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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L’“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation et la Découverte : 5
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques
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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


III - 8.5 Malaise civilisateur, aise de l’homme sauvage :
la subjectivité de l’homme objectif

Le moderne peut être représenté dans sa forteresse (tout idéale), son identité circonscrite dans sa volonté, alors que l’homme traditionnel est physiquement et psychiquement dépendant d’énergies sises hors de lui et auxquelles il ne peut se soustraire sans perdre son intimité. Chaque arbre est un temple ; chaque souffle est une âme. L’intention d’autrui, la réalité d’esprits, le sens des formes constituent en même temps le for intérieur et le for extérieur de ses délibérations. Il est d’autant plus puissant et d’autant plus vulnérable que, tirant sa cohérence de la mise en communication de ces forces et de ces signes, il ne s’appartient pas. La constitution du moderne, à l’opposé, enfermé dans une subjectivité définie par son pouvoir d’objectivité, c’est la constitution de la matière. L’action magique est ressemblance, participation. Elle est sans objet et sans effet dans le désenchantement du monde et de la société. L’insécurité du monde magique a pour contrepartie la sécurité d’un monde en relation. Où l’homme se repose dangereusement de sa forme dans la forme des choses. Les adeptes des messes noires assurent trouver dans le frisson de la profanation une certitude existentielle qu’une religion convertie à la raison ne délivre plus. Le mal moderne de la solitude - mal honteux puisqu’il dénonce un échec adaptatif - les maladies de la liberté, la mode des thérapies corporelles et des thérapies de groupe dénoncent le retrait des formations collectives, où s’élabore la fermeture individuelle, comme la cause du malaise civilisateur. C’est dans cette déshérence répondant à l’idéal qui récuse la vérité spécifique (l’inflexion du corps, de la subjectivité, du temps, de la différence des sexes, de la métaphore) que s’installe le malaise juvénile. La jeunesse, main invisible de l’échange des valeurs adopte, ou croit adopter, révélés par les traditions exotiques accommodées dans les faubourgs des métropoles coloniales, les secrets perdus par la civilisation, redonnant vie aux stéréotypes raciaux. Dans la Force de l'âge, publiée en 1960, Simone de Beauvoir, née en 1908, se remémore les soirées au « Bal Nègre » dans les années trente :
"Le dimanche soir, on délaissait les amères élégances du scepticisme, on s'exaltait sur la splendide animalité des Noirs de la rue Blomet. […] À cette époque, très peu de Blanches se mêlaient à la foule noire ; moins encore se risquaient sur la piste : face aux souples Africains, aux Antillais frémissants, leur raideur était affligeante ; si elles tentaient de s'en départir, elles se mettaient à ressembler à des hystériques en transe. […] j'aimais regarder les danseurs ; je buvais du punch ; le bruit, la fumée, les vapeurs de l'alcool, les rythmes violents de l'orchestre m'engourdissaient ; à travers cette brume je voyais passer de beaux visages heureux. Mon cœur battait un peu plus vite quand explosait le quadrille final : dans le déchaînement des corps en fête, il me semblait toucher ma propre ardeur de vivre" (Gallimard, p. 401).
Alors que le polytechnicien doit aller prendre des cours de danse chez “Georges et Rosy” (quand Polytechnique était au Quartier Latin) pour être en mesure de tenir sa partie au bal de fin d’année, le primitif aurait “dans le sang” ou “dans la peau” un savoir de la nature dont le défaut, la récusation ou la réfutation caractérise l’éducation moderne. Il est significatif que le stigmate d’animalité, qui constituait hier l’argument majeur du racisme, puisse être aujourd’hui un signe d’élection : “[Il] donne en plus une leçon, et c’est qu’un noir peut imiter un blanc et non l’inverse. Car la culture occidentale s’apprend alors que l’animalité africaine est innée. Cette supériorité est spécialement manifeste dans “Say, say, say”, la chanson qu’il interprète aux côtés de Paul McCartney. Non seulement il chante aussi bien que son partenaire, mais il possède en plus une certaine sauvagerie dont Paul McCartney, lui, est démuni” (France-Soir Magazine du 21 avril 1984). On mesure la nuance par rapport à la génération précédente – avec une même et naïve essentialisation – où, par exemple, l’adoration de “Sa majesté le Jazz” était tempérée par la critique de jazz, cette spécialité blanche qui légitime et convertit l’interprète en mettant du sens dans son naturel : et “si les Blancs finalement”, interroge une signature autorisée épinglant les “effarantes faiblesses” de Mo’ Better Blues, film du réalisateur noir Spike Lee (“Il y a autant de Blancs dans mes films qu’il y a de Noirs dans les films de Woody Allen”) ayant le génie du jazz et son exploitation commerciale pour sujet, “avaient le talent de parler du jazz ?” (Le Monde du 22 novembre 1992).


“Deux Français au beau milieu d'une fête black”, vus par Roland Monpierre, "trente ans, dessinateur antillais"
Dessin paru dans Actuel
"Les Français vus par les immigrés" (1985)


Quand la différence physique était la légitimation universelle de la mise en servitude de l’Africain

Remontant le fleuve Gambie, à la recherche des sources de l’or pour le compte de la « Company of Adventurers of London Trading to the Ports of Africa » (fondée en 1618), le navigateur Richard Jobson fait un tableau des mœurs des Mandingos. Les notables avec qui il entre en contact sont au fait des attentes des européens. Mais alors que celui qui le reçoit (a great black merchant qu’il dénomme Buckor [Aboubacar] Sano) veut lui vendre des jeunes filles esclaves (He offers women to sell unto us) Jobson répond : I made answer, We were a people, who did not deale in any such commodities, neither did we buy or sell one another, or any that had our owne shapes et quand on lui objecte que c’est ce que recherchent les hommes blancs (white men) comme lui, il note que they were another kinde of people different from us » (The Golden Trade [1623] London : Dawson, 1968, p. 112). Ce censeur inspiré de la mise en servitude du semblable se révèle néanmoins partager et accréditer une perception différentialiste et ségrégationniste de l’homme noir dont il voit l’origine dans la Bible. A propos des usages matrimoniaux des Mandingos (The number of their wives […] Allowance of other women for necessitie sake), Jobson, interprète la coutume qui contraint les femmes enceintes à l’abstinence sexuelle comme une conséquence de la conformation des hommes et comme la preuve que les Mandingos sont issus de Canaan, frappé de la malédiction de Noé.

For undoubtedly these people originally sprung from the race of Canaan, the sonne of Ham, who discovered his father Noahs secrets, for which Noah awakeing cursed Canaan as our holy Scripture testifieth, the curse as by Scholemen hath beene disputed, extended to his ensuing race, in laying hold upon the same place, where the originall cause began, whereof these people are witnesse, who are furnisht with such members as are after a sort burthensome unto them, whereby their women being once conceived with child, so soone as it is perfectly discerned, accompanies the man no longer, because he shall not destroy what is conceived to the losse of that, and danger of the bearer neither until she hath brought up the child, to a full and fitting time to be weaned, which every woman doth to her owne childe is she allowed, in that nature, the mans society, so that many times it falles out, he hath not a wife to lie withall; and therefore as I said, hath allowance of other women, for necessities sake, which may seeme not over-strange unto us, in that our holy Writ doth make mention therof, as you may reade in the 23. chap. of the Prophet Ezechiel, where Ierusalem and Samasia, being called by the names of the two Sisters, Aholah and Aholibah, being charged with fornication, are in the twentie verse of the same chapter, said to doate upon those people, whose members were as the members of Asses, and whose issue was like the issue of horses, therein right and amply explaining these people (p. 65-67).

Cette extrapolation de la Genèse (9, 18-27), qui ne fait nullement fait mention de la couleur de Canaan et alors que l’argument va devenir un lieu commun qui justifiera la servitude du Noir, procède vraisemblablement de commentaires (rabbiniques et musulmans) dont la teneur a diffusé dans le siècle (sur le rôle des religions du Livre dans cette interprétation voir : Braude Benjamin, « Cham et Noé. Race et esclavage entre judaïsme, christianisme et Islam », dans : Annales. Histoire, Sciences Sociales, 57? année, N. 1, 2002. pp. 93-125). S’agissant de la conformation en cause, Robert Graves et Raphael Pataï citent, dans Hebrew Myths, the Book of Genesis, (Greenwich : Greenwich House, 1983, p. 121), un texte qui pointe comme autant de conséquences de la malédiction de Noé les traits qui spécifient « les enfants de Canaan », couleur, cheveux, lèvres… et qui conclut : « their male members shall be shamefully elongated (p. 121 ; les auteurs revoient au Talmud de Babylone, au Traité Pessahim et au Midrash Tanhuma - p. 122). Les écrivains arabes se réfèrent, eux, à l’autorité de Galien : Miquel, cite ainsi Masudi qui liste les traits différenciateurs de l’homme noir : « cheveux crépus, sourcils clairsemés, larges narines, fortes lèvres, dents pointues, odeur prononcée, prunelles très noires, pieds et mains crevassés, parties génitales volumineuses et pétulance excessive » (Miquel, André, 1975, La géographie du monde musulman, Paris-La Haye : Mouton, p. 141). Cette énumération est en réalité introuvable dans Galien.



Atlas catalan, 1375, attribué à Abraham Cresques

Si le terme « Mandingue » ou « Manding » est aujourd’hui principalement associé à la civilisation Mandé ou à l’histoire de l’empire du Mali (dont font état les chroniques d’Ibn Battuta ou d’Ibn Khaldûn et dont le Mansa Moussa figure sur une carte européenne datée de 1375, tenant une sphère d’or), il est aussi utilisé dans l’industrie du film pornographique où « Mandingo » qualifie le porteur d’un male member shamefully elongated (Mandingo est le nom de scène de l’acteur de films X, Frederick Lamont, dont la notice Wikipedia, en français, précise qu’il est aussi doté d’un « cursus académique honorable »).


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Plan du chapitre :

III - 8.1 Introduction
III - 8.2 Maîtrise technique et maîtrise politique : l’assimilation
III - 8.3 “Levi’s, Lacoste, Lénine” : la dialectique des “3 L”
III - 8.4 Le retournement : les limites de la foi
III - 8.5 Malaise civilisateur, aise de l’homme sauvage : la subjectivité de l’homme objectif
III - 8.6 Une aptitude néo-corticale à créer un monde hors du monde
III - 8.7 L’original et son cadre
III - 8.8 Renoncer à la vérité
III - 8.9 L’invention est un jeu d’enfant
III - 8.10 “Il y a de la superstition à ne pas croire à la superstition”
III - 8.11 Leçon de l’objectivité
III - 8.12 La découverte de l’autre homme
III - 8.13 Ethnographie Tupinamba (1)
III - 8.131 Ethnographie Tupinamba (2)
III - 8.132 Guerre, sacrifice, différence des sexes
III - 8.14 L'invention néolithique ou : le triomphe des fermiers
III - 8.15 Que signifie "Porter la bonne parole" ?
III - 8.16 Aux origines de l'anthropologie





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