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2ième partie :
III - 8.13 Ethnographie Tupinamba
Présentation formelle :
On peut dire que le rituel de la mise à mort opère une transformation du prisonnier (qui suppose une projection du sacrifiant sur le sacrifié) consistant en une séparation significative :
- La victime est injuriée, méprisée, mise à mort : sur elle, le groupe des vainqueurs se purifie de cette fatalité d'homme déprécié, "féminisé";
- La victime purifiée (le sacrifiant purifié), reste une substance sacrificielle, réplique de Mair, le héros culturel.
Quand on demandait aux Tupinambas pourquoi ils dévoraient leurs ennemis, ils répondaient que la vengeance n'était pas complète sans cet acte qui apparaît comme la forme supérieure de l'annulation de l'ennemi et du mal. L'ennemi polarise le mal et le processus de l'annulation de l'ennemi est celui de l'annulation du mal. La valeur qui fonde toutes les valeurs s'exprimant dans cette destruction, c'est au plus près de cet acte, dans cet acte, que le mal se change en bien. Ce processus, mis en route dès la capture de l'ennemi, et qui s'achève dans la dévoration, est rejoué dans le rituel de la mise à mort où collaborent, de manière antithétique et complémentaire, les femmes dans leur entreprise de dérision et de réduction du captif, et l'exécuteur qui achève et transforme cette réduction en "transsubstantiation".
Quant au fond :
"Ce n'est pas parce qu'ils manquent de vivres, écrit Staden (p. l83), qu'ils dévorent le corps de leurs ennemis. Pendant le combat chacun crie à son adversaire : Que tous les malheurs tombent sur toi ; tu es ma pâture. Je te briserai la tête aujourd'hui. Je viens pour venger sur toi la mort des miens. Je ferai rôtir ta chair aujourd' hui avant que le soleil soit couché." D'après Claude d'Abbeville (fol. 294, verso) : "Ce n'est pas qu'ils trouvent tant de délices à manger de ceste chair humaine que leur appétit sensuel les porte à tel mets. Car il me souvient avoir entendu d'eux-mêmes, qu'après l'avoir mangé, ils sont quelquefois contraincts de la vomir, leur estomach n'estant pas bien capable de la digérer ; mais ce qu'ils en font n'est que pour vanger la mort de leurs prédécesseurs et pour assouvir la rage insatiable et plus que diabolique qu'ils ont contre leurs ennemis." "Ils ont pour religion la vengeance, et la nomment troc." (Polo de Ondegardo, 1914, Informe sobre el origen des los Chiriguanos p. 86) Le sacrifice tupinamba s'analyserait comme la progressive et complète destruction du prisonnier : capture sur le champ de bataille, réduction en esclavage ; asservissement par les femmes (tobajar = beau-frère; les femmes réduisent le captif "en féminité" et cette dépendance inverse la dépendance naturelle de l'homme) captation de sa substance vitale et de sa force de travail ; anéantissement par les guerriers représentés par l'exécuteur (tobajar = ennemi), destruction de sa vie ; destruction de son corps, manducation-absorption; capture et assimilation de ses vertus et de ses énergies. Le déroulement du rituel montre comment cette annulation engage l'ordre du monde. Si l'on garde à l'esprit la représentation selon laquelle la circularité de la vengeance entretient aussi l'échange "sarcophage" (supra : 8.12) (dont l'enjeu se répète également dans les bravades rituelles du type "J'ai moi-même mangé tant et tant des vôtres et les miens me vengeront...", quand la victime énonce que sa mort sera annulée par la vengeance et la dévoration que les siens exerceront sur ses bourreaux, assurant du même coup son destin post mortem) on voit la nécessité d'un rite qui associe la représentation de la vie et de la mort. "Ils ont quelque espoir de revivre avec leurs pères "derrière les montagnes", "si toutefois ils ont mangé en cette vie la chair des ennemis." (Léry : II, 62)
Les préparatifs du sacrifice
Quand le prisonnier est engraissé, dit Thevet, on invite les parents et les amis "qui seront quelquefois lointains de vingt cinq ou trente lieues", afin de "faire bonne chère de ceste viande bien gardée." (Thevet : 197) D'après Soares de Souza (1851, II : 281), tous les parents et amis connus étaient conviés au sacrifice. Léry (II : 45) estime l'assistance à trois ou quatre mille personnes, Thevet (p.199) à dix ou douze mille.
La préparation du cahouin
Theodor de Bry
En vue de la fête, les femmes ont fabriqué des cuves destinées à contenir les boissons fermentées et des récipients pour les substances colorantes qui serviront à décorer le prisonnier et les protagonistes de la cérémonie. Les deux principaux instruments rituels du drame sont la massue de l'exécution et la longue corde qui sert à attacher la victime (et à l'aide de laquelle on lui fait prendre les différentes figures du rite). Le tressage de cette corde, plus grosse que le pouce et longue d'au moins trente brasses, selon Thevet (soit près de cinquante mètres), relevait d'une technique spéciale et demandait un temps extrêmement long. Le terme qui la désigne, mussurana (le Maussorent dit Thevet), est aussi le nom d'un serpent ophiophage (Clelia clelia, appartenant à la famille des Colubridae un serpent cannibale).
Mussurana : Clelia clelia
La massue de l'exécution, ibirapema, est la massue de guerre, taillée dans un bois dur et imputrescible, longue d'environ un mètre cinquante avec une tête arrondie ; elle sera spécialement décorée pour l'occasion. Quand, le jour dit, les invités arrivent au village, le chef les accueille par ces mots : "Venez nous aider à dévorer notre ennemi." (Staden : l89) Un grand "cahouinage" commence. La cérémonie durait trois ou cinq jours. (Nous suivrons la division en cinq jours adoptée dans l'analyse de Métraux). On peut en présenter les grandes lignes comme suit :
Premier jour
La corde du sacrifice est apportée dans de grands récipients sur la place centrale du village où elle est blanchie. Un ancien y fait un (ou deux) nuds "fort difficiles à faire" dit Thevet (p.275), "ingénieux et pleins d'artifices" dit Cardim (1925 : 184) qui précise que "peu étaient capables de les imiter ; en effet, ils avaient parfois dix tours, cinq en haut et cinq en bas et s'entrecroisaient comme les doigts de la main gauche et de la main droite lorsqu'elles sont jointes. Ils avaient soin de laisser passer le restant de la corde au milieu du noeud". "Lequel (nud) estant fait, en signe de joye tous frappent leurs mains, jettans tous un grand cry, le tout se faisant en la présence des prisonniers." (Thevet :275) La mussurana est alors remisée dans la loge du maître du prisonnier.
Le captif est ensuite extrait de la maison commune dont il a reçu l'hospitalité et mené dans une "loge du Sud" où il suspend son hamac. Cet acte amorce un processus inverse de celui qui l'a fait beau-frère. Il passe de la femme qui le garde aux femmes du village dont il va redevenir la proie, pour être enfin mis à mort par la massue de l'exécuteur. Dans cette loge du sud, on lui rase le devant de la tête et on lui noircit le visage et le corps au genipa. Le maître du prisonnier fait alors venir "la pluspart des femmes tant vieilles que jeunes, et les fait toutes noircir de Genipap en la présence (du captif)." (Thevet : 277)
"Ce mesme jour au matin, tout ainsy que les prisonniers, et les femmes estoient noircies, de mesme les hommes qui estoient destinés au service du sacrifice, furent noircis en une loge pour ce faite exprès, estant tous couverts de gomme, et par dessus force plumes rouges. Le visage ne leur fut couvert de plumes ains de gomme seulement, et par dessus de l'escalle d'uf de perdrix bien battüe, ayant couleur de verd de gris. Ils estoient tresdifformes à les veoir. Il y avait aussi en leurs testes de belles plumes, attachées avec, de la cire. Il y eut aussi quelques femmes accoustrées de mesme, que les susdits, réservé qu'elles n'avoient point de plumes en leurs testes." (Thevet : 276)
"Ce mesme jour fut fait sur de la cire à chacun desdits prisonniers un scophion couvert de belles plumes. Chose excellement et proprement faite. Et auprès des lits desdits prisonniers y avoit une pièce de bois fichée dedans terre d'un pied, et demy, sur lequel estoit mis iceluy scophion, et estoit icelle pièce de bois de grosseur de la jambe deux pieds hors de terre." (Thevet : 277) Le soir venu, le prisonnier est reconduit dans sa loge du sud et les vieilles qui ont été noircies en sa présence viennent accrocher leur hamac autour du sien et "incontinent, raconte Thevet, [commencent] à chanter et ne [cessent] toute le nuit sans jamais sommeiller. Les prisonniers, poursuit-il, n'estoient beaucoup endormis, oyans la mélodie de ces douces Proserpines. Pour rejouïr iceux prisonniers faisoient entendre comme eux, ny ceux de leur nation n'avoient tué aucun de leurs amis, que les temps estoient venus qu'ils payeroient la debte, et qu'ils seroient mangés la nuit mesme... Il y avoit l'un des prisonniers jeune de vingt ans, auquel cette mesme nuit fut baillée une jeune fille de l'aage de quinze ans, pour coucher avec luy. Toutefois je croy qu'il n'avoit grand désir de donner dessus. Sa pauvre femme estoit couchée dessoubs son lit, pendant qu'icelle jeune fille estoit avec luy dans le lit... Toute la nuit, le reste des autres femmes et hommes ne cessoient de danser, allans de loge en loge, et mesme en la loge, où furent emplumasses les hommes et les femmes." (Thevet : 276-277)
Deuxième jour
D'après Cardim (Métraux : 56), "le second jour on apporte nombre de bottes de roseaux de la longueur d'une lance et plus et, à la nuit, on les dispose en cercle et debout ; lorsqu'on met le feu au pied, cela forme un beau et haut foyer, autour duquel vont dansant hommes et femmes avec des paquets de flèches sur l'épaule ; mais ils vont très rapidement, car celui qui est promis à la mort, qui les voit mieux qu'ils ne le voient à cause du feu, leur jette tout ce qu'il peut trouver, et, comme ils sont nombreux, il manque rarement son coup". Staden mentionne un tel feu qui serait allumé le jour même de l'exécution du prisonnier : "Ils allument un grand feu à deux pas de l'esclave et ils ont soin de le lui montrer". (Staden : 191)
Ce feu évoque le bûcher sur lequel périt Maire Monan, le héros civilisateur, et le soleil auquel un certain nombre de traits mythiques permettent de l'apparenter. Voici le récit de la mort de Mair, tel que le résume Métraux (1928 : 11), à partir de la narration de Thevet : "Les hommes dont il avait soulevé la colère par ses métamorphoses décidèrent de le mettre à mort. Ils l'invitèrent à une fête et l'obligèrent à sauter par-dessus trois bûchers allumés. Il s'évanouit sur le second bûcher. Sa tête éclata en produisant le tonnerre tandis que les flammes de la fournaise devenaient la foudre". La mort du héros transformateur se répercute dans l'opposition de ses fils (Léry - II, 77 - fait allusion à deux héros civilisateurs, l'un bon, l'autre mauvais, qui auraient donné l'épée-massue aux Tupinambas) et dans l'opposition des groupes partenaires de vengeance. Le sacrifice de l'ennemi est au principe du mouvement cosmique (les frères sont soleil et lune dans une version guarayu du mythe). Le héros civilisateur est dit aussi du fils de Maire-Pochy (le Soleil) qui voulut suivre son père au ciel et qui avait un diadème "qui quoy qu'il apparust de pennage, si estoit fait de flambes de feu." (Thevet, Cosmographie, fol. 919). Une représentation du soleil, telle paraît bien être la destination du scophion de plume, coiffure rituelle de la victime, qu'on fait reposer sur un pieu évitement significatif du sol dans l'attente du jour solennel, et des plumes dont les servants rituels à l'exception des femmes ; chez les Urubu, il est interdit aux femmes de porter la coiffure de plumes et "même de la fixer sur la tête de leur mari, de crainte que les oiseaux yapu ne viennent crever leurs yeux" (Huxley, 1960 : 286) se parent les cheveux. La victime mise à mort par éclatement du crâne serait donc à la fois Maire Monan, le créateur (mais d'une création non fixée, en perpétuelle transformation c'est l'Omniforme, l'Illusioniste) dont la mise à mort fixe, pour une seconde humanité (post-diluvienne) le cours des astres et le destin des êtres, et le frère adverse dont l'inimitié polarise l'ouverture cosmique.
Amené sur la place centrale du village, le captif (à qui l'on fait peut-être aussi décrire une rotation progressive en lui faisant habiter différents points cardinaux de l'espace circonscrit par la palissade qui entoure le village), tenu le dos au feu, alors qu'autour de lui tournent ses vainqueurs qu'il bombarde de projectiles qu'ils ne peuvent esquiver, éblouis qu'ils sont par la lumière du brasier, serait symboliquement rapproché du soleil.
Troisième et quatrième jour
Le troisième jour, "hommes et femmes, réunis sur la place du village, une trompette à la main, [dansent] au son de cet instrument, martelant alternativement le sol avec chaque pied, suivant un rythme déterminé."(Métraux : 57)
Le quatrième jour au matin, le prisonnier est lavé et rasé : "furent menés les prisonniers hors le village, entre les loges du Nord, et du Ouest, et en iceluy lieu leur lavèrent la barbe, et leur rasèrent encore quelque chose, qu'ils n'avoient fait le jour précèdent". (Thevet : 277)
La phase suivante est la mise en scène de la fuite et de la re-capture du prisonnier. La première capture s'achève dans la domestication de l'ennemi qui se réalise notamment dans le contrôle de sa reproduction. C'était une règle absolue que de marier le captif et ce lien était jugé honorable, on l'a vu. On tolérait, par ailleurs, ses aventures avec les filles non mariées. Etant donnée la conception que les Tupinambas se faisaient de la paternité ("Ils ne réfèrent rien de la génération à la mère, ains estiment que cette substance est [celle] du père, Thevet :139), on peut penser qu'il y avait là, pour le groupe vainqueur, une manière de multiplier son emprise sur l'ennemi et de répéter son asservissement matrimonial. La domestication du captif se conclut dans sa mise à mort. Dans la fuite et la seconde capture, c'est un ennemi qui renaît. Et cette capture n'est pas de pure forme, puisque l'homme qui réussit à maîtriser le prisonnier sera astreint aux mêmes rites de purification que l'exécuteur.
Après avoir été lavé et rasé, le captif était "brusquement assailli par un guerrier qui s'efforçait de le maîtriser, tandis que d'autres le ligotaient avec la mussurana. Pour montrer sa force et son courage, il résistait aussi longtemps que possible. Son agresseur était, à son tour, réputé "homme vaillant" s'il réussissait à l'immobiliser sans l'aide de ses camarades. S'il était contraint d'abandonnner la partie, Un autre prenait sa place et réengageait la lutte. Pour éviter que celle-ci ne se prolongeât indûment au cas où le prisonnier eût été vigoureux et brave, on lui liait parfois les jambes" (Métraux : 57) Claude d'Abbeville donne la description suivante de cette capture rituelle : "Ils dechaisnent le prisonnier un jour ou deux devant que de le faire mourir, et le laissent libre comme il estoit auparavant : il est vray que ce n'est pas pour longtemps : car aussi tost qu'ils lui ont osté les fers de pieds ils luy disent Ecoaïn, sauve-toy. Au même instant, le pauvre malheureux commence à courir tant qu'il peut come s'il vouloit s'échapper : et ceux qui sont assemblez aussi tost après comme des chiens qui vont après le cerf courans au plus fort pour le reprendre, tellement que le pauvre misérable ne va pas loing estant ainsi poursuivy de si près. Et comme celuy qui l'avoit pris à la guerre avoit acquis un nouveau nom pour récompense de sa valeur, ainsi celuy qui de toute la compagnie court le plus fort, luy porte la main à la gorge et le reprend, est estimé l'un des plus braves et des plus généreux de tous et s'acquiert un nouveau nom qu'il retient toute sa vie en titre d'honneur, de telles actions qu'ils estiment tant héroïques, comme faict aussi celuy-là lequel est député pour l'assommer." (Métraux : 57-58)
D'après Thevet (p. 277), aussitôt toilettés, les prisonniers sont "defferrés. Tous les Sauvages estoient rangés d'un, et d'autre costé de l'entrée des loges. Par le milieu desquels sauvages Ion fit courir lesdits prisonniers, y ayant en iceux rangs un sauvage constitué pour recevoir iceux prisonniers, ayans chacun un Amonas (parure de plumes d'autruche) derrière le dos, et estoient tous peinds, comme cy devant a esté dit, ayans un soulier de cotton tout neuf. Aussy tost que les prisonniers partirent du lieu pour courir dedans les deux rangs des sauvages, y ayans espaces entre eux de vingt pas. Aussy tost furent saisis par le corps, et tous se ruèrent dessus eux, les portant au milieu de la place des quatre loges, au lieu qu'ils appellent Carbé, et passèrent le Maussorent... dedans le col, leur laissant à chacun d'eux, deux hommes pour porter iceluy, d'autant qu'il estoit permis de frapper avec des pommes de Genipap, et avec des fondes toutes les personnes qu'ils avoient en volonté, mesme avoient des arcs, et flèches non pointues, desquels ils tiroient, combien qu'elles ne fussent comme celles, desquelles ils ont accoustumé de tirer, si est ce qu'icelles flèches ne laissoient de blesser". Dans la description de Càrdim, de même, la fuite du prisonnier s'achève dans les liens de la corde-serpent. "La lutte finie, lui, debout, soufflant de colère et de fatigue contre l'autre qui le tient attaché, arrive une troupe de nymphes qui portent une grande terrine peinte de frais, et dedans, les cordes enroulées et bien blanchies; ce présent déposé au pied du captif, une vieille habile en cet art et chef de la troupe, entonne une chanson que les autres soutiennent et dont le sens est conforme à la cérémonie ; pendant qu'elles chantent, les hommes prennent les cordes, passent le lacet autour de son cou et y font un noeud simple, à côté des autres grands, pour qu'il ne puisse s'écarter davantage; ils font à chaque bout une boucle qu'ils mettent au bras de la femme qui le suit toujours avec cette charge, et si le poids est trop lourd (car les cordes sont grosses et longues), on lui adjoint une autre qui porte l'une des boucles ; et si l'homme était redoutable avec ce carcan, il l'est davantage avec ces nuds si larges au cou par-derrière ; et c'est ainsi que dit l'une des strophes des chants : c'est nous qui sommes celles qui tirent le cou de l'oiseau bien que d'après d'autres cérémonies, ils lui disent dans une autre strophe : "Si tu étais perroquet, tu nous échapperais en volant." (Cardim :185-186)
On notera que la réactivation de l'inimitié suit immédiatement le traitement rituel de la mussarana chez Cardim (p.184), et quand celle-ci lui est passée "dedans le col" chez Thevet. C'est alors que le captif réassumera pleinement la condition d'un ennemi chez ses ennemis. "Pensez-vous, écrit Léry (11:44-45) (qu'une fois maîtrisé)... il en baisse la tête ? Rien moins : car au contraire, avec une audace et une asseurance incroyable, se vantant de ses prouesses passées, il dira à ceux qui le tiennent lié : J'ay moy-mesme, vaillant que je suis, premièrement ainsi lié et garrotté vos parens: puis s'exaltant tous jours de plus en plus, avec la contenance de mesme, se tournant de costé et d'autre, il dira à l'un : j'ay mangé de ton père, à l'autre, j'ay assommé et boucané tes frères : bref adjoustera-t-il, j'ay en general tant mangé d'hommes et de femmes, voire des enfans de vous autres Toüoupinambaoults, lesquels j'ay prins en guerre, que je n'en sçaurois dire le nombre : et au reste, ne doutez pas que pour venger ma mort, les Margaias de la nation d'où je suis, n'en mangent encores cy après autant qu'ils en pourront attrapper."
A leur manière, plusieurs femmes, spécialement parées, participent à cette redéfinition de l'ennemi au village. Thevet conclut l'épisode par la description suivante : "Quand ils eurent couru quelque peu, furent menés en la maison du ouest, auquel lieu leur lit estoit pendu, et leurs scophions prés d'iceux. Et en leur présence furent derechef plusieurs femmes emplumassées, lesquelles après avoir esté bien parées de leurs beaux accoustrements, sortoient d'icelle loge comme quatre à quatre avec chacune un Anonas derrière le dos. En sortant d'icelle loge frappoient de leur main leur bouche en passans pardevant eux, crians au plus qu'elles pouvoient : puis estant toutes dehors couroient par le milieu de la place, en se mutinant, comme si elles eussent voulu se combattre. Et après avoir esté quelque temps en ce lieu, elles retournoient aussy tost dedans les loges, passant toujours pardevant les prisonniers, pour leur faire plus de fascherie. Et sortirent derechef quatre à quatre par diverses fois, faisans comme la première fois." (Thevet : 278)
La corde et la massue (dans Staden). La massue (dans Thevet).
La massue rapportée par Thevet, Musée de l'Homme. Paris, (où l'on peut voir également la cape de plumes d'ibis rouges de l'exécuteur)
La massue de l'exécution prenait ensuite la vedette. Le premier jour, les peintures corporelles ont "identifié" le captif, les femmes et les hommes du "service du sacrifice"; c'est ici la massue, la victime et les deux vieilles femmes qui ont charge des décorations rituelles qui sont rapprochés sous un même apprêtement. "Ce mesme jour en la présence des prisonniers furent les espées portées chacune dedans une poélle neufve, tenans pour le moins demy muid, et deux autres petites poélles, dedans lesquelles estoient la gomme, plumasserie, et fil de cotton pour les accoustrer. Elles furent portées en la maison du Nord, auquel lieu chacune d'icelles espées furent par chacune vieille femme emplumassée proprement, à sçavoir une lice de cotton par le bas, afin de les rendre plus fortes, et après furent aussi gommées par le taillant, et plat de l'espée, sur lesquels elles firent une infinité de compartiments bien dressés sur la gomme, elles posèrent dessus de l'escale d'oeuf. Estant ainsi icelles espées accoustrées, elles furent laissées couchées de plat dedans icelles poêles, puis sur le soir elles furent pendues en la loge, et toute la nuit fut fait une danse autour d'elles, et disoient qu'elles endormoient les espées, menans en leur chant une pitoyable chanson, avec un tambour battant de la sorte qu'on fait en France à l'enterrement de quelque homme de guerre. Aussy n'ay voulu oublier que ce mesme jour les prisonniers furent gommés par le visage et couverts d'escale d'uf, ensemble avec eux les femmes, qui accoustrerent les espées furent celles qui firent les compartiments sur le visage des prisonniers." (Thevet : 279-280).
La préparation de la massue.
La consécration de la massue est ainsi décrite par Staden : "La veille du jour où ils commencent à boire, ils attachent autour du cou du prisonnier la corde qu'ils nomment massarana, et peignent la massue, nommée iwera pemme, avec laquelle il doit être assommé. Ils frottent cette massue avec une matière gluante ; prennent ensuite les coquilles des ufs d'un oiseau, nommé mackukawa, qui sont d'un gris très foncé, les réduisent en poussière et en saupoudrent la massue. Une femme vient ensuite gratter cette poussière ; et, pendant qu'elle se livre à cette occupation, les autres chantent autour d'elle. Quand l'iwera pemme est préparée et ornée de touffes de plumes, ils la suspendent dans une cabane inhabitée, et chantent à l'entour pendant toute la nuit. Ensuite ils peignent la figure du prisonnier; et, pendant qu'une femme est occupée à cette opération, toutes les autres chantent autour de lui. Aussitôt qu'ils commencent à boire, on amène le prisonnier, qui boit aussi et cause avec eux. Après avoir bu pendant un jour, ils contruisent au milieu de la place une petite cabane où le prisonnier doit coucher. Le matin, longtemps avant l'aurore, ils se mettent à danser autour de la massue qui doit servir au supplice." (Staden:189-190)
Huxley, ayant demandé à un informateur si les Urubu chantaient pour la massue comme le faisaient les Tupinambas, s'entendit répondre qu'"en effet ils chantaient pour la massue, mais d'une tout autre manière".
"Oui! dit-il. Un homme ramène la massue de la forêt où elle a été fabriquée. Personne n'a le droit de regarder pendant qu'on la fait. Tout le monde est réuni dans la hutte à boire le cahouin. L'homme à la massue arrive. - "Voici la massue !" chantent-ils. "La massue arrive !" La massue arrive donc parmi eux. "La massue est là !" chantent-ils. "Ta chose", disent-ils au Tushau (l'exécuteur), qui répond "Ma chose". Ils chantent alors : "Sa chose-en-main bouge !" Kuashi-puru écarta les doigts de sa main droite, tournant la paume d'un côté et de l'autre, puis, avec une lenteur solennelle, il fit bouger sa main devant sa figure.
"Sa chose-en-main bouge!" Un autre homme prend la massue des mains du Tushau. "Ta chose" dit-il, et puis la lui rend. - "Ma chose", dit Tushau. Chacun prend la massue à son tour et la rend à Tushau. Ils chantent : "Sa chose-en-main bouge au-dessus des entrailles!" Après avoir tenu la massue imaginaire au-dessus de son épaule droite, d'un geste large, Kuashi-puru la fit descendre, puis, repassant devant sa poitrine, il la releva jusqu'à son épaule gauche, de sorte qu'il avait le coude sous le menton.
"Chacun prend la massue, et tous chantent : "Ta chose", et Tushau dit: "Ma chose". Puis il prend la massue et la range sous le toit, très haut. Elle y restera jusqu'au jour où on aura besoin d'elle. (Huxley, 1960 : 298-299)
La description la plus complète de la parure du captif est due à Cardim : "Le matin où ils commençaient à boire, ils paraient le captif d'une façon particulière qu'ils ont pour cette circonstance, à savoir : après avoir lavé le visage, et tout duvet qu'il y a dessus, ils l'oignent de la sève d'un certain arbre qui colle beaucoup, et posent par-dessus une certaine poudre de coquilles d'ufs vertes d'un certain oiseau des bois, et, par-dessus, le peignent de noir d'agréables peintures ; puis, oignant le corps entier jusqu'à la pointe des pieds, le couvrent entièrement de plumes, qui ont été hachées et teintes en rouge dans cette intention, ce qui le fait paraître moitié plus gros, et le traitement du visage le fait paraître si grand et brillant et les yeux si petits, que cela est une vision effrayante." (Cardim :164) Thevet et Soares donnent deux informations complémentaires : "Après qu'ils ont fini toutes ces choses, ils peignent le visage de ceux qu'ils vont tuer de bleu, avec beaucoup de dessins, et ils leur posent sur la tête un bonnet de cire tout couvert de franges de plumes." "Ils oignent le captif tout entier avec du miel d'abeille, et, par-dessus ce miel, ils m'emplument tout entier avec des plumes de couleur, et le peignent par endroits de genipapo et les pieds avec une teinture rouge." (Soares : 397)
Ainsi paré, l'ennemi exécute, le soir venu, ce que Thevet appelle la "danse de la biche" : "Sur le soir, ainsy que le soleil se couche, menèrent les susdits prisonniers au milieu de la place avec les instruments, dont est faite mention cy dessus, à fin de faire danser lesdits prisonniers. Ce que l'un d'eux ne dédaigna de faire, à sçavoir le plus ancien lequel dança, la danse finie, en laquelle dansèrent tous les Sauvages, tant hommes que femmes, laquelle danse ils appellent la danse de la biche : mais elle leur fut rompue par lesdits prisonniers d'autant qu'ils commencèrent à les poursuivre à coup de fonde, telement qu'elles furent contraintes tout quitter." (Thevet : 279) Après cette nouvelle manifestation d'agressivité rituelle, le prisonnier est "reserré dans sa dernière prison" (sa loge du sud), à la garde des femmes, la tête prise dans la mussurana, deux femmes tenant les extrémités de la corde.
"Ce pendant qu'il est ainsi estendu ce pauvre captif s'esjouyt et chante telle ou semblable substance de parolles : "Nos amis les Margageaz sont gens de bien, fortz et puissants en guerre : ils ont prins et mangé plusieurs de voz parents noz ennemis, et de ceux qui me tiennent pour me faire mourir : mais ils vengeront bien tost ma mort, et vous mangeront quand il leur plaira, et voz enfants aussi : quant à moy jay tué et mangé plusieurs amis de ce malin Aignan, qui me tient prisonnier. Je suis fort, je suis puissant : c'est moy qui ay mis en roule plusieurs fois vous autres couards, qui n'entendez rien à faire guerre, et plusieurs autre parolles disent-ils, qui monstre le peu de compte qu'ils ont de la mort, et que la crainte d'icelle ne peut en rien esbranler leur plus que brutale asseurance." (Thevet :198) "Les invités et leurs hôtes passaient le reste de la nuit à boire, à crier, à chanter au milieu du tumulte coutumier. Les hommes rapportaient tous à la fois leurs hauts faits et s'exaltaient au souvenir de leurs prouesses. Plusieurs auteurs assurent que les prisonniers prenaient part à l'orgie, buvaient, dansaient et chantaient sans aucun souci du sort qui les attendait et qui était réputé enviable car c'était un grand honneur que de "mourir à la façon des Grands au milieu des danses et des caouin et de se venger avant d'être tué par ceux qui allaient vous manger". (Yves d'Evreux : 56) (Métraux : 60)
Pour représenter que le vainqueur honorait son captif en lui faisant tenir le rôle de victime sacrificielle, on peut citer l'exemple, rapporté par Thevet, d'un "Portugais tombé entre leurs mains, et qui parloit assez bien leur langue, lequel pensant les gaigner par belles parolles, les preschoit et admonnestoit, usant de toute douceur de langage, que un homme scait excogiter pour sauver sa vie : mais tant s'en fault qu'il peut jamais fleschir le cueur d'aucun, que celuy qui le tenoit prisonnier, le voyant si abaissé de cueur, et craignant tant la mort, le tua sur le champ à coups de flesches, sans attendre le jour du massacre, luy disant, va Dangayapa, Tu ne vaux rien et ne mérites point aussi que on te face l'honneur de mourir en bonne compaignie aussi honnorablement que les autres." (Thevet : 208) L'inimitié est la condition nécessaire à la représentation de ce drame de la gloire qu'est l'exécution rituelle : au prisonnier, il est donné moyen de "venger sa mort" de son vivant, selon l'expression d'Yves d'Evreux : "Venge ta mort !", c'est aussi le sens de la rébellion rituelle dans la relation d'Abbeville (fol.291 v. 292) et de Léry (II : 45) : "Ils conduisent le prisonnier (toujours lié de la susdite corde par le milieu du ventre) en la place où il doit être massacré. Estant là ils mettent proche de luy grande quantité de fruicts non plus gros que des pommes, mais fort durs, et s'assemblans tous à l'entour d'iceluy, ils luy disent Eiépouich, venge ta mort, ou selon la vraye signification du mot, prends le pource. A l'instant le prisonnier ayant les mains libres ramasse ces fruicts et tout ce qu'il peut trouver, puis il les jette de roideur et de force contre les assistans, frappant tous ceux qu'il peut rencontrer et qui se trouvent au devant, si bien que souvent il y en a plusieurs de blessez ; ceux qui tiennent les bouts de la corde avec laquelle il est lié, ont des rondaces pour se couvrir et parer de coups." D'après Léry, ce sont ces derniers qui disent à la victime : "Venge-toi avant que mourir." Le prisonnier se venge, et les siens le vengeront ; il engage sa mort dans la forme (destin de l'homme brave qui se dit par opposition au destin "féminin": mort naturelle, informe, imprévue, couchée, dans un hamac). Pour qu'il y ait, par ailleurs, partage significatif au bénéfice du sacrifiant, il faut que celui-ci puisse se reconnaître et se défaire de son "mal" sur l'ennemi. La lutte des contraires qui précède la mise à mort suppose une identité première des protagonistes. L'ennemi qui ne rentre pas dans le jeu est nul pour cet exercice ; l'annulation de ce nul cas du prisonnier portugais est la simple suppression d'une vie "qui ne vaut rien", sans réel engagement de qui la supprime, à l'opposé du combat idéalisé qui est à l'origine du monde et où se joue le partage spécifique du masculin ( ainsi qu'un blanc dans l'échange "sarcophage").
Cinquième jour
Au matin du cinquième jour, "longtemps avant l'aurore, ils se mettent à danser autour de la massue. Dès que le soleil est levé, ils vont chercher le prisonnier, démolissent la cabane (où il a passé la nuit) et déblaien la place." (Staden : 190) Ce sont les femmes qui ont charge de ces opérations. Plusieurs vieilles conduisent ensuite le captif au lieu de l'exécution, au centre du village. "Les y menans, ils jouoient de leurs instruments accoustumés, portant au bout des petits arbres le Maussorent. Ceux qui les accompagnoient alloient chantans, et dansans." (Thevet : 280) La mussurana est alors entièrement déroulée et passée du cou au corps de la victime : "Estans arrivés au dit lieu, ils osterent le Maussorent des petits arbres, et l'estendirent de sa longueur, et ce qu'ils avoient en leur col le dévalèrent au milieu du corps, leur laissans les bras libres." La plupart des auteurs placent ici une nouvelle explosion d'agressivité du captif, avant l'exécution, alors que, selon Thevet dont nous suivons ici la description, sa femme vient de lui faire ses adieux "pleurans amèrement". Pendant qu'il bombarde ses ennemis à l'aide des projectiles mis à sa disposition, "les vieilles lui disent de se rassasier de la vue du soleil, car sa fin s'approche ; à quoi le captif répond avec grand courage que puisqu'il est sûr d'avoir vengeance de sa mort, il accepte de mourir bravement." (d'Abbeville : fol. 293 v.) A l'encontre des femmes l'exhortant ainsi et menaçant de le dévorer, l'homme déployait une telle frénésie qu'il "leur jetait des brindilles de paille ou des poignées de terre quand il n'avait plus rien d'autre sous la main." (Métraux : 6l)
Sept à huit vieilles apparaissent ensuite "peintes en noir et en rouge, portant en sautoir des colliers de dents humaines. Elles s'avançaient en dansant, chantant et tambourinant sur des vases qu'elles venaient de peindre et où elles s'apprêtaient à recueillir le sang et les entrailles du mort. Il leur incombait de porter aux habitants de chaque hutte la part qui leur revenait". (Métraux : 6l) (En effet, quand le prisonnier arrive au village, "ils distribuent à chacun leur part et portion de ce qu'ils doivent avoir quand il est tué, tellement qu'il ne reste membre sur luy, qui ne soit distribué." (Thevet : 273) Une vieille femme arrive en courant tenant la massue, la poignée vers le haut. Thevet précise que l'épée est donnée tour à tour aux guerriers alignés qui la manient quelques instants : "Aussy tost lon apporte les espées, qui furent baillées par ces femmes, qui les avoient accoustrées, à tous manier, estant par rangées. Et tiennent que c'est un grand heur à ceux, qui les manient. Cela leur est présage qu'ils tueront de leurs ennemis". (p.280)
Pendant ce temps, l'homme député pour exécuter le captif était cérémoniellement préparé dans sa hutte. "Les Tupinambas ont pour coutume, avant que l'exécuteur sorte sur le terrain, de l'ajuster fort bien, de le peindre au genipa avec des dessins sur tout le corps, et de lui placer sur la tête un bonnet de plumes jaunes et un diadème, aux bras et aux jambes des bracelets de ces mêmes plumes, de grands chapelets de perles blanches enfilées, et sa rondache de plumes d'autruche sur les reins." (Soares : 398-399). Le diadème est fait de plumes rouges (ou jaunes), certains chroniqueurs font mention d'un manteau de plumes d'ibis rouge. Le visage de l'homme est également peint de rouge tandis que son corps est blanchi à la cendre, de même que le corps de ceux qui l'accompagnent, "couleur de plomb, comme cendrée" écrit Staden (p. 192 ) Parents et amis du tueur viennent le chercher dans sa hutte, "Ils l'escortaient en chantant, en jouant de la flûte ou de la trompette, et en battant du tambour; ils le proclamaient bienheureux "puisque lui était échu le grand honneur de venger la mort de ses ancêtres, de ses frères et de ses parents." (Métraux:62, citant Soares)
On a signalé plus haut la valeur initiatique que les Tupinambas conféraient à cette mise à mort, condition d'accès à l'état d'homme et au mariage, et dont l'effet cumulé définit la position de chef. L'exécuteur et sa victime, tous deux magnifiquement parés, font revivre le combat de l'origine. Ce sont des dieux qui s'affrontent sur le théâtre terrestre, les jumeaux de la genèse se disputant le démembrement cosmique et dont l'opposition supporte le partage du bien et du mal. Alors que l'exécuteur est identifié au faucon prêt à fondre sur sa proie, le vaincu, enserré dans la mussurana, la corde-serpent, est le symbole et le suppôt de la vitalité profuse et naturelle. Les Tupinambas considéraient le faucon comme le roi des oiseaux "parce qu'il se levait de bon matin et haranguait les autres oiseaux, tel le chef de la maison commune" (Cardim : 167) ; ils combattaient la stérilité des femmes en leur fouettant les hanches avec des serpents (idem : 46). Il est Mair, le Transformateur, l'Illusionniste, Soleil et Serpent divisé par le Faucon. Peut-être la signification des nuds effectués le premier jour de la cérémonie sur la mussurana s'éclaire-t-elle ici. On sait la valeur magique universellement attribuée aux nuds et la souveraineté démoniaque du "maître des liens". Cette souveraineté, en rapport avec la puissance des formes et des apparitions, est parfois incarnée dans un être serpent. Si la remarque de Cardim est fondée selon laquelle ces deux nuds "ingénieux et pleins d' artifices... s'entrecroisaient comme les doigts de la main gauche et de la main droite lorsqu'elle sont jointes", on peut voir là une figuration de la confusion primordiale dans laquelle les principes sont étroitement et fatalement imbriqués avant la division significative. Opposés et pourtant complémentaires, adversaires et pourtant joints, identiques et pourtant différents, comme la main droite et la main gauche, tels sont les ennemis dont l'antagonisme produit la vie sensée. (Sur l'inclusion dans l'espace et la propriété chirale : Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, 1783, Vrin, p.49).
L'exécution
(dans Thevet et Staden)
Le sacrifice du "gladiateur" chez les Aztèques.
(Codex Magliabecchi, fol.30)
(Un prisonnier attaché à une roue de pierre, revêtu des attributs du dieu Xipe Totec, armé d'une massue recouverte de plumes, est opposé à un guerrier-jaguar armé de la massue aux tranchants d'obsidienne.)
L'exécuteur s'avance, il fait le tour de la place en dansant et en se contorsionnant, roulant les yeux d'une façon terrible. Avec les mains, il imite le faucon prêt à fondre sur sa proie (Métraux : 62). Il reçoit l'épée-massue d'un des "principaux" (Thevet) ; un vieillard vient la lui reprendre et la passe entre les jambes et sous les bras du tueur, en une sorte d'identification de l'arme et de l'homme. "Apres qu'il l'a receue, il s'en vient au prisonnier lui monstrant l'espée, et faignant de le vouloir frapper en disant : Le temps est venu qu'il faut que tu meures, afin que soyons vengés de noz amis tués par toy, et tes amis. Là dessus le prisonnier asseuré comme un rocher, luy fait response qu'il ne se donnoit peine de sa mort, estant bien asseuré que ses amis auroient vengeance de sa mort quoy qu'il tardast." (Thevet : 280) Le sacrifice du prisonnier se déroulait comme une lutte entre l'exécuteur et sa victime, après rappel et exacerbation de l'inimitié des deux groupes partenaires de vengeance, les deux hommes se défiant mutuellement et en appelant l'un aux siens qu'il va venger, l'autre à ses parents qui le vengeront. "L'exécuteur arrive devant lui et lui dit qu'il se défende, car il vient pour le tuer, à quoi le prisonnier répond par mille bravades..." (Soares : 399) (Gandavo : 50-51 ; Knivet : 124-125) .
Ce combat inégal, au cours duquel le captif déployait toutes ses énergies, "ce qui est tout l'honneur de sa mort". "Ces paroles dites, ainsi que d'autres semblables qu'ils ont l'habitude de prononcer en ces circonstances, l'exécuteur marche vers lui, la massue haute, en posture d'exécution, et il le menace avec elle à plusieurs reprises en feignant de le frapper. Le misérable patient, qui voit, au-dessus de lui, la massue fatale dans les mains violentes et impitoyables d'un ennemi capital dont les yeux et les sens sont prompts à se servir d'elle, en vain se défend quand il peut. Et allant ainsi, dans ces entreprises, il arrive parfois que l'on vienne au corps à corps, et que le patient mette à mal l'exécuteur avec sa propre massue. Mais cela est rare car les assistants accourent en hâte et le délivrent de ses mains." (Gandavo : 134) "Et ils sont si habiles (à esquiver le coup) que, nombre de fois, il se passe une pleine journée avant qu'on parvienne à les tuer ; en effet, lorsque la massue fend l'air, ou bien ils l'évitent de la tête ou bien ils l'esquivent; et ils sont si redoutables que si ceux qui tiennent les bouts de la corde les resserrent (comme ils le font quand l'exécuteur est faible) ils résistent si roidement qu'ils les tirent à eux et les font relâcher, tout en gardant un il sur eux et un autre sur la massue, sans jamais rester en repos ; l'exécuteur ne peut les leurrer en les menaçant sans frapper, sous peine de se faire huer, et ils prévoient le coup de façon que, pour bas qu'il arrive en un instant ils se baissent et rasent terre que c'en est extraordinaire ; et ce n'en est pas moins de saisir la massue en parant avec le bras, avec tant d'adresse que, sans avoir l'air de rien, ils l'attrapent par en dessous et la placent sous l'aisselle en se portant sur l'exécuteur, qu'ils dépêcheraient si on ne venait à son secours." (Cardim : 166-167) D'après Soares, on donnait une "épée de bois" à la victime pour qu'elle puisse se défendre : "mais celui qui est libre l'attaque avec sa massue tenue des deux mains ; le prisonnier peut l'éviter de quelque côté, mais ceux qui ont soin des cordes le tirent de façon à lui faire attendre le coup, et il arrive souvent que le prisonnier fonde sur l'exécuteur avec sa massue et le mette à mal, bien qu'ils ne le laissent pas arriver jusqu'à lui, avec les cordes ; quelque effort que fasse le malheureux, ce ne lui est d'aucune utilité ; car tout cela ne fait que lui prolonger la vie de quelques instants, pour finir par tomber aux mains de son ennemi qui lui fend la tête de sa massue." (Soares : 399)
L'exécuteur cherchait en fait à porter le coup à la nuque. "Ils se contentent de leur casser la tête comme du bois, ce qui est une mort très facile." (Anchieta : 329). "Celuy qui est là tout prest pour faire ce massacre, levant lors sa massue de bois avec les deux mains, donne du rondeau qui est au bout de si grande force sur la teste du pauvre prisonnier, que tout ainsi que les bouchers assomment les bufs par deçà, j'en ay veu qui du premier coup tombeyent tout roide mort, sans remuer puis après ne bras ne jambe. Vray est qu'etans estendus par terre à cause des nerfs et du sang qui se retirent, on les voit un peu formiller et trembler : mais quoy qu'il en soit ceux qui font l'exécution frappent ordinairement si droit sur la teste, voire savent si bien choisir derrière l'oreille que (sans qu'il en sorte gueres de sang) pour leur oster la vie, ils n'y retournent pas deux fois." (Léry, II:47) Cette manière choisie d'asséner le coup fatal répondait probablement au souci, signalé par Cardim, d'éviter que la victime perde son sang : "... et tout le jour et la nuit (le prisonnier) est comblé de fêtes plutôt que de nourriture, car ils ne lui donnent d'autre pitance qu'un fruit qui a goût de noix, pour que, le jour suivant, il n'ait pas trop de sang." (Cardim : l65) Alors que l'éclatement du crâne du captif est une condition rituelle de la mise à mort qui répond à l'éclatement du crâne de Maire Monan (les Tupinambas brisaient aussi le crâne de leurs prisonniers qui décédaient de mort naturelle et des ennemis qu'ils allaient déterrer quand ils n'eurent plus la possibilité de mener leurs guerres - vide supra). L'exécuteur, écrit d'Abbeville, "après avoir fait quelques tours de son épée pour estonner son homme luy donne un ou deux coups derrière l'oreille et luy casse la tête faisant tomber la cervelle par terre." (Abbeville : fol.293 v.) Thevet rapporte une technique différente : "Ces paroles finies, celuy qui a l'espée le frappe incontinent au costé par plusieurs coups, tellement qu'à la fin il le fait culebuter par terre. Et à fin d'avoir leur plaisir, le redressent pour veoir s'il tiendroit debout, ce qui ne fut à son pouvoir de faire, le voyans bas, luy passe deux fois par dessus, puis luy casse la teste, le sang de laquelle et ce qui tomba de la cervelle ne demeura longtemps à terre, qu'il ne fust aussy tost recueilly par une vieille, laquelle le cueilloit dedans un vieille courge, laquelle après qu'elle en eut osté le sable, le but tout cru." (Thevet : 28l) "A l'instant où la massue s'abattait sur la nuque du prisonnier, les assistants poussaient de grandes clameurs, sifflaient et faisaient claquer la corde de leurs arcs. On observait la position de la victime au moment de sa chute, si elle tombait face contre terre, on n'en tirait aucun pronostic, mais on se contentait d'accomplir certaines cérémonies ; si, au contraire, le cadavre gisait sur le dos, on en augurait la mort prochaine de son ennemi." (Métraux : 64)
Le découpage de la victime, sa préparation, le partage sacrificiel, les attitudes des participants au festin cannibale nous sont rapportés avec une fascination horrifiée par les chroniqueurs. Voici successivement la description d'Abbeville (fol. 294) puis celle de Knivet (p.84) : "Alors les femmes s'approchent et jettent le corps mort dedans le feu qui est là tout préparé, à ce qu'il n'y reste aucun poil. Puis l'ayant retiré, elles le lavent avec l'eau chaude. Et estant tout blanc et fort net elles luy fendent le ventre et tirent les entrailles dehors. Puis ayant mis le corps par pièces, elles le font rostir et boucanner. Et pour ce faire, elles ont une espèce de gril de bois, qu'elles appellent Boucan, lequel est faict de quatre fourches, grosses comme la jambe, fichées en terre en quarré ou en long, sur lesquelles ils posent deux perches, mettant plusieurs bastons par le travers asez proches les uns des autres... Ils font un feu soubs cette espèce de gril, sur lequel ils mettent toutes les pièces de ce pauvre corps démembré, et la teste et le corps et les bras et les cuisses sans oublier ny les jambes, ny les mains, ny les pieds, ny mesme les entrailles ou bien une partie d'icelles, laissant quelquefois le reste pour bouillir. En fin ils n'en perdent rien qui soit: car estant mesme fort soigneux de manier et retourner souvent tout ce qui est sur le Boucan, ils ne manquent de recueillir et manger toute la gresse qui en distille, jusques à licher ce qui tombe au long des battons du Boucan." "Alors, avec une dent de capivara, les sauvages rasèrent toute le peau du mort et, le prenant par la tête et par les pieds, l'exposèrent à la flamme ; puis, le frottant avec les mains, ils le dépouillèrent totalement de sa peau, mettant la chair à vif. Et ils continuèrent en coupant la tête qu'ils donnèrent à l'exécuteur; les entrailles, ils les offrirent aux femmes. Cela fait, ils le découpèrent joint par joint ; d'abord les mains, puis les coudes, et ainsi tout le long du corps, envoyant à chaque maison un morceau, parmi les danses. Les femmes firent grande provision de vin ; le jour suivant, ils firent bouillir chaque part dans un grand vase plein d'eau afin que toutes leurs femmes et enfants puissent participer au potage. Durant trois jours, ils ne s'occupèrent d'autre chose que de danser et boire nuit et jour."
Trois traits sont généralement retenus par les anciens voyageurs :
- La participation des enfants au festin sacrificiel : "D'autres femmes viennent encor avec leurs enfans : et leur mettent la main dessus, et la mouillent au sang leur disans Tu es vangé de ton ennemy, vange toy à ce coup mon enfant. Voila l'un de ceux qui t'ont rendu orphelin de ton père." (Thevet: 182 ) D'après Cardim, on faisait un trou sous l'estomac de la victime et on invitait les enfants "à y mettre la main et à tirer les entrailles jusqu'à ce que l'écorcheur les coupe."
- La particulière appétance des vieilles femmes pour la chair humaine : "Or toutes les pièces du corps et mesme les trippes, après estre bien nettoyées sont incontinent mises sur les Boucans, auprès desquels, pendant que le tout cuict ainsi à leur mode, les vieilles femmes (lesquelles, comme j'ay dit appetent merveilleusement de manger de la chair humaine), estans toutes assemblées pour recueillir la graisse qui dégoutte le long des bastons de ces grandes et hautes grilles de bois, exhortans les hommes de faire en sorte qu'elles ayent toujours de telles viandes : et en leschans leurs doigt disent Yguatou, c'est à dire il est bon." (Léry, II : 48-49) "Ces inhumains mangent tous de cette chair humaine si avidement que rien plus : que si les hommes y sont affamez comme des loups ravissans, les femmes le sont encore d'avantage : et surtout les vieilles y sont si aspres qu'elles ne s'en peuvent quasi saouler au moins de volonté." (Abbeville : fol 294 v.)
- La communauté de partage : Qu'il s'agisse du partage qui suit la mise à mort ou de la consommation des morceaux qui étaient conservés, les sources mettent en évidence des modes de répartition tels que tous les membres de la communauté puissent participer à la dévoration de l'ennemi. D'après Staden, la victime était répartie "en parts égales" ; Knivet, cité plus haut, explique que le mode de cuisson dans l'eau permet une participation de tous au "potage". "Des ennemis qu'ils tuent, après qu'ils sont rassasiés de leurs chairs, ils en prennent un morceau qu'ils enveloppent, quand il est sec, dans un grand peloton de fil de coton, et le gardent de cette manière avec grand soin ; et quand vient le temps de faire quelque grande beuverie, pour se réjouir davantage, ils sortent la chair du peloton et en font plusieurs parts, par petites fibres, qu'ils répartissent entre tous pour qu'ils la mangent : et ils ont coutume de faire cela en signe de la vengeance qu'ils ont prise et de la victoire qu'ils ont remportée." (Brandao : 293) "Et les hôtes qui sont venus de loin pour voir cette fête emportent la part de chair du mort qui leur a été donnée, séchée au boucan, dans leurs villages où, à l'occasion de grandes beuveries de fête, selon leur manière païenne, ils boivent autour de cette chair humaine qu'ils ont emportée et qu'ils répartissent entre tous ceux du village pour la goûter et se réjouir, en vengeance de leur ennemi supplicié." (Soares : 400-401) Selon Montoya (p.109) même les enfants à la mamelle participaient à la consommation de l'ennemi : les femmes s'enduisaient la pointe des seins du sang de la victime.
L'exécuteur était le seul à ne pas consommer la chair du prisonnier. Il retirait sa cape de plumes, abandonnait sa massue et se soumettait à un certain nombre de rites qui avaient pour but, vraisemblablement, de le protéger de la vengeance de l'esprit de sa victime (cf. Métraux : 73 s.) "Apres l'exécution faite, écrit Thevet (p.282), ces vénérables exécuteurs se retirèrent, ausquels lon baille un soulier neuf de cotton teint en rouge, et ausquels sont baillées deux pierres pour reposer leurs pieds sans marcher à terre, et durant quatre jours ne mangent rien de salé." "Si celuy qui avoit fait le sacrifice, n'en avoit autrefois tué, il faut qu'il face une diette plus estroite, que ceux qui en ont tué. C'est qu'il se découpe par tout le corps d'une dent de beste... de sorte que le sang coule à bon escient. Puis après il est une lune entière,(c'est un mois) sans manger chair, ny poisson, et ne mange que de la farine et des naveaux, et boit du Caouyn. Il est aussi tondu de prés, comme s'il estoit rasé d'un rasoir. Il demeure quinze jours sans oser toucher la terre de ses pieds." Le changement de nom de l'exécuteur, symbole d'une nouvelle naissance et moyen d'égarer l'esprit du mort, constituait un élément essentiel de cet ensemble de rites. D'après l'auteur anonyme du De algumas coisas mais notaveis do Brasil (p.388), le sacrificateur se teignait de "blanc" ("couleur de plomb, comme cendrée" dit Staden) "pour que l'âme du Tapuia n'entre pas en lui" (cité par Fernandes, 1952 : 158).
Si l'on rapproche les interprétations de la guerre et du cannibalisme rapportées par les anciens voyageurs, on constate qu'elles s'ordonnent sous la valeur que les Tupinambas revendiquaient comme le premier mobile de leurs actions et comme le cur de leur morale : la vengeance et le devoir de vengeance.
- C'est de leurs ennemis, bien évidemment que les Tupinambas entreprenaient de se venger. Mais il ne s'agit pas là de la revendication d'un simple antagonisme. En se vengeant de l'ennemi, support, pôle catalyseur, suppôt du mal, c'est du mal, de l'adversité, de la mort et de la maladie, de l'abaissement, de la passivité qu'ils se vengent. Il y a, dirait-on, un devoir de vengeance avant même l'existence d'un ennemi. Donné avec la vie, ce devoir était aussi pour les Tupinambas l'éducation de la vie. La description de leur naturel impulsif et l'éducation de ce naturel en relation avec l'anthropophagie figure dans la plupart des narrations des anciens voyageurs. "Au reste, ce peuple vivant sans aucune loy ou foy, aussi est il guidé comme une beste, et sur tout est si impatient, que la moindre chose du monde l'offense, et estant colleré contre quelcun, à grand peine se peut-il jamais rappaiser sans vengeance, et bien souvent encor après elle. Et de là sont venues ces guerres sans juste occasion, ains d'une seule opinion de vengeance, et d'une bestiale appréhension, qui les fait ainsi sanguinaires, en laquelle ils sont si plongez, que si une mouche leur passe devant les yeux, ils s'en voudront venger. Si une espine les point, ou une pierre les blece, de grande colère ils la mettront en cent pièces, comme j'ay veu, allant de plain pays avec eux, comme si cela sentoit l'effect de leur vengeance : et encore la vermine, qui naist sur les hommes, comme gros poux rouges, qu'ils ont quelquefois en la teste, ils la prennent avec tel desdaing, en estans mords et piquez, qu'à belles dents ils se vangent." (Thevet : 206-207). Léry rapporte, de même : "Ils sont forts vindicatifs, voire forcenez contre toutes choses qui leur nuisent mesmes s'ils s'aheurtent du pied contre une pierre, ainsi que les chiens enragez qui la mordront à belles dents." (I : 183), et Pezieu (1613 :12, cité par Métraux : 68) : "Les anciens exhortent les enfants à la dite vengeance, si une espine ou quelque autre chose les blesse, ils portent tout aussitôt à la bouche après l'avoir arraché."
- La réduction de l'ennemi à néant par manducation (se venger "à belles dents") achève une vengeance qui n'est assouvie, semble-t-il, que lorsque plus rien ne reste de la victime. Si l'on en croit Léry (11:50) "Quand la chair du prisonnier... est ainsi cuicte, tous ceux qui ont assisté à faire le massacre, estans derechef resjouis à l'entour des boucans sur lesquels avec illades et regards furibons, ils contemplent les pièces et membres de leurs ennemis". Comme si cette chair, même morte et cuite était encore porteuse d'une agressivité que seule la dévoration était en mesure d'éteindre : "II rôtissent et cuisent le tout, et il ne reste rien de cette chose que n'aient mangé tous ceux qui sont dans le pays". (Gandavo : 134)
- L'anthropophagie rituelle résumait l'éthique des Tupinambas. Aux dires des Tupinambas eux-mêmes, elle avait pour effet de : "hausser le coeur à la jeunesse, et à la fin de l'animer à marcher hardiment en guerre contre leurs ennemis avec l'espoir d'un tel honneur après qu'ils seront décédés". (Métraux : 68, citant Thevet) ; d'impliquer les plus jeunes dans le sang de la vengeance : "Ils lavent (du sang de la victime) les petits enfans, à fin, disent-ils, qu'ils en soient à l'advenir plus hardis : et leur remonstrent, je dis aux masles que quand ils seront grands et en aage plein, ils en façent ainsi à leurs ennemis" (Thevet : 203) ; et de "donner espouvantement aux vivants" : "IIs donnent par ce moyen crainte et espouvantement aux vivants. Et de fait, pour assouvir leurs courages félons, tout ce qui peut se trouver es corps de tels prisonniers, depuis les extrémités des orteils, jusques au nez, oreilles et sommet de la teste, est entièrement mangé par eux."(Léry, 11,50). Edifier les siens, édifier les autres.
- Se venger, c'est entretenir le groupe dans son unité et dans son intégralité. En dominant l'ennemi le devoir de vengeance préexiste alors à l'agression de l'autre : c'est l'inculpation qui fait l'ennemi. Ou en rétablissant un déséquilibre causé par la perte d'un membre du groupe. C'est, dans ce dernier cas, la simple loi de la réciprocité à laquelle l'anthropophagie rituelle ajoute peut-être la récupération physique de la substance du parent dévoré par l'ennemi. D'après un chant dont la connaissance est due à l'informateur de Montaigne ("J'ay eu longtemps avec moi un homme qui avait demeuré dix ou douze ans en cest autre monde... Cet homme que j'avois estoit homme simple et grossier qui est une condition propre à rendre véritable témoignage..." - Des Cannibales), on peut voir que l'idée de la possible réassimilation du parent dévoré par l'ennemi, par le moyen de la consommation de la chair de l'ennemi, n'était pas étrangère à la pensée tupinamba certes, ici mise en avant comme antilogie du discours cannibale ou inconséquence de la volonté d'annulation de l'ennemi : Dans un de ces chants de défi, probablement stéréotypés, que la victime proférait à l'encontre de ses bourreaux, un prisonnier apostropha ses vainqueurs leur représentant qu'en le dévorant, "ils mangeront quant et quant leurs pères et leurs ayeux, qui ont servy d'aliment et de nourriture à son corps. Ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vostres, pauvres fols que vous estes ; vous ne recognoissez pas que la substance des membres de vos ancêtres s'y tient encore : savourez les bien, vous y trouverez le goust de votre propre chair." Thevet, le premier, a constaté l'opposition entre les Tupinambas qui mangent leurs ennemis et enterrent leurs morts, et les Tapouys qui mangent leurs morts et se contentent de "casser le front à leurs ennemis" (p.272). Ces deux techniques de sépulture on donne au mort la sépulture de son propre corps ; on le réincorpore au groupe des vivants on lui consacre un ennemi capturé ; on lui donne un corps de rechange permettent l'une et l'autre de fixer l'âme du mort. L'entretien du prisonnier à la place du mort (il épouse sa veuve, il use de ses objets personnels) "ôte la corruption" de la mort. Selon Thevet encore, les Tupinambas rendaient ce même devoir à ceux qui étaient morts de vieillesse ou de maladie (p.105). La consécration du captif à l'esprit d'un mort et sa dévoration ne répondaient donc pas seulement au fait que le parent disparu avait été physiquement soustrait aux siens.
- Se venger du mal, c'est en même temps venger un homme de la mort, et se venger de sa propre mort , perpétuer, en vengeant un mort, un cycle de vindictes qui porte l'assurance qu'on sera soi-même vengé.
Les spéculations sur l'endocannibalisme ou l'exocannibalisme rencontrent les spéculations européennes sur les sacrements (infra). Prisonnière des Indiens Yanomami qui pratiquent l'endocannibalisme, la jeune Héléna Valero ne croit pas à la consomption des espèces et retrouve la thèse des stercoranistes, hérétiques supposés professer que toutes les conséquences de la digestion s'appliquent au corps du Christ présent dans l'hostie. La réponse indigène à cette assignation témoigne d'une croyance autrement élaborée. "Vous brûlez les corps, puis vous rassemblez les ossements, vous les pilez (...) ensuite vous mettez les cendres dans la bouillie de bananes et vous les mangez. Enfin, après les avoir mangées, vous allez dans la forêt faire vos saletés ; ces ossements doivent encore passer par là". (Elle voit dans ce traitement de la cruauté envers le mort.) Le touchawa me regarda, sérieux, et dit : "Que personne ne t'entende dire cela." (Biocca, 1968 :172).
Le baptême des trois Sauvages, en 1613 en l'église des Capucins, est décrit en ces termes par une gravure représentant la cérémonie:
"Les cérémonies se firent en l'Eglise des Capucins où le Roy et la Reine Régente assistaient en grande magnificence avec plusieurs princes et princesses, et abondance de peuple y afflua de toutes parts. L'heure du baptême venue, Monsieur l'Evêque de Paris, assisté de plusieurs prélats s'y trouvèrent; incontinent luy fut amenez les trois sauvages ou Toupinambous dont vous voyez la représentatien ici au naturel; chacun d'eux était vêtu d'une robe de taffetas blanc [...] ; ils tenaient chacun un lis en la main et portaient sur la tête un créneau et un chapeau de fleurs dessuz ; et trois capucins tenaient auprès, d'eux chacun un cierge de cire blanc. L'evesque de Paris les baptisa et le Roy les nomma tous trois de son nom: Louis Ie, Louis IIe, Louis IIIe. Toute l'assistance remercia Dieu de leur conversion..."
Une autre gravure commente : "Ce vous est bien de l'heure et de la gloire ensemble, Ô vous Ameriquains, d'estre instruicts en la foy, Qui avec les Chrétiens vous unit et assemble : Et d'avoir pour Parrain sur les fonds nostre Roy. Ores régénérez par le sacré Baptesme Vous estes nettoyez de l'enorme peché Où vous estiez conceuz, par la grace supréme Vous voyez le salut qui vous estoit caché. Maintenant vous vivez affranchis de la crainte, Que doivent avoir ceux qui ne sont baptisez. Le caractère sainct dont vous portez l'emprainte, Vous purge des erreurs qui vous ont abusez.
- Le destin de cet ennemi domestiqué, esclave naturel des femmes, pôle négatif du dédoublement, permet d'inverser la dépendance naturelle de l'homme, tandis que la prouesse individuelle de la capture et de la mise à mort vaut initiation du jeune guerrier et l'habilite au mariage. En "féminisant" l'adversaire, le guerrier se défait de la part féminine de lui-même, se sépare de sa soeur et peut l'engager et s'engager dans l'échange matrimonial. Féminiser l'adversaire, c'est dépouiller le mal, séparer le masculin et le féminin, ouvrir le monde, ordonner le chaos.
- Cet ensemble de valeurs prend sens dans la "tragédie" (Léry) sacrificielle qui rejoue le drame originel
du monde. La création se soutient de l'opposition des deux frères jumeaux. Cette opposition tire sa raison de l'impulsion d'Ariconte à réduire Tamendonare : "J'auray ta femme et tes enfans en ma puissance" (Les Tupinambas de Thevet se proclament descendants de Tamendonare, le "bon mesnager": l'inimitié, valeur première, est pourtant la réponse à un défi originel). La guerre des frères effectue l'ouverture cosmique et fixe les formes de la création. La division de Maire Monan, le "Transformateur", incarné par le prisonnier-serpent réalise le partage du masculin et du féminin (la tête-trophée à l'exécuteur, les entrailles aux femmes) et définit le devoir respectif de chaque sexe : capture de l'ennemi et division sacrificielle pour le guerrier, (réduction charnelle et morale du prisonnier, extraction de sa substance vitale par les femmes) qui répond à et qui engage la nature féminine dans une fécondité réglée. "IIs continuèrent en coupant la tête qu'ils donnèrent à l'exécuteur; les entrailles, ils les offrirent aux femmes."(Knivet : 84). "Quant aux entrailles et parties honteuses, ce sont les femmes qui les mangent communément : mais la teste est réservée pour la ficher au bout d'une perche, et la mettre sur leurs loges, en signe de triomphe et de victoire" (Thevet : 203)
- Complémentairement à l'identification du prisonnier-serpent à la nature démoniaque, le rituel met en uvre une identification de 1'exécuteur avec le "principe diviseur".
D'après un informateur de Francis Huxley (op. cit.), chez les Urubu, après s'être soumis aux rites visant à le protéger et à le purifier, "le bourreau se tenait debout au milieu de la hutte cérémonielle et, à la vue de tous, dénouait la cordelette qui retenait son prépuce. Je ne mis pas longtemps à mesurer l'importance de cet acte, commente Huxley, car, normalement, un homme meurt de honte quand son prépuce ne dissimule plus le gland. "Tout le monde le voit ? Les femmes aussi ?" demandai-je. "Les femmes le voient. Tushau (le bourreau), debout au milieu de la hutte, lui, ne regarde pas son pénis, il détourne les yeux..." Kuashi-puru (l'informateur) plaça une main sous son nez et contempla d'un il vague le toit au-dessus de lui. "Il ne regarde pas. Toutes les femmes regardent, elles se dirigent vers lui et saisissent le pénis."
"Ta!" fit Chico ahuri.
"Si, dit Kuashi-puru d'un ton solennel. Les femmes viennent toutes tenir le pénis, le frotter entre leurs mains ; Tushau tire le prépuce en arrière pour qu'elles puissent frotter le gland. 'Tu es Tushau, disent-elles. Tu es fort.' Il ne les regarde pas, aucun des hommes ne regarde, ils regardent ailleurs." De nouveau, Kuashi-puru appliqua une main sous son nez et fixa le toit.
"Mais, Kuashi, les femmes n'ont-elles pas honte de regarder ?
Et le pénis de Tushau, n'est-il pas raide ?" demandai-je.
"Non, il est mou. Les femmes le veulent, il leur plaît.
-'Tushau, disent-elles. Je le veux ! 'Non! répond Tushau. Vous ne l'aurez pas!' Tushau n'a pas le droit de suruquer sa femme plus d'une fois par mois, sinon il tomberait malade."
"Et pourquoi les femmes tiennent-elles le pénis ?" "C'est un remède dit Kuashi-puru en riant..." (pp. 301-302)
Le propos de cette présentation du rituel tupinamba était de tenter de mettre en évidence, à partir des relations des anciens voyageurs, une fonction de la guerre et du sacrifice dans la division sexuelle, le système matrimonial et la cosmologie. L'anthropophagie rituelle des Tupinambas pose, bien sûr, d'autres questions. Celle, entre autres, de la transsubtantiation ou symbolisation sacrificielle (l'intérêt pour l'anthropophagie est aussi théologique), ou encore, celle du mécanisme d'accumulation de puissance, grâce à la capture et à la mise à mort d'ennemis, qui fondait le pouvoir des chefs. Voici, sous ces deux titres, en guise d'apostille à la présentation qui vient d'être faite, et avant l'examen d'autres domaines où se rencontre une même relation de la guerre et du partage significatif, deux rapprochements provoqués par le contact des valeurs indiennes et des valeurs occidentales.
"Mieux vaut dormir avec un cannibale à jeun qu'avec un chrétien ivre."
(Herman Melville)
La Cène de Villegagnon et l'anthrophagie tupinamba
Le siècle de la Découverte, qui voit une crise générale des signes (multiplication incontrôlée des signes monétaires par suite de l'afflux de l'or américain ; désarroi des systèmes de représentation ; guerres de religion ; révélation de mondes insoupçonnés...) spécule sur l'origine des langues et la nature des symboles. Et la Réforme, réinterprétation de l'Ecriture, n'a pas été sans conséquence sur le sort de l'expédition française au Brésil. La narration, par le calviniste Léry, de l'épisode de la colonisation du Brésil (chapitre VI de son Voyage) lui est l'occasion de régler des comptes théologiques (et historiques) avec le cordelier Thevet, cosmographe du roi accusé de "mentir cosmographiquement"
et avec le chevalier de Villegagnon, chef de l'expédition, "roi d'Amérique", principalement accusé, lui, d'"apostasie". C'est sur les entreprises de ce dernier, en effet, homme d'armes il est chevalier de Malte mais aussi théologien il fut le compagnon d'études de Calvin que plusieurs calvinistes s'étaient embarqués pour le Brésil. Villegagnon voulait y fonder, selon ses termes, l'Eglise "la mieux réformée dessus toutes les autres". Coupable du "vice d'écrire [...] confus", selon l'historien protestant La Planche ; "mauvais théologien et pauvre guerrier", selon La Popelinière (cités par P. Bayle à l'article "Villegaignon" de son Dictionnaire historique et critique, 1696). De caractère instable et ombrageux, ce fondateur d'Eglise revient à des convictions romaines pendant son séjour au Brésil. Il se met alors, aux dires de Léry, à vouloir "absolument tout remuer à son appétit". Ainsi, "combien qu'[il rejetât] la transsubtantiation de l'Eglise romaine comme une opinion laquelle (il disait) ouvertement être fort lourde et qu'[il n'approuvât] pas non plus la conssubstantiation, si ne [consentait-il] pas pourtant à ce que les ministres enseignaient et prouvaient par la parole de Dieu, que le pain et le vin n'étaient point réellement changés au corps et au sang du Seigneur, lequel aussi n'était pas enclos dans iceux, ains que Jésus-Christ est au ciel, d'où par la vertu de son Saint-Esprit, il se communique en nourriture spirituelle à ceux qui reçoivent les signes en foi. "Villegagnon prétendait "non seulement grossièrement plutôt que spirituellement manger la chair de Jésus Christ, mais qui était à la manière des sauvages nommés Ouëtacas, [il] la voulait mascher et avaler toute crue." "Il affirmait et voulait qu'on crût que le pain consacré profitait autant au corps qu'à l'âme." Qu'en somme, "quand Jésus-Christ a dit 'Ceci est mon corps', il faut croire sans autre interprétation qu'il y est enclos et [laisser] dire ces gens de Genève..." A cette théologie primaire (ou primitive), Léry oppose que "ces paroles et locutions sont figurées, c'est-à-dire que l'Ecriture a accoutumé d'appeler et de nommer les signes du sacrement du nom de la chose signifiée."
Transsubstantiation (Thomas d'Aquin) : l'être foncier du pain devient celui du corps du Christ sans être anéanti. Consubstantiation (Wycliffe, Luther) : le corps du Christ est "dans, avec, sous" le pain. Permanence des aliments naturels.
La doctrine catholique, fixée en 1551 par le concile de Trente, n'épuise pas, il s'en faut, la passion sacrificielle et l'intérêt charnel du croyant pour les saintes espèces. Quand la théorie dématérialise la présence charnelle du Christ dans l'hostie, les spéculations sur les "meurtres d'hostie", traditionnellement imputés à des Juifs, paraissent connaître un regain de faveur. Ainsi cette représentation, datée de la fin du XV° siècle, du "miracle de la rue des Billettes". En 1290, une vieille femme raconta que le Juif Jonathas, qui lui avait prêté de l'argent, avait exigé, pour lui restituer ses gages, une hostie reçue en communion (le jour de Pâques, il va de soi). Une fois en possession du pain sacré, Jonathas l'aurait lardé de plusieurs coups de couteau, faisant aussitôt jaillir un sang abondant. Il aurait alors jeté l'hostie dans une chaudière pleine d'une eau bouillante qui se colora de rouge. Puis l'hostie s'éleva au-dessus de la vieille qui se précipita dehors pour ameuter la population. Jonathas avoua son crime sous la question et fut brûlé vif avec sa femme en place de Grève. Ses biens furent confisqués et sa maison rasée. Un chapelle expiatoire, dite chapelle du Miracle, fut édifiée à cet endroit. Ce lieu de mémoire, encore en service, sous des avatars successifs, au 24 de la rue des Archives, est aujourd'hui consacré au culte réformé.
Les Juifs de Sternberg poignardent l'hostie (1492)
Or et têtes-trophées
La passion des Blancs pour l'or a toujours été un sujet d'étonnement et d'incrédulité pour les populations indiennes. Un codex postérieur à la conquête représente le dialogue suivant entre un Inca et un Espagnol : l'Inca à l'Espagnol: " - Tu manges cet or?" l'Espagnol : " - Nous mangeons cet or." Les Jivaros, voisins septentrionaux des Incas prirent un jour cette réponse à la lettre.
L'Inca: "Cay coritacho micunqui?
(Tu manges cet or?) L'Espagnol - Este oro comemos."
(Nous mangeons cet or).
(Cortès : "Nous, Espagnols, nous souffrons d'une maladie de cur dont l'or est le seul remède." Colomb : "L'or est la meilleure chose au monde, il peut même envoyer les âmes au Paradis.")
Les supplices infligés aux Indiens employés dans les mines
(Richard Pietschmam le découvreur, en 1908, du Codex de Don Felipe Guaman de Ayala : Nueva Coronica y Buen Gobierno, le définit principalement comme "un tableau des injustices exercées sur les indigènes par les seigneurs du pays et par leurs satellites, par les prêtres et par les religieux, les "corrigedores" et "comenderos", les Espagnols errants, les métis et les Nègres." Introduction de l'édition française, Paris, 1936, p. XX).
Espagnols et esclaves dans les mines
(d'après Theodor de Bry)
Après avoir conquis leur territoire, mais non soumis les hommes, les Espagnols entreprirent l'exploitation des sables aurifères de la région avec le concours de certains Jivaros. L'imposition d'un tribut en or de plus en plus élevé fut à l'origine de la révolte de 1599 qui eut pour effet durable de libérer le territoire de tout établissement de colonisation jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle. Ayant capturé le gouverneur après avoir envahi la ville de Logrono, les insurgés "le déshabillèrent complètement, lui lièrent pieds et poings et, tandis que certains se divertissaient fort à le frapper et à se moquer de lui, d'autres installaient dans la cour une grande forge où ils mirent à fondre l'or du tribut. Quand l'or fut fondu, ils lui ouvrirent la bouche avec un os, disant qu'ils voulaient voir si, pour une fois, il aurait assez d'or..." (Velasco, cité par Harner,1973 : 21).
Les Jivaros sont célèbres pour leur manière de traiter les têtes-trophées. A cet égard, un informateur expliqua à M. J. Harner que "l'amour des Jivaros pour les têtes-réduites, c'était comme l'amour des Blancs pour l'or" (Harner, 1973 : 192 ). Cette comparaison n'est pas sans titre. Dans la société jivaro, le statut de l'homme éminent kakaram, est principalement lié à sa force d'âme arutam (kakarma) qui le protège de la mort tout en le poussant à tuer le plus souvent possible (p.112). L'acquisition de cette âme est "tellement indispensable à la simple survie de l'adulte mâle que les parents d'un garçon n'imagi¬nent pas qu'il puisse passer le cap de la puberté sans une telle âme" (p. l36). Les meurtres répétés permettent une accumulation continue de puissance lorsqu'une nouvelle âme arutam remplace l'ancienne (p. l41) ; ce mécanisme (qu'Harner qualifie de trade-in) supporte un processus de capitalisation d'une force défensive et offensive qui se matérialise socialement ; la sécurité personnelle alors que les Jivaros cherchent assurance contre la menace de la mort, omniprésente dans leur société qu'un homme "croit obtenir par le meurtre n'est pas sans correspondre à une réalité sociale : un homme qui a plusieurs meurtres à son actif, un kakaram, "homme puissant", est rarement attaqué, car ses ennemis pensent que la protection constituée par ses âmes constamment renouvelées rendrait vaine toute attaque contre lui." (p.142)
Le traitement spécifique de la tête-trophée, tsantsa, répond à la fois à la volonté de se protéger de l'âme vengeresse, muisak, de l'assassiné et à la volonté d'en utiliser la puissance (pp.143-152). Comme l'âme arutam, l'âme vengeresse est dotée d'une force qui peut se capter et se transmettre. Au cours d'une danse rituelle, "l'homme qui a pris la tête tient le tsantsa en l'air tandis que les deux parents généralement une épouse et une soeur qu'il veut faire bénéficier de la puissance de la tête-trophée s'accrochent à lui. De cette manière, le pouvoir du muisak peut être transmis aux femmes... Ce pouvoir, communiqué à travers le filtre du chasseur de têtes permet aux femmes de travailler plus dur et d'accroître leur réussite dans les cultures et l'élevage domestique, deux activités qui sont principalement du ressort des femmes dans la société jivaro." (p.130)
Personnage au collier de têtes réduites découvert dans un site archéologique du bassin du Marañon
Présentation de la tête réduite au soleil
On voit, par ces quelques traits, la tête-trophée jouer un rôle premier dans la sécurité physique, l'établissement matrimonial et matériel d'un homme et constituer une sorte de capital d'assurance vitale, de la même façon que la possession de signes monétaires, au-delà de la quantité de biens dont un individu peut jouir, définit un accroissement de puissance et une manière d'immortalité mythique du propriétaire. Léry, ayant provoqué un jour l'incrédulité d'un Tupinamba en lui disant qu'un marchand de sa connaissance pouvait acheter tout le bois de Brésil contenu dans plusieurs navires, s'entendit finalement demander : "Mais cet homme tant riche dont tu me parles ne meurt-il point ?" Sur la plage dite aujourd'hui de Copacabana, sur les lieux, peut-être, où Léry tenait cette conversation, un homme, interrogé par une équipe de télévision, montre la cicatrice de son dos : il a vendu un rein à un habitant du lieu et a ainsi acquis, pour prix de ce transfert de vie, une parcelle de terrain sur laquelle il va faire construire... (T.F. 1, le 16 mai 1985, "Trafic d'organes").
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