III - 8.9 L’invention est un jeu d’enfant
Bien entendu, un tel savant est une fiction : les hommes de science n’existent en propre qu’à travers une contribution partielle, imparfaite et provisoire à la communauté scientifique, réunion abstraite d’individus communs par ce retrait d’eux-mêmes. Quelques heures par jour, quelques années d’une carrière. (Il faut en effet compter avec cette donnée première de l’économie cérébrale et morale qui institue une opposition tranchée entre un temps d’appétit intellectuel et de goût polémique, d’une part, et un temps de satiété et d’apologétique, d’autre part. Un temps de recherche et un temps d’administration). Il reste que l’ascèse de ces heures d’exception instaure une communication virtuellement ouverte à tout homme qui s’y voue. Quelle que soit sa croyance, quelle que soit sa couleur. Par une conversion à ce que tous les hommes ont en partage. Là réside le caractère spécifique de la révolution scientifique. La participation de la fièvre neuronale de la jeunesse (psittacisme, hébéphrénie, mais aussi génie créateur) à cette inventivité souligne la progressivité naturelle du progrès. La jeunesse engrange la connaissance et lui redonne vie. Chaque génération reprend à son tour l’état du savoir et fait bourgeonner les structures lignifiées de la génération qui l’a précédée. En mathématiques, en musique, dans les domaines de la forme pure où l’expérience est mentale, les créateurs sont généralement de jeunes esprits. Pure puissance et jouissance de la forme, l’invention est un jeu d’enfant.
Il est, bien sûr, des exceptions à cette “loi” du bourgeonnement naturel de la jeunesse sur l’arbre des formes. August Ferdinand Möbius, par exemple, au nom associé à certaine figure dont le looping a été popularisé par les entourloupes de modernes turlupins.

À l’âge de soixante-huit ans, dans un mémoire pour le Grand Prix de Mathématiques de l’Académie des Sciences de Paris, dont le sujet était de “perfectionner [...] la théorie géométrique des polyèdres”, en 1861, il jette les bases de la topologie moderne en définissant la transformation (qu’il dénomme “corrélation élémentaire”) et l’homéomorphisme. La nouveauté de ce septuagénaire inventif était par trop nouvelle : le prix ne fut pas attribué.
[Möbius n’est d’ailleurs pas, à proprement parler, l’inventeur du ruban qui porte son nom. Johann Benedict Listing (1802-1882) est le premier à employer le terme de topologie. Les idées de Listing et de Möbius paraissent avoir été tirées des notes de Gauss. Leurs travaux héritent des recherches d'Euler sur les polyèdres, dont la formule
v - e + f = 2
Un graphe ne peut être parcouru d'un seul trait s'il possède plus de deux sommets de degré impair
avait donné la solution du problème des “Ponts de Koenigsberg” (voir : Kolam).]
La néoténie est le ferment et la pâte du progrès : la jeunesse s’approprie immédiatement la nouveauté - si l’on ne prévient sa curiosité et ne bride son appétit. L’innovation du Temps selon Francis Bacon ne peut évidemment prospérer que dans la suspicion de la Tradition qui a précisément pour objet de neutraliser le changement et d’oublier le futur - temps que veulent ignorer, d’ailleurs, nombre de langues coutumières.

(Dupuy-Saatchy & Saatchi-Compton) Photographie : Gérard Beaulet, 1983.

Rue de Turbigo.

Rue Mouffetard, 1988.

We don’t need no education. Pink Floyd.
Sans doute la mode du jeune ne date-t-elle pas d’aujourd’hui. Il y a cent cinquante ans, Balzac ironisait : “Un jeune homme à peine débarrassé des langes universitaires, une jeune fille qui n’a pas encore fait sa première communion sont presque certains de captiver l’attention du public. M. Victor Hugo, par exemple, était encore un enfant sublime le jour de son mariage… M. Cousin est toujours ce jeune professeur qui…”. “Ils antidatent leurs figures et postdatent leurs livres : ce sont des embryons qui ont fait des œuvres posthumes”. Mais l’émerveillement devant le génie de l’imitation précoce – “Tous les enfants ont du génie, sauf Minou Drouet”, dira Cocteau – a fait place à l’idéologie de la Filisterie (infra : chapitre 11), qui récuse toute éducation et qui prospère, en vertu de la loi du renouvellement technique, sur le déclassement de la génération qui précède.
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