III - 8.10 Il y a de la superstition à ne pas croire à la superstition
Si lon excepte notre nez - lodorat est le seul sens dont la performance moléculaire défie la technique (et dont lintelligence nous réserve des surprises) - nous vivons dans un monde dartefacts qui démultiplient de manière fantastique les moyens de notre mécanique naturelle. La nature selon lécologie, cest bien souvent une idée de lhomme des villes qui serait en peine de vivre sans ses prothèses, un paradis qui nest pas sans rappeler cette définition de la campagne : un endroit où tous les oiseaux sont crus. Le pèlerinage dauthenticité du citadin achoppe généralement sur la découverte du scandale de la nature. La néo-modernité, accomplissement de la modernité, démontre la caducité de tous les accommodements que les cultures avaient trouvé et déclasse superfétatoirement la croyance alors que reste à inventer cette religion profane et universelle qui rendrait compte du sens, de lhistoire et de lindividuation. Laxiomatique néo-corticale condamne lhomme au progrès, mais ne modifie nullement son patrimoine génétique. Outre sa capacité dinvention, ce qui spécifie lordinateur cérébral, cest quil nest pas né de la dernière pluie des logiciels ni de la dernière génération des microprocesseurs. Phylogenèse et ontogenèse, profondeur immémoriale et sens évolutif, humeurs et raison, tradition (conservation) et innovation (génie individuel) font coexister en ce maître cerveau sur son homme perché la préhistoire et la modernité. Même si ses propres géniteurs ne sadapteraient, eux, (et ne sy résigneraient vraisemblablement) quà grand-peine, le petit dhomo sapiens sapiens, transplanté de sa maternité dans un abri paléolithique, ferait ses classes sans se faire remarquer, doté quil est de tout léquipement biologique et émotionnel de survie. À l'inverse, le bambin paléolithique deviendra sans difficulté un champion des video-games et un accro de la Toile. Mais les quelque cent mille années de cette substitution mentale - il faudrait en réalité remonter, sans doute, à lacquisition du langage - ne représentent pas encore la juste échelle de cette double allégeance qui fait du cerveau humain un fossile vivant de lévolution. Depuis des centaines de millions dannées, de très vieux neurones assurent les régulations fondamentales des formes vivantes auxquelles nous donnons suite, quand bien même lévolution les a recouverts de structures autrement complexes. Quel que soit leur caractère aujourdhui incroyable - il est encore plus difficile de croire à leurs dogmes que de se représenter le caractère absolument contingent de lhomme - les religions répondent adéquatement à cette imperfection de lordinateur humain qui doit gérer, avec les moyens du bord, les actions et les passions dun être qui procède dune sédimentation évolutive (si lon peut dire) dont lapproximative loi de Haeckel donne idée. Aujourdhui on célèbre partout le savoir, remarquait Lichtenberg. Qui sait si, un jour, on ne créera pas des Universités pour rétablir lancienne ignorance ?Ce nest pas seulement le cur qui a ses raisons que la raison ne connaît pas : la mise en forme et leurythmie des passions thymiques - lamour, la mort, la défense du territoire, lappartenance... - relèvent de logiques naturelles administrées par les rituels, ces codes recouverts de savantes gloses et dofficielles liturgies, secrets et complexes, écrits nulle part, connus de personne, compris par tous, pour paraphraser la célèbre phrase de Sapir à propos du langage des gestes. Le rêve de lhumanité, cest de comprendre. Croire, cest-à-dire se loger dans cette vérité spécifique, est le chemin le plus court pour comprendre. Aujourdhui on célèbre partout le savoir, remarquait Lichtenberg. Qui sait si, un jour, on ne créera pas des Universités pour rétablir lancienne ignorance ? La compréhension est la récompense de la foi : il ne faut donc pas comprendre afin de croire ; il faut croire afin de comprendre dit Saint Augustin (De l'utilité de croire). Quand bien même l'air de France ne vaut rien à présent pour les prodiges : ils ne sauraient plus mal choisir leur temps et leurs lieux, comme le notait l'abbé du Bos dans une lettre à Pierre Bayle, cest ici la raison qui se révèle irrationnelle. En effet, il y a de la superstition, comme le remarquait Bacon, sous légide de qui nous avons placé ce chapitre, à ne pas croire à la superstition. La question du sens, qui procède de la propriété métalinguistique de la circuiterie néo-corticale, découvre le chercheur de vérité dans le champ de cette réflexivité. Le cerveau est un ordinateur qui a une histoire, biologique et psychologique, une biologie et une psychologie. Cet ordinateur lest dun sujet qui se sait programmé pour disparaître et dont la quincaillerie (hardware), de chair et dos, dhumeurs et de passions, nourrit le logiciel, fût-il indifférent au réel. La justesse des religions consiste à faire justice à cette demande invétérée de sens et à répondre à la nature propre de ce mammifère socio-réflexif quest lhomme. Que sa réflexion peut conduire, par exception ou par dérogation, au-delà de cette codification dune nature sociale labile qui le légitime - si le buf savait peindre, disait Xénophane, il peindrait son dieu en forme de buf - à renoncer à cette vérité spécifique, mixte de nature et de culture, dont on lentretenait. Dérogeant, en effet, à ses allégeances et à ses fidélités, bravant les dogmes, lhomme construit un réel, théorique et pratique, qui était déjà contenu en puissance dans sa capacité à signifier le monde, réel qui le déloge de sa forme spécifique en lexcommuniant.
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