupe Islamique Armé (G.I.A.) de lannée 1995 (la mort de Khaled Kelkal, lors de la vague dattentat de lété 1995, est suivie démeutes dans la région lyonnaise) et lacmé terroriste de lÉtat islamique des années 2010, cette haine meurtrière des enfants des cités envers « la société » ? Avec ceux que lon appelait alors les « Français musulmans dAlgérie », lappel de main-duvre en cause a aussi concerné massivement des ressortissants espagnols et portugais, en quête dun « futur radieux », soumis à des conditions de vie identiques et, le plus souvent, invisibles.
Voir, par exemple, Le drôle de mai, chronique des années de boue, de José Vieira (2008), documentaire sur les immigrés portugais installés dans les bidonvilles de la région parisienne dans les années soixante, et Souvenirs dun futur radieux (2014) qui met en perspective, sur les mêmes lieux, limmigration portugaise puis limmigration rom, dont voici la présentation par son réalisateur :
« Souvenirs dun futur radieux est l'histoire croisée de deux bidonvilles qui se sont construits, à 40 ans dintervalle, sur un même territoire, hors la ville. À Massy, dans la banlieue sud de Paris, nous habitions un bidonville par temps de croissance, de plein emploi et davenir prometteur. Cétait les années 60. Ils vivent dans un taudis dans un climat de crise, de chômage et dexclusion. Nous sommes au début des années 2000. Ils viennent dune région rurale où il ny a pas de travail, où ils nont pas de terre. Pour la plupart ce sont des Roms, ils portent une lourde histoire. Ils fuient un pays où ils sont rejetés. Nous avions fui une société quasi-féodale, une dictature héritée de linquisition. Notre bidonville était peuplé de paysans pour la plupart analphabètes qui venaient de villages enclavés depuis des siècles. Nous venions du Portugal, ils viennent de Roumanie. Les regards croisés sur ces deux immigrations, traversés par des actualités des Trente Glorieuses et des années 2000, nous interrogent sur notre hospitalité, sur le traitement infligé par la France à ses étrangers, esquissent une mémoire commune des bidonvilles et témoignent que limmigration est une histoire. Lhistoire de gens luttant pour sortir de la misère, et persévérant, malgré les discriminations, dans leur combat pour la reconnaissance. »
Lexpression sociologique des traits visés plus haut apparaît comme un frein à lintégration des musulmans dans les sociétés libérales intégration ordinaire sagissant dautres communautés. Au-delà des nostalgies politiques du passé revivifiées par lislamisme, la vie sociale du musulman est, en effet, idéalement régie ou inspirée par des principes qui sopposent au droit des pays daccueil. C'est le dogme qui justifie cette spécificité. Alors que les économies mondiales ont progressé au XXe siècle en fonction de l'investissement des femmes dans le travail rémunéré, on la rappelé, les pays musulmans se singularisent, en effet, par ce qui paraît être un argument théologique majeur : l'inféodation juridique des épouses et des filles. Ces deux traits étant dépendants, on peut se demander ce qui, dans l'anthropologie musulmane, conditionne ce conservatisme.
Le « mariage arabe »
Si lon interroge la littérature spécialisée, l'attention est immédiatement retenue par un classique des études de parenté qui concerne, précisément, ce que l'on appelle le « mariage arabe », soit le mariage préférentiel d'un fils avec sa cousine parallèle, la fille du frère de son père type de mariage qu'on oppose, dans les sociétés anciennes, avec le mariage avec la cousine croisée, expressif, lui, de l'échange et de l'exogamie. (Sur la philosophie du mariage proche, voir supra : « Transmettre le patrimoine génétique, transmettre le patrimoine économique
») Le mariage avec la cousine parallèle exprime une endogamie qui tranche avec l'intention d'usages partagés par la plupart des sociétés. Les appelés du contingent français ayant participé à la guerre d'Algérie, revenant au pays, stigmatisaient la famille nord-africaine par l'expression grossière, significative d'une incompréhension manifeste (tranchant avec leurs propres usages matrimoniaux) de « famille tuyau de poêle ».
Depuis l'ouvrage de Robertson Smith (Kinship and Marriage in Early Arabia, Cambridge, 1885, réédité avec un additif en 1903), le mariage préférentiel avec la bint 'amm, c'est-à-dire avec la fille de l'oncle paternel a fait l'objet de nombreuses études. Nous suivrons ici les travaux de Joseph Chelhod (« Le mariage avec la cousine parallèle dans le système arabe » dans : L'Homme, 1965, tome 5 n°3-4. Etudes sur la parenté, p. 113-173), alliant recherches de terrain, étude statistique et histoire, qui constate que « ce mariage préférentiel qui serait d'origine préislamique, est observé aujourd'hui [à des degrés divers] un peu partout dans le monde arabe » (p. 115). Cette question de la prévalence du mariage proche dans le monde arabe a fait l'objet d'une publication récente du « Center for Arab Genomic Studies » de Dubai (« Consanguinity and reproductive health among Arabs », Ghazi O. Tadmouri, Pratibha Nair, Tasneem Obeid, Mahmoud T. Al Ali, Najib Al Khaja and Hanan A. Hamamy, Reproductive Health 2009, 6:17), à laquelle nous renvoyons. Les auteurs relèvent que les taux de consanguinité dans les pays arabes, qui sont « les plus élevés au monde » (les mariages entre cousins germains pouvant représenter jusqu'à 25% et 30% des mariages), sont aujourd'hui en augmentation dans plusieurs pays comme le Qatar, le Yémen et les Émirats.
"Dans le mariage arabe tel qu'il fonctionne encore chez les Bédouins, écrit Chelhod (en 1965), le clan se replie sur lui-même, prend ses femmes dans la parenté agnatique la plus proche au point de frôler l'inceste, et le neveu n'offre apparemment à l'oncle paternel aucune compensation matérielle en contrepartie de la main de sa fille [
] Dès sa naissance, la fille est considérée comme la fiancée virtuelle de son cousin paternel. Une différence d'âge, même importante, ne semble pas constituer un obstacle sérieux à l'exercice de ce droit coutumier" (p. 120).
Ce droit est transmissible, il est reconnu en priorité au fils aîné du frère du père, puis à ses frères cadets, par ordre de séniorité. « Tu oublies que nous sommes frères et que ton devoir est d'offrir ta fille à mon fils sans mahr [douaire] », dit un héros des Mille et une nuits cité par Chelhod. Le douaire est en effet inversement proportionnel au degré de parenté. La coutume reconnaît donc au neveu « des prérogatives sur la fille de son oncle paternel, qui sont presque égales à celles du père. Il serait possible de comparer ses droits à ceux d'un co-propriétaire » (p. 172). On faisait grand cas des enfants issus de ce type de mariage : on les appelait les mahd, c'est-à-dire ceux dont l'extraction est sans mélange, dont le sang est pur (p. 144). Par opposition, le mariage avec la cousine croisée matrilatérale est licite mais dévalué. II est significatif que dans le langage trivial d'Alep, relève Chelhod, les prostituées soient appelées « les filles de la tante maternelle » (p. 152).
L'ancien droit successoral arabe ne reconnaissait aucun droit à la femme (« pas plus qu'aux enfants d'ailleurs »). « N'hérite, disaient les Médinois, que celui qui participe au combat et défend les biens » (p. 170). Or, « les fils de nos fils sont nos fils, mais les fils de nos filles sont des fils d'étrangers » (p. 138). Pour obvier à ce risque de l'extranéité, il convient de se marier entre soi. La vie nomade, explique Chelhod, à la fois errante, belliqueuse et individualiste, achève de replier la cellule de base sur elle-même et « rend le mariage exogamique dangereux pour les preneurs, humiliants pour les donneurs. [
] La femme, cette richesse mobilière et transmissible, est convoitée par les agnats. On tient donc à la garder dans le patrimoine familial au même titre que la terre » (p.171). Du fait de l'inflexion du droit successoral par l'islam et alors que la sédentarisation tempère les ardeurs belliqueuses qui justifiaient ce mariage proche, l'intérêt pour ce type de mariage ne se dément pas puisqu'en épousant la cousine paternelle, on garde sa part d'héritage dans la famille. Quoi qu'il en soit, le régime successoral musulman consacre une endogamie caractéristique et une inégalité juridique de l'homme et de la femme dont on retrouve lintention dans diverses pratiques associées non exclusivement à l'islam.
On peut être étonné des débats contradictoires qui ont pu avoir lieu dans le cours du XIXe siècle sur les effets de la consanguinité, opposant « consanguinistes » et « anticonsanguinistes », les uns expliquant les effets nocifs de la consanguinité, les autres son absence de conséquences, voire ses effets bénéfiques. Ce qui montre au moins le défaut d'évidence cruciale (à lépoque) sur un sujet incompris et, de ce fait, ouvert aux préjugements. L'ouvrage de A. H. Huth, The Marriage of Near Kin (Londres, Longmans Green, 1887, 2e éd.) contient la bibliographie quasi complète de ces écrits. « Les nombreux mémoires publiés, écrivent Sutter et Tabah à ce propos, frappent surtout par l'ardeur des protagonistes » alors que leurs conclusions pèchent par la faiblesse statistique et l'imprécision de leurs données
(Sutter Jean, Léon Tabah : « Effets des mariages consanguins sur la descendance ». Dans : Population, 6e année, 1, 1951 pp. 59-82, p. 60). C'est le développement de la génétique mendélienne qui a permis d'identifier les risques engendrés par ce type d'union, soit la probabilité de rencontre de deux allèles mutés.
La philosophie du mariage proche n'est évidemment pas une exclusivité du monde arabe et musulman. En Grèce classique, l'épiclérat, soit la possibilité pour un homme ou pour son fils d'épouser la fille de son frère quand celui-ci décédait sans héritier mâle, consacrait un mariage consanguin (voir : « Transmettre le patrimoine génétique
»). Les exemples bibliques sont tout aussi fameux : Abraham épouse sa demi-sur Sarah ; Isaac épouse sa cousine Rebecca (de préférence à une fille de Canaan) ; la fille d'Haran, Milca, épouse son oncle, Nachor au XVIIIe siècle le mariage oncle-nièce restait licite pour les juifs de l'île de Rhodes (John D. Cushing, The fisrt laws of the state of Rhode Island, 1983). Cette stratégie du mariage proche, dans le déni des évitements naturels, s'autorise de motivations identitaires ou économiques. Les conséquences de ce type de mariage n'apparaissent pas dans les argumentaires ou récits en question.
Un exemple aujourd'hui classique des études médicales touchant la pathologie de la consanguinité (récemment médiatisé et politisé) est constitué par le profil spécifique de la population d'origine pakistanaise en Grande-Bretagne où le mariage entre cousins est valorisé et peut concerner une proportion importante des unions. Recherchant les causes des anomalies congénitales dans une population de nouveaux-nés à Bradford, au nord de l'Angleterre où vivent différentes communautés, Sheridan et alii mettent en évidence le risque de malformations génétiques lié au mariage de ce type (The Lancet, volume 382, No. 9901, p1350-1359, 19 october 2013. « Risk factors for congenital anomaly in a multiethnic birth cohort : an analysis of the Born in Bradford study ». Leeds Institute of Biomedical & Clinical Sciences).
Le programme « Born in Bradford » est une étude à long terme d'un groupe de 13.500 enfants nés de mars 2007 à décembre 2010. Sur les 11.396 dossiers médicaux de nouveau-nés étudiés, 386 (3%) présentaient une anomalie congénitale : malformations physiologiques (cardiaques, nerveuses, urinaires, pulmonaires) et chromosomiques (trisomie 21). Ce taux (305,74 pour 10.000 naissances viables) est près du double de celui de la moyenne nationale britannique (165,90 pour 10.000). Le taux de mortalité infantile, supérieur lui aussi au taux britannique moyen dans les familles d'origine pakistanaise, a le plus souvent pour cause ces anomalies congénitales. Parmi les 5127 nouveau-nés d'origine pakistanaise, 1922 (soit 37%) procédaient d'unions de cousins germains. Après une recherche multifactorielle, les chercheurs estiment qu'un tiers (31%) de toutes les anomalies observées chez les enfants d'origine pakistanaise peuvent être attribuées à cette consanguinité qui occasionne un doublement du risque de malformations et de retard mental.
MailOnline : 23 August 2010 The greatest taboo :
One woman lifts the lid on on the tragic genetic consequences of when first cousins marry By TAZEEN AHMAD
Sitting in the family living room, I watched tensely as my mother and her older brother signed furiously at each other. Although almost completely without sound, their row was high-octane, even vicious. Three of my uncles were born deaf but they knew how to make themselves heard. Eventually, my uncle caved in and fondly put his arm around his sister.My mum has always had a special place in her family because she was the first girl to live beyond childhood. Five of her sisters died as babies or toddlers. It was not until many years later that anyone worked out why so many children died and three boys were born deaf. Today there is no doubt among us that this tragedy occurred because my grandparents were first cousins.
My grandmothers heart was broken from losing so many daughters at such a young age. As a parent, I cant imagine what she went through. My family is not unique. In the UK more than 50 per cent of British Pakistanis marry their cousins in Bradford that figure is 75 per cent and across the country the practice is on the rise and also common among East African, Middle-Eastern and Bangladeshi communities. Back when my grandparents were having children, the medical facts were not established. But today in Britain alone there are more than 70 scientific studies on the subject.
We know the children of first cousins are ten times more likely to be born with recessive genetic disorders which can include infant mortality, deafness and blindness.
We know British Pakistanis constitute 1.5 per cent of the population, yet a third of all children born in this country with rare recessive genetic diseases come from this community.
Despite overwhelming evidence, in the time I spent filming Dispatches: When Cousins Marry, I felt as if I was breaking a taboo rather than addressing a reality. Pakistanis have been marrying cousins for generations.
"Tazeen Ahmad files a courageous and controversial report
on one of the great taboos of modern Britain"
In South Asia the custom keeps family networks close and ensures assets remain in the family. In Britain, the aim can be to strengthen bonds with the subcontinent as cousins from abroad marry British partners.
Some told us they face extreme pressure to marry in this way. One young woman, Zara, said when she was 16 she was emotionally blackmailed by her husbands family in Pakistan who threatened suicide over loss of honour should she refuse to marry her cousin. She relented and lives in a deeply unhappy marriage. But others told me of the great benefits of first cousin marriage love, support and understanding. To them, questioning it is an attack on the community or, worse, Islam [
]
Des tests opérés à l'aide de la matrice de Raven par des chercheurs indiens sur des garçons musulmans de Jaipur âgés de 13 à 15 ans, normalement scolarisés en higher secondary schools (« Effects of inbreeding on Raven matrices », Agrawal N., Sinha S.N., Jensen A.R., Behavior Genetics, 1984, nov, 14(6):579-85) mettent en évidence un déficit de QI de 5 points chez ceux qui sont nés d'un mariage entre cousins germains. D'une manière générale, dans les sociétés constituées de sous-groupes endogames ou dans les patriclans où l'endogamie est coutumière, le coefficient de parenté (avec effet fondateur associé), (soit la probabilité pour deux sujets d'être porteurs d'un gène identique transmis par un même ancêtre) augmente et les croisements consanguins multiplient d'autant le risque de trouver des individus homozygotes pour des allèles délétères.
La claustration des épouses et des filles, ici significative d'une forte endogamie, alors que, dans la plupart des cultures traditionnelles de type patriarcal et où l'exogamie est coutumière, l'économie a contribué à affranchir les femmes de la sphère domestique singularise les sociétés musulmanes d'aujourd'hui (pour prendre un exemple parmi dautres : en Corée du sud, 48 % des femmes mariées exerçaient une activité professionnelle en 2000 ; le rapport de lOrganisation Internationale du Travail : Emploi et questions sociales dans le monde - Tendances de lemploi des femmes 2017 estime que la réduction de 25 % des disparités entre hommes et femmes sur le marché du travail dici à 2025 produirait un bénéfice de 5 800 milliards de dollars pour léconomie mondiale). Dans les sociétés eurasiatiques, les transactions matrimoniales mettent généralement en uvre des systèmes à dot qui ménagent l'égalité (relative) des contractants dans une structure monogamique (Nullum sine dote fiat conjugium) et qui préparent l'égalité homme/femme telle qu'elle est inscrite aujourdhui dans la loi. Dans les sociétés islamisées et à des degrés divers (de type swahili, par exemple), le douaire est considéré comme l'équivalent de la compensation matrimoniale telle qu'elle se pratique dans les sociétés subsahariennes (« prix de la fiancée » ou « prix de la descendance »). Le douaire, ainsi quil a été noté plus haut, est en effet inversement proportionnel à la proximité de parenté. Dans l« État islamique », selon des informations rapportées par David Thomson (op. cit., p. 200), le mariage saccompagne dun paiement dont la femme est censée fixer le montant et dont la moitié doit lui être restituée en cas de divorce. Idéalement polygame, le mariage musulman, quand il n'est pas un mariage sans mahr (visé dans l'article de Chelhod), semble philosophiquement plus proche du mariage « par achat » que du mariage avec dot. Il relève dune logique lignagère et patriarcale dont les sociétés daccueil se sont émancipées avec des unités domestiques où les époux forment une « société de mariage » (koinônía), pour user dune expression de Plutarque quand il veut caractériser le mariage par légalité juridique des conjoints. A cet égard, le monde musulman fait exception à léthique des sociétés eurasiatiques.
Voir : « Transmettre le patrimoine génétique, transmettre le patrimoine économique : paradoxes de la reproduction » :
« Une étude statistique portant sur 4005 mariages dans deux communautés musulmanes de l'Uttar Pradesh (Badaruddoza, M. Afzal, 1995, « Effects of inbreeding on marriage paiement in North India », Journal of Biosocial Science 27, 333-337) où le prix de la fiancée et le paiement de la dot sont coutumiers et peuvent coexister, met en évidence une relation inverse entre la compensation monétaire et la proximité consanguine.
On s'aperçoit qu'un certain nombre de traits se mettent naturellement en perspective sous ce chef du mariage entre soi et du statut de la femme : - l'inégalité juridique : selon la coutume, elle fait partie des biens successibles, héritable elle ne saurait hériter héritent ceux qui combattent et quand elle hérite sa part est moitié de celle de l'homme ; - la claustration (la « grille » de la burka, l'« il de cyclope » des femmes voilées dans le Souf, les vêtements « sarcophages » étymologiquement : qui mange la chair si déconcertants à l'il occidental
) ; - la mutilation sexuelle (lexcision et ses variantes ; on cible en priorité l'Afrique quand il est question d'excision, mais l'Indonésie, avec ses 205 millions de musulmans et où 95 % des petites filles sont excisées chaque année dans les centres de prière et les écoles au cours de campagnes organisées par la fondation Assalaam, est le premier pays concerné) ; - la polygamie
Ces données, sommairement exposées (qui rappellent a contrario, s'il était besoin, que l'évolution du statut juridique de la femme, traditionnellement assigné par la religion, accompagne la « modernité »), sont-elles constitutives de cette identité réfractaire à la société libérale ?
Books haram
Dans la continuité de cette fermeture aux turbulences dun monde en constante transformation, lempire de la religion sur le savoir, qui offre sans doute une sécurité au croyant, constitue un facteur dimmobilisme évident. La mondialisation, qui met en vedette un développement basé sur la connaissance et sur la communication fait apparaître l'isolement des pays musulmans à ce titre. Selon le « top 50 » de l'« Index Translatonium » de l'UNESCO (qui enregistre les traductions dans le monde depuis 1979) le premier pays arabe, l'Égypte, arrive en 49ième position. Un rapport du PNUD de 2003 précise que « le total des livres traduits à partir l'époque d'al-Ma'mûn [calife abbasside qui régna de 813 à 833] jusquà aujourd'hui s'élève à 10 000 l'équivalent de ce que l'Espagne traduit en un an » et que « dans la première moitié des années 1980 [
], le nombre moyen de livres traduits par million d'habitants était de 4,4 dans le monde arabe (moins d'un livre par an et par million d'Arabes) quand il s'élevait à 519 en Hongrie et 920 en Espagne ». Quand on sait que la bibliothèque de Bagdad, fondée par Haroun al-Rachid (763-809), était un centre de traduction universel, qual-Mamûm, cité, échangeait des prisonniers byzantins contre des ouvrages rares détenus dans les bibliothèques et que le contingent de traducteurs recrutés par cette institution, polymathe et cosmopolite, a fait de la langue arabe, qui sétait politiquement imposée de lIndus aux Pyrénées, la langue du savoir commun pendant plusieurs siècles, on mesure linvolution. La Banque islamique de développement établissait, en 2008, le constat suivant : « Les 57 pays à population majoritairement musulmane comptent sensiblement 23 % de la population mondiale, mais moins d'1 % des scientifiques qui produisent moins de 5 % de la science et font à peine 0,1 % des découvertes originales mondiales liées à la recherche chaque année » (documents cités dans Le Monde du 18 novembre 2010 ; voir : Eugene Rogan, « Arab Books and human development », Index of Censorship, vol. 33, issue 2 April 2004, p. 152-157). La Mésopotamie, là où a été inventée l'écriture, est aujourd'hui lune des régions du monde qui compte le plus d'illettrés. Cest toute la différence de destin entre les civilisations qui font un usage ésotérique de lécriture et celle qui en font un usage exotérique, selon que lécriture est un moyen dédification (à caractère sacré, le plus souvent) ou un moyen de libération (à fonction de communication). Quand le grec Charondas « ordonna que tous les fils de famille apprendroient à lire et à écrire sous des maîtres gagés par le public » (Les murs, coutumes et usages des anciens peuples pour servir à lédification de la jeunesse, de lun et lautre sexe, François Sabbathier, Châlons-sur-Marne, 1770, p. 459), on peut dire quil ouvrit emblématiquement la civilisation de la connaissance et du partage du savoir. A linverse, au lieu dêtre un outil public qui transmet le savoir ouvert à tous, lécriture peut être le hiéroglyphe (étym. glyphe sacré) qui le réserve aux experts. Cet obscurantisme est résumé dans l'appellation de l'État islamique au Nigéria : Boko Haram : tout livre (book) autre que le Coran est diabolique (haram). Constantin Zurayq, un des fondateurs du panarabisme, expliquera ainsi la défaite des armées arabes devant le sionisme en 1948 (Maan Al Nakba [1948], tr. The Meaning of the Disaster Beyrouth : Khayats, 1956, p. 2 et p. 34) :
"Seven Arab states declare war on Zionism in Palestine, stop impotent before it, and then turn on their heels [
] The explanation of the victory which the Zionist have achieved [
] lies not in the superiority of one people over another, but rather in the superiority of one system over another. The reason for this victory is that the roots of Zionism are grounded in modern Western life while we for the most part are still distant from this life and hostile to it. They live in the present and for the future while we continue to dream the dreams of the past and to stupefy ourselves with its fading glory."
L'histoire s'est arrêtée avec le Prophète. La participation du fondamentalisme islamique à la science et à la technique se résume d'un mot : détournement. De fait, les publications les plus prestigieuses des pays musulmans sont des publications à caractère religieux. Le croyant vit ainsi dans un monde imaginaire où le réel est expliqué une fois pour toutes et sans discussion (alors que la science et la connaissance sont supposées se remettre en cause continuellement). La ressource du pétrole (la malédiction du pétrole) donne du crédit au dogme et finance les mosquées, entretenant la croyance que l'islam est toujours une religion de conquête. Pour cet islam, le monde se divise toujours en deux blocs : le Dar al Islam, « la maison de la paix » et le Dar al Harb, « la maison de la guerre » et le djihad, combat pour la cause de Dieu, ne sarrêtera que lorsque le monde sera converti (puisque, selon le Coran, tout homme est virtuellement musulman)
Socle de lidentité, sans doute, la religion exprime davantage quune histoire personnelle. Au sein de la ville cosmopolite, elle trahit, par ses manières dêtre et de croire, le lieu de naissance et lappartenance. Bien que se réclamant dune même transcendance, les religions ne sont pas des corps de doctrine interchangeables. Dabord parce quétant totalisantes (elles expliquent le monde dalpha à oméga), elles sont mutuellement exclusives et, le plus souvent et nécessairement, totalitaires. Leur caractère émotionnel et collectif justifiant ce passage du cognitif au répressif. Qu'est-ce que croire, sinon être persuadé que ce qui est dit dans les textes sacrés est une vérité absolue ? Et on peut légitimement considérer qu'en leur for intérieur, au-delà des discours politiquement corrects que doivent tenir leurs représentants officiels dans les sociétés libérales, la plupart des musulmans pensent que les assassins font justice en abattant les profanateurs (ce que les jeunes musulmans « des banlieues » articulent sans détour).
Facteur de ségrégation, la religion est le principal élément de résistance à lurbanité daujourdhui. « Je le répète : l'assimilation est un crime contre l'humanité. » « Loin de désarmer, le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a réitéré, mardi 12 février [2008] devant le Parlement turc, les propos provocateurs qu'il avait tenus dimanche en Allemagne, devant 20 000 personnes réunies à Cologne », rapporte Le Monde du 13 février 2008. La religion paraît bien être, en effet, ce môle hercynien des identités contre lequel achoppe l'espérance transculturelle. La croyance est un facteur de conflit et la révélation un démultiplicateur de haine. On pourrait, en lespèce, paraphraser un mot, cité ailleurs : « La religion ajoute à la férocité naturelle de lhomme ». La religion, ainsi quil a été rappelé plus haut, qui sacralise lidentité, le territoire, laséité, lamour de soi, linstinct de vie et de survie est de toutes les guerres. Les fondamentalistes, quels qu'ils soient, disent tout haut ce que les croyants pensent tout bas et le mettent à exécution. Contre toute attente, mais nécessairement, les guerres qui visent les sociétés développées, procédant de la part la plus dévalorisée du corps social, sont des guerres qui ont la foi, lhistoire et lidentité pour étendard.
Les Palestiniens commémorent la Nakba (al-Nakba, « la Catastrophe », « le Désastre ») lexpulsion ou lexode de 700 000 dentre eux lors de la création de lÉtat dIsraël en 1948. Daprès Eitan Bronstein, qui a enquêté sur les occurrences du mot « Nakba » dans la vie politique et culturelle en Israël (« A brief history of the Nakba in Israel » - article en ligne sur le site de lONG israélienne « De-Colonizer », mai 2016), la première utilisation du terme est le fait de larmée israélienne : In July 1948, IDF [Israel Defense Forces] addressed with leaflets to the arab inhabitants of Tirat Haifa who resisted the occupation. In excellent Arabic, they called on them to surrender : « If you want to be ready for the Nakba, to avoid a disaster and save yourselves from an unavoidable catastrophe, you must surrender ». Bronstein relève incidemment que, dans les archives de la Hagana, la traduction en hébreu du terme en cause est « Shoah », the term used in Hebrew to the Jewish catastrophe in the 2nd world war. La portée civilisationnelle de cet événement a été discutée dans lessai de Constantin K. Zurayq cité : Maan Al Nakba (« la signification du Désastre ») paru dès 1948 à Beyrouth après la déroute des armées arabes. « La défaite des Arabes en Palestine, écrit Zurayq, nest pas une épreuve passagère ni une simple crise, mais un désastre dans tous les sens du mot, le pire qui soit arrivé aux Arabes durant leur longue histoire pourtant riche en drames » (p. 2). Louvrage dAriella Azoulay, From Palestine to Israel, a Photographic Record of Destruction and State Formation, 1947-1950, 2011 (London : Pluto Press), corrige lhistoire officielle en décryptant les images darchive et témoigne de cette « double catastrophe », celle, vécue par les Palestiniens, mais aussi de cette catastrophic blindness still inhabiting the souls of Israeli Jews (p. 233). La Nakba a aujourdhui une portée quasi universelle (au moins au sein de lumma, la communauté des croyants), puisquelle résume et symbolise la condition des pays dits du Tiers Monde. La « question palestinienne », avec la création, au cur du Moyen-Orient, dun État perçu par les Arabes comme une émanation de lOccident, est devenue létendard de lopposition Nord/Sud (un communiqué du cabinet du premier ministre israélien, de septembre 2018, relève que « depuis 2009, lUnesco a fait voter 71 résolutions condamnant Israël contre 2 pour lensemble des autres pays dans le monde »). Cette connexion de lhistoire mondiale et de lhistoire de limmigration est en mesure de conférer une signification à la misère des banlieues et darmer le « racisme édenté », celui des victimes. La religion, dans sa fonction identitaire, agit ici comme un puissant champ magnétique qui donne sens aux stigmates de lhistoire et à la limaille de la quotidienneté, faisant apparaître les lignes de force dune réquisition mystique ou politique.
Dans une société séculière, l'ordre public échappe à Dieu. Que reste-il dès lors au croyant pour mettre sa foi en pratique ? Ce qui, dans sa vie privée, n'est pas contraire à la loi commune. Il lui faut vivre une sorte de schizophrénie herméneutique : la coutume lui est utile pour marier ses enfants (dans le cadre de la loi civile), enterrer ses morts, vivre en groupe, se représenter une vie post mortem et autres commodités, mais elle est inappropriée à organiser une société multiculturelle sauf à ravaler (et à ghettoïser) les autres croyances. Dans le monde moderne, la religion n'est plus une affaire d'État. Lespace public est commun, ce qui signifie quil doit être débarrassé de tout ce qui nest pas raisonnable (susceptible de démonstration). Historiquement, combattre le cléricalisme (l'affaire Calas ou l'affaire Sirven), c'était lutter contre les injustices commises au nom de Dieu. Cette suspicion circonstancielle est devenue une propriété constitutive de lespace public. La caricature, banale et obligée en démocratie, est un instrument de désacralisation de l'autorité, celle des hommes comme celle de Dieu. (Voir : « Rire et démocratie : la comédie d'Aristophane ».) Elle fait partie du paysage. Comme la une de feu Hara-Kiri ou de Charlie Hebdo, placardée sur le kiosque à journaux et que lon regarde distraitement en sortant du métro (sans nécessairement partager sa brutalité ou sa vulgarité).
Cet développement introductif et sommairement exposé rappelle, s'il était besoin, que l'évolution du statut juridique de la femme, traditionnellement assigné par la religion, accompagne la « modernité ».
« En vérité, je te le dis, le coq ne chantera pas que tu ne m'aies renié trois fois. »
(Matthieu 26, 34)
Lémotion suscitée par lincendie de Notre-Dame de Paris, en avril 2019, invite à considérer, par comparaison avec ce qui vient dêtre développé, la place singulière du christianisme dans la société libérale. Lémotion a été quasi universelle alors que lincroyance est générale (jusquaux catholiques qui ne sont que 4,5 % à fréquenter chaque dimanche le culte dont la cathédrale Notre-Dame est lexpression voir aussi les résultats des enquêtes précédemment citées : NatCen British Social Attitudes, 2014, La Vie, 2018). Même si le divorce est aujourdhui patent entre l« accroche narrative » du christianisme et la doxa commune (les politiques ont refusé cette mention des « racines chrétiennes de l'Europe » dans le projet de Constitution européenne de 2004), il est évident que le christianisme, cest lEurope. Comment lEurope peut-elle avoir à la fois dévidentes « racines chrétiennes », ici révélées émotionnellement par lincendie de la cathédrale, et rejeter presque unanimement cette évidence ? Cest en effet sous les espèces, laïques, du « patrimoine » et de ce que celui-ci peut exprimer didentité, dun passé prestigieux mais révolu et qui ne saurait être une ligne de conduite, quest le plus souvent déploré le désastre en cause et ce sont les milliardaires du luxe, Arnault, Pinault, Bettencourt (débiteurs du patrimoine culturel et du « chic » parisien) qui ont été les premiers et les plus spectaculaires donateurs pour la reconstruction du monument. Un paradoxe de lhomme européen est quil sait procéder de valeurs originellement portées par des croyances qui sont en contradiction avec le monde scientifique, matérialiste, individualiste qui conditionne sa ressource et son mode de vie des croyances impraticables
Aveuglement, reniement, honte de faire figure de passéiste ou de donner à penser quon croit littéralement aux allégories religieuses, cette dénégation méconnaît le rôle qua pu jouer le christianisme dans la constitution du droit civil et dans la genèse de la pensée scientifique occidentale (comme il a été rappelé ici). Pour le premier point, lexplication est lointaine mais simple : les formes de la vie civile des sociétés occidentales tirent leur justification des choix de société du christianisme, eux-mêmes hérités du droit romain (monogamie, cellule domestique, héritage vertical et dévolution divergente). Le droit ayant supplanté la théologie, les sociétés européennes, devenues agnostiques, restent chrétiennes sans le savoir ou « pour la forme ». (En 2016, sur 54 500 mariages catholiques, 31 000 concernaient des non-pratiquants si le droit autorisait les citoyens, pour prendre un contre-exemple, à avoir quatre épouses, ou substituait la ligne collatérale à la ligne directe, il cesserait dêtre « chrétien »
) Pendant lincendie de la cathédrale paraissait dans la presse une information qui peut sembler anecdotique, mais qui reflète les intérêts sociaux en cause : le classement des licences les plus demandées en 2019 sur Parcoursup (application web destinée à recueillir et gérer les vux d'affectation des futurs étudiants de l'enseignement supérieur public français) qui place en tête le droit (256 264 demandes) et, en dernière position, la théologie (288 demandes). La « science de Dieu » néveille plus guère les vocations, à la différence de la science des lois du monde profane et bourgeois
Pour le second point, on peut rappeler comment le développement naturel de la théologie chrétienne produit son propre effacement. En divinisant lâme (Dieu sest fait homme pour sauver lhomme de sa nature charnelle), le christianisme crée une coupure radicale avec le monde de la « matière », objet de la science expérimentale. Blaise Pascal, savant, inventeur, philosophe et théologien, exceptait la science de lintangibilité du dogme, science et croyance faisant lobjet de « droits séparés ». Lune procède de la Révélation, de lautorité, explique-t-il, lautre de lexpérience et de la raison. Leur mode dêtre est donc radicalement différent. Le champ de largument dautorité est celui de la théologie, dont les « principes sont au-dessus de la nature et de la raison », celui de la science, où la connaissance est cumulative, est celui de lexpérience (préface au Traité du vide [1651] uvres complètes, Paris : Gallimard, 1998, p. 452-458). (« Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient lenfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances lexpérience des siècles qui les ont suivis, cest en nous que lon peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres » - p. 456-457). Mais le dogme, confronté à laccumulation des « expériences », notamment avec la découverte et lexploration des « nouveaux mondes », intangible au temps denfance du comparatisme quétait lépoque de Pascal, est devenu, lui aussi, sujet d« expérience ». La considération de la matière selon ses propres lois suscite un mode dintellection spécifique qui comprendra dans son champ, graduellement, insensiblement ou délibérément, ce qui relève de largument dautorité : lhomme et sa théologie.
Maintenant, comment ce cur de croyances, aujourdhui obsolètes, qui sest spectaculairement exprimé dans larchitecture de ce monument devenu patrimoine, a-t-il pu porter, accompagner ou signifier lidentité de lEurope, lui ayant permis de sexporter sur le monde ?
Pour considérer ce qui fait la spécificité (et qui a fait le succès) du christianisme dans léventail des religions, il faut (aussi) remonter aux origines. Le christianisme fait partie des croyances en rupture avec les rites néolithiques qui sexpriment dans les cultes de fécondité. Ce désenchantement de lespèce peut être mis en rapport avec les limites démographiques de la transition néolithique (voir : « Le Christ et le mock-king : Notes pour une lecture anthropologique de la Passion »). Dans un monde saturé dhommes et limité en ressources, les rites de renouveau qui exaltent la fécondité naturelle laissent les déshérités à leur sort. Cette désaffection des valeurs de vie sexprime spectaculairement dans lassimilation du croyant au sort ignominieux du Christ dont le calvaire sauve lhumanité de son destin de nature, la Passion pouvant se décrire comme un rite néolithique inversé. Le christianisme excepte lhomme du monde de la génération et de la corruption et soumet les cycles de la nature à sa loi. De Noël aux saints guérisseurs, les fêtes et les recours païens deviennent des médiations sur lesquelles se superposent des rites chrétiens. Dans une nature désacralisée, les rites néolithiques sont couverts du sceau de la modération. Cest, commente Alphonse Dupront, « lacceptation dun patrimoine humain traditionnel » dont les cultes ont été « disciplinés par lÉglise », telles « les processions des frais matins des Rogations, à la fois vie de lair et de la terre emmêlés » (« Puissances et latences de la religion catholique », Le Débat, 1980/5, n° 5, p. 12). Discipline et mesure sont les mots significatifs, quand les rites de fécondité célèbrent la démesure pour induire le retour des cycles naturels.
Cette émancipation religieuse du cycle agricole porte en puissance une conversion idéologique majeure puisque, brisant le cercle des recommencements, l« éternel retour », et soldant la « religion néolithique », elle ouvre le monde et lhistoire. Économie du salut contre économie de la reproduction, elle prêche aux exclus quil existe une voie de rédemption. La question de la contagion de la nouvelle foi est posée. Le Christ nest pas un dieu agricole, cest un dieu urbain, un dieu des bas-fonds. Tacite (XV, 44) rapporte, à propos de l'incendie de Rome, que, parmi la lie de la plèbe romaine, les chrétiens apparaissaient comme des boucs-émissaires désignés et donne une information indirecte sur leur statut social. Mais comment comprendre que ce message fait de ressentiment (et de prophétique espérance) ait pu parler aux puissants jusquà devenir une religion officielle ?
Sans doute le message chrétien, en effet, avec son annonce du royaume céleste, doit-il être compris comme une contemption des valeurs d'ici-bas (cf. sa conception pessimiste du temps individuel : omnia vulnerant, ultima necat, peut-on lire au clocher des églises), mais ce procès contient en réalité une leçon de pondération et, en dernier ressort, d'administration des choses (voir : « Note sur le destin marial du prêtre »). Comme le rappelle Peter Brown dans une conférence sur les idées de Gibbon précédemment citée (Daedalus, n° 105, 1976, p. 73-88 « Gibbon's Views on Culture and Society in the Fitfh and Sixth Centuries ») : The rise of the Christian church is the story of the rise to great power in this world of an institution whose basis was a claim to be interested only in the other world (« L'essor de l'Église chrétienne est l'histoire de la réussite dans ce monde d'une institution bâtie sur l'allégation de ne s'intéresser qu'à l'autre monde » - p. 79). Cette « mystification » deux fois millénaire n'en est évidemment pas une, le dogme chrétien mythifiant mystiquement, en réalité, l'organisation sociale de la société stratifiée : monogamie, concurrence, travail
Le monde na pas « changé de base », il sest trouvé une interprétation plus performante. Aux termes de ce nouveau contrat du créateur avec ses créatures, illustré par le sacrifice de son Fils, lascèse terrestre, propédeutique à la vie future est conforme à loptimum démographique et à la performance sociale.
La morale chrétienne ne révolutionne pas la morale sexuelle. Elle rencontre les principes de vie des stoïciens et des néoplatoniciens. Le christianisme apparaît comme une eschatologie orientale greffée sur le positivisme du droit romain. Loin den contredire le message, cette greffe en sublime le propos. La réussite de son prosélytisme tient dans son assomption des valeurs matrimoniales dominantes. En leur conférant un modèle théologique, elle en rationalise la mise en uvre. Le code en cause, c'est celui du mariage romain, en réalité, tel que représenté sur les sarcophages où l'on voit l'épouse en majesté à son côté de son conjoint. Cette morale sexuelle, concordia faite d'égalité, est juridiquement romaine avant d'être stoïcienne, puis chrétienne. Les individus ainsi représentés sont des pairs et l'image de leur couple exprime une relation d'égalité entre les familles (qu'exprime la pratique de la dot). C'est ce type « société de mariage » qui est idéalisé dans Les préceptes de mariage de Plutarque, composés vers l'an 100, prônant l'égalité juridique des conjoints dans leur différence et sous la tutelle de l'époux égalité économique et morale, l'union des corps étant l'image de la fusion des biens. Le mariage étant ici le support juridique de la transmission du patrimoine.
La transition néolithique a pour caractère la concurrence pour les terres fertiles et amorce un processus de stratification sociale, spécialisation et hiérarchisation, soit : une exclusion verticale, juridique, qui produit des dépendants et une exclusion horizontale, géographique, qui pousse à lémigration
En Eurasie, lappropriation des terres inspire des systèmes de parenté de type descriptif, ou à propriétés descriptives, qui distinguent les unités domestiques et qui promeuvent lhéritage vertical (divers développements sur la stratification sociale : passim). Le christianisme apporte un sens nouveau à une institution profane essentielle à la reproduction des sociétés stratifiées : le mariage. L'organisation des sociétés stratifiées, tant anciennes que modernes, repose, à la différence des sociétés à parenté classificatoire, sur la compétition économique et sociale et c'est ce qui explique, pour une part essentielle, le succès planétaire de ce plan de vie. Au fond, « porter la bonne parole » (voir : « Que signifie "Porter la bonne parole" ? Mission et colonisation »), c'est diffuser la martingale qui permet de prospérer en société stratifiée. En l'espèce, la leçon de morale commune du missionnaire touche à l'ascèse sexuelle. Elle définit une norme matrimoniale exprimée par la monogamie et le contrôle des naissances. Le pape François vient d'ailleurs, le 20 janvier 2015, d'en rappeler la substance en déclarant que les bons catholiques n'étaient pas des lapins (« Certains pensent, excusez-moi du terme, que pour être de bons catholiques, il faut se comporter comme des lapins, mais ce n'est pas le cas »). En réalité, cette norme répond à des contraintes économiques et successorales. La « paternité responsable » prend en compte le coût de l'éducation des enfants, mais aussi la consistance de la transmission générationnelle. On voit donc apparaître dans la métaphysique anti-naturelle évoquée des nécessités matérielles. Ce qui constitue, pour les occidentaux, des évidences culturelles : l'appropriation individuelle et la transmission de son bien à ses enfants ne sont nullement des pratiques universelles. Le système de parenté, les formes du mariage et la structure de la famille sont adaptés au mode d'exploitation des terres. Dans les sociétés stratifiées, il y a propriété individuelle alors que la propriété est collective dans les sociétés homogènes. Cette contrainte cet idéal de la transmission des biens à l'identique en ligne descendante entraîne un certain nombre de règles juridiques et de règles de conduite, un droit et une morale (voir : « Transmettre le patrimoine génétique, transmettre le patrimoine économique : paradoxes de la reproduction ») : - le nombre des héritiers est nécessairement mesuré : ce qui implique un contrôle des naissances et l'observation de principes de dévolution limitant le partage du patrimoine parental ;
- alors que la polygynie multiplie les bras et la descendance, la monogamie caractérise cette unité de production qui se transmet au fil des générations ; - la production d'héritiers légitimes engage également : virginité des filles et fidélité des femmes, soit diverses formes d'abstinence sexuelle.
Contrôle des naissances et monogamie caractérisent ainsi l'unité domestique des sociétés où les gens « ont du bien ». Ce que nous identifions comme la « morale chrétienne » se révèle être aussi, et peut-être d'abord, un mode de reproduction patrimonial. Ces préceptes de « morale bourgeoise », comme on dit aussi, sont en réalité caractéristiques des sociétés stratifiées où la différenciation sociale est constitutive, comme il a été rappelé. Voici ce qu'écrit Hésiode, précédemment cité, huit siècles avant lère chrétienne : « Travaille pour toi, ta femme et tes enfants, naie jamais à mendier ton pain à un voisin » (Travaux, v. 399-400), « Alors tu achèteras le patrimoine dautrui au lieu de vendre le tien » - v. 341), Hésiode, ennemi de la guerre et ami de la concurrence : « Le potier en veut au potier, le charpentier au charpentier, le pauvre est jaloux du pauvre et le chanteur du chanteur », « cette lutte-là est bonne aux mortels » (v. 23-26). Dans les termes de cette vision du monde où lÉmulation, seule (qui « éveille au travail même lhomme au bras indolent » - v. 20, qui se réalise dans la justice et qui fait prospérer le bien) et non la guerre , est « profitable aux humains », la transmission du patrimoine est le premier souci : « Puisses-tu navoir quun fils pour nourrir le bien paternel, conseille Hésiode, [
] et mourir vieux en laissant ton fils à ta place » (ibid., v. 375-378). La transmission de cette unité économique à lidentique en ligne descendante (« Ayez dabord une maison, une femme et un buf de labour », recommande Hésiode, avec « tous les instruments quil faut, afin de ne pas avoir à les demander à un autre » - ibid., v. 405-408) entraîne des règles de droit et des règles de comportement. De même, le substrat juridique de la société de Jésus est celui dune société inégalitaire. Hégésippe, écrivain chrétien du IIe siècle dont lhistoire et les écrits nous sont principalement connus par ce quen rapporte Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique (XX, 265 - 339) rapporte : «?Il y avait encore de la race du Sauveur les petits-fils de Jude qui lui-même était appelé son frère selon la chair. On les dénonça comme descendants de David. Levocatus (= grade militaire dun vétéran) les amena à Domitien; celui-ci craignait la venue du Christ, comme Hérode. Lempereur leur demanda sils étaient de la race de David; ils lavouèrent; il senquit alors de leurs biens et de leur fortune : ils dirent quils ne possédaient ensemble lun et lautre que neuf mille deniers, dont chacun avait la moitié ; ils ajoutèrent quils navaient pas cette somme en numéraire, mais quelle était lévaluation dune terre de trente-neuf plèthres, pour laquelle ils payaient limpôt et quils cultivaient pour vivre ». La charité chrétienne prend le relais dune parenté restreinte à lunité domestique.
Le christianisme n'est évidemment pas la seule doctrine à enseigner les vertus du système eskimo (puisque c'est ainsi qu'on dénomme en anthropologie la nomenclature de parenté européenne) (voir : « Roberto de Nobili et la querelle des rites Malabares » in fine). Fondant l'unité domestique sur des préceptes saints, la supériorité historique du christianisme tiendrait dans sa philosophie de la mesure (de linversion des rites néolithiques à leur domestication). Cette utopie se révèle ainsi le médium le mieux adapté pour assumer cette transformation sociétale en quoi consiste le passage du « communisme » primitif à l'individualisme économique (de la parenté classificatoire à la parenté descriptive).
Concernant le destin propre de lEurope, cest bien cette Europe chrétienne, avec sa logistique morale et juridique, qui va sexporter dans une aventure qui associe lintérêt et la religion. La confrontation avec les autres civilisations met en évidence trois caractères de lEurope : 1°) un mode dorganisation sociale propre qui se résume dans une conception restrictive de la parenté et dont les missionnaires sont les instructeurs (voir : « Que signifie
») ; 2°) un état desprit porté sur le calcul économique (saint François-Xavier sélèvera contre « ceux qui inventent quantité de modes de temps et de participes à ce malheureux verbe rapio, rapis » - lettre écrite de Cochin le 27 janvier 1545) et caractérisé par une conception de la vie terrestre conçue comme un accomplissement ; 3°) une mobilisation des « arts mécaniques », qui correspond à lessor des sciences depuis la Renaissance et à laccumulation des « expériences » visée par Pascal.
Ce concours de caractères sillustre matériellement dans laventure de la navigation : esprit de découverte et capacités navales associés fondent lexpansion européenne. Nécessité, pression démographique, espoir dun monde meilleur, mélange dintérêt et de passion missionnaire (le « roi épicier », comme on la surnommé, Manoel, était aussi animé dintentions politiques et religieuses) composent cet esprit daventure où puissance militaire, stratégie commerciale et prosélytisme sont liés. Les Découvertes offrent ainsi à la convoitise et à la curiosité dune Europe chrétienne sécularisée un champ dexploration et dexploitation inouï. Par rapport aux économies asiatiques, suffisantes, cette frénésie, « ivresse maritime » associée à « lidée de fortune » et de conquête, singularise une Europe économiquement en retard qui va enrôler les « arts mécaniques » dans sa quête de profits et de biens.
Le « pionnier » que Tocqueville voit à luvre en Amérique (voir : « L'invention néolithique ou : le triomphe des fermiers ») « qui senfonce dans les déserts du Nouveau Monde avec la Bible, une hache et des journaux » (De la démocratie en Amérique, 1848, tome 2, p. 227) est « le représentant d'une race à laquelle l'avenir du Nouveau Monde appartient, race inquiète, raisonnante et aventureuse qui fait froidement ce que l'ardeur seule des passions explique, qui trafique de tout sans excepter même la morale et la religion » (Voyage en Amérique [1831] 1991, Paris : Gallimard, édition de la Pléïade, I, p. 373). « Sur ses traits sillonnés par les soins de la vie règne un air d'intelligence pratique, de froide et persévérante énergie qui frappe au premier abord » (id., p. 372). Dans une lettre à Chabrol, datée du 10 juin 1831, Tocqueville décrit ainsi, après avoir constaté qu'en Amérique « l'intérêt particulier n'est jamais contraire à l'intérêt général », « les deux caractères saillants qui distinguent ce peuple-ci [
] : l'esprit industriel et l'inquiétude de l'esprit ». L'inquiétude : on peut dire le processus de différenciation qui est à l'origine de la stratification sociale et qui l'entretient. Lintérêt, la curiosité (uneasiness, labsence daise, diagnostiquait le philosophe John Locke) et la conscience dun monde ouvert produisent et mobilisent des artéfacts inédits. La science, descendue, selon le mot de Bergson, « du ciel sur la terre sur le plan incliné de Galilée » (Lévolution créatrice, Paris : Félix Algan, 1908, p. 362) met le monde matériel à portée
Même si laventure scientifique prend lexact contre-pied de lEcclésiaste, comme le souligne ironiquement Rimbaud en 1873 : « Rien nest vanité ; à la science et en avant ! crie lEcclésiaste moderne, cest-à-dire Tout le monde » (« Une saison en Enfer », uvres de Arthur Rimbaud, Paris : Mercure de France, 1924, p. 302), cest un monde civilement christianisé qui lui donne corps, laissant les questions métaphysiques en arrière-plan pour ne sintéresser quà lexpérience et au monde matériel. La notion de « progrès », qui résume le dogme de la modernité et qui anticipe un futur radieux, a une origine religieuse (voir, p. ex. : « Penser la régularité : la forme et le temps dans la société traditionnelle » in fine). A lopposé de la circularité de léternel retour, lidée de progrès a pour motif la conception chrétienne de la Parousie, seconde venue du Christ sur terre. Mais, le train du progrès, nourri par « lexpérience des siècles » (où Pascal voyait lantiquité et lautorité du temps présent), étant dévidence plus matériel que moral, cest une espérance terrestre quil se trouve, de fait, satisfaire. Le millénarisme est supplanté par le consumérisme. Pour la tradition, la vie humaine est un passage, « le temps est court » et lon produit pour vivre dans lattente dun au-delà rédempteur. Le moderne jette toute sa foi, lui, dans la vie présente et le seul futur auquel il concède croire et devoir des comptes, un futur nécessairement hédoniste, est celui que lui accommode le crédit (credere) (voir : « Média-langue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire (3) » in fine). Le miracle de la modernité, c'est de faire du temps, non pas un opérateur de dégradation, mais un facteur de progrès, doptimisme et doptimisation. Cétait la formule de Francis Bacon : « Le Temps, voilà le grand innovateur » (1625, Of Innovations). Le temps exhausse inexorablement le savoir et lémancipe de cette « philosophie chrétienne » quÉtienne Gilson définissait ainsi : « Jappelle philosophie chrétienne toute philosophie qui bien que distinguant formellement les deux ordres [la raison et la foi] considère la révélation chrétienne comme un auxiliaire indispensable de la raison » (L'esprit de la philosophie médiévale, Paris : Vrin, 1932, op. cit., p. 39). L'intérêt matériel met le sujet au centre des valeurs, consacre la primauté de l'individu sur la communauté et enrôle la transcendance dans l'aventure économique. Il faut une religion réformée pour prendre en charge ce nouvel acteur de lhistoire. Produit du chrétien réformé, homo liberalis est ce chrétien sans le savoir, croyant dun futur mondain où le patrimoine tient lieu de conscience.
L'humanité de synthèse (la réunification de la famille humaine) n'est pas pour demain. C'est le versant "conservateur" de ce dossier.
L'édition de 1961 du Grand Larousse encyclopédique en dix volumes développe, au terme "Eugénésie", l'argumentation suivante : "Nom donné par Broca au croisement entre races différentes et dont les produits sont indéfiniment féconds [...] c'est le cas dans le genre humain [...] et l'on a vu là un argument en faveur de l'unité de l'espèce humaine. Mais l'eugénésie n'a pas été rigoureusement démontrée pour les produits issus de deux races très éloignées, comme le Blanc et le Papou, et il semble qu'elle n'existe réellement qu'entre les différentes variétés d'une même race". Un acquis des "trente glorieuses" (pour en rester à l'espace hexagonal qui constitue le "terrain" de cette enquête) et non le moindre, est probablement d'avoir démontré l'unité de l'espèce en dépit des pseudo-spéciations que sont les religions et les cultures. Minoritaires, certes, et emblématiques souvent, ces unions formées par la rencontre des hommes ont pourtant radicalement changé le visage des villes européennes. Ce qui nous paraît aujourd'hui parfaitement banal (à tout le moins insignifiant) est probablement ce qui étonnerait le plus un observateur d'hier. C'est le versant "progressiste" de ce dossier.
Cette tension entre les restrictions culturelles (ou pseudo-spécifiques) de la reconnaissance avec ses formes, par hypothèse, naturelles nourrit les débats et les engagements de la période concernée. Elle informe la matière de cette discussion dont la documentation provient, pour l'essentiel, des archives de la presse écrite et de celles de l'Institut National de l'Audiovisel. Les conclusions de cette investigation dans le temps court de la société française de l'après-guerre sont banales et on espère que leur mise en situation pour la période et l'espace concernés n'est pas inutile. La configuration de contact des cultures considérée confirme en effet :
- que "l'homme est un loup pour l'homme" dès lors que laccumulation est possible et quelle revêt un sens (la nécropole de chasseurs collecteurs stockeurs de graminées sauvages de Jebel Sahaba, en Nubie c. 8000 témoigne dun nombre important de morts consécutives à un conflit armé, les squelettes portant des traces de pointes de flèche ou de sagaie) ;
- que la généralité des dispositifs culturels de dominance et d'exploitation du semblable se justifie d'une appartenance collective entretenue par un réseau de parenté où l'économique et le matrimonial collaborent ;
- que les cultures sont des systèmes de restriction de la reconnaissance prospérant sur la dévalorisation de l'autre homme ;
- que l'acceptation de l'autre homme est évidemment fonction de son utilité ;
mais aussi :
- qu'aux marges des exclusivismes culturels se découvre une plasticité de la reconnaissance du semblable qui révèle la "nature humaine" naturellement "cuménique" et naturellement une ;
- que l'homme est un être paisible et amical, comme tend à le montrer l'existence de dispositifs universels d'approche du semblable et de pacification et que c'est probablement la curiosité, cette disposition juvénile, qui, entretenant les échanges, a empêché la spéciation visée plus haut.
Deux cas de figure principaux dans le registre de cette confrontation des cultures (quelques exemples, réduits à une épure sommaire, pris hors du champ européen, matière du dossier présenté) :
- c'est, argumenté en religion et naturalisé dans un système de castes qui repose sur la naissance et se perpétue par endogamie (la partition fonctionnelle des "états", varna, renvoie à la "couleur" et les "deux fois nés" sont en réalité ceux qui ont "quatre quartiers"), la domination des populations locales par des envahisseurs Arya en Inde ; l'assujettissement féodal des autochtones par des immigrants arabisés imposant leur tutelle grâce à la possession d'une "magie supérieure" dans le sud-est malgache (vide infra : Zafimahavita, Contribution à lethnographie dun village du sud-est malgache : sur le choc des cultures ; l'hégémonie commerciale et matérielle d'immigrants chinois dans le Pacifique ; ou c'est la maîtrise économique d'immigrants Indo-pakistanais constitués en pseudo-caste dans les sociétés créoles et en Afrique orientale, monopolisant la collecte des productions de rente et imposant leurs conditions à des populations vulnérables, etc. ;
mais c'est aussi :
- l'adaptation et le métissage, quand les moyens de la fermeture, de la reproduction de l'identité ou de la domination font défaut, cette nécessaire intégration engageant un processus de créolisation.
Les identités, titres de méconnaissance du semblable, exploitent ou assujetissent dès qu'elles en ont les moyens et déprécient toujours. Pas d'identité sans culture de la différence. À la stigmatisation du dominant répond d'ailleurs, logiquement, la contre-stigmatisation du dominé. Hannah Arendt (1973 : 11) note que l'étude de Jakob Katz sur les relations entre juifs et non-juifs au Moyen Âge (1962), révélant une tradition juive "d'hostilité souvent violente à l'égard des chrétiens et de non-juifs", suscita l'indignation et un sincère étonnement, tant les porte-paroles de l'historiographie juive étaient persuadés et avaient persuadé les juifs que le judaïsme "croyait à l'égalité entre les hommes".
"A cette époque [entre 1860 et 1870] même les juifs érudits tenaient sincèrement que le judaïsme n'avait jamais rien prêché d'autre qu'une éthique universelle. Quand les antisémites "scientifiques" des années 1880 découvrirent et publièrent des textes des anciennes autorités juives sur lesquels s'appuya la première forme d'antisémitisme, le pûblic juif en général fut non seulement scandalisé mais éperdu d'étonnement
Lors même qu'on eût supprimé toutes les inexactitudes de ces citations brandies par leurs ennemis, les juifs eurent bien du mal à se reconnaître dans ces enseignements qu'ils ne soupçonnaient guère" (Exclusion et tolérance, chrétiens et juifs du Moyen Age à l'ère des Lumières, trad. fr., Paris : Lieu Commun, 1987, p. 254-255).
Au-delà des déclinaisons contextuelles et des adaptations, c'est le culte de la continuité identitaire qui frappe, le besoin de se relier à l'origine, justifiant l'entretien de ces dispositifs de différenciation, perçus comme autant de moyens de persévérer dans son être. A l'instar de la barque de Thésée de l'exemple platonicien (elle est si vieille que toutes les planches en ont été changées et qu'il ne reste rien de la barque originelle supposée avoir servi à l'expédition en Crète), ce peut être la foi du souvenir qui fait loi, commandant le radoub et les ajustements. Imaginée mais première, la matrice originelle se perpétue ainsi dans les diaspora. Opératrice de la socialisation, elle paraît coextensive à la cnesthésie individuelle et à la saisie du monde. Il est commun de constater que, lorsqu'il s'insère dans un autre système économique pour y trouver des ressources que sa propre économie ne produit pas, l'immigré investit celles-ci, non pas dans le système hôte mais dans celui d'où il tire ses valeurs. Le villageois comorien (pour prendre des exemples plus proches) devenu préposé des postes ou agent d'entretien en France va investir ses revenus dans un "grand mariage", cérémonie qui lui permet de prendre rang parmi les notables de sa société ; le bénéficiaire réunionnais du RMI, le cas échéant, dans un "service malgache" (vide infra : Madagascar-Réunion : Éléments de comparaison sur la représentation de l'ancestralité), cérémonie dédiée aux ancêtres, annexant les bienfaits de l'"État providence" ("l'argent Bon Dieu") à la fidélité communautaire ; le commerçant "zarab" de la Réunion dans le financement de mosquées ou d'écoles coraniques pakistanaises (vide infra : Vingt ans après, 2ième partie)... Comment pourrait-il en aller autrement s'il existe, comme pour l'acquisition de la faculté de parole, une période sensible au-delà de laquelle les fondamentaux de l'identité (quels que puissent être les aggiornamenti et les pétitions de bonne volonté) ne seraient plus modifiables ? Nous sommes des génies linguistiques à trois ans, nous devenons des infirmes linguistiques à la puberté. Le cas discuté des "enfants sauvages" et celui d'enfants privés de l'écoute normale du langage, confirmant l'existence d'un seuil temporel aux environs de la septième année au-delà duquel l'apprentissage d'une grammaire devient impossible, démontre la nécessité d'un modèle humain permettant à l'enfant de catégoriser les sons de parole et les flexions de langue mais aussi la valeur idéalement définitive de cette fixation. Il y a un temps pour apprendre et un temps pour ne plus apprendre, pour tout savoir (verrouillage commandé par le gène NgR1). La sensibilité, qui nous fait réceptifs aux murs de notre société nous fait aussi captifs de ces murs. "L'âme à l'état originel, écrit Ibn Khaldun, est prête à recevoir n'importe quelle influence, bonne ou mauvaise. Comme le dit Mohammed, le Prophète : 'Tout enfant naît à l'état naturel. Ce sont ses parents qui font de lui, un Juif, un Chrétien ou un Mazdéen'". (Discours sur l'histoire universelle) Cette naissance à la société, qui ferme la communauté des croyants en espèce (l'endogamie, à la manière d'une barrière d'espèce, y est généralement de rigueur) et qui fige l'état-civil en destin, justifiant le réalisme de cette observation proverbiale africaine : "Même quand il est devenu riche, le chien continue de manger des excréments", constitue évidemment le nud gordien du problème une cure de valproate (C8H15O2Na), peut-être ?
Les véritables "armes de destruction massive" les introuvables Weapons of Mass Destruction sont mentales, on le sait. Elles sont fabriquées entre autres dans ces écoles coraniques où l'on apprend à lire aux enfants en leur faisant épeler le mot djihad. "Les religions sont responsables des guerres" proclame un graffito ici commenté... Lors de la première guerre du Golfe, précisément, on a vu les clercs divisés selon leur appartenance culturelle. Même s'ils ont partagé les bancs des mêmes universités, intellectuels musulmans et intellectuels occidentaux se sont révélés irréconciliables. Tout ce que le Quartier Latin compte d'intelligence n'a pu convaincre les collègues musulmans du bien-fondé du requerimiento contre Saddam Hussein (« Une guerre requise », Libération du 21 février 1991, signé par : A. Finkielkraut, E. de Fontenay, J.-F. Lyotard, J. Rogozinski,. K. Ryjiik, D. Sallenave, P.-A. Taguieff, A. Touraine ; assemblées sur les sites universitaires, notamment à la Maison des Sciences de l'Homme, Bd Raspail, pour la période concernée, etc.). « Busherie » et « Saddam le bourreau » dos à dos.
« Lon dict que l'autre et principalle cause de sedition est la religion : chose fort estrange et presque incroyable ».
« C'est follie d'esperer paix, repos et amitie entre les personnes qui sont de diverses religions [
] Les Juifz ont estime toutes autres nations comme estrangiers, et entierement les autres nations ont eu semblable oppinion des Juifz. Je laisse les Machometistes qui nous ont toujiours representez leurs ennemys, et nous eux [
] Nous l'experimentons aujourdhui que deux François et Anglois qui sont d'une mesme religion, ont plus d'affection et d'amitié entre eux que deux citoyens d'une mesme ville, sujets à un même seigneur, qui seroyent de diverses religions, tellement que la conjonction de la religion est plus grande et lointaine que nulle autres. C'est ce qui separe le pere du fils, le frere du frere, le mary de la femme. [
] La division des langues ne fait la séparation des royaumes, mais celle de la religion et des loix, qui d'un royaume en faict deux. De là sort le vieil proverbe : Une Foy, une Loy, un Roy
» (Michel de L'Hospital, La harangue faite par Monseigneur de Lospital en la presence du Roy, ledict seigneur tenant ses grans estatz en sa ville d'Orleans, au moys de janvier mil cinq cens soixante et ung, Paris, 1562, p. 15-18)
Le jeu, dans les rouages qui reproduisent cette nécessité, est donc limité et contrôlé. Mais il suffit qu'il existe. La laïcité serait ainsi cette utopie qui offrirait au petit d'homme une forme paradigmatique commune à tous les hommes et qui lui apprendrait sa culture régionale (son isolat) comme une langue seconde. Ce qui protègerait du parti à quoi chacun adhère en son for intérieur : l'intime sentiment de sa différence et l'intime conviction de sa supériorité. Lorsqu'on mesure l'envol du progrès technique à l'absence de progrès moral, on doit bien conclure que la résistance à la reconstitution de la famille humaine a aussi pour principe de telles fermetures apprises dès l'enfance. Justifiée dans une écologie d'isolats, cette adaptation est en contradiction avec l'urbanité du village planétaire. Un apparent paradoxe des ces pages tient dans le fait que l'uvre morale serait contenue dans les dispositifs innés de reconnaissance du semblable, la nature faisant la leçon à la culture (les processus naturels en cause étant eux-mêmes passibles d'une biochronologie qui en limite les effets).
La succession des intitulés des différentes pages indique l'ouverture du champ exploré dans ce dessein de circonscrire les principaux dispositifs de reconnaissance, le fil conducteur étant offert par les situations conflictuelles et les débats concernant l'immigration en France dans les années quatre-vingt, qui héritent des "trente glorieuses" et qui ouvrent ce que l'on nommera ici, par opposition, les "trente pleureuses". L'assemblage proposé, à la couture assez lâche, a d'abord pour objet de manifester la coexistence et l'éventuelle relation de nécessité de l'"idéel" et du "matériel". Le caractère répétitif de cette documentation son rabâchage privément répulsif en signale l'intérêt pour une recherche d'invariants. Celle-ci se distribue sur deux versants opposés : celui de motions de fermeture, associées à la saisie corrélée de l'identité et de l'écosystème et justifiant un exclusivisme propriétaire, aussi bien rituel que matériel ; celui de motions d'ouverture, associées aux dispositifs spécifiques de reconnaissance. Le propos n'est pas de pointer les contradictions ou les aveuglements, mais de reconnaître les processus à l'uvre dans ce "scénario" proposé par l'histoire récente. Le constat le problème étant qu'homo sapiens, programmé pour "absorber", sur le mode de l'empreinte, son environnement premier se révèle largement réfractaire à toute nouvelle empreinte, alors, pourtant, que la plasticité culturelle, à tout le moins la pulsation diastolique et systolique qu'il met en uvre quand nécessité fait loi, s'avèrent plus que jamais requises dans un monde "globalisé".
Plan du dossier :
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
"La vis conjugue le cercle et la ligne", remarque Héraclite (frag. 59) : s'il est possible d'associer le mouvement circulaire et le mouvement rectiligne, l'objet est donc d'interroger quelques évolutions de la moralité et du droit et de servir ainsi la quête buissonnière d'invariants qui anime cette recherche.
Le nerf de la guerre
"Le ventre [...] emplit l'histoire." (Victor Hugo)
Parmi les données censurées par les idéaux de la modernité, en effet primaires mais aussi premières, celles qui concernent la symbolique de la dominance, trivialement sexuelle (ou matrimoniale). La guerre de Troie est ainsi réputée avoir une femme pour cause, l'enlèvement de l'épouse de Ménélas révélant un motif à la fois mythique et constitutif de lalliance.
Girolamo di Benvenuto
Le Jugement de Pâris (vers 1500)
Poussin, L'enlèvement des Sabines (1637-1638)
L'enlèvement des Sabines répond, lui, au refus d'alliance opposé par les Sabins aux Romains. Ce rapt, échange unilatéral qui entraîne la rétorsion des pères et des frères bafoués :
"Ils sont vaincus, ces hôtes perfides, ces lâches ennemis; ils savent enfin qu'autre chose est d'enlever des jeunes filles, autre chose de combattre des hommes."
fait briller la tension qui sous-tend les tractations pacifiques dans les sociétés où les mariages sont "arrangés". L'alliance matrimoniale scelle la paix. C'est d'ailleurs l'"heureux dénouement" de l'enlèvement des Sabines, celles-ci s'interposant (infra) entre les combattants, devenus, de fait, des parents par ces unions consommées hors droit :
"Alors, les mêmes Sabines, dont l'enlèvement avait allumé la guerre [...] se jettent intrépidement, les cheveux épars et les vêtements en désordre, entre les deux armées [...] et s'adressant tantôt à leurs pères, tantôt à leurs époux, elles les conjurent de ne point se souiller du sang sacré pour eux, d'un beau-père ou d'un gendre [...] Si cette parenté, dont nous sommes les liens, si nos mariages vous sont odieux, tournez contre nous votre colère : nous la source de cette guerre, nous la cause des blessures et du massacre de nos époux et de nos pères, Nous aimons mieux périr que de vivre sans vous, veuves ou orphelines."
(Tite Live, Histoire Romaine - Livre I : Raptus Virginum)
Jacques-Louis David, L'enlèvement des Sabines (1799)
Agir se déclame emphatiquement par la maîtrise sexuelle et subir par la soumission sexuelle. En 468, Cimon bat les Perses sur l'Eurymédon : le soldat perse représenté sur ce vase à figures rouges dit : Je suis Eurymédon. Je me penche en avant. Les conflits de territorialité et de maîtrise se disent ainsi à travers les stéréotypes sexuels.
En 468, Cimon bat les Perses sur l'Eurymédon .
Le soldat perse représenté sur ce vase à figures rouges (v. 460) dit :
Je suis Eurymédon. Je me penche en avant.
(Hamburg, Museum für Kunst und Gewerbe)
Plan du dossier :
19.1 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
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