III - 8.4 Le retournement : les limites de la foi
En bonne logique progressiste, il ne saurait exister dethnologie si cette discipline est bien létude compréhensive des cultures par la civilisation du progrès. Dans la pensée positive, les sociétés qui font lobjet de linvestigation ethnologique relèvent dune manière de préhistoire de la civilisation. Ce sont des ébauches en attente de vérité, passibles, pourtant, dans leur nature primitive, des schémas explicatifs qui permettent de rendre compte de la civilisation. Celui, par exemple, caractéristique de lère moderne, qui réduit le réel à léconomique. Le rôle de lethnologue positif, parfois descendu de lavion avec tracts ou manifestes, cest de préparer la venue du progrès. Lanthropologie de la libération apporte la bonne parole. À lopposé de cette disposition missionnaire, lethnologue peut se convertir. Le type de ce converti pourrait être lingénieur parti construire un barrage chez les primitifs et qui se met à lécole de ces primitifs : ils ont quelque chose qui nest pas dans son bagage : On ne mavait jamais appris ça à lÉcole des Ponts (Le Monde sans visa du 2 février 1991). Il épouse leur cause, parfois leur fille, se pose en médiateur en effet lors des conflits avec le pouvoir colonial ou ses avatars et tente quelquefois dabjurer. Certes, sa position de puissant (constructeur démiurge) lui facilite un contact que lethnologue moyen, qui na souvent que sa fraternité à offrir en partage, établit à grand-peine. Parti avec des certitudes, il fait lexpérience dune humanité qui le tire de lui-même. Plusieurs grands classiques de la littérature ethnologique sont ainsi luvre de missionnaires retournés, et lon peut considérer le frère Bernardino de Sahagun comme un fondateur de la discipline (il pratiquait la confrontation systématique des sources, travaillait dans la langue indigène, exposait en espagnol et en nahuatl, traduisait sous le contrôle de jeunes aztèques bilingues). La foi positive doit être autrement plus impérieuse si lon en juge par la rareté de tels retournements chez ses obédients, qui sintéressent aux primitifs visiblement moins pour leur humanité que pour les questions décole et les plans sur lévolution. Il ne saurait sérieusement exister douverture, en effet, dans une entreprise de diffusion du progrès et, de fait, le souffle de lesprit positif ninspire guère de ces monographies dévouées à lémotion de la différence. Il existe aussi une génération dethnologues que leurs aînés, commensaux dofficiels, considèrent avec une curiosité mêlée de réprobation : ces jeunes entreprennent, souvent à leurs frais et sans dissimuler leur enthousiasme, des voyages où la passion tient lieu de sauf-conduit et où lobjet détude nourrit de sens et de sensations une éducation sevrée dirrationnel. On pourrait schématiser la communication ici recherchée par la formule suivante : Les uns voudraient posséder la magie de la technique ; les autres voudraient connaître la technique de la magie et y croire... Lingénieur des Ponts, captivé par la transe, dira par exemple son dam de nêtre jamais lui-même entré en possession. Lethnologue qui fait un exposé devant des étudiants des anciennes colonies sur le rite ou la religion traditionnelle se voit souvent, lui, pressé de répondre à la question : Et la magie, vous, est-ce que vous y croyez ?
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