3ième partie :
III - 8.14 L'invention néolithique (suite) :
prérequis et corollaires
Le dossier de la « révolution néolithique » est exemplaire des questions posées par les mutations culturelles (et de leurs conséquences évolutives), caractéristiques de ladaptabilité de lespèce. Cette page, retour sur les conditions de possibilité de laventure néolithique, s'essaie à dérouler le « film en accéléré » (avec quelques arrêts sur image) de ces conditions de possibilité et de quelques-unes de ses conséquences (prochaines et lointaines)
LINTIMÉ
Avant la naissance du monde
DANDIN, baillant.
Avocat, Ah ! passons au déluge.
(Racine, Les Plaideurs, III, 3)
Une lecture anthropologique des mutations sociales rappelle que le devenir de l'homme, lui-même produit de la sélection naturelle, est culturel. Que l'outil réflexif dont l'évolution l'a doté lui permet d'évaluer un certain nombre de variables constitutives de son histoire. Sans pour autant être en mesure d'infléchir le cours de celle-ci. Cette capacité de l'homme à s'adapter à son environnement porte évidemment des conséquences politiques. C'est la diversité visée plus haut, la révolution néolithique constituant l'un de ces choix de civilisation choix contraint, on la rappelé qui engage l'humanité d'aujourd'hui.
Beloha
Un trait significatif de l'humanité, c'est que le petit d'homme vient au monde avec une grosse tête ce qui, si l'on peut dire, l'oblige à naître quasi prématurément. La part la plus importante de sa croissance cérébrale et de ses apprentissages s'effectue après la naissance. La forme particulière du bassin humain est une conséquence adaptative de la bipédie et de la télencéphalisation. L'augmentation du volume du cerveau a entraîné une modification de la conformation du bassin féminin (qui diffère notablement du bassin masculin) formant un canal pelvien adapté au passage du crâne du ftus (et à l'axe des épaules, relativement rigide). Le canal obstétrical féminin, uniforme chez les primates non humains, est irrégulier : plus large à l'entrée, plus long, l'orifice inférieur étant plus étroit. Au cours de ce que les obstétriciens dénomment la « confrontation fto-pelvienne », le ftus s'adapte à la plus grande dimension du canal en changeant d'orientation au cours de sa progression. La tête effectue plusieurs mouvements de rotation pour se présenter généralement en position occipitale antérieure. Alors que chez les primates non humains et les autres mammifères la mise bas est généralement solitaire, la naissance, chez l'homme se produit presque toujours dans un environnement social où des aides sont en mesure d'accompagner la parturiente dans son travail de mécanique obstétricale (voir : Trevathan, W. R., 1987, Human Birth : An Evolutionary Perspective, New York : Adelin de Gruyter). La société est à l'accueil du petit d'homme et l'assiste du nouement du cordon ombilical jusqu'au dénouement de la mort. Chez les primates, la position normale est « occiput posterior » ; chez l'homme « occiput anterior ». L'avantage de la première solution s'observe quand la mère lèche le mucus du nez et de la bouche de son petit, libérant ses voies respiratoires. Sa tête lui faisant face, le petit aussi peut progresser le long de l'abdomen de sa mère. La mère du petit d'homme ne peut, elle, ni libérer les voies respiratoires ni manipuler le cordon de son enfant s'il est enroulé
Alors qu'à la naissance, le cerveau du macaque représente 70 % de son volume définitif, le cerveau du nouveau-né ne représente qu'environ 25 % de son volume adulte. Il double pendant la première année et sa croissance se poursuit jusqu'à l'âge de 8 ans. L'essentiel de sa croissance cérébrale se passe donc ex vivo, hors du ventre maternel, dans l'amnios de sa société. A la différence des autres primates, le nouveau-né humain n'est pas autonome et ses capacités motrices sont limitées. Affrontant le monde extérieur à l'état d'embryon, le petit d'homme interagit avec son entourage et cette interaction joue un rôle primordial dans sa maturation cérébrale. C'est pendant cette longue période de développement post-natal, dont la privation ou la réduction affectent ses capacités d'apprentissage et notamment ses compétences linguistiques, que se spécialisent les aires corticales à la croissance climatérique qui supportent cette mise en uvre.
C'est parce qu'il n'est pas pré-programmé à la naissance que tout petit d'homme peut s'adapter aux conditions de vie, à la structure sociale et aux usages de n'importe quelle société d'adoption. Alors qu'une même espèce animale occupe toujours le même type d'environnement, dans lequel elle adopte le même type de comportement, l'homme s'adapte à tous les écosystèmes : alimentation, habitat, exploitation du milieu
Dans le monde animal, la règle générale de l'espèce vaut pour toute l'espèce, quelle que soit l'organisation, bancs, colonies, sociétés hiérarchisées, groupes avec mâles dominants, bandes formant des couples saisonniers, troupes vivant en promiscuité. Chez l'homme, ce « couteau suisse » de l'évolution, la règle générale de l'espèce c'est
l'adaptation. 25 % des espèces de primates non humains sont monogames, alors tous les membres des espèces concernées le sont. Les sociétés humaines, malgré l'unité biologique fondamentale de l'espèce (seuls les caractères externes, soit des adaptations écologiques récentes, varient, telles les formes et les dimensions du corps ou la couleur de la peau) offrent, à l'inverse, une grande diversité d'us et coutumes (ainsi qu'une diversité de comportements individuels) et c'est un objet de l'anthropologie que de tenter de rendre compte de cette diversité.
Nudus et inermis, sans fourrure et sans armes, comment l'homme peut-il survivre ? S'il peut universellement s'adapter, c'est évidemment parce qu'il a la ressource d'un dispositif singulier de mise à distance et de maîtrise du monde. « Quiconque pose le pied sur le terrain de la langue, remarque Ferdinand de Saussure, peut se dire qu'il est abandonné par toutes les analogies du ciel et de la terre » (p. 169, note 10, p. 38, Cours de linguistique générale, tome I, édition critique par Rudolf Engler, 1968, Wiesbaden : Otto Harrassowitz). Il n'existe en effet aucun équivalent de cette compétence qui permet de créer un monde hors du monde, de tirer de l'observation des leçons de technique et de sagesse, de penser le temps, l'absence, le projet, de capitaliser l'expérience et de la transmettre. L'agencement, dans des phrases, de mots composés de sons qui ne sont pas significatifs en eux-mêmes, mais dont la combinaison produit un sens (qui n'est ni la chose ni l'imitation de la chose désignée) lui permet de reproduire et de penser le monde. Symbolisation, récursivité, temporalité, modalité
, dans un environnement d'interlocution et de méta-communication, les propriétés du langage font des primates humains des « animaux politiques ». La double articulation et la grammaire sont le point fixe et le levier qui permettent à l'homme, sinon de soulever, du moins de coloniser le globe (« pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu » rappelle Descartes, en référence à la postulation d'Archimède, dans sa Deuxième Méditation en 1641). Répétitives à leur manière, mais cumulatives, les traditions livrent les clés d'une adaptation réussie à quasi tous les biotopes auxquels l'homme moderne a été confronté.
L'inaptitude physique de l'homme apparaît ainsi corollaire de sa capacité à apprendre. On pourrait mettre ce constat en continuité avec l'analyse de Broca qui s'est attaché à montrer anatomiquement le développement de la vue au détriment de l'olfaction (voir : chapitre 13.6). La fonction sociale de la communication visuelle mise en évidence par la découverte des « neurones miroirs » dans l'aire F5 du cerveau culminant dans la fonction linguistique. Il serait donc inexact de dire que l'homme vient au monde sans instincts, s'il vient au monde programmé pour parler. Sans doute, comme le note Darwin (La descendance de l'homme [1871] 3ième édition française, 1891, p. 90-91) : « Le langage n'est certainement pas un instinct dans le sens propre du mot, car tout langage doit être appris. Il diffère beaucoup, cependant, de tous les arts ordinaires en ce que l'homme a une tendance instinctive à parler comme nous le prouve le babillage des jeunes enfants, tandis qu'aucun enfant n'a de tendance instinctive à brasser, à faire du pain, ou à écrire », mais il est notable qu'il existe des bases génétiques à la pratique de cet art.
FOXP2 : Apprend-on à parler comme on apprend à faire du vélo ? Skinner et Chomsky
En 1925, dans son ouvrage, Behaviorism, John Watson fait la proposition suivante : « Donnez-moi une douzaine de jeunes bébés et je vous garantis que, dans l'univers particulier où je les élèverai, je pourrai prendre n'importe lequel au hasard et l'entraîner à devenir, comme je voudrai, n'importe quel sorte de spécialiste : médecin, juriste, artiste, commerçant, patron, et même, oui, mendiant ou voleur, indépendamment de ses talents, de ses inclinations, de ses tendances, de ses capacités, de ses vocations et de la race de ses ancêtres » (Behaviorism, p. 82, London : Kegan Paul, éd. non datée - 1930 ?). Le comportement humain n'a donc pas de cause innée, c'est l'environnement, le programme stimulus-réponse avec renforcement, positif (récompense) ou négatif (punition) qui permet de rendre compte de la personnalité. Un disciple de Watson va dominer la psychologie américaine pendant deux décennies : Burrhus Frederik Skinner. La linguistique chomskienne va précisément se développer en opposition au behaviorisme de Skinner (qui, d'ailleurs, valorise le renforcement positif et abandonne le renforcement négatif : ces thérapies aversives dont on peut voir un exemple dans Orange mécanique, de Stanley Kubrik). Pour Skinner, donc, le langage, comme toute activité nécessitant un apprentissage, s'apprend par les techniques de conditionnement : on apprend à parler comme on apprend à monter à bicyclette en vertu de la « loi de l'effet ». Dans un ouvrage publié en 1957, Verbal Behavior, dont le titre annonce la couleur : le langage est un comportement, il présente cette conception comportementale de l'acquisition du langage. En 1953, au cours d'une traversée de l'Atlantique marquée par un mal de mer « carabiné », Noam Chomsky a la révélation que le cerveau contient un « organe du langage », biologiquement programmé, grâce auquel les enfants maîtrisent naturellement leur langue maternelle. La faculté de parole serait donc associée à un dispositif, génétiquement déterminé, dont le produit serait une « grammaire universelle » commune à toutes les langues : Chomsky est convaincu que si un martien débarquait sur terre, il constaterait que, malgré la diversité des langues parlées, malgré Babel, les terriens parlent une même langue. Il existerait donc, dans le patrimoine génétique de l'homme, quelque chose comme un « gène de la grammaire »
La proposition a évidemment de quoi surprendre. Cette hypothèse permet à Chomsky de renouer avec les théoriciens de l'innéisme, avec Descartes, avec la grammaire de Port-Royal, développant ce qu'il appelle une « linguistique cartésienne ». La Grammaire de Port-Royal, je le rappelle, avait pour but de décrire une langue avant toute langue, une logique propre à toute langue, autrement dit cette grammaire universelle dont parle Chomsky. De fait, les règles et les catégories syntaxiques utilisées pour former un énoncé existent indépendamment du contenu sémantique de l'énoncé, tel un outil préexistant permettant de catégoriser l'expérience du monde. L'hypothèse d'un fondement génétique du langage est donc avancée par Chomsky (1959 : Language 35, pp. 26-58) ainsi que par Lenneberg (1964 : The structure of Language : Readings in the Philosophy of Language (eds Fodor, J. A. & Katz, J. J. pp. 579-603, Prentice-Hall, Engelwood Cliffs, NJ). Le premier fonde son argumentation sur l'universalité du langage, la facilité et la rapidité avec laquelle les enfants sont en mesure d'apprendre leur langue maternelle et le second sur la transmission familiale de certains déficits linguistiques (à l'instar du psychiatre français Gilles de la Tourette, qui avait relevé, en 1885, que le syndrome qui porte son nom avait une base familiale).
Et ce gène de la grammaire, l'a-t-on découvert ? Non. Ce qui a été identifié, en revanche, ce sont des déficiences de la circuiterie neuronale, déficiences auxquelles on a pu remonter à partir de l'analyse de patients présentant des troubles du langage. Plus précisément, d'une famille dont les membres présentent cette étiologie sur plusieurs générations : dont la transmission est génétique. Pour simplifier, on peut dire que la défaillance en cause se manifeste par la difficulté ou l'incapacité à mettre en uvre une grammaire. Ces patients s'expriment dans une manière de pidgin. Or, ce qui caractérise le langage humain c'est, à l'inverse de cette capacité minimale à aligner des mots, la faculté de faire des phrases nouvelles à partir de règles formelles. Des observations menées depuis le début des années 90 et portant sur plusieurs générations d'une même famille, les KE's, dont la moitié des membres sont affectés de troubles linguistiques, suggèrent donc une origine liée à un gène dominant autosomique (Cecilia S. L. Lai, Simon E. Fisher, Jane A. Hurst, Faraneh Vargha-Khadem & Anthony P. Monaco, Nature, vol 413, 4 octobre 2001, pp. 519-523). Ce trouble, indépendant du QI des sujets qui en sont affectés, se manifeste par des difficultés d'articulation mais ne se réduit pas, non plus, à un problème de motricité verbale. En effet, c'est aussi la reconnaissance et la maîtrise des structures de phrases de la grammaire qui est en cause. Ce déficit peut être mis en relation avec une anomalie d'un segment du chromosome 7, baptisé SPCH1. Des investigations sur un patient (CS) atteint de troubles identiques et non apparenté aux KE's ont permis de préciser cette localisation : le trouble relève d'une anomalie d'un gène baptisé FOXP2. L'hypothèse est que ce gène aurait une fonction dans le développement de la circuiterie neuronale qui sous-tend l'activité linguistique. Les chercheurs concluent que l'altération du gène FOXP2, caractérisée par une translocation chez le patient CS et par une mutation chez les KE, aurait des conséquences embryologiques sur le développement des structures neurales impliquées dans la parole et le langage.
D'autres troubles, comme la dyslexie, semblent aussi avoir une cause génétique
Grâce à l'étude de 153 familles de dyslexiques, Jeffrey Gruen et ses collègues de l'université Yale ont montré qu'un grand nombre de cas de dyslexie est lié à un gène du chromosome 6, nommé DCDC2. Deux équipes de chercheurs, l'une américaine et l'autre européenne, ont dentifié deux nouveaux gènes responsables de la dyslexie. Si ces gènes n'engendrent pas de malformations majeures, ils seraient à l'origine de petites désorganisations des neurones affectant spécifiquement certaines aires de l'hémisphère gauche, qui sont mobilisées par l'enfant lors de l'apprentissage de la lecture. Le second gène, Robol, a été mis au jour par une équipe de chercheurs finlandais. En 2003 déjà, celle-ci avait découvert le premier « gène de la dyslexie », nommé DYX1C1. Ces nouvelles découvertes portent à quatre le nombre de gènes corrélés à ce trouble de l'apprentissage, tous impliqués dans la migration neuronale, stade du développement cérébral embryonnaire intervenant entre la douzième et la vingt-quatrième semaine de gestation. L'étiologie de ces deux dysfonctionnement, de la grammaire et de la lecture, qui démontre la transmission familiale (génétique) des outils cérébraux conforte l'hypothèse de l'innéisme. L'esprit humain ne vient pas au monde comme une cire vierge où l'expérience viendrait s'imprimer et se mettre en forme.
Le devenir de l'homme, produit de la sélection naturelle, est évidemment culturel. L'outil réflexif dont l'évolution l'a doté lui permet d'évaluer un certain nombre de variables constitutives de son histoire. Sans pour autant être toujours en mesure d'infléchir le cours de celle-ci. Cette capacité de l'homme à s'adapter à son environnement porte évidemment des conséquences sociales. C'est la diversité visée plus haut et la révolution néolithique constitue l'un de ces choix de civilisation choix contraint, on le rappellera qui engage l'humanité d'aujourd'hui.
La transition néolithique et la sélection des plantes élues à la domestication
La nécessité (raréfaction des espèces chassées, multiplication des hommes, transformations climatiques
) est vraisemblablement à l'origine de cette évolution progressive des modes de vie. Un trait significatif de cette évolution tient dans l'observation, rappelée plus haut, que les premiers villages néolithiques sont des « entrepôts ». Les capacités de stockage ont d'abord eu pour objet la conservation de récoltes de graines sauvages avant d'être des silos classiques et une économie « mixte » a probablement précédé l'agriculture. Il est d'ailleurs possible d'observer aujourd'hui comment certaines populations qui pratiquent l'agriculture ont aussi recours de manière significative à la cueillette de céréales sauvages. Cette pratique permet d'observer la cohérence du processus de domestication.
Les céréales ou légumineuses concernées étaient déjà, sous leur forme naturelle, intéressantes pour les collecteurs. Il s'agit de plantes qui effectuent tout leur cycle de vie, de la germination à la mort, au cours de la même année. Durant cette période, la plante en cause réalise toutes les opérations nécessaires à la survie de son espèce, production et dissémination des graines. La graine contient l'embryon végétal ; elle a un rôle de protection et de nutrition. Sous la forme de céréales ou de légumes secs, c'est une source d'alimentation recherchée. Cette valeur de réserve et de régénération fait de la graine un symbole particulièrement fort qui sera exploité par les civilisations agricoles. De surcroît, la biologie reproductive des céréales domestiques est généralement de nature autogame. Ces plantes, qui se reproduisent elles-mêmes sous forme de clones (la fécondation a lieu quand la fleur est fermée), ont en quelque sorte facilité l'opération de sélection des proto-agriculteurs (quand le choix d'un caractère mutant d'une plante allogame est perdu à la génération suivante).
Ethnographie de la cueillette et syndrome de la domestication
Les populations riveraines du lac Tchad procèdent régulièrement à la cueillette du riz sauvage. « Le riz ne se cultive pas [au Baguirmi] note Auguste Chevalier, citant l'explorateur Heinrich Barth, mais après les pluies on le glane en grande quantité dans les forêts où il croît dans les marais ou les lacs intermittents. Un plat de ce riz préparé avec de la viande et un bon morceau de beurre forme réellement un des seuls mets passables dont je goûtai au Baguirmi » (« Le riz sauvage de l'Afrique tropicale », Bulletin du Museum d'histoire naturelle, 1910, 7, 16, p. 404-7). « Nous trouvons Barth sévère pour la cuisine africaine, poursuit Chevalier. Nous avons dégusté son riz chez le sultan même du Baguirmi (en 1903) et chez le fama de Sansanding sur le Niger (en 1910) et nous le considérons comme un aliment non seulement passable, mais des plus agréables ». C'est Chevalier qui proposa l'appellation d'Oryza Barthii en hommage au voyageur allemand. Celui-ci donne de son « entrée [en 1851] dans le pays des Mousgou » la relation suivante : « Le 16 décembre, nous nous remîmes en marche, traversant des contrées où jamais Européen n'avait pénétré. Dès le début, le pays nous offrit un caractère d'un intérêt entièrement nouveau [
] Un peu au-delà de Diggera (au sud du lac Tchad), nous rencontrâmes le premier champ de riz sauvage, dont l'aspect nous donna immédiatement l'explication de la mauvaise qualité de ce produit ; c'était l'intelligent éléphant qui faisait la première récolte, et les Schoua qui s'en occupaient principalement, devaient se contenter du reste (Heinrich Barth, Voyages et descriptions au nord et au centre de l'Afrique (1857-1858) volume 3, p. 21-22).
« Comme pour toutes les céréales rencontrées à l'état sauvage, observe Chevalier, les grains mûrs de l'Oryza Barthii se détachent de l'épi avec la plus grande facilité ; aussi pour faire la récolte, on ne peut songer à couper les pailles, car on perdrait tout le grain. Lorsque la maturité est arrivée, les indigènes procèdent de la manière suivante : ils circulent à pirogue à travers les prairies aquatiques, et tenant d'une main une sorte de panier ou une calebasse, ils frappent les épis et les graines (avec leurs longs barbillons) viennent tomber dans le récipient. Si la saison est trop avancée, les graines détachées flottent à la surface des eaux dormantes : on les recueille avec une calebasse. » Comme on peut l'observer aujourd'hui, en effet, chez les riverains du lac Tchad, la cueillette du riz sauvage s'effectue à l'aide de paniers lancés à la volée sur les épis d'où ne se détachent que les grains arrivés à maturité. Pour limiter le nombre de passages tout en augmentant la quantité de graines récoltées, un procédé consiste à lier sur pied, au moment de la floraison, des gerbes d'épis de telle sorte que les grains, au lieu de se répandre, resteront emprisonnés dans les barbes. Dans la continuité de ce processus pour contrarier la nature, il suffit au proto-agriculteur (à la proto-agricultrice) de semer les graines qu'il recueille préférentiellement - celles qui tombent dans son panier de cueillette - pour opérer automatiquement la sélection d'un caractère utile. Les grains majoritairement récoltés sont ceux qui mûrissent en même temps et qui restent regroupés le plus longtemps sur l'épi. Il se trouve que les différents gènes porteurs du syndrome de domestication sont portés par le même chromosome. La version utile de ces gènes peut donc être transmise de génération en génération. Les preuves de domestication des céréales sont généralement recherchées dans les mutations génétiques utiles à l'agriculteur. L'engrain et le blé amidonnier, pour le Proche-Orient, sont ainsi généralement cités en exemple pour la perte de leur capacité à disperser leurs grains. C'est ce que l'observation permet de vérifier concernant le riz.
Paul Créac'h (Aliments et alimentation des indigènes du Moyen-Tchad, Marcel Leconte, Marseille, 1941, p. 43-44) donne une description (avec figures) d'un tel panier de cueillette (dit sos-sal), utilisé pour récolter le riz sauvage ou le Kreb (terme générique désignant les Graminées sauvages faisant l'objet de cueillette) au Moyen-Tchad. Il s'agit d'une vannerie tressée munie d'un couvercle fait de courroies entrelacées ou de cordelettes assemblées à la manière d'une toile d'araignée. Battus par le couvercle, les épis mûrs laissent tomber les graines à l'intérieur du panier, tandis que le chaume est retenu par la toile d'araignée. On notera, parmi les Graminées ainsi récoltées, en majorité des Panicées, la présence de Pennisetum Prieurii, relevée par Créac'h. En septembre 1903, Chevalier a pu observer une moisson de Kreb chez les Goranes. On recueille les graines le matin à la rosée avec un panier tressé en Doum nommé Sompo. Le glaneur de Krebs parcourt la steppe herbeuse à grandes enjambées en heurtant avec son panier le sommet des herbes dont les graines sont mûres et se détachent facilement. La secousse les fait tomber dans le panier dont le couvercle en se rabattant aussitôt en clapet les empêche ensuite de sortir. Un travailleur adulte peut récolter une dizaine de kg de Krebs dans sa matinée (Chevalier 1932 : 139, Ressources végétales du Sahara et de ses confins nord et sud, Muséum d'histoire naturelle, Laboratoire d'agronomie coloniale, Paris.)
L'importance de ce type de cueillette est donnée par l'indication qu'« au début de l'occupation française [
] les riverains [du Niger] vivaient en partie du produit de ce ramassage d'Oryza Barthii [et que], pendant les années qui suivirent l'occupation des Territoires du lac Tchad, de 1900 à 1906, dans toute la région située au sud du lac Baguirmi, Pays Kotoko, Dagama (lac Fittri), l'impôt fut levé, pour nourrir les troupes du corps d'occupation, en partie en graines de Graminées sauvages » (op. cit. : 88, 139). Barth remarque, dans le même sens : « Là où le blé manquait, on se nourrissait de l'espèce d'herbe appelée Kreb, ou Kascha, plus ou moins identique au Poa abyssinica... [Eragrostis abyssinica] » (op. cit. III : 67).
La littérature ethnographique offre un certain nombre d'observations de ce type. Dans la zone géographique considérée, une courte note sur les rituels agricoles chez les Banana-Kolon et les Marba de la région du Logone, de M. Catherinet (1954 : 42, 1954. « Quelques rites agricoles chez les Banana-Kolon et les Marba de la région du Logone (Tchad) », Notes africaines, 62 : 40-42) fait mention d'un panier de cueillette de Graminées sauvages (Digitaria adcendens, nom vernaculaire : avaleirava ; Paspalum scrobiculatum, nom vern. : mighirmidenha ; Brachiara stigmatisata, nom vern. : adeltchaka ; Dactyloctinim aegyptium, nom vern. : madana ; Setaria pallidifusca, nom vern. : berengha ; peuplements « homogènes et permettant une récolte importante ») utilisé selon la méthode dite de fauchage. « Les femmes progressent en ligne, dans la prairie, et frappent les panicules ou les épis sauvages à l'aide d'une grande calebasse, de 40 à 50 centimètres de diamètre, dans laquelle s'en trouve une plus petite, en forme de cuiller retournée dans le fond de la grande. Les faucheuses progressent lentement, avec un grand geste de droite à gauche, puis de gauche à droite, à chaque pas. Les graines tombent dans la calebasse et sont retenues par la cuiller qui les empêche de s'envoler ». Chez les Zaghawa, un article de 1969 de Marie-José Tubiana intitulé « La pratique actuelle de la cueillette chez les Zaghawa du Tchad » (Journal d'agriculture tropicale et de botanique appliquée, 1969, volume 16, pp. 55-83) recense les ressources de la cueillette dans cette région de steppe sahélienne.
La transition néolithique et le principe de population
« Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire ceci est à moi,
et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. »
(Rousseau, uvres complètes, 1817, III, p. 283)
« Le métier de chasseur n'est point favorable à la population » remarquait Rousseau (en 1761) dans l'Essai sur l'origine des langues (publication posthume en 1781, ici citée dans l'édition de 1826, note, p. 12, Verdet et Lequien, Paris). De fait, alors que la densité de peuplement des chasseurs-cueilleurs est d'un individu pour dix kilomètres carrés, les principaux foyers de population se sont formés avec la domestication des céréales et des espèces animales. En Asie mineure et en Europe, les techniques de subsistance de l'agriculture primitive peuvent nourrir cinq personnes par kilomètre carré. Ce qui représente une augmentation de la densité de population de 5 000 %.
La maîtrise de leurs ressources a ainsi permis aux hommes du néolithique de multiplier. Aux débuts de l'ère chrétienne, les effets démographiques de cette révolution économique ont atteint leur limite et on estime alors la population mondiale, qui a décuplé, à 190 millions d'individus. Les régions à fort peuplement agricole sont aussi les plus anciennement occupées (Moyen-Orient, Asie méridionale, Amérique andine
). Les plus importants foyers sont eurasiatiques et la distribution actuelle de la population mondiale, si l'on excepte les zones d'expansion européenne récente (Amériques, Caraïbes, Australie, Nouvelle-Zélande
avec les déportations et les migrations conséquentes à cette expansion) est conforme à la répartition de ces centres originels. Lorsqu'on observe la carte de répartition de la population à cette époque, les foyers indiens et extrême-orientaux rassemblent ainsi plus de la moitié de l'humanité, l'Europe méridionale et le bassin méditerranéen constituant le troisième centre en importance, le Moyen-Orient ayant mis en uvre, au moins dès le neuvième millénaire, les principales techniques liées à la domestication. Tandis que, dans les zones d'origine d'espèces propices à la domestication, en Amérique centrale, en Inde, en Chine, au Japon, en Indonésie on observe des innovations du même ordre, les savoir-faire du Croissant fertile se répandent progressivement vers l'Europe, l'Égypte et l'Afrique du nord. Les plus vieilles villes (parmi celles encore aujourd'hui habitées : Damas, Jéricho, Byblos, Alep
) associent concentration humaine, centralisation et division des tâches. La production et la conservation de vivres à plus grande échelle mobilise de nouvelles techniques (poterie, métallurgie
) et une stratification de plus en plus élaborée (paysans, soldats, artisans, prêtres, bureaucrates
). L'organisation sociale est alors vraisemblablement tripartite. La révolution néolithique paraît ainsi fondamentalement associée, à l'opposé du « métier de chasseur », à la sédentarité, à l'appropriation et à l'héritage vertical (conformément à l'étymon I.-E. « s'établir » = avoir toit et descendance : heimat-heirat), soit, par hypothèse, à un système de parenté dit de type « descriptif ». A partir des vallées alluviales du Tigre, de l'Euphrate, du Nil, de l'Indus, du Gange, du Hoang-Ho, du Yang-Tsé
un nouveau type de société diffuse ainsi, par expansion démique, par conquête ou par conversion, pacifiquement ou militairement, ses valeurs et ses intérêts.
La parenté dite « descriptive », par opposition à la parenté dite « classificatoire » qui considère comme parents de même degré des parents de même génération, est restrictive. Elle individualise et particularise quand la parenté classificatoire assimile. Limitant la reconnaissance du parent à la continuité biologique des lignées, elle segmente le groupe social. Ce système est congruent avec l'appropriation des terres et avec la transmission générationnelle des statuts, alors que la « parenté classificatoire » comme on a pu titrer : La société contre l'État c'est la parenté contre la propriété (plus vraisemblablement, la parenté dans l'insignifiance ou l'incommodation de la propriété). Les philosophes expliquent qu'il a fallu ce développement de la société pour que l'homme, nudus et inermis, n'ayant d'autre dispositif de survie que la protection du groupe (« tous parents »
), s'émancipe et soit en mesure de faire coïncider reproduction sociale et reproduction biologique. Cette ligne de conduite (monogamie-propriété-héritage vertical) qui associe reproduction sexuée et reproduction sociale se prévaut de la nature et de la civilisation. Elle renvoie la parenté classificatoire aux limbes ou à l'enfance de l'humanité. La clé de voûte du système en cause est donc constituée par la culture de la différence des sexes et la transmission des biens aux enfants biologiques. La nature appliquée à la propriété en quelque sorte
La révolution néolithique, là où elle a provoqué une concurrence pour les terres fertiles, a donc engagé l'organisation de la société dans des voies spécifiques qui ont décuplé ses moyens matériels (et armé les sociétés colonisatrices). Contrairement à ce qu'indique l'expression « révolution néolithique » (le terme « néolithique » étant hérité de l'archéologie du XIXe siècle, les outils de pierre polie apparaissant plus récents que ceux de pierre taillée, caractéristiques d'une période antérieure dite, par opposition, « paléolithique »), la révolution en cause ne concerne pas essentiellement les outils, mais l'écologie. La « révolution néolithique » caractérise en réalité le passage d'une économie fondée sur la chasse et la cueillette à une économie de production. Depuis Gordon Childe, qui l'a caractérisée dans les années 30, les formes de cette transformation majeure ont été maintes fois décrites. « Révolution » dans ses conséquences, mais lente transition dans sa chronologie avec un enchaînement de configurations qu'il est relativement aisé de décrire rétrospectivement, voici, grandement schématisés, les principaux traits de cette transformation pragmatique.
Abandonnant probablement par nécessité le jardin d'Eden, l'agriculteur s'établit comme un démiurge dans un environnement domestiqué « à la sueur de son visage » (Insudore vultus tui vesceris pane tuo - Genèse, III, 16-19). Retournant l'adversité en mettant à profit, au bénéfice des seules plantes et des animaux qui lui sont utiles, la capacité de la nature à produire de la biomasse, il est en mesure de centupler le rendement de la quête du chasseur-cueilleur. Alors qu'il battait son biotope à la recherche d'une nourriture se reproduisant selon ses propres lois, il est maintenant ordinairement sédentaire, soumis à la biochronologie d'espèces qu'il a formatées à ses besoins et qui constituent l'essentiel de sa subsistance. Mobile, avec son arc, son bâton à fouir et son panier, le voici sédentaire, au milieu de ses champs, avec son grenier, ses semences, ses étables et son troupeau
Ce renversement (copernicien - si l'on peut dire), porte des conséquences aussi importantes qu'imprévues.
Sédentarisation et maîtrise des ressources entraînent des effets en cascade. A terme, la production d'une nourriture plus abondante, plus régulière et susceptible d'être engrangée assure aux agriculteurs une plus grande sécurité alimentaire. La sédentarité permet, de surcroît, à la différence du mode de vie des chasseurs-cueilleurs où l'espacement des naissances est commandé par les déplacements du groupe à la recherche de nourriture, le rapprochement les naissances. Ce taux de natalité, de conserve avec les moyens de nourrir davantage d'individus, provoque une augmentation sensible de la population. La production de surplus alimentaires autorise aussi une division du travail en libérant de l'exploitation du sol des spécialistes dont l'activité permet de soutenir et d'intensifier la production agricole. Un point de bascule est théoriquement atteint quand cette densité entraîne une concurrence pour l'exploitation des terres fertiles. Une conséquence de cette sédentarisation et de cet accroissement de la densité de la population est en effet la constitution de hiérarchies en relation avec la propriété. La sédentarisation instaure une relation spécifique au sol et amorce un processus d'appropriation (et donc d'exclusion) dépourvu de sens au sein des groupes de chasseurs-cueilleurs.
La hiérarchie en cause, fondée sur l'occupation des terres fertiles, s'exprime dans une configuration sociale où la coercition est servie par la religion. Le scénario d'expansion des agriculteurs tel qu'il est ressort des études génétiques du peuplement, confirmant un avantage démographique et politique à l'agriculture, permet peut-être de former quelques hypothèses sur la mise en place de ces hiérarchies. Concernant l'Europe, deux courants d'expansion partant du Moyen Orient ont été identifiés. L'un ayant suivi le Danube à partir de l'Anatolie, l'autre s'étant développé par voie maritime, correspondant à la migration de groupes d'agriculteurs venus de l'Est de la Méditerranée. L'arrivée, dans une Europe peu peuplée, de ces « pionniers » est confirmée par l'étude relative du chromosome Y et de l'ADN mitochondrial des européens quand 80 % des européens sont issus d'une lignée du chromosome Y dont l'origine est le Moyen Orient, alors que les lignées maternelles semblent avoir une source indigène : Demic diffusion involves both females and males, but the disparity between mtDNA and Y-chromosomal patterns could arise from an increased and transmitted reproductive success for male farmers compared to indigenous hunter-gatherers, without a corresponding difference between females from the two groups (Balaresque et al. 2010, « A Predominantly Neolithic Origin for European Paternal Lineages », PLOS Biology, January 2010). Ces résultats confirment les analyses de Cavalli-Sforza (« Genes, peoples, and languages », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 94, n° 15 (1997), pp. 7719-7724) qui avait étudié le polymorphisme des protéines à partir des groupes sanguins. Des conclusions de même nature ont été proposées concernant l'expansion Bantoue en Afrique (Wood et al., 2005 : « Contrasting patterns of Y chromosome and mtDNA variation in Africa : evidence for sex-biased demographic processes », European Journal of Human Genetics 13: 867876), l'expansion des Hans en Chine (Wen et al., 2004 : « Genetic evidence supports demic diffusion of Han culture », Nature 431 : 302305), et l'introduction de l'agriculture dans la péninsule indienne (Cordaux et al., 2004 : « Genetic evidence for the demic diffusion of agriculture to India », Science 304 : 1125). L'amplitude de l'émigration des agriculteurs est estimée pour l'Europe à dix-huit kilomètres à chaque génération.
La transition néolithique voit donc l'établissement d'hommes porteurs de conceptions écologiques, sociales et politiques propres. Les zones agricoles les plus prospères deviennent des foyers de vie privilégiés, concentrant les différentes activités nécessaires à l'exploitation des sols. La manière dont cette organisation se met en place est hypothétique, mais la configuration finale est connue. Les tablettes de Pylos et de Cnossos renseignent sur la structure politique (un roi et des chefs de guerre, les dieux et leurs sanctuaires, le peuple, des esclaves
) et sur l'économie palatiale (inventaires des pièces pour les chars de guerre, rations alimentaires pour les ouvriers du palais, cheptel, production de miel et de parfums). Cette structure apparaît comme une extension d'un modèle élémentaire où l'on imagine un groupe humain uni par la parenté imposer sa présence sur un terroir agricole sous la conduite d'un patriarche ou d'un leader. La formation de la monarchie « à ses origines les plus lointaines » en Egypte, selon Jacques Pirenne, qu'elle soit à base urbaine ou féodale, repose sur une fédération de nomes placée sous l'hégémonie de l'un d'eux, quand le nombre et le regroupement d'hommes de différentes origines ou de différentes fonctions atteint un seuil systémique.
Un trait banal et caractéristique de ces organisations est sa nature religieuse, le roi étant le représentant ou le médium du dieu principal. Ainsi, écrit Jacques Pirenne (« Les origines et la genèse de la monarchie en Egypte », Annales du Centre d'Étude des Religions, Bruxelles, I, 1962, 49-59), « La confédération formée sous l'hégémonie de Busiris avait naturellement été créée par la force, mais elle cherchait sa justification dans le culte osirien » (p. 51). « La royauté, basée sur le culte osirien, amène ainsi, semble-t-il, une nouvelle forme de pouvoir. Le roi, reconnu comme tel dans sa ville par les acclamations du peuple, est admis comme le chef des confédérés par le consentement unanime des princes et se donne comme le représentant d'Osiris ». Pirenne voit un équivalent de ce mode de consécration dans la royauté crétoise « à l'époque du roi Minos dont la qualité de prêtre et de souverain devait être périodiquement renouvelée au cours d'une grande cérémonie religieuse où intervenait le Minotaure, dieu agraire » (p. 51).
Une seconde révolution démographique
Les vacations privées font la publique. La maison est premier que la Cité. La ville que la Province. La Province que le Royaume. Ainsi l'art politic dépend médiatement de l'conomie.
Antoyne de Montchrétien
Traicté de l'conomie politique
([1615], 1999, p. 52)
C'est dans ces foyers que va naître la deuxième révolution démographique, celle des Temps modernes. Bénéficiant d'un effet cumulatif lié à la navigation et à la maîtrise des échanges, l'Europe amorce ce processus qui culmine dans ce que l'on nomme la « révolution industrielle » (qui résulte, en réalité, d'un lent cheminement dans lequel les progrès scientifiques, techniques et sanitaires s'agrègent et sont mobilisés dans une vision mondaine du destin de l'homme) et qui va s'étendre aux foyers de vieille civilisation. Après les invasions barbares, « les intelligences du commerce [abolies], les correspondances de peuple à peuple destruites, les connoissances des choses effacées
» (Antoyne de Montchrestien - [1615] 1999, p. 388), l'Europe de la féodalité, fermée sur elle-même - résignée au verrou économique et politique de l'islam (« et les Mores, en mesme temps, poursuit Monchrestien, envahirent par force l'Affrique et l'Espagne
» (id., ibid., p. 388) - renoue avec l'antiquité et « renaît » à la science, aux arts et aux échanges. Cette seconde révolution démographique s'étant développée dans l'environnement de la première, on peut se demander si elle ne procède pas de ses principes.
Usant d'un raccourci étymologique, quand oikos, foyer domestique, devient « économie », esprit du gain, on pourrait dire si la révolution néolithique a bien causé ce processus d'appropriation des sols et de cloisonnement de la société en unités domestiques séparées à l'origine du système de parenté en cause que le « matérialisme » (ou la philosophie de l'intérêt, ou la maxime de l'expansion économique) est une vision du monde génériquement associée à la parenté descriptive, le système de valeurs dévolu à la sanctification de l'unité domestique et à la propriété nourrissant de conserve la recherche de l'efficacité technique, la différenciation sociale et le culte du progrès
Propriété, travail, spécialisation et concurrence professionnelle, voilà des vérités bibliques : « Ne déplace pas la borne antique, et n'entre pas dans le champ des orphelins. Car leur vengeur est puissant : il défendra leur cause contre toi. » ; « Ne déplace pas la borne ancienne, que tes pères ont posée » ; « Ne sois pas parmi les buveurs de vin, parmi ceux qui se gorgent de viandes.Car le buveur et le gourmand s'appauvrissent, et la somnolence fait porter des haillons » ; « Vois-tu un homme habile dans son ouvrage ? Il demeurera auprès des rois, il ne demeurera pas auprès des gens obscurs » (Proverbes, 10, 11, 28, 20, 21, 29) ; «Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son buf, ni son âne, rien de ce qui est à lui » (Exode, XX, 17). Cette sagesse est la sagesse populaire : Propriété :« Qui terre a guerre a ; qui rien a pis a ». Travail : « Les mains noires font manger le pain blanc » ; « De bois noué courent grandes vendanges » ; « Qui est oisif en sa jeunesse, peinera dans sa vieillesse ». Spécialisation : « Trente-six métiers, trente-sept misères » ; Platon, Alcibiade mineur : « C'est lui [Homère] qui dit de Margitès, qu'il savait beaucoup de choses, [147d] mais qu'il les savait toutes mal » (vers tiré du Margitès, poème perdu, et attribué Homère. Aristote cite ce vers dans la Poétique) ; « Touche à tout, bon à rien » ; « Après rastel n'a métier fourche » ; « Il n'est pas de sot métier, il n'est que de sottes gens »
Cette religion du travail étant parfaitement mise en maxime par Hésiode : kai ergon ep' ergô ergadzesthai : « Fais succéder travail à travail »
(Opera et dies, 381-382).
Dans le destin propre que l'Occident donne à la parenté descriptive, le christianisme est central, pour ce qu'il conforte de la reproduction sociale et de la représentation de la nature, sa théologie faisant fonction de mythe explicatif : il structure religieusement la famille et il invente la « matière » en brisant le pacte primitif de l'homme et de la nature. Le dogme de la séparation de l'âme et du corps, l'ascèse sexuelle et la monogamie, lieux communs de la prédication chrétienne, servent en effet la stratification sociale. (De ce point de vue positif le catéchisme n'est rien d'autre qu'un manuel d'éducation civique.) Occupant la niche de légitimation sociale dans la structure tripartite héritée de la culture indo-européenne, il est contesté et dans sa fonction politique et dans son dogme (mais reste expressif du droit civil). Le matérialisme, paradoxalement contenu dans la conception chrétienne du destin de l'âme, et l'individualisme, martingale présumée de l'invention et de la réussite sociale, sapent en effet les fondements idéologiques d'une réalité travaillée par les forces de l'économie marchande. La féodalité européenne, avec son immobilité organique, pétrifie la dynamique sociale propre à la parenté descriptive en limitant sa stratégie économique à la caste dominante : ainsi, par exemple, le droit de mainmorte, condamne-t-il le serf et sa « race » de génération en génération : « et qui plus est telle miserable condition, écrit le juriste Gaspard Bailly, dans son Traité des taillables et maimortables, comme un feu grégeois, passe jusqu'au dernier des enfans, brûle et noircit tous les enfans et descendans de la race » (1712, p. 19). L'hégémonie de l'aristocratie, avec ses particules territoriales (noms de terres), est emportée par l'esprit scientifique et par le développement naturel du mode d'acquisition des richesses propre à la parenté descriptive. Bien que celle-ci soit originellement une affaire de terres, la féodalité apparaît ainsi comme une longue et primitive parenthèse agricole dans une dynamique d'appropriation qui renaît avec les Temps Modernes. Une avec la concurrence et l'intérêt, la « morale descriptive » peut désormais investir tous les domaines où l'activité humaine, libre ou contrainte, produit de la valeur.
En effet - c'est la mutation des Temps Modernes - l'économie n'est plus exclusivement commandée par la possession de la terre (le fief) et la structure sociale peut désormais se passer de mythe. Dans les Lumières, Alphonse Dupront voit un procès de désacralisation de la société engagé « dans l'expérience historique occidentale et particulièrement française, depuis le XIIIe siècle », dont le résultat est la formation d'une conscience sociale sans Dieu et d'une société « démythisée » (1996, p. 84 et 86). À propos du Code Civil, Jean Carbonnier note : « C'est par le silence que le Code exprime son idéologie... Il ne dit rien de l'Eglise et cela suffit pour établir la laïcité du droit civil, ce qui était en 1804 une innovation sans précédent » (« Le code Napoléon en tant que phénomène sociologique », Revue de la Recherche Juridique, Aix-Marseille, 1981-3, p. 327-336, 1981, p. 331). « La richesse [accumulée] dans le royaume au terme de deux siècles de mercantilisme - richesse du négoce, et surtout du commerce outre-Atlantique » (Dupront, Qu'est-ce que les Lumières ? Paris : Gallimard, 1996, p. 58) accompagne le triomphe de la science sur les forces naturelles : c'est : « l'extraordinaire éclatement des découvertes » (p. 43) que Dupront qualifie de « phénomène éruptif ». « Cet éclatement, du point de vue de l'analyse historique, pose et la réalité d'une longue préparation (fait qu'on oublie trop volontiers) et une nécessité historique, puissamment instante » (p. 44). Mobilisés par l'intérêt, les progrès de la connaissance scientifique vont décupler les hommes et leur productivité. « Quand il n'y a plus de richesses héréditaires, de privilèges de classe et de prérogatives de naissance et que chacun ne tire plus de force que de lui-même, il devient visible que ce qui fait la principale différence entre la fortune des hommes, c'est l'intelligence » (De la démocratie en Amérique, 1840, 2ième édition, Paris, Charles Gosselin, tome 3, p. 75).
Les conditions d'une nouvelle révolution démographique naissent donc avec les Temps modernes : au terme de cette révolution, la population du globe va être multipliée par cinq en quelque deux siècles. L'augmentation de la production agricole, la révolution sanitaire et médicale - et la diffusion planétaire de ces techniques : on ne connaît plus, aujourd'hui, les conditions de mortalité qui étaient celles de l'Europe au début du XVIIIe siècle - rendent compte de cet accroissement. L'expansion européenne (et asiatique) des deux derniers siècles, soutenue par l'augmentation de la densité de population, a pour marque croissance économique et colonisation, recherche de nouvelles terres à exploiter. Les XVIIIe, XIXe et XXe siècles ont notablement modifié la répartition des hommes sur la planète. Migrations continentales : l'émigration russe vers la Sibérie concerne près de 8 millions d'individus, l'émigration de Chinois du Nord vers la Mandchourie au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, plus de 20 millions. Migrations transcontinentales : le quatrième grand foyer de la population mondiale (avec l'Extrême-Orient, l'Inde et l'Europe) est en effet nord-américain : c'est la destination principale de l'émigration européenne, où les descendants des amérindiens constituent environ 1/25e de la population actuelle, tandis qu'on estime le nombre des immigrants européens en Amérique du Nord à plus de 50 millions. La population d'Amérique Latine est composée pour les deux tiers de descendants d'immigrants, volontaires ou contraints : 14 millions d'Européens et 9 millions d'Africains, par rapport à une population amérindienne estimée à 12 millions d'individus à l'arrivée des colonisateurs. 4 millions d'européens émigrent en Nouvelle-Zélande et en Australie, la population aborigène australienne constituant aujourd'hui moins de 1% de la population totale.
Descartes est mort à 54 ans, en février 1650, dune pneumonie aigüe après neuf jours de maladie. Ses idées sur la prolongation de la vie humaine étaient connues de ses contemporains puisque la Gazette ordinaire [dAnvers] fit allusion à cette mort intempestive en ces termes : « Il est mort en Suède un fol qui disait quil pourrait vivre aussi longtemps quil voudrait » (cité par Charles Adam, « Quelques questions à propos de Descartes », R.B.C.C., II, vol. 38, 1937, p. 585). Dans le Discours (1637), Descartes argumentait : « On se pourrait exempter dune infinité de maladies tant du corps que de lesprit, et même aussi peut-être de laffaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus ». Après la publication du Discours, Descartes se met « tout de bon à étudier la médecine ». « Les poils blancs qui se hastent de me venir, écrit-il à Constantin Huygens, mavertissent que je ne dois plus estudier à autre chose quaux moyens de les retarder. Cest maintenant à quoy je moccupe et je tasche à suppléer par industrie le défaut des expériences qui me manquent » (5 octobre 1637). Quelques années plus tard il nest plus du tout « sûr de rendre sa vie égale à celle des Patriarches » et plus satisfait de la Physique que de la Médecine à laquelle à laquelle il a « néantmoins employé beaucoup plus de tems. De façon quau lieu de trouver les moyens de conserver la vie, [il en a] trouvé un autre bien plus aysé et plus sûr qui est de ne pas craindre la mort » (lettre à Chanut du 15 juin 1646)
(M. Grmek, « Les idées de Descartes sur le prolongement de la vie et le mécanisme du vieillissement », Revue dhistoire des sciences, 1968, 21-4, p. 285-302). Au temps de Descartes, lespérance de vie masculine était de 27 ans, elle est, en 2018, de 80. Descartes avait seulement quelques siècles davance, car on pourrait dire que cest au matérialisme et à la méthode cartésienne que lon doit ce progrès. Il nest pas jusquà la fatalité de la mort qui ne soit aujourdhui défiée par la recherche médicale, dès lors que les causes de « laffaiblissement de la vieillesse », apoptose et télomérase (notamment), sont identifiées.
Maîtrise technique sur les conditions de vie et sur les échanges et maîtrise politique l'expansion démographique et économique des européens leur permet de disséminer sur la planète. Lorsque l'on considère un planisphère représentant les mouvements de population au cours des Temps Modernes, on constate que les sociétés européennes entretiennent, directement et indirectement, une dynamique d'émigration, continue et tous azimuts, aux dépens des populations autochtones. Le britannique Joseph Chamberlain, secrétaire aux colonies de1895 à 1903, justifie la colonisation en termes de démographie et déconomie. « Hier, jai assisté à une réunion de chômeurs à Londres et après avoir écouté les discours virulents qui nétaient ni plus ni moins quun cri pour demander du pain, je suis rentré chez moi plus que jamais convaincu de limportance de limpérialisme... Ce qui me préoccupe avant tout cest la solution du problème social. Par cela jentends que si lon veut épargner aux quarante millions dhabitants du Royaume-Uni les horreurs dune guerre civile, les responsables de la politique coloniale doivent ouvrir de nouveaux territoires à lexcédent de population et créer de nouveaux marchés pour les mines et les usines. Jai toujours soutenu que lEmpire britannique était pour nous une question destomac. Si lon veut éviter une guerre civile, il faut devenir impérialiste « (Dans Die Neue Zeit, XVI, 1, 1898, p. 304). Jules Ferry dans un discours à la Chambre des députés, le 28 juillet 1885 argumente : « La politique coloniale est fille de la politique industrielle. Pour les États riches, où les capitaux abondent et saccumulent rapidement, où le régime manufacturier est en voie de croissance continue, lexportation est un facteur essentiel de prospérité. Oui, ce qui manque à notre industrie ce sont des débouchés ».
Les écosystèmes n'ayant pas eu à mettre en uvre les contraintes de la révolution néolithique (en Amérique du Nord, en Australie, en Nouvelle-Zélande
), espaces « vierges » (en termes d'agriculture intensive), se trouvent à leur tour soumis à l'exploitation « néolithique ». Cette colonisation entraîne le déplacement, forcé ou volontaire, de populations non européennes, prises dans un procès de production où elles sont exploitées pour leur force de travail. La mondialisation, la ressource des colonies et l'impulsion du commerce sont ainsi à l'origine de la transformation du mode de vie des européens. La décimation des épidémies a prit fin et, sous l'effet de la révolution jennerienne au début du XIXe siècle, de la révolution pastorienne au début du XXe, puis des progrès de la médecine cardiovasculaire dans la deuxième moitié du siècle, la durée de la vie humaine va augmenter sensiblement (elle passe, en France, de 27-28 ans en 1750 à 78-85 ans en 2010), causant le vieillissement progressif d'une société dont la technostructure maîtrise les processus de la reproduction. Après une première expansion associée aux Découvertes et à lactivité des compagnies de commerce, lEurope colonise et exporte. En l'espace d'un ou deux siècles, la part relative de l'activité agricole diminue au profit de l'activité industrielle, puis tertiaire, et une société urbaine, caractérisée par une aisance nourrie par l'exploitation des ressources planétaires (qui fait suite à une économie de pénurie), va « refaire le monde ». Ce qu'il est convenu d'appeler les « sujets de société » procède de cette dynamique inégalitaire.
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