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Vingt ans après
2° partie
Communication au colloque "Vingt ans d'anthropologie à la Réunion" (11-12 mai 1995, Saint-Denis de la Réunion).
Le texte proposé est un développement de la communication effectivement prononcée.
Plan du chapitre :
1° partie
1° - Le proche et le lointain
2° - Lethnologie réunionnaise manque de bras
3° - Le regard dun non spécialiste
4° - Le sucre
2° partie
5° - La réparation
6° - Léconomie de la départementalisation et léconomie de lidentité
7° - La Réunion pied de riz
8° - La Réunion qui gagne
9° - Une approche réunionnaise de lethnicité
10° - Un cas décole : le développement de luniversité
11° - Lhomme réunionnais
12° - La réparation orthographique
13° - Les prémisses de la départementalisation
14° - Une situation de majorité politique et de dépendance économique
(Suite)
5° - La réparation
La vie politique et sociale de la Réunion daujourdhui est dévidence marquée par cette histoire du sucre : paysage agricole et paysage humain, ceinture sucrière et paysans des Hauts, concentration des terres et paupérisation des Petits Blancs, esclavage et engagisme. Aucune activité économique nayant à ce jour remplacé la plantation, qui aurait réuni les parts contraires de cet héritage, cette machine a broyer continue à vivre dans les consciences. La départementalisation, dont cétait pourtant un objet, na nullement effacé cette histoire. Rattrapage et réparation, au lieu dégaliser les chances en réalisant légalité sociale, ont légitimé et légalisé ce couple du ressentiment et de la mauvaise conscience que la Réunion daujourdhui forme avec la métropole. Cette idéologie de la réparation a pour propre dengendrer une insatisfaction par définition jamais comblée puisquelle se nourrit des preuves mêmes de cette réparation. Ce nest pas seulement dire que le dommage ne sera jamais réparé puisquil est accompli et par là même irrémissible , cest aussi constater que la réparation enchaîne les partenaires, engendre la dépendance, et perpétue le crime. Aujourdhui que les prestations sociales sont identiques à la Réunion et en métropole et que légalité est atteinte, vient de naître, juste de retour des assises de légalité tenues à Paris, un mouvement dénommé : Égalité plus.
Cette valeur de réparation détermine laction de ceux qui parlent au nom des exclus et qui, dans le mouvement général de décolonisation qui caractérisait lépoque, militaient pour lautonomie. La section locale du P.C.F. est devenue Parti Communiste Réunionnais pour préparer lindépendance. Calcul et culpabilité engagent alors le pouvoir dans une politique déquipement des DOM qui vise à combler le retard avec la métropole et à faire entrer la Réunion dans le XXe siècle. La revendication identitaire, qui voulait nationaliser le sucre, réclamant lautonomie avec une aide annuelle de lEtat de huit milliards de francs, indexée sur linflation, en compensation de trois siècles desclavage, se convertit alors à la départementalisation et se pourvoit sur ce dédommagement. En réalité, le tournant politique est pris, alors que lesprit du temps paraît pourtant imposer lindépendance, quand il devient patent que la nationalisation du sucre engendrera régression sociale et régression économique. Le sucre nétant concurrentiel que dans les conditions de concentration des terres et dexploitation des hommes éprouvées, les indépendantistes eussent dû, comme Toussaint-Louverture en son temps (qui instituait dans sa Constitution de 1801 triste instrument législatif écrira un Victor Schoelcher désabusé de son héros , un servage encadré de mesures policières, préfiguration, peut-être, des modernes kolkhozes), restaurer la plantation. Lannée 1975 voit dailleurs à la fois lélection de Giscard dEstaing, réputé partisan de lautonomie des DOM, à la présidence de la République et une nouvelle crise de léconomie sucrière.
6° - Léconomie de la départementalisation et léconomie de lidentité
En réalité, la départementalisation, à partir des années Debré, avec léquipement routier, urbain, sanitaire, administratif et scolaire de lîle a été la seule activité économique pour parler bref , à prendre le relais de la société de plantation, égalisant les représentations et les valeurs mais perpétuant les rôles, pour lessentiel. Le choc culturel a été à la mesure de labîme existant entre la colonie et sa métropole et de la ruine où se trouvait la Réunion en 1945 où, pour prendre un exemple qui dispense dautres chiffres, le taux de mortalité infantile était de 145 pour mille. Il faut avoir vu une veste telle que pouvait en porter un membre de la classe moyenne à la fin de la guerre pour comprendre lisolement et la détresse de lîle à cette époque, et savoir quaujourdhui le chiffre daffaires engendré par lhabillement est de un milliard sept cents millions de francs pour mesurer lécart.
Léquation de la départementalisation était contenue dans cette déclaration de Léon de Lepervanche qui en réclamait le légitime bénéfice devant lAssemblée nationale : Depuis 1935, la formule La Réunion département français inscrite sur les banderoles lors des manifestations ouvrières clamait la confiance de nos compatriotes en cette démocratie française à lécart de laquelle ils étaient tenus. (...) Nous tenons à dire que nous ne connaissons pas les profondes différences qui existeraient entre nos populations et celles de la métropole. Il ny a en effet chez nous aucun problème dordre linguistique, culturel et national. Ce qui fonde la départementalisation, cest évidemment lappartenance sans différence à la communauté nationale. Cela signifie que la langue créole, nest pas une langue à part, mais un héritage original du français, que la culture créole est marquée de façon indélébile par le Code civil et que lidentité réunionnaise est impensable hors cette appartenance. Le statut départemental se justifie, en ce sens, par lhistoire propre des quatre vieilles, colonies de peuplement façonnées par la société de plantation. Françaises jusque dans les dernières conséquences de cette économie aujourdhui disparue. La spécificité réunionnaise naurait donc en propre, selon cette logique avec ses droits spéciaux que le Code lui reconnaît , que les traits particuliers de cette organisation des hommes et non cette particularité de langue, de culture et didentité qui fait les nations.
La société réunionnaise, à la profondeur historique faible et à la pluri-ethnicité marquée est une réunion dimmigrés, forcés ou volontaires, assemblés et organisés pour les besoins de la plantation. Le devenir de ces éléments, une fois le pouvoir dorganisation et de coercition de cette économie épuisé et une fois rendus à leur identité, est bien entendu fonction de leur place dans le procès de production et, vraisemblablement aussi, de la capacité dadaptation quils ont pu sauver de cette entreprise qui a brisé ou marginalisé les plus faibles. En 1840, la population blanche était composée pour deux tiers dindigents. Ceux-là, qui sont retournés aux franges de la civilisation peupler les Hauts, des Cadet, des Dieudonné et autres fils de famille désargentés grattant la terre avec leur particule (et quon voit quelquefois réapparaître aujourdhui à la rubrique des faits divers pour un coup de sabre à canne donné sous lempire de lalcool à un voisin de misère), partagent avec les descendants des esclaves limage la plus dévalorisée. Bien que le métissage soit ancien et, pour ainsi dire à la fois originel et consubstantiel à la Réunion, bien que la plupart des Réunionnais soient mélangés, on constate dans la vie quotidienne une utilisation, et donc une fonctionnalité, de jugements distinctifs référés au phénotype et à une ethnicité plus quincertaine puisque déjà brouillée aussi bien dans les traits que dans les généalogies. Paradoxalement, ces vestiges physiques dappartenance font lobjet dun investissement sémantique et psychologique qui est supposé révéler les identités profondes. Cette carte psycho-cognitive de laltérité et de la différenciation sociale lensemble des préjugements, des a priori, des stéréotypes , vise bien entendu, quand cela est possible, la substantialisation, la reproduction ou la sauvegarde de réseaux daffinité à finalité économique (à tout le moins, une identification sentimentale à telle ou telle communauté). Sous la loi de lindifférence raciale quest la loi républicaine, la seule ségrégation pertinente est de nature économique, on le sait. Tous les hommes sont supposés égaux, sinon devant la richesse il sen faut du moins devant les moyens de lacquérir. Mais nul nignore que dans lespace social ouvert par cette indifférence formelle jouent des cultures, implicites ou parallèles mais déterminantes, qui portent non seulement sur la transmission des biens mais sur les techniques dacquisition et de conservation de ces biens. La culture de lidentité, précisément, la religion, le système matrimonial (le mariage est la moitié de la religion, dit un livre sacré, la fabrication communautaire de lidentité étant lautre moitié, on peut le supposer), léducation des valeurs y travaillent. Dans une société créole, la condition nécessaire et suffisante pour être reconnu comme Chinois, par exemple, nest pas davoir quatre quartiers en Chine, mais de se reconnaître et dêtre reconnu comme tel. Ce qui suppose lactivité de critères minimaux (et non optimaux), limportant pour un Chinois créole étant aujourdhui, me semble-t-il, si laspiration de ces catégorisations où le religieux et le social priment lethnique est bien de naturaliser des situations existantes ou danticiper une différenciation à qui il ne manque quun statut, dêtre quelque chose de Chinois avant dêtre créole - ce qui le prédispose dailleurs à faire chinois vis-à-vis de tous les autres créoles. Cette revendication na quun sens privé dans des conditions de simple survie et ne devient véritablement opératoire que lorsquil est question de partage ou de transmission. Dans la nuit de la servitude, tous les hommes sont gris. Ce que vérifie une thèse en cours portant sur trois siècles de mariage à Saint-Leu, thèse qui fait apparaître la non pertinence des clivages ethniques dans les mariages sans contrat de mariage. Cest contre ceux-là qui nont pu tirer du jeu social les éléments positifs de leur différence (qui nont pu positiver leur différence, pour causer jargon) que leur différence paraît assigner, à linverse, aux rôles dévalués , que les stéréotypes sont le plus stigmatisant et quopère la différenciation en vertu de ce principe universel qui veut que ceux qui sont différents soient déjà suspects sinon toujours mauvais et que ce qui soppose à moi est nécessairement différent (ce qui apparaît immédiatement dans la satisfaction intellectuelle et morale quil y a à constater que le désaccord que je peux avoir avec mon voisin était déjà visible et lisible dans son appartenance : Espèce de....). La pluri-ethnicité paraît à cet égard offrir un secours supplémentaire aux voies de la pseudo-spéciation et de la compétition sociale.
Extrait de "Types de la Réunion"
(Don de P. Cuinier à la Société de Géographie du 6 novembre 1885)
Le destin des différentes communautés réunionnaises quand elles se revendiquent comme telles , est, en effet, contrasté et leur situation relative daujourdhui dépend de la manière dont elles ont pu sinsérer dans le processus économique de la départementalisation. Cest dire que lidentité créole selon le sens que cette expression prend aujourdhui pourrait bien être cette cotte qui va à tous, puisquelle consacre la part dhistoire commune, mais qui ne sied véritablement quà ceux qui nont pas les moyens économiques dune autre identité. Cest de part et dautre du comptoir de cette économie de comptoir que se définit la réalité sociale de lîle et que réside la véritable fracture. Il ne sagit plus dune minorité qui vivait de lextraction du travail de la majorité dont elle organisait lemploi, mais davantage et bien que la blessure de cette dernière image soit encore vive , dune minorité qui vit indirectement du revenu du reste de la population : des salaires de la fonction publique (près dun emploi sur deux), de linvestissement national dans le département et des transferts sociaux. Il ny a pas, au sens strict, de communautés à la Réunion, mais tous les Réunionnais ont lair de savoir qui fait quoi. De toute éternité. Ces sociétés anonymes, ethniquement identifiées, nées du sucre, du textile ou de la boutique sont supposées entretenir un paternalisme de clientèle et une endogamie économique qui leur permet de vivre à part de la société globale. Bien que léconomie sociale autorise une participation relative de la plupart à cet équivoque banquet de la consommation (pour ne pas citer Malthus) dont ils sont les principaux auxiliaires, ces groupes sont explicitement visés comme tels - pendant les émeutes du Chaudron par exemple et stigmatisés de manière récurrente dans les stéréotypes et les jugements, avec une violence verbale qui défie parfois la citation.
7° - La Réunion pied de riz
Un informateur, Réunionnais qui nétait pas rentré au pays depuis une dizaine dannées, sétonnait en ces termes de la formidable transformation de lîle : Il doit y avoir une mine dor quelque part à la Réunion ! Un filon de cette mine, cest vraisemblablement le salaire indexé des fonctionnaires, aligné à ce titre sur celui des expatriés (il sagissait à lorigine dune prime coloniale) qui explique quà la Réunion, un emploi dans la fonction publique coûte à lEtat 50 % plus cher quen métropole et quune cantinière réunionnaise (figure emblématique de la vie politique locale) peut gagner davantage quune institutrice parisienne. Cest le standing de 40 000 privilégiés dont parlait le préfet Perreau-Pradier en 1960. Sil ny a pas de communalisme à la Réunion (expression par laquelle on désigne, à Maurice notamment, lexclusivisme ethnico-religieux) sil ny pas, non plus, de malaise créole (expression par laquelle on désigne à Maurice lexclusion économique des descendants desclaves), bien que les milieux défavorisés soient majoritairement de cette origine, cest que le matérialisme républicain fournit à la fois le mode demploi consumériste, le consommateur et les biens de consommation et engendre une apparence de sécurité parfaitement exprimée par cette une du Journal de lIle : Grève dAir France : la Réunion va manquer de produits frais. Le calendrier liturgique réunionnais est rythmé par tous les anniversaires des ouvertures de supermarchés et autres distributeurs qui investissent chaque année 60 millions de francs dans la seule publicité qui est distribuée dans les boîtes aux lettres. Pour en rester au plus voyant, le parc automobile qui frappe par son importance, son luxe et sa nouveauté : en 1995, la proportion de véhicules de moins de cinq ans était de 51,3 %, pour 210 000 véhicules, alors quil nest que de 40 % en métropole. Le chiffre daffaire engendré par lautomobile, qui absorbe avec léquipement 40 % du PIB, a été de 5 milliards et demi en 1994 et le réseau routier est saturé : près dune voiture tous les dix mètres. Le taux daccroissement des cinq dernières années a été quatre fois celui de la métropole.... Alors que le marché de lautomobile est en crise, les 30 000 immatriculations seront probablement atteintes en 1996.
Un slogan de la départementalisation était : En abattant les grands arbres, on pourra laisser pousser les petits. Mais, comme on a pu le dire : Le cordonnier nest pas devenu fabricant de chaussures, le tailleur nest pas devenu fabricant de vêtements. Ils ont même disparu. En réalité, la départementalisation et la décentralisation ont permis lémergence dune élite économique et politique de concessionnaires, créant pratiquement de toutes pièces une classe moyenne qui nexiste nulle part ailleurs que dans les départements dOutre-mer français (une caractéristique de la société de plantation étant précisément labsence de classe moyenne). Ceux qui nétaient pas nés dans le commerce se sont spécialisés dans lesthétique de la réparation et font carrière dans la politique. Ce sont ces politiques qui gèrent le difficile équilibre de lidentité créole et de linvestissement national, associant dans une sorte de double bind la revendication anti-coloniale et la protection paternelle, la citoyenneté et la justice. Cette économie sociale, cette économie blanche sans production de biens , laisse en déshérence, sans projet et sans travail, une part majeure de la population réunionnaise.
8° - La Réunion qui gagne
La Réunion qui gagne, pour reprendre la une dun quotidien, na rien à voir avec les succès de Maurice (où 32 % des automobiles ont plus de quinze ans) dont lambition est de devenir, à linstar des pays asiatiques, le dragon du sud-ouest de lOcéan indien. La Réunion qui gagne, cest la Réunion qui joue. Cest un joueur de loto du Port qui encaisse le gros lot... En 1992, les Réunionnais ont dépensé 930 millions de francs dans les jeux. Cest léquivalent du RMI. 501 millions pour le PMU en 1993, sans hippodrome et sans chevaux. La Française des Jeux y réalise à la Réunion 2,8% de ses recettes (pour un centième de la population). Il existe 158 points de vente informatisés en temps réel. Ladministrateur régional de la Française des Jeux a dû démentir une information de Free Dom (radio) expliquant sur les ondes que les billets de loterie vendus à la Réunion comportaient moins de gagnants. Non, non ! Le loto est démocratique et ne pratique aucune ségrégation : Nous avons déjà envoyé tourner la roue du Millionnaire à 119 Réunionnais sur un total de 3 000 (gagnants). Ce qui fait près de quatre fois la moyenne nationale par habitant et correspond très exactement au pourcentage de billets vendus (le Quotidien du 3 mai1994). A linverse, et au vu de cette fréquence sans doute, il se dit quil y a davantage de billets gagnants à la Réunion. Certains touristes métropolitains en sont convaincus...
En juin 1993, la Police de lAir et des frontières, à la suite de plusieurs plaintes ayant donné lieu à des arrestations, enregistrait une trentaine de départs de marabouts africains. Les marabouts sont de retour titrait pourtant récemment un quotidien. Le marketing, les périples commerciaux et la périodicité migratoire de ces marabouts montrent quil existe un marché de loccultisme spécifique à la Réunion et dans les DOM. Lordonnance du 2 novembre 1985 sur le droit de séjour des étrangers nautorisant quune présence ne pouvant pas dépasser trois mois, ceux dentre eux qui ne possèdent pas la nationalité française quittent alors le territoire pour obtenir un nouveau visa. La plupart de ces guérisseurs sont originaires de lAfrique de lOuest. Sils sintéressent particulièrement aux Antilles et à la Réunion, organisant parfois une rotation "DOMienne" dans les mêmes lieux de consultation, ce nest pas en raison de lorigine africaine de la population, cest en raison de son pouvoir dachat. Retour daffection, désenvoûtement, exorcisme, impuissance..., succès au permis de conduire ou au jeu sont les principaux motifs de consultation. A la Réunion, la détresse sociale connaît avec le ciel quelques accommodements.
Votis nectere vota (Lucrèce, De Rerum Natura, V)
Culte de Saint-Expédit
La masse financière déplacée par la départementalisation a fait, en une trentaine dannées, dun pays du Tiers Monde un pays dont le niveau de vie est voisin de celui de lEspagne. Sans doute, ont disparu des bidonvilles du Port ou de la commune Primat les cochons noirs en liberté (goudrones) et les métiers de récupération sur les décharges, ces scènes dun ailleurs révolu dont ne subsistent que les bandes de chiens errants. Mais la vie politique réunionnaise a-t-elle fondamentalement changé ? Le succès de Free Dom, mouvement politique né avec une télévision pirate (et mort avec elle) qui a supplanté en quelques mois un demi-siècle de revendication sociale avec la figure libératrice dun métropolitain ayant échappé à la conscription (et venu faire carrière dans ce corps des V.A.T. dont je reparlerai), prophète de la libération des opprimés qui a introduit le film pornographique et la violence la plus crue dans les foyers réunionnais, montre à lévidence le caractère volatile des clientèles et lillusion (intéressée) de ceux qui se donnent pour les porte-parole des exclus. La départementalisation a-t-elle réparé lesclavage ? Dans la mesure où leur procès a révélé que les deux marrons les plus célèbres de lîle étaient soumis à limpôt sur la grande fortune, on pourrait le penser...
La départementalisation na pas effacé lhistoire, parce quelle na pas été en mesure de rendre leur autonomie à ceux que la plantation avait exclus ou broyés. Elle na pas jeté les bases de la société égalitaire annoncée ni constitué le ferment dune identité qui aurait rassemblé en un même destin les éléments divers de la société, ses composantes les plus dynamiques, économiquement parlant, revendiquant ostentatoirement une tradition à part et une identité à part, et ayant dautant moins besoin du sceau de lhomme réunionnais pour prospérer que cest du cadre républicain et non de cette identité quils tirent à la fois les moyens matériels et le dispositif réglementaire de leur prospérité. La Réunion qui gagne est de lautre côté du comptoir. Cest celle qui vend les billets. Les affaires réunionnaises ayant révélé, est-il besoin de le rappeler ? que la classe politique en cause était, elle aussi, derrière le comptoir.
9° - Une approche réunionnaise de lethnicité
Malgré trois siècles de métissage, en effet, malgré un demi-siècle de départementalisation, malgré le cadre républicain et malgré les discours officiels, la revendication des identités particulières peut étonner. Elle était pourtant contenue, me semble-t-il, dans les prémisses de la départementalisation. Je vais mappuyer ici sur une thèse danthropologie, en instance de soutenance, qui porte sur lethnicité à la Réunion. Un intérêt de cette thèse est davoir abordé de front, à laide dun questionnaire passé 768 fois et comportant 338 688 réponses, le problème des catégorisations, des stéréotypes et des jugements de valeurs interethniques dans lingénierie de la société réunionnaise. Plutôt que de dire que les catégories ethniques nexistent pas puisquelles sont dépourvues dobjectivité, lauteur, prenant en considération non pas les hommes tels quils devraient être ou tels que les idéaux républicains se les représentent, mais les hommes tels quils sont photographie, en quelque sorte, lensemble des représentations que les Réunionnais se font de leurs concitoyens. Jai envie dajouter quil faut être réunionnais pour se lancer dans une telle entreprise, tant, à linverse, un regard extérieur voit des mélanges, jamais des types et se lasse rapidement dattribuer des appartenances, et que ce questionnement théorique mapparaît lui-même comme un produit de la société réunionnaise. Il y a là un naturel et une gymnastique classificatoire à laquelle létranger nest pas formé. Pour le dire dune anecdote : croisant à luniversité avec cette attention (très) flottante quil sied à un enseignant daccorder à des étudiantes avec qui il nest pas en relation pédagogique , un groupe détudiantes, vraisemblablement apparentées, dorigine indienne, vêtues à loccidentale, jai eu soudain limpression de me trouver, comme dans un rêve éveillé, au milieu dune cérémonie tamoule, tant à la Réunion, cest la diversité qui est la règle et luniversité, probablement une des moins sélectives qui soit, en est lillustration , et luniformité lexception. Je me sentais noire dans ce monde blanc dit une réunionnaise des Hauts (au phénotype européen), de retour dune année détudes dans une ville du nord de lAngleterre. La diversité est ici essentielle au paysage humain.
Le bénéfice de lapproche systématique est dabord celui de la règle formulée en 1911 par Ferdinand de Saussure, savoir que les termes pris isolément napprennent rien, mais que cest dans la considération des relations entre les termes, seules significatives, que peut se déployer la sémiologie. Cest donc le processus de différenciation sociale et la conscience que les acteurs peuvent en avoir quil est possible dobserver par lanalyse de cette ethnoscience quest lopinion. Le second bénéfice de lapproche systématique est évidemment de fonder statistiquement des attributions présumées que tout le monde connaît et à qui la censure républicaine dénie lexistence. Je ne suis pas sûr, je viens de le laisser entendre mais peu importe , que ce soient ces présupposés méthodologiques qui aient imprimé à cette thèse la démarche en cause. En réalité, lauteur est un jeune chercheur réunionnais préoccupé de lidentité réunionnaise et de son devenir qui, faisant fi de la langue de bois des politiques - qui font comme si le problème nexistait pas, mais qui nen pensent et nen agissent pas moins -, avec une sûre connaissance du terrain, estime que le facteur ethnique constitue une donnée fondamentale de la société réunionnaise et que la description de cet état des lieux est la démarche préalable à toute évaluation de lavenir de la Réunion. Son engagement se marque plus précisément dans son souci et dans son espoir, parfois explicitement formulés, que les stratégies de reproduction des groupes dominants soient tempérées par des processus quil identifie comme étant caractéristiques de la formation dun melting-pot. Sous ce titre, lauteur fonde visiblement son raisonnement sur la distance, voire lopposition, qui peut exister entre les opinions des deux tranches dâge retenues (20-25 ans - 55-60 ans). La véritable question étant, au delà de ces évaluations, celle des évolutions autorisées par les contraintes matérielles et sociales.
Dune manière générale, ses résultats confirment ce fait que la pluri-ethnicité, loin dappeler un langage commun, a pour premier effet de renforcer lethnicité. Comme si le mammifère classificateur quest homo sapiens sapiens se saisissait de la différence, a fortiori phénotypique, non pas pour se mettre en question, comme on pourrait le croire ou lespérer, mais pour alimenter ses certitudes (sans doute parce que la simple perception de la différence est déjà porteuse dincertitude) et pour conforter son être par une différence qui lui est préalable. Ce qui se vérifie ici dans laffirmation identitaire des groupes leaders qui se posent parfois en fédérateurs. Le seul résultat véritablement inattendu de cette enquête, à mes yeux ce nest nullement amoindrir les autres, car il y a un monde entre croire que les choses sont ainsi et savoir que les choses sont ainsi , réside dans lextraordinaire image, certes marquée dambivalence, dont bénéficie le zoreil dans la presque totalité des catégories répertoriées. Il y a là une indication, je pense, sur le désarroi moral et culturel de lîle, qui exprime le fossé entre la techno-structure et la réalité sociale, et sur laquelle je voudrais marrêter.
Car la départementalisation na pas seulement fait passer les fonctionnaires locaux sur une autre planète (un commissaire de police à la retraite raconte que son salaire a été dun seul coup multiplié par sept et quil était bien embarrassé avec tout cet argent dont il ne savait que faire il y eut aussi des rappels que jai entendu qualifier de considérables), les installant sur un pied de réalité sans commune mesure avec le réel, elle a provoqué une nouvelle vague dimmigration dans lîle, celle des métropolitains, qui étaient 818 en 1946 et qui sont aujourdhui plus de 40 000. Le Mémorial de la Réunion, édité en 1979, diagnostique : Laugmentation du nombre des fonctionnaires métropolitains, et le système départemental qui les fait tourner au bout de quelques années aura des conséquences psychologiques assez malheureuses : les Réunionnais naccepteront pas toujours très bien ces zoreils dont la qualité professionnelle nest pas toujours des meilleures, et qui se trouvent promus à des fonctions dépassant parfois leurs compétences (...) Comme en outre leurs salaires et conditions matérielles en général sont meilleures que ceux de leurs homologues du pays, cette situation portera en germe des conflits sociaux futurs. Car, malgré lenvironnement républicain, supposé administrer légalité des chances, Noirs et Blancs, Réunionnais et Zoreils continuent une confrontation, sourde ou publique, nourrie par un sentiment élémentaire de souveraineté déniée et un racisme diffus. Il y a de lindécence, pouvait-on lire dans Témoignages du 2 août 1960 (cest lépoque où lon organise le départ de travailleurs réunionnais vers la métropole), au moment où les métropolitains envahissent notre pays, en touchant des sommes scandaleuses, pour y occuper tous les postes, y compris ceux dexécution, à préconiser lexportation des Réunionnais devenus en somme indésirables dans leur pays.... La pyramide des salaires des personnels dorigine métropolitaine ressemble à la pyramide inversée du Conseil Régional, cet éléphant blanc de la loi de Décentralisation, évidemment plus large dans la catégorie supérieure quà la base.
Lever de soleil sur la pyramide inversée du Conseil Régional -
10° - Un cas décole : le développement de luniversité
Dans sa leçon terminale au Collège de France, pour illustrer la réduction du terrain offert à lenquête ethnologique, Claude Lévi-Strauss, opposait la situation davant la seconde guerre mondiale, où lon pouvait faire le tour du monde avec un compte sur une banque britannique, et la situation daujourdhui où la plupart des terrains qui ont nourri lethnologie sont impraticables ou ont disparu. Et il proposait, en guise de modèle de substitution, une étude qui venait de paraître sur les relations matrimoniales dans une grande ville dAmérique du Sud (devenue depuis, dailleurs, elle aussi, impraticable). On peut peut-être aussi trouver un objet anthropologique encore plus près de soi. Dans le fil dune étude non publiée de Paul Ottino sur linstitution universitaire, il serait intéressant danalyser comment le Rectorat et lUniversité de la Réunion - dabord Vice-rectorat et Centre universitaire sous la dépendance dAix-en-Provence -, se sont développés et ont procédé au recrutement de leurs cadres et quel est le rapport de tout cela avec la société réunionnaise et avec ses besoins [c'est l'objet du chapitre "Ethnographie d'une institution postcoloniale"]. Je précise, sil est nécessaire, que je vais décrire ici une situation en évolution, mais dont les conséquences, cest précisément en cela que le passé intéresse le présent, sont toujours visibles et actives et quon peut même les rencontrer. Il y a là (cest une des raisons pour lesquelles jai retenu cet exemple, car une analyse comparable aurait pu être faite, mutatis mutandis, dans une autre administration) un cas dexercice classique de la déontologie de la recherche. La confraternité est ainsi la meilleure des choses. Jusquà un certain point. Je donnerai comme exemple de cette limite, cette confession dun ex : On commence par dire : Bonjour Georges ! Salut Paul ! et puis on finit par approuver linvasion soviétique en Afghanistan... Il va certes sagir ici dune confrontation plus subtile.
Si les premières couches de peuplement, si jose dire, sont en effet généralement originaires du cadre dAix ou de ses postulants (lenseignement à la Réunion reste, pour les professeurs de droit qui, à lorigine, étaient reçus au Méridien quand ils venaient en mission alors que leurs collègues de sciences ou de lettres étaient hébergés dans une case de passage avec douches communes une excursion rituelle sinon obligée), le développement rapide de luniversité a autorisé un recrutement dont les modalités mériteraient une étude propre tant elles sont révélatrices, me semble-t-il, des rapports de la métropole et de la Réunion. Il y aurait des histoires de vie à faire, comme on les aime en ethnologie, de ces pionniers qui ont posé leur sac à la Réunion ou qui, ayant échappé à la conscription grâce au corps des V.A.T. ont trouvé ici le généreux pied de riz qui serait resté hors de leur portée ailleurs. Cest ainsi que des enseignants du secondaire, du technique, du primaire qui avaient le bonheur de se trouver là, que des auxiliaires de la coopération africaine en espoir de reclassement et dont il nest pas besoin dexaminer les publications scientifiques pour se rendre compte quils ne seraient jamais devenus universitaires sans cette circonstance, font de lenseignement supérieur sans aucun complexe et, pour ceux que cette bonne fortune ne comble pas, se font élire asinus asinum fricat [Deux formules soffrent à moi ici où je noublie pas que je suis supposé enseigner aussi lart décrire à nos étudiants. Emporté par la passion homilétique je veux le croire , je suis allé au plus pressé et au plus explicite avec ce concert dânes et cette polyphonie quautorise le verbe fricare, frotter, flagorner, frayer, fricoter, etc.. Mais de deux mots, il faut toujours choisir le moindre, intelligenti pauca, car la litote : primus inter pares, disant la même chose avec une apparence dobjectivité, aurait probablement été plus efficace] aux postes dadministration de luniversité. (En fait, on peut remarquer que le contrôle que luniversité dAix avec ses contreparties , a continué dexercer en Droit et en Sciences économiques le verrou de lagrégation, aussi, propre à ces deux disciplines , ont empêché les dérives des deux autres facultés, car le Conseil National des Universités, supposé juger de la validité des recrutements, ne peut, à 10 000 kilomètres, tout savoir). Il y a là un cas décole qui peut révéler comment labsence de cadres locaux, léloignement de la métropole, loccupation dun terrain vierge, la solidarité des pionniers peuvent engendrer, et parfois avec la conscience du devoir accompli paix aux hommes de bonne volonté , une identification des premiers occupants à linstitution, telle que les nouveaux venus, selon un sentiment qui apparaît presque immédiatement dans les entretiens conduits par Paul Ottino, ont limpression de gêner leurs devanciers quand ils paraissent sintéresser au développement de luniversité. (Sans doute y a-t-il là une manière de légitimité, puisquà ce droit du premier occupant paraît répondre, en effet, une sorte dinhibition du dernier arrivé).
Mais tout cela, qui est assez banal et qui était peut-être inévitable, prend une signification particulière à la Réunion en raison, bien entendu, de lhistoire. A propos dune polémique dans la presse locale dans laquelle je nétais pas partie , au sujet du recrutement dun enseignant, rappelant les règles qui président au recrutement universitaire, jai proposé, dans le Journal de lIle du 20 décembre 1993, dappeler syndrome de larmée coloniale des Indes, par référence à un mot de Churchill qui disait que dans larmée coloniale des Indes, il y avait un officier supérieur qui était si bête que même les autres officiers supérieurs sen étaient aperçus, cette cascade de déqualification que léloignement, labsence de concurrence et lauto-promotion engendrent nécessairement. Le syndrome de larmée coloniale des Indes porte bien entendu des conséquences institutionnelles et sociales en même temps que scientifiques et pédagogiques. Cette situation infléchit les fonctions électives propres à ladministration de luniversité dans des voies qui ne sont certes pas inédites mais qui peuvent prendre ici un tour franchement contraire aux intérêts et à la fonction de linstitution. Dans la majorité des universités et des facultés, le président ou le doyen sont des enseignants que leur représentativité scientifique et morale désignent, souvent sans même quils soient candidats, à ce type de fonction à laquelle les universitaires ne sont ni préparés ni formés (et dont lhygiène mentale est à lopposé de celle du chercheur). Le rôle du président est dêtre le garant de la légalité des actes administratifs et de représenter les intérêts de luniversité et des universitaires auprès du Ministère. Comment le pourrait-il si lui-même na pratiquement jamais fréquenté luniversité ou ne connaît de luniversité que sa propre saga réunionnaise ? Sil a pris goût au pouvoir et que, trop tôt arrivé pour prendre sa retraite au terme de son mandat, il ambitionne une promotion administrative, il risque fort, au lieu dêtre lavocat de la communauté quil représente, de nêtre quun coursier qui va prendre chaque mois ses instructions au Ministère mais qui, certes, voyage en première classe.
Comment sétonner que les problèmes fondamentaux de la formation et de la place de luniversité dans lîle ne soient jamais abordés de front par ceux qui en sont pourtant comptables ? Que le président de lAFPAR puisse affirmer, par exemple : Je le dis tranquillement : dans les dizaines et les dizaines dorganismes ici et là, on a souvent vendu de la formation comme on vend des pistaches et des bonbons cocos... (le Quotidien du 30 décembre 1993). Il serait bien entendu illogique et injuste de faire porter à luniversité, qui se trouve en bout de chaîne, la responsabilité dune situation quelle na évidemment pas créée. Je voudrais seulement remarquer que le fonctionnement de luniversité paraît redoubler le dysfonctionnement social alors que son rôle pourrait être de trouver des recettes pour se libérer des modèles importés. Il est attendu 14 000 étudiants en lan 2000. On pourrait imaginer que la formation et le destin de ces étudiants intéressent luniversité au premier chef. Il entre chaque année 500 étudiants dans la filière géographie. Qui se soucie de cette absurdité ? Le principal souci des Conseils est dobtenir du Ministère un nombre suffisant de postes pour faire face à cet afflux insensé. Qui sétonne du fait quil y ait 2.500 étudiants à Maurice pour un million dhabitants et pratiquement pas de chômeurs, alors quil y a près de 9 000 étudiants à la Réunion pour 650 000 habitants et près dun actif sur deux au chômage ? Cette situation na lair dinquiéter que le président du Conseil Général qui est convaincu que la préférence régionale va donner du travail à ces futurs chômeurs. Quand il serait opportun, ce qui est à portée immédiate, de créer une année zéro, une formation initiale dans les filières où elle nexiste pas, un soutien pédagogique adapté et de professionnaliser lenseignement, luniversité crée à tout va D.E.A., D.E.S.S. et autres diplômes de Troisième Cycle dont lopportunité pédagogique et professionnelle est rien moins quévidente. On se demande parfois si lobjet de ces créations nest pas dasseoir la carrière de leurs promoteurs et de donner une couverture universitaire à la bourgeoisie locale. La valeur de ces diplômes gérés comme des feuilles de tôle est bien entendu à lavenant. On peut faire une excellente thèse en ignorant que cest Stendhal a écrit la Chartreuse de Parme, peut-on entendre dans les réunions du Conseil du D.E.A. de Lettres et Sciences sociales... A la Réunion, il ny a pas de travail, alors les jeunes vont à luniversité.
11° - Lhomme réunionnais
Cest contre ce modèle exogène et survalorisé, dont luniversité offre un échantillon emblématique, installé au cur de lidentité, dans cette reproduction des valeurs, de la langue et de la culture quest le système éducatif, que doit se construire une identité réunionnaise - cest un autre résultat, pour moi assez inattendu, de lenquête en cause, mais il est complémentaire de la survalorisation du modèle métropolitain -, elle-même dévalorisée. Cette opposition redouble une opposition historique sans pourtant sy réduire puisque le métropolitain représente une espèce différente du Gros Blanc. Au fond, la position nationaliste développée par lauteur de la thèse que jai citée qui se définit lui-même comme appartenant au groupe Cafre , place dans la compétition Réunionnais versus Zoreil le levain de lidentité réunionnaise. Mais la réalité psycho-cognitive lui révèle que chaque groupe paraît vivre son identité à côté, cultivant parfois une revendication identitaire de manière si dissuasive quelle peut être ressentie comme un défi aux autres identités et à lidentité commune que lauteur voudrait voir sédifier. Cest vraisemblablement cette blessure qui le justifie à employer lexpression dont je ne sais sil a mesuré toutes les connotations et toutes les implications , dactivisme ethnique à ce propos. Bien que les promoteurs de ces manifestations, en effet, insistent, comme pour sen défendre, sur la valeur de partage de leurs fastes, on peut se demander quel type dintégration le culte dune identité peut offrir. Lidentité, qui par nature définit, nécessairement exclut. On sait, par exemple, que les batteurs de tambour des marches sur le feu sont préférentiellement métis et cafres et que le mot tambour contient létymologie du mot paria. La revendication du renouveau tamoul jaurais pu prendre mon illustration ailleurs, mais celle-ci va me permettre de citer une autre thèse qui vient dêtre soutenue , exprime vraisemblablement un besoin de différenciation de la bourgeoisie dorigine indienne à la fois du milieu créole ou cafre et des expressions populaires (originellement villageoises et caractéristiques dune économie de plantation qui a aujourdhui disparu) du culte dorigine indienne. Il y a là une stratégie implicite quon ne peut ignorer quand on observe la dynamique sociale. Si la religion concourt à la définition de lidentité, elle sert aussi à produire ou à éterniser de la différence.
Temple de Saint-Denis
Actuellement, cest terminé pour les Indiens, dit un informateur, on trouve des cafres qui deviennent prêtres indiens..., une équipe de cafres marche sur le feu ; ce sont des cafres vraiment cafres... Lhindouisme, est-il besoin de le rappeler ? quand bien même la folklorisation réunionnaise de ces rites importés clés en main en tempère lostracisme, y excelle, comme lexprime cette recommandation : Il ne faut pas chasser du temple les gens de mauvaise catégorie. Il faut des boug comme ça dans la société. Sil y a un chien crevé devant la chapelle, ce sont eux qui vont lenlever. A cette racialisation des statuts et des fonctions paraît répondre ce non moins fier slogan de la chapelle la Misère, version métisse dun hindouisme authentiquement réunionnais (si je puis dire) : Nous sommes tous des parias !
Le sentiment didentité est une valeur intime, émotionnelle, faisant partie de ces données immédiates de la conscience qui révèlent les dispositifs fondamentaux de la cohésion sociale. Le frisson des réquisitions communautaires, lenthousiasme des passions collectives, lamour sacré de la patrie, tous ces phénomènes physiques dappartenance qui soudent les individus supposent un sentiment didentité primaire préalable et coextensif à lindividuation. Comme loiseau de Minerve qui senvole à la tombée du jour, propriété seconde et récursive de la culture Si le buf savait peindre, disait Xénophane, il peindrait un buf , lidentité se dit quand elle est déjà. Dire et célébrer, cest le rôle que la tradition africaine assigne au griot. Celui qui na pas pris part à laction. La question de lidentité apparaît souvent comme une question réactive, née dune situation de vassalité ou de subordination - ou, à linverse, dans la justification dune supériorité intéressée. Pour quil y ait une identité, il faut évidemment quune communauté lui préexiste. Là aussi, lexistence précède lessence. Un paradoxe de lidentité réunionnaise (un paradoxe de lhomme réunionnais), cest que, nayant pas les moyens dêtre, de réaliser sa différence la distance entre la réalité économique et lautonomie politique étant maximale , et la départementalisation nayant pas opéré cette solidarité fondatrice qui aurait subverti les cloisonnements et les oppositions hérités de la société de plantation, elle est condamnée à se chercher des preuves. Faute de pouvoir être projective et prospective, conscience commune dune transformation du réel, sa revendication est réactive et rétrospective. Que les titres didentité soient souvent controuvés ou surévalués, comme le montre lexemple écossais auquel je faisais allusion tout à lheure, nest daucune conséquence dès lors que le sentiment didentité est assis sur une réalité sociale. Le plaisant folklore de la panse de brebis farcie ne fonde pas lidentité écossaise, il la redouble. Lorigine troyenne de Rome dans la fable de lÉnéide (sil mest permis de rapprocher ces deux exemples) najoute rien à la gloire du siècle dAuguste, elle lui donne un titre surrérogatoire... La revendication identitaire réunionnaise, qui se coule largement dans lidiome de la décolonisation (subjectivement dirigée contre le colonisateur flétri de tous les vices et objectivement contre la tradition parée de toutes les vertus), est condamnée, faute de tradition sur laquelle sappuyer, à chercher sous les stigmates de loppression des vestiges à opposer à la culture dominante. A ressusciter lesclavage non pas pour en comprendre les conséquences actuelles, mais pour y trouver des titres. Articulée et vécue sur le mode du ressentiment, elle doit faire lhistoire en dépit de lhistoire. Cette culture officielle qui exploite les apports extérieurs les plus récents à la culture créole démontre, en fait, lefficacité redoutable de cette machine à broyer les cultures quétait aussi la plantation. Un festival musical organisé sur le site dune usine désaffectée fait ainsi apparaître, par exemple, que les travailleurs de la propriété, logés dans les calbanons, avaient bien loccasion dassister aux fêtes malbar, mais dansaient ce qui sappelait la valse et non pas le séga, mais surtout... le quadrille. Quant au maloya, rouleur et kayamb, ça nexistait pas à lusine. Une vieille femme se souvient, elle, davoir entendu du maloya, mais de loin, chez ses parents, à la Rivière Saint-Louis. Peut-être est-ce le sentiment de cette impuissance historique et sociale, aujourdhui comme hier, qui explique que lidentité réunionnaise reste, malgré le budget de la culture, largement dévalorisée.
Le rouleur donne la rythmique ternaire caractéristique du maloya. Il est fait d'un gros tronc d'arbre évidé ou d'un fût sur lequel on fixe une peau de buf, l'autre extrémité restant ouverte. Le joueur, assis à califourchon sur l'instrument, le frappe de ses deux mains. La plainte musicale du maloya, pulsation sourde, sombre et poignante qui fait vibrer le tympan du milieu anaérobie, est indissociable de cet instrument.
Le bobre est un arc musical avec résonateur, fait d'une branche d'avocat marron tendue par une corde végétale (en fibre de choca) ou métallique. Le joueur le tient face à lui, la calebasse à hauteur du thorax, en frappant la corde à l'aide d'un baguette munie d'un hochet fait d'une bourse de vacoa remplie de graines de cascavelle.
(ill. Archives de la Réunion et www.encyclopedia.mu)
12° - La réparation orthographique
Limportance que les politiques accordent à la culture exprime vraisemblablement cette difficulté à peser sur le réel. Pour soutenir le président du Conseil Général, un militant explique dans un quotidien : Cest grâce à notre combat pour lidentité que nous résoudrons nos problèmes. Quand nous aurons réglé cette question de lidentité, nous aurons gagné. Cest ainsi que la revendication de lidentité passe spectaculairement par la phonétique. Par la réparation orthographique. Que la langue créole soit une langue à part entière et une langue régionale, cela nest, bien sûr, pas contestable. On peut se demander, en revanche, si la phonétique officielle du créole nexprime pas et naccentue pas le désarroi identitaire au lieu de favoriser lexpression dune nouvelle identité. Le gain visible et immédiat de cette orthographe normalisée est bien entendu de défranciser le créole et de donner au locuteur - de manière quelque peu surnaturelle - une identité originale. Ainsi lhindi et lourdou, ces deux langues cousines usant d'une grammaire identique, avec leurs deux écritures (devenues) ennemies, la devanagari et larabo-persane, apparaissent deux langues aussi étrangères lune à lautre que leau et le feu ; ainsi le serbe et le croate, issus d'une langue unique, le serbo-croate, utilisant, l'une, l'alphabet cyrillique et l'autre, l'alphabet latin... (Je pourrais faire référence, dans le même esprit au projet, conçu par un jésuite, de romanisation de la langue parlée par les habitants islamisés de lEst du Tchad qui les éloigne dautant du Coran). Mais il est évident que cet avantage nest accessible quaux acculturés diglosses, maîtrisant la langue française et la phonétique. Rien nexprime mieux, peut-être, léclatement identitaire, si cette orthographe persuade les créoles quils sexpriment dans une langue qui ne doit rien à la culture qui a fait de la Réunion ce quelle est aujourdhui, alors quils continuent à vivre dans ses institutions et dans ses codes. Ce qui frappe dans cette défense et illustration de la langue créole, cest quelle est finalement assez peu illustrée par ses défenseurs, alors quelle continue dêtre lunique moyen dexpression de ceux que la modernisation rapide de lîle laisse les plus démunis. Faute davoir été le signe dun nouveau départ, comme aux Seychelles, cette interprétation du créole l'écriture n'étant jamais qu'une approximation, ou une moyenne entre les différentes expressions d'une langue parlée, la même écriture (certes idéographique) pouvant exprimer deux formes dialectales dont les locuteurs ne se comprennent pas, comme en Chine, voire deux langues appartenant à deux familles linguistiques différentes, comme le chinois et le japonais risque bien daccentuer la perte de repères de ceux-là. Le créole fait davantage office ici, me semble-t-il et sans réelle autonomie, comment pourrait-il en aller autrement ? de protestation didentité que dexpression identitaire.
Sil est avéré, en effet, que la langue créole, telle quon la pratique aujourdhui, était déjà constituée, pour lessentiel, avant larrivée massive des Malgaches et des Africains, comme tendent à le montrer les témoignages les plus anciens (cet apport qui a fondamentalement marqué lidentité de la Réunion nayant fait quenrichir le lexique), la réparation orthographique, qui emprunte ses instruments à la linguistique moderne, avalise à sa manière ce télescopage du passé et du présent qui caractérise la Réunion daujourdhui en faisant entrer dans le XXe siècle une langue forgée au XVIIe par les immigrants de la pauvreté, aventuriers et autres prédateurs des Tropiques, puis accommodée et fixée dans lorganisation dun travail servile dont les principaux bénéficiaires émargeaient, pour lessentiel, au français de la colonisation. Il se trouve dailleurs que, par une circonstance que je vais exposer ce sont mes étonnements, je le rappelle, que je suis invité à présenter ici, tant pis sils sont naïfs , je ne me sens pas totalement délocuté quand jentends parler créole. En effet, jai assez souvent limpression dattraper des mots que javais déjà entendus, ce qui ma été confirmé quand jai écouté de savants collègues exposer la spécificité créole de termes ou dexpressions... que javais appris de la bouche de ma grand-mère. Je suis né dans un village de Basse-Normandie où fleurit encore ce que là-bas on appelle un patois et qui conserve, comme tous les parlers régionaux, des mots ou des significations qui ont disparu du français courant daujourdhui. Une recherche systématique dans cette voie permettrait peut-être de donner un crédit plus substantiel à cette remarque.
Ile Bourbon en 1820
www.antiqpaper.de
A partir de cette constatation banale (qui ne la pas toujours été) que le créole est dérivé dun français fondamental et que, contre toute attente, ses emprunts aux langues étrangères, au malgache et aux langues africaines, par exemple, sont relativement peu nombreux, il suffit dun minimum dinformation historique et dun peu de bon sens pour restituer les grands traits de sa genèse de manière vraisemblable, en répondant à la question : Qui étaient ces pionniers qui ont peuplé la Réunion et quel français (sachant que plusieurs nations européennes étaient représentées) parlaient-ils ? Qui ? Sans quil soit besoin de sacrifier au cliché qui veut quon ait peuplé les colonies en ouvrant les prisons (quand Lamothe Cadillac débarque en Louisiane en 1713, où il est affecté comme gouverneur, il donne de la colonie la description suivante : Selon le proverbe, méchant païs, méchantes gens : lon peut dire que cest un amas de la lie de Canada, gens de sac et de corde, sans subordination pour la Religion [...] et pour le gouverneur, adonné au vice, principalement aux femmes sauvages.) ni même faire référence à ce que lon peut savoir des engagés des Antilles qui y précédèrent les esclaves dans les plantations et dont un contemporain dit quils étaient ramassés sur les quais des ports (espèce dhommes qui se vendaient en Europe pour servir comme esclaves, pendant trois ans dans les colonies, écrit labbé Raynal), tout indique quils étaient dune extraction sociale extrêmement modeste, aventuriers forcés que la misère avait probablement chassé de leur village, parfois marins ou soldats, fixés par lenvironnement que les premiers voyageurs décrivent paradisiaque. Quel français ? Le français de Vaugelas aurait-il été diffusé, nos pères fondateurs ne lauraient vraisemblablement jamais entendu. Ces premiers aventuriers (dont les patronymes sont connus) doivent pratiquer un démotique qui agence vraisemblablement ce que les dialectes de la façade atlantique peuvent partager, la langue commune ayant toutes chances dêtre un adstrat fortement marqué par les usages nautiques. Au terme de plusieurs mois de navigation, ceux qui nétaient pas frottés à cet idiome en avaient acquis lessentiel. Dans son Mémoire, Boucher les décrit, ce qui nest pas pour étonner, comme étant sans éducation et sans connoissance des mistères ; à peine savent-ils quil y a un Dieu, une Eglise et des Loix. Le Gouverneur lui-même, poursuit-il, Antoine Parat, sçait à peine écrire son nom. La distance entre le français (qui nexistait pas encore) et le créole quon se plaît à souligner aujourdhui, cette distance linguistique est déjà une distance sociale. Quoi de commun entre le destin dun administrateur de la Compagnie des Indes et celui dun miséreux venu tenter sa chance à Bourbon, peut-être originaire du même lieu et arrivé sur le même bateau ? Il est frappant de constater que, de même que, pendant la période où lengagisme a coexisté avec lesclavage aux Antilles, un compatriote avait moins de valeur quun esclave, la Compagnie édicte des règlements qui sappliquent pratiquement sans distinction à la fois aux Blancs et aux Noirs : ainsi Chaque homme travaillant, tant blanc que noir, devra(-t-il) cultiver 100 plants de café sauvage (injonction du Conseil Provincial, en 1715, cité par A. Lougnon, 1956, p. 115). La ségrégation nest pas phénotypique, elle est économique. Elle sanctionne la différence, culturelle et sociale, entre ceux qui sont retournés à un état de robinsonnade qui fait léconomie des institutions et ceux qui, lorsque la Compagnie des Indes va reprendre possession de lîle, développeront la colonisation sous une juridiction de type féodal. La langue créole est, à cet égard, un conservatoire du français et la revendication orthographique daujourdhui consiste, à maints égards - si lon excepte sa valeur de revendication identitaire parfaitement légitime -, à moderniser des reliques que lon ne trouve plus aujourdhui que dans ces musées que sont les thésaurus. Il est évident aussi, par ailleurs, que le créole, ça nest pas du français dialectal pur et simple, comme le montre le fait que, pourtant approximativement de même origine géographique et sociale, les parlers français en usage en Amérique du nord ne sont évidemment pas des créoles. La spécificité du créole doit bien entendu être recherchée dans ce qui fait la spécificité de ces zones linguistiques : dans limportation massive dallophones dans la structure productive et dans les contraintes de lorganisation servile. Lillustration identitaire de lhomme réunionnais paraît donc difficilement pouvoir être alimentée par cette superstructure pardon Staline ! quest la langue de la colonisation. (Cest plus vraisemblablement dans ce que Roger Bastide a nommé la mémoire du corps, dans la différenciation religieuse et, principalement, dans les attendus de la territorialité quest le point fixe qui permettrait de soulever la sphère incertaine de lidentité réunionnaise).
13° - Les prémisses de la départementalisation
Pratiquement dès lorigine, lorsque, en 1717 avec la Compagnie des Indes, la Réunion se lance dans la culture du café, inaugurant par là cette relation dexclusivité avec la métropole, fournisseur et client qui décide du sort de lîle en fonction de ses intérêts et du marché, ce qui étonne dans lhistoire de la Réunion, cest cette dépendance alors que la distance et linsularité paraissent imposer un destin et des intérêts propres. La Compagnie des Indes a vécu, la situation de monopole a perduré. Quil sagisse des épices, des cultures vivrières pour lIle de France, du café, du sucre dont le cours est tributaire de circonstances aussi lointaines quimparables, de la vanille ou des plantes à parfum, la Réunion apparaît comme une serre tropicale à lexploitation extrocentrée.
Caféier, planche botanique d'Antoine ROUSSIN
Usine centrale de K'VEGUEN en 1884, Quartier Français
(lithographie d'André ROUSSIN, Album de la Réunion).
Bien entendu, on expliquera la situation daujourdhui par la colonisation et par la nature de la colonisation. Jacobine avant la lettre, assimilatrice. Cest même un lieu commun de lanthropologie. Voici ce quen écrivait, en 1772, labbé Raynal dans son Histoire philosophique et politique du commerce et des Établissements des Européens dans les deux Indes : Chaque nation européenne a une manière de traiter ses esclaves qui lui est propre. LEspagnol en fait le compagnon de son indolence, le Portugais les instruments de ses débauches, le Hollandais les victimes de son avarice. Aux yeux de lAnglais ce sont des êtres purement physiques, quil ne faut pas user ou détruire sans nécessité, mais jamais il ne se familiarise avec eux, jamais il ne leur sourit, jamais il ne leur parle. On dirait quil craint de leur laisser soupçonner que la nature ait pu mettre entre eux et lui quelque trait de ressemblance. Aussi en est-il haï. Le Français, moins fier, moins dédaigneux, accorde aux Africains une sorte de moralité, et ces malheureux, touchés de lhonneur de se voir traiter comme des créatures presque intelligentes, paraissent oublier quun maître impatient de faire fortune outre presque toujours la mesure de leurs travaux et les laisse manquer souvent de subsistance.
Au début des années 1970, les taux de chômage à La Réunion et à Maurice étaient presque identiques (respectivement 19 % et 20% de la population active). Pourquoi, vingt ans plus tard, ce taux dépasse-t-il 40 % à la Réunion tandis quil chute à moins de 5 % à Maurice ? Pourquoi, après plusieurs siècles dhistoire parallèle, des conditions géographiques (au relief près), climatiques et socio-économiques (une mono-spécialisation sucrière concentrée exportant vers les métropoles respectives) presque identiques, une situation aussi contrastée ? La réponse tient, bien sûr, dans lhistoire politique récente. Le miracle mauricien (il ne sagit ici que de comparer et non dapprécier le miracle en cause ayant dailleurs un envers ainsi que des limites, touchant notamment à lenvironnement macroéconomique) résulte dune adaptation de survie après le choix de lindépendance. A la stratégie mauricienne douverture à linvestissement international et dexportation (à la faveur des accords de Yaoundé et de Lomé, Maurice exportera 80 % de sa production vers lEurope et 15 % vers les Etats-Unis) paraît répondre, à linverse, un protectionnisme réunionnais tourné vers la satisfaction des besoins locaux et une relation dexclusivité avec la métropole. Si linévitable comparaison avec le développement de Maurice lîle sur dit la météo est devenue une question tabou, selon lexpression dun sénateur et quelles que soient les différences patentes (la majorité indienne, le plurilinguisme, les réseaux originels notamment chinois : les capitaux en provenance de Hong-Kong, en passe dêtre rattachée à la Chine et trouvant à Maurice une porte dentrée pour lEurope alimenteront pour près dun tiers la zone franche le nationalisme des grandes familles, linvestissement calculé de la rente européenne du sucre, une population business minded, lindépendance..., pour en citer quelques-unes) , cest quil y a en effet du paradoxe à parler de développement à la Réunion quand toutes les conditions paraissent avoir été réunies pour y étouffer linitiative.
A la fin des années soixante, il était question de créer une base thonière à la Pointe des Galets. Mais cest aux Seychelles, aujourdhui concurrencées par Madagascar, lAfrique de lEst et bientôt par Maurice, que transitent et sont traitées chaque année 190 000 tonnes de thon. Les marins des thoniers taïwanais ont bien donné matière à quelques expressions proverbiales aux habitants du Port, mais ils ne fréquentent plus les quais depuis longtemps et les chambres froides prévues à cet effet sont vides. Le premier projet de zone franche réunionnais (qui, à Maurice, avec ses 550 entreprises, emploie 90 000 personnes dont 60 000 femmes et où le taux de chômage est tombé à 1,8 % en 1994) sest heurté à la défense de privilèges politiques fondés sur le prélèvement de taxes. En juillet 1989, la municipalité du Port sest opposée au projet de port franc, réclamant aux collectivités locales une compensation pour lexonération des taxes prélevées lors des opérations dimportation et dexportation de marchandises. Les plus récents projets douverture de zones franches révèlent, de surcroît, tantôt lhostilité des entrepreneurs (certains parlant de concurrence déloyale), tantôt lindifférence dacteurs économiques accoutumés à satisfaire le marché intérieur de cette économie téléportée et quun élu a qualifiés de patrons mendiants (dexonérations et de primes les primes européennes peuvent représenter jusquà 30 % de linvestissement). Pour quil y ait création de zone franche, il faut quexiste une demande sociale et une réelle volonté de créer de lemploi. Deux citations suffisent pour présenter Maurice en contraste. Le facteur qui pourrait freiner la poursuite de notre industrialisation est plutôt le suremploi, avec un taux de chômage de 2,5 %. Pour que notre économie puisse être fluide et moins bloquée, il faudrait avoir un taux de chômage structurel de 6 % (5-Plus du 28 avril 1991). La priorité des priorités de notre diplomatie, a été, reste et restera la défense et la promotion de nos intérêts économiques et commerciaux (Paul Bérenger dans Week-end du 31 janvier 1993). Linstallation du groupe français Bolloré à Maurice, de préférence au port de la Pointe des Galets (qui venait pourtant de séquiper d'imposants portiques à conteneurs installés aux frais de lEurope), avec un investissement à la clé de 300 millions francs et 100 000 mètres carrés dentrepôts et de chambres froides, exprime on ne peut plus clairement la compétitivité économique de la Réunion. Ce nest pas seulement en raison du coût, trois fois inférieur, de la main-duvre mauricienne, que Bolloré (malgré le lobbying politique et économique de la Présidente de la Région) sinstalle à Port-Louis, mais parce que le métier dun transporteur est de transporter et que les bateaux qui quittent la pointe des Galets repartent le plus souvent à vide. Ce qui peut aisément sobserver du Barachois à la ligne de flottaison, quand un bateau quittant le Port et se dirigeant vers Maurice croise à proximité. Cest lactivité économique ou sa position géographique qui font un port. Placé sur la route Asie-Afrique du Sud et situé idéalement dans les îles de locéan Indien, le Port Réunion pourrait faire fonction de site déclatement des marchandises dans la région. Sil enregistre près de 60 % du trafic dorigine européenne de la zone, cest pour des raisons étrangères aux lois du marché.
www.reunion.port.fr
Une économie adventice fondée sur la perception de taxes prélevées sur des mouvements économiques eux-mêmes financés par des transferts publics nest évidemment pas en mesure daffronter la concurrence. De fait, malgré les discours officiels, il est plus facile, selon un jeune entrepreneur qui sest essayé aux deux, dobtenir un crédit bancaire pour acheter une Mercedes que pour créer une entreprise. Lintégration à la zone indo-océanienne où certains politiques disent voir la solution à lemploi des jeunes passe nécessairement par ladoption dun SMIC régional et flexible. Nos îles surs et cousines ont-elles besoin, demande un responsable de la CFDT, dune main-duvre qui nest pas beaucoup plus spécialisée ni mieux formée que la leur, avec des prétentions de salaire quaucune delles ne pourra payer ? (le Quotidien du 6 novembre1994). La comparaison avec ces partenaires potentiels fait dailleurs apparaître que, malgré son suréquipement technologique et malgré les investissements considérables qui ont bénéficié à son université, entre autres, la Réunion, qui croit souvent pouvoir faire état dune valeur ajoutée supérieure pour justifier ses salaires, est objectivement en retard sur plusieurs de ses voisins pour la formation et lutilisation des technologies de pointe. Quand on linvite aux commissions régionales ou quand on ne linvite pas , ce nest pas pour sa matière grise ou sa ressource humaine, cest pour son appartenance à lespace européen.
14° - Une situation de majorité politique et de dépendance économique
Quand les élus étaient à droite, la logique de lassimilation pouvait se justifier sans contradiction. Avant, tout était blanc, dit un informateur. Aujourdhui, le discours est identitaire et le pouvoir créole, la figure de Marianne et celle de Madame Desbassayns se télescopent quelque peu. La départementalisation, qui devait nécessairement faire passer le développement social avant le développement économique, a favorisé lémergence dune représentation politique sans base économique. Mais il est inconfortable de se savoir, malgré les apparences et le maniement des signes du pouvoir, sans prise sur le réel ; de devoir ses privilèges à un pouvoir qualifié de néo-colonial ; davoir à admettre les conséquences pourtant nécessaires de la départementalisation, comme le mouvement des fonctionnaires qui assigne, par exemple, des juges métropolitains aux affaires locales et qui écorne sérieusement cette territorialisation du droit qui fonde lidentité.
Un C.E.S. écrit au courrier des lecteurs, en réaction au diagnostic dune économie artificielle porté par un expert européen, pour senorgueillir, à linverse, du fait que le PIB de la Réunion soit supérieur à celui de lEspagne et du Portugal... Un autre pour affirmer, sans autre forme de procès, que la Réunion avait pulvérisé le record mondial de la croissance en créant davantage demplois que... Taïwan et pour sétonner que les journaux naient pas consacré une seule ligne à lévénement. Il faut entendre les golden boys de lENA qui viennent faire leurs classes au cabinet du préfet dire en privé le fond de leur pensée sur ces experts au Conseil Économique et Social. Cette contradiction entre le principe de plaisir et le principe de réalité qui nest évidemment pas une spécificité locale , constitue un poncif de lopposition métro/créole. Bien que les métropolitains venus à la Réunion pour y chercher du travail trouvent ici des conditions plus favorables quen métropole (et repartent rarement), les salaires du privé (pourtant majorés, dans les services notamment), font apparaître les privilèges des fonctionnaires dautant plus insupportables quand ces fonctionnaires sont réunionnais. Dans un courrier paru dans le Journal de lIle du 12 septembre 1994, un petit métro des Bas, pestant contre limpôt auquel il est assujetti et quil voit alimenter la consommation des assistés et la carrière des rois nègres du cru, lui, contribuable du privé, au salaire non indexé et à lemploi précaire (gagnant assez dargent pour payer des impôts, mais pas suffisamment pour défiscaliser), prenant prétexte de labsentéisme des enseignants, gnants, gnants, fait le tour de ces doléances. Pour le prix de deux personnels sous le soleil et les cocotiers, on en a trois en métropole ; les 20 % doctroi de maire (en fils) et les commissions sur les marchés publics [loctroi de mer constitue une part essentielle des ressources communales] ; exploitation coloniale que lapartheid de la préférence régionale conforte : On vous demandera votre lieu de naissance. Les Réunionnais ont trouvé le meilleur dialogue Nord-Sud, cest le basculement du fric du Nord au Sud. Vous reprendrez bien un second aéroport international ? et un second département sans façons ? Peut-être une autoroute juste entre le battant des lames et le sommet des montagnes ? Ce renversement de la situation coloniale, ce métro venu tenter sa chance sous les tropiques lillustre en effet par cette manifestation denseignants réunionnais nommés en métropole qui venaient de senchaîner aux grilles du Rectorat : Il fut un temps où on enchaînait les gens pour venir travailler à la Réunion ; maintenant ils sattachent eux-mêmes pour rester dans lîle. Se dédommageant de sa déconvenue avec la question qui fâche : Et si actuellement les colonisés, cétaient les contribuables métropolitains, car ce sont bien eux qui travaillent pour les assistés de base, genre Rmistes et autres travailleurs au noir et les assistés de luxe, fonctionnaires et assimilés, privilégiés tropicaux (...) qui roulent leur caisse dans des 4x4 japonais ?...
Cest pourtant en des termes presque identiques, mais avec la conscience douloureuse de limpasse présente, quun ancien sénateur, regardé comme un vieux sage, comparant la situation de la Réunion au développement mauricien parle dune inversion de lexploitation (coloniale) (qui) consiste aujourdhui pour les descendants des ex-colonisés à vivre du travail de la métropole laquelle naguère senrichissait de celui de leurs ancêtres, la seule différence est que les ex-colonisés ont la loi pour eux. (dans un courrier des lecteurs du 11 novembre 1994)
Pour conclure cette recension des apparences dont le propos nétait que dillustration, de manifester que linstant exprime lhistoire et quil ny a danthropologie appliquée que dans la connaissance des causes lointaines nétant nullement, je le redis, un spécialiste du sujet que je viens dexplorer, jespère ne pas mêtre fourvoyé et ne pas avoir instruit à linverse de ce propos , il me semble que lon pourrait caractériser le tableau que jai essayé de brosser, conscient davoir simplifié le trait, comme le paradoxe ou le trompe-lil dune majorité politique et dune minorité sociale. La majorité politique est une propriété de la départementalisation ; la minorité sociale est entretenue par une armée de spécialistes, éducateurs, travailleurs sociaux, médecins, techniciens de laide et techniciens du crédit qui font briller ce modèle métropolitain si proche et si lointain. Il sagit moins pour eux, me semble-t-il, de répondre à des besoins que den créer, de faire évoluer la société en fonction de son histoire propre que de la faire entrer en bout de chaîne , dans le moule de la société métropolitaine et dans les circuits de distribution. Les acteurs du premier cercle, politiques et notables, paraissent gérer le réel, mais leur rôle se réduit souvent à créer une illusion de perspective, à faire comme si la modernité réunionnaise, exogène et téléportée, résultait du demi-siècle dhistoire écoulé. Techniciens du froid et élus du cru administrent la preuve que léconomie sociale qui les justifie, planifiée sans considération de la sociologie et de lhistoire, alimente une économie factice au lieu de cultiver linitiative, entretient la déréliction sociale et déréalise la recherche identitaire au lieu de réunir les conditions dun réel développement et dune réelle autonomie.
Cest la rente publique, les quelque six milliards de francs annuels des transferts, qui nourrit la croissance réunionnaise, une économie blanche, fondée sur la demande finale (la consommation des ménages). Loin davoir opéré comme un plan Marshall qui aurait reconverti léconomie sinistrée de la plantation, la départementalisation, superposant les travers du jacobinisme à ceux de la coopération à l'africaine, en a détourné les actifs vers laffairement stérile de limport-distribution, elle a créé une classe surnuméraire de fonctionnaires surrémunérés qui entraîne, de fait, léconomie de lîle dans une fuite en avant parfaitement indifférente au réel et entretenu, parallèlement, une résignation économique (cest-à-dire, aussi, un potentiel dexplosion sociale au frottement de ces deux mondes soumis au même modèle de consommation) que jillustrerai par cette anecdote, rapportée à la télévision par un inspecteur dAcadémie (dans le style des clichés énumérés plus haut par le petit métro des bas que j'ai cité, version départementalisation du cartiérisme), dun écolier sexcusant ainsi de ses retards matinaux : Il ne faut pas men vouloir : je suis le seul à me lever à la maison et je suis le seul à ne rien gagner ! Michel Debré a certes sauvé la Réunion dune manière de Castro ou de Duvalier des Mascareignes, mais cest bien le Parti Communiste Réunionnais qui a précipité la réalisation de la départementalisation en militant pour lautonomie. Dans cette partie où chacun joue le rôle de lautre, dans un contexte où lURSS vient de lancer, par la voix de Khrouchtchev, son défi économique aux pays occidentaux et remporte, avec la décolonisation et les luttes de libération, une succession de victoires politiques qui paraît donner du crédit à ce défi, la droite française entend priver les autonomistes des D.O.M. de leurs motifs de revendication en donnant enfin un sens à légalité votée depuis 1946. Que cette guerre froide par Réunion interposée ait pu entraîner lapplication de modèles aveugles à la réalité réunionnaise doit dautant moins étonner que les autonomistes se sont progressivement coulés dans le moule républicain (dès lors quapparaissait linconsistance économique de leur projet et, à linverse, lefficacité redoutable et lénifiante de la départementalisation) et que, tirant la société libérale à lenvers où les conquêtes sociales sont dabord des conquêtes économiques (aujourdhui en perdition dailleurs), ils ont pris légalité au mot en se faisant les plus ardents défenseurs, pour leur plus grand bénéfice, à la fois de lidentité créole et de légalité républicaine. Nourri par la dialectique du ressentiment et de la mauvaise conscience à laquelle jai fait allusion, ce jeu politique multiple, où les enjeux idéologiques masquent les problèmes réels, explique, me semble-t-il, la Réunion daujourdhui. Debré voulait faire de la Réunion la vitrine de la France dans lOcéan indien. Il aura réussi. A lheure où le chômage baisse dans tous les pays dEurope, sauf en France, la Réunion peut, à cet égard, être considérée comme un cas décole économique et comme un exemple accompli de lexception française.
Pour conclure sur un plan plus pratique, tirant lidée de ces remarques et reliant le général au particulier, je répéterai quun projet éducatif, un plan de formation et a fortiori un programme de développement doivent bien entendu être pris en charge par les représentations et par la langue des acteurs. Cette donnée élémentaire paraît avoir été occultée. Dans un séminaire sur les facteurs culturels du développement, jai bien involontairement choqué plusieurs participants en remarquant que, sil existait bien un futur immédiat en créole, cette langue, comme beaucoup de langues traditionnelles dailleurs, ignorait ou voulait ignorer, car sa conception du temps nest pas linéaire, mais cyclique, avec lobjet de neutraliser le temps et le risque de changement , la forme verbale et lopportunité du futur. Il ne sagit évidemment pas de charger la barque des héros de Louis Timogène Houat, auteur du premier roman réunionnais, ces marrons qui prennent la mer pour accoster enfin ...sur cette île infernale à laquelle ils croient avoir échappé, mais, à linverse, dessayer de comprendre pourquoi le développement na pas fondamentalement modifié la structure de la société réunionnaise. Peut-être est-ce par des remarques de cette sorte, bien banales et si évidentes quelles peuvent étonner (mais où lon voit que lévidence nest pas la chose du monde la mieux partagée), que lanalyse anthropologique doit commencer et quelle peut être de quelque secours.
FIN
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