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Chapitre 13
Présentation du chapitre :
Ce chapitre peut servir d'introduction à l'UE L3 6ETAA "Initiation au calcul de la parenté. Anthropologie de la parenté : entre biologie et culture" du L3 (Licence d'Ethnologie). Le dossier pédagogique annexe comporte les documents suivants :
Sur le "droit maternel" :
- des extraits de l'ouvrage de Malinowski sur le îles Trobriand : La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mélanésie. Description ethnographique des démarches amoureuses, du mariage et de la vie de famille des indigènes des Îles Trobriand (Nouvelle-Guinée) (1930).
- deux articles concernant le magnahouli aux Comores.
Sur le choix du conjoint :
- un article de la revue Population paru en deux parties : I. Évolution et morphologie des scènes de rencontre. Population, n° 6, 1987, pp. 943-986. II. Les scènes de rencontre dans l'espace social, Population, n° 1, 1988, pp. 151-150.
- le chapitre 10 de ce site "Du mariage arrangé à lamour-passion : sur le destin dun trait de léchange matrimonial dans le Roman de Tristan" examine la version "littéraire" du choix du conjoint.
Plan du chapitre :
A) Quelques données sur la prohibition de linceste : sur la culture de lespèce
Communication présentée au colloque Mariage - Mariages, Palais du Luxembourg et Université Jean Monnet, Sceaux, mai 1997.
B) Transmettre le patrimoine génétique, transmettre le patrimoine économique : paradoxes de la reproduction
Communication présentée au colloque FamillesParentésFiliation (Hommage à Jean Gaudemet), Palais du Luxembourg et Université Jean Monnet, Sceaux, juin 2005.
C) L'"effet McClintock" et effets apparentés (dossier pédagogique)
A) Quelques données sur la prohibition de linceste :
sur la culture de lespèce
IV - 13-1
La question de la prohibition de linceste constitue une vexata quaestio de lanthropologie, une question qui, depuis lorigine, bourrelle le repos des philosophes, une question controversée et sans réponse certaine... Avec, pourtant, des certitudes péremptoires.
Cela nest pas un hasard, car ce qui est en cause, cest ni plus ni moins ce qui nous distingue des bêtes... Cest en effet une évidence de lanthropologie universelle et du sens commun de dire que nous autres, les hommes, à la différence des bêtes et à la différence des barbares aussi vivons sous le règne de la Loi. Par opposition à l'indifférence panmictique, culture signifie distinction et discrimination. L'incestueux est comme le ver de terre, disent les Jivaros, il rentre dans le premier trou venu. La discussion sur la prohibition de linceste symbolise ou focalise ce passage de la nature à la culture. Cette vexata quaestio est donc aussi ce que les étudiants daujourdhui appelleraient une question bateau et ceux dhier un pont-aux-ânes, non seulement de lanthropologie, mais aussi de la culture citoyenne de lespèce.
Jusquà une époque relativement récente disons les années soixante-dix lapproche anthropologique de la question de la prohibition de linceste était dominée par lautorité de Claude Lévi-Strauss, dans une introduction principielle aux Structures élémentaires de la parenté, dont la première édition date de 1949 (édition d'une thèse de doctorat soutenue en 1948 sous la direction de Georges Davy). Cette interprétation continue de faire autorité, même si la configuration des connaissances sur le sujet a fondamentalement changé. Idéologiquement convergente avec la théorie psychanalytique, elle conforte, au fond, ou redécouvre, la conscience que nous partageons tous de vivre sous le règne de la norme et non selon les nécessités de la nature. Il est notoire, et cela est particulièrement vrai en sciences humaines où la preuve nest jamais mathématique, que les théories scientifiques perdurent bien après avoir été invalidées : les positions acquises, les habitudes de pensée, le confort des certitudes font quil est encore commun aujourdhui dentendre dire et professer que linceste serait couramment pratiqué chez les animaux ou que le passage de la nature à la culture, opérateur de lhominisation, sorganiserait sur cet événement fondateur quest la prohibition de linceste.
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La théorie lévi-straussienne de la prohibition de linceste peut être résumée par ce proverbe placé en épigraphe des Structures élémentaires de la parenté : Un parent par alliance est une cuisse déléphant. Cest dire que les échanges matrimoniaux et les échanges économiques forment [...] partie intégrante dun système fondamental de réciprocité (1967 : 39) et que la prohibition de linceste doit être comprise comme la condition nécessaire à lindispensable alliance.
On peut commencer par un contre-exemple : que lhomme seul est en mauvaise compagnie. Nous nous souviendrons toujours avoir remarqué chez les Bororo du Brésil central, un homme denviron trente ans, sale, mal nourri, triste et solitaire. Nous voulûmes savoir sil était gravement malade ; la réponse des indigènes nous stupéfia : quest-ce qui nallait pas ? mais rien, cétait seulement un célibataire... Et, à vrai dire, dans une société où règne la division du travail entre les sexes, et où seul létat de mariage permet à lhomme de jouir du travail de sa femme, y compris lépouillage, la peinture du corps, la coiffure, aussi bien que le jardinage et la cuisine (puisque la femme bororo cultive le sol et fait des poteries), un célibataire nest réellement quune moitié dêtre humain (Lévi-Strauss, 1956 : 341, 1979 : 105).
Cest donc par une sorte de renversement copernicien, retournant la perspective et formalisant l'hypothèse tylorienne, que Lévi-Strauss propose de rendre compte de linterdit universel. La prohibition de linceste nest plus la donnée première qui engagerait les humains dans de nécessaires échanges matrimoniaux (puisquon ne peut se marier entre soi) cest, à linverse, dans le constat de la nécessité première de léchange quest la raison pour laquelle les hommes sinterdisent leurs surs. Lhumanité a compris très tôt que, pour se libérer dune lutte sauvage pour lexistence, elle était acculée à un choix très simple : soit se marier en dehors, soit être exterminée aussi par le dehors [marrying out or being killed out la formule est due à Edward B. Tylor, "On a method of investigating the Development of Institutions, applied to Laws of Marriage and Descent", JAI, vol. 18, 1889, pp. 245-272]. Il lui fallait choisir entre des familles biologiques isolées et juxtaposées comme des unités closes, se perpétuant par elles-mêmes, submergées par leurs peurs, leurs haines et leurs ignorances, et, grâce à la prohibition de linceste, linstitution systématique de chaînes dintermariages, permettant dédifier une société humaine authentique sur la base artificielle des liens daffinité, en dépit de linfluence isolante de la consanguinité et même contre elle (1956 : 350, 1979 : 120).
Par ce calcul, par cette prise en charge responsable de leur propre destin, faisant preuve dun niveau de conscience comme on dit véritablement admirable et quon aimerait pouvoir observer chez les hommes daujourdhui, les premiers hommes auraient ainsi fait échec à la lutte sauvage pour lexistence, aux peurs, aux haines et aux ignorances pour engager lespèce dans la civilisation... La prohibition de linceste, en effet, constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout en laquelle, saccomplit le passage de la nature à la culture (29). Avant elle, la culture nest pas encore donnée ; avec elle, la nature cesse dexister, chez lhomme, comme un règne souverain. La prohibition de linceste est le processus par lequel la nature se dépasse elle-même ; elle allume létincelle sous laction de laquelle une structure dun type nouveau, et plus complexe, se forme et se superpose, en les intégrant, aux structures plus simples de la vie psychique, comme ces dernières se superposent, en les intégrant, aux structures, plus simples quelles-mêmes, de la vie animale. Elle opère, et par elle-même constitue, lavènement dun ordre nouveau (29).
La prohibition de linceste nest donc rien dautre, en réalité, portant ces conséquences considérables, que la condition même de léchange. Cette règle négative nest que lenvers dune pratique positive, cette interdiction lenvers dune prescription, etc. Considérée comme interdiction, la prohibition de linceste se borne à affirmer, dans un domaine essentiel à la survie du groupe, la prééminence du social sur le naturel, du collectif sur lindividuel, de lorganisation sur larbitraire. Mais même à ce point de lanalyse, la règle en apparence négative a déjà engendré sa converse : car toute interdiction est, en même temps, et sous un autre rapport, une prescription (52). Il y a plus : que lon se trouve dans le cas technique du mariage dit par échange, ou en présence de nimporte quel autre système matrimonial, le phénomène fondamental qui résulte de la prohibition de linceste est le même : à partir du moment où je minterdis lusage dune femme, qui devient ainsi disponible pour un autre homme, il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme qui devient, de ce fait, disponible pour moi. Le contenu de la prohibition nest pas épuisé par le fait de la prohibition ; celle-ci nest instaurée que pour garantir et fonder, directement ou indirectement, immédiatement ou médiatement, un échange (60). La prohibition de linceste est une règle de réciprocité (72).
Cette conception fait donc échec aux théories qui chercheraient un fondement naturel à cette règle universelle. Nous nous opposons aux conceptions qui [...] font crédit à la nature dun principe de détermination, même négatif, de lalliance. Il est certain que (les grands singes) ne pratiquent aucune discrimination sexuelle à légard de leurs proches parents (36). Il faudrait voir dans laversion supposée un phénomène spécifique, mais pour lequel on cherchera vainement les mécanismes physiologiques correspondants. Nous considérons que si laversion constituait un phénomène naturel, elle se manifesterait sur un plan antérieur, ou tout au moins extérieur à la culture, et quelle lui serait indifférente ; on se demanderait alors vainement de quelle façon et selon quels mécanismes sopère cette articulation de la culture sur la nature, sans laquelle aucune continuité ne peut exister entre les deux ordres. Ce problème séclaire quand on admet lindifférence de la nature [...] aux modalités des relations entre les sexes. Car cest précisément lalliance qui fournit la charnière. Le fait de la règle [...] constitue en effet lessence même de la prohibition de linceste (37).
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Il est évidemment facile, un demi-siècle après, dopposer à cette théorie des données qui nétaient pas toutes constituées. Même si, abstraction faite de cette révision du savoir, on peut difficilement sempêcher de voir dans cette représentation des origines une pétition pour le moins idéaliste, rationalisante et volontariste mythique de la société humaine (pour ne rien dire de son ton prophétique et de son style). Ainsi, par une décision véritablement inspirée, les hommes de ces temps fabuleux, auraient, partout et pour toujours (puisque, malgré ses variantes et ses degrés divers, la prohibition de linceste est universelle : c'est la règle qui, "seule entre toutes les règles, possède en même temps un caractère d'universalité" - 10), choisi la civilisation contre la barbarie... Sauf à reconnaître, peut-être, dans le débordement de cette légitime croyance au primat de la règle et de la médiation culturelle sur ce que Lévi-Strauss appellera ailleurs (1985, p. 264), précisément, les débordements ou les forces torrentueuses de la vie psychique, lactivité de cette culture de lespèce.
Mais là nest pas lessentiel. Cette discussion sur la prohibition de linceste est le lieu idéal pour rappeler que, parmi les acquis fondamentaux des cinquante dernières années à la connaissance de lhomme, il y a probablement, me semble-t-il, ceux de léthologie en général et de léthologie humaine en particulier.
J'introduirai le débat par cette remarque de bon sens (informé) : Sil est vrai que cest la prohibition de linceste qui distingue la nature de la culture, eh bien ! il faut considérer que les animaux sont beaucoup plus cultivés que nous car linceste est rarement pratiqué chez les animaux (en milieu naturel), alors quil est relativement souvent consommé chez les humains.
Lune des idées reçues sur la question est en effet que linceste serait couramment pratiqué dans le règne animal. Ce sont précisément ces mécanismes physiologiques quil serait vain de chercher, selon la citation que jai faite plus haut, que léthologie (et la génétique) permettent didentifier et de comprendre. Jaimerais préciser au préalable que lapproche que je vais résumer ici ne constitue en rien, contrairement à ce quune interprétation rapide pourrait laisser penser, une minoration ou une profanation de la culture. Cest Platon lui-même, quon pourrait légitimement présenter comme linventeur de lidéalisme, qui, par la bouche de Diotime dans le Banquet, oppose à Socrate occupé à percer le mystère du dieu Éros cette remarque : Et tu voudrais, ignorant la nature animale, être capable de disserter sur lamour ? (207 c). Il sagit de tenter de comprendre, sur des bases plus objectives, cette articulation de la nature et de la culture et ce grand mystère, selon le mot de Saint Paul dans une lettre aux Éphésiens, qui fait destin à lhomme de quitter père et mère, de sattacher une épouse et de ne faire quune seule chair.
Sans remonter nécessairement à lhistoire des protozoaires, il est évident quon ne saurait tâcher dapprocher ce grand mystère dans lignorance des lois générales de la sexualité alors, pourtant, que la simple considération de la forme humaine disqualifie cette inclusion de lhomme dans la nature. Il suffira ici de rappeler que linvention de la sexualité substitue à la reproduction par division une reproduction qui nest plus la reproduction du même, mais qui consiste dans la création dindividus nouveaux à la faveur du processus de ségrégation (séparation des paires de chromosomes) et du processus de recombinaison génétique. Méiose et fécondation aboutissent à la formation dun génotype original résultant de la fusion des chromosomes issus du parent mâle et des chromosomes issus du parent femelle. Alors que certaines bactéries existent à lidentique depuis lorigine de la vie, la sexualité, avec la mort des individus, apparaît, du point de vue de lévolution, comme un dispositif qui accélère et amplifie linvention des formes vitales le rythme de lévolution (intensification du polymorphisme génétique ; augmentation des probabilités de mutation). Dans cette perspective, une espèce au sein de laquelle lunion des germains serait la règle conserverait tous les désavantages de la reproduction bi-parentale sans bénéficier dun seul de ses avantages. Son niveau de variabilité se réduirait à celui de lauto-fécondation et sa vitesse dévolution en serait par conséquent tellement freinée quelle ne résisterait à la compétition que dans des conditions de vie extrêmement favorables ; en règle générale, labsence de plasticité adaptative condamne une espèce à la mort (Bischof, in Fox, 1975, trad. fr. 1978 : 83). Pour le dire dun proverbe bien connu : Lévolution ne met pas tous ses ufs dans le même panier...
S.E. Scales, Otago Daily Time, 1977, Nouvelle-Zélande
Le mariage nest donc pas seulement une coopérative, comme il était noté tout à lheure, cest aussi une entreprise en génétique. Tu viens chéri(e), on smélange !... Jai trouvé par hasard un dessin [ici reproduit] qui illustre parfaitement ce propos, où lon voit un prêtre qui bénit les époux dont il consacre lunion en ces termes : I now proclame you genetic engineers ! (Je vous fais ingénieurs en génétique). Un intérêt objectif de cette loterie, cest quon ne peut savoir quel numéro va sortir. La reproduction n'est pas une science exacte. À lopposé de cette naïve croyance d'un prix Nobel persuadé que sa semence, comme telle, faisait des Nobel et qui la confiée dans cet esprit à une mère porteuse, cest la réponse de Bernard Shaw à un prix de beauté lui proposant de mettre leurs ressources en commun qui est dans le vrai : Je craindrais, Madame, que cet enfant nait ma beauté et votre intelligence... Cest cela le polymorphisme génétique. Le second avantage tient dans le fait que la reproduction sexuée permet d'éliminer les mutations défavorables. A chaque génération, l'assemblage des gènes est cassé pour être recomposé. La théorie suivant laquelle les accouplements incestueux seraient un phénomène naturel communément réalisé chez les animaux selon les termes de Lévi-Strauss, théorie qui, je lai rappelé, est un lieu commun de lanthropologie universelle, repose sur une généralisation dobservations faites sur des animaux domestiques, vite contredites, dailleurs, lorsquelles sont dénuées de souci apologétique et plus attentives. Les Bambara, par exemple, remarquent laversion de létalon à légard de linceste (Zahan, 1960 : 227). On lit ainsi dans Aristote (Histoire des Animaux, IX 47) : Les chameaux ne couvrent pas leurs mères, et même si on les force, ils sy refusent. En effet, il arriva quun jour, manquant détalon, on recouvrit la mère dun voile et on lui amena son rejeton. Pendant la saillie le voile tomba : alors le jeune mâle consomma laccouplement, mais peu de temps après, il mordit le chamelier et le tua. On raconte aussi que le roi de Scythie avait une jument de race dont tous les poulains étaient bons : voulant avoir un produit du meilleur de ces poulains et de la mère, il la fit amener pour la saillie. Mais le poulain ne voulait pas. On couvrit la mère dun voile et il la monta sans la reconnaître. Mais après la saillie, on découvrit la face de la jument, et le poulain à cette vue prit la fuite et alla se jeter dans un précipice. Pline raconte quun cheval ayant reconnu, une fois le bandeau de ses yeux enlevé, quil sétait accouplé avec sa mère se jeta dans un précipice pour se tuer. Et que pour une raison du même genre, une jument, dans le territoire de Réate, mit en pièces un étalonnier. Les chevaux, en effet, conclut Pline, ont aussi le sens de la parenté (Histoire Naturelle, VIII, 42). Ces observations et ces jugements ont précisément la domestication pour origine - lidéal domestique étant ainsi défini par Aristote : Les étalons couvrent même leurs mères et leurs filles, et le haras est considéré comme parfait lorsquils saillissent leur progéniture (Histoire des Animaux, VI, 22) quand la nature résiste à la pression de léleveur dont lobjet est la sélection et la reproduction de caractères utiles et non le polymorphisme de la reproduction sexuée.
En 1978, le biologiste britannique John Maynard Smith déclarait : Voici dix ans, je considérais lévitement de linceste comme un phénomène entièrement culturel. Seul un bigot [bigot] pourrait soutenir ce point de vue aujourdhui. Lindifférence à linceste des animaux domestiques répond aux conditions mêmes de la domestication qui sexerce aussi en éliminant les individus réfractaires aux unions consanguines quand celles-ci sont recherchées. Dans les populations naturelles, linceste nest la règle, pour dévidentes raisons, que chez certains vers parasites dont lécologie interdit la reproduction exogame. On constate, dailleurs, chez certains hermaphrodites qui ont la faculté de sautoféconder, que la préférence va à la fécondation croisée, lauto-fécondation, dernière chance de la reproduction, nayant lieu quen situation disolement. Lintérêt de lexogamie sur lagamie (reproduction asexuée, division), sur lautogamie et sur linceste serait donc un intérêt sélectif. La description des structures sociales de populations naturelles de mammifères fait apparaître lexistence de mécanismes qui ont pour effet de limiter ou de prévenir les contacts sexuels entre individus apparentés. Chez les animaux supérieurs écrit Bischof, qui rassemble un certain nombre dexemples sous ce chef, les plus importants de ces mécanismes sont : le changement dobjet, la répression de la sexualité et, du point de vue de la femelle, la réaction de rejet, enfin lémergence de revendications dautonomie qui entraînent lexpulsion (84).
À la lumière de ce schéma primaire, on peut comprendre à condition certes, de mettre entre parenthèses une question qui fait toute la question : celle du saut qualitatif de la nature à la culture que mariage et exogamie sont deux noms dune même réalité, et que si lexogamie constitue une loi générale de la reproduction, il nest nullement absurde rechercher la trace de dispositifs génétiquement fixés, hérités de la sélection naturelle, qui seraient perceptibles dans la constitution émotionnelle de lhomme avant dêtre relayés et systématisés par la loi.
Une théorie biologique du tabou de linceste pose plusieurs types de problèmes quil nest pas dans le propos de cet exposé daborder de front. Bischof, qui entreprend de réhabiliter lhypothèse formulée par Westermarck rappelle que la première objection [à cette hypothèse] se basait sur la présomption tout à fait naïve que laversion instinctive pour laccouplement incestueux était liée à une sorte du sixième sens permettant de détecter les liens du sang : cet argument veut que quiconque admet la possibilité dobstacles instinctifs à linceste croie nécessairement à la voix du sang. Ce débat semble dautant plus incompréhensible que Westermarck (1889) et Hobhouse (1912), souvent cités avec ironie à cet égard, ont opposé à ces suppositions des arguments étonnamment modernes. Létude contemporaine de linstinct nattend pas de la nature des réalisations surnaturelles. Si les oiseaux capturent rarement les guêpes, cest pour la simple raison que ces dernières sont venimeuses. [Cette utilisation du mimétisme est fréquente ; parmi d'autres exemples : Allobates zaparo, inoffensive, imite les taches rouges d'Epidobates bilinguis, toxique]. Cette propriété étant invisible, le mécanisme dinhibition fonctionne très simplement comme si tous les insectes aux stries noires et jaunes étaient des guêpes ; les syrphes et autres insectes mimétiques de la guêpe doivent injustement leur vie insouciante à cette simplification. Largument de Westermarck est donc biologiquement légitime quand il affirme que la nature voit dans la familiarité de la petite enfance un signe suffisant de consanguinité, tout comme les stries noires et jaunes signifient poison ; linhibition, biologiquement inutile du mariage avec une sur adoptive aurait même valeur que labstinence de syrphes chez les oiseaux (85).
Le mimétisme repose ici sur lutilisation des couleurs aposématiques, les oranges et les rouges, et se double souvent dun mimétisme de comportement (mimétisme batésien et müllerien) ; son efficacité vaut pour différentes classes de prédateurs. Mis en évidence en 1862 par Henry Bates, le mimétisme appuie la théorie de la sélection naturelle dans lOrigine des espèces.
Un exemple classique de cette connaissance naturelle est donné par lobservation du développement des jeunes dans les kibboutz israéliens (Spiro, 1958) où sont récusées les ségrégations et les injonctions de léducation bourgeoise et où lon peut constater que dans la nature dune nature débridée, libérée des conformismes moraux, il existe une singulière inhibition. Les enfants dun établissement, expose Bischof, grandissent dans leur groupe dâge ; les salles de séjour, les dortoirs et les salles de bains sont en principe partagés par les deux sexes jusquà douze ans environ, il ny a aucun signe dembarras entre eux ; au contraire, ils se livrent très tôt à de nombreux jeux hétérosexuels dans les dortoirs comme en public. Cela est admis par les adultes pour favoriser un comportement sexuel non réprimé. Cependant une tendance croissante à la gêne, plus marquée chez les filles, fortement teintée dantagonisme à légard de lautre sexe, se développe au seuil de la puberté envers des sujets du même groupe. Les filles refusent les douches communes et tentent de cacher leur nudité aux garçons ; leur intérêt se tourne alors vers des jeunes gens de lextérieur. Pour autant qu[on] puisse savoir, il ne sest jamais produit aucun mariage à lintérieur de ces groupes dâge ni de relations sexuelles entre leurs membres devenus adultes. La raison invoquée par les adolescents eux-mêmes serait quils se sentiraient comme frères et surs. Ces données (Spiro, op. cit. : 347-8), souvent citées, constituent, selon Bischof, un parallèle évident des mécanismes de rejet et dinhibition des relations sexuelles intra-familiales (Bischof, 1978 : 87). Une autre illustration, classique elle aussi, est fournie par létude du mariage mineur à Taïwan où la préférence va à létrangère (Wolf et Huang, 1980). Ainsi peut-on comprendre encore comment laffinité crée la parenté et que les mêmes interdits sappliquent aux consanguins et aux affins. Même quand le mariage proche est recherché, la fraternité de lait, les "germains de lait" fussent-ils étrangers, interdit généralement le mariage. L'"affaire Woody Allen" ne tire pas seulement son parfum de scandale du court-circuit générationnel du gagman-réalisateur ("Mon père sortait avec ma mère, il sort maintenant avec ma sur", dira le frère de Soon-Yi, fille adoptive de Mia Farrow, épouse de Woody Allen), elle répugne à la morale commune pour qui, sans autre forme de procès, l'enfant élevé dans la proximité familiale est, de ce fait, un consanguin.
La préférence irait donc à létranger, le piment étant toujours plus fort ailleurs, selon un proverbe malgache (le piment de la différence étant souvent, exemplairement, un pigment de la différence). Que lintimité familiale secrète une humeur anti-érotique ce que les Sambia formulent en remarquant que le pénis des Sambia ne se lève pas pour leurs surs ("le pénis d'un homme ne se lèverait pas pour ses surs de clan" ou pour des femmes de sa familiarité : "familiar females") (Herdt, 1981 : 176) ; quil existe une loi non écrite (Platon, Lois, VIII, 838 b) qui neutralise naturellement (non pas contre le gré, mais daussi bon gré quil est possible et cela même chez les hommes les plus mauvais) lattrait sexuel de la beauté dès quil sagit de proches (et qui nous garde de dormir à côté de nos fils et de nos filles) : cest là un désir qui ne vient même pas à lesprit de la plupart des hommes ; que lérotisme familial entrave le simple développement individuel une jeune femme victime dincestes répétés déclare : Linceste est une prison. Cest une prison (T.F. l, le 6 mars 1984) ; quil existe une anaphrodisie de la proximité et de la familiarité, ce sont là des données quil est facile dillustrer dobservations tirées du quotidien. La question est évidemment de savoir par quel canal passe cette instruction qui, bien entendu, relève de la connaissance, mais qui se développe dans des effets aussi peu volontaires que labsence de goût, de curiosité ou dintérêt, etc. Il est tentant de suivre ici limage quempruntait la théologie du Moyen Age quand elle définissait la liberté de mariage à partir du seuil où séteint lodeur de la parenté, prônant la valeur missionnaire de lexogamie et fixant la limite inférieure de la proximité matrimoniale par lexercice symbolique dun sens naturel.
Un Blanc, près dune Blanche. Il vaque. Sa mère était blanche, comme ses surs sont blanches, ainsi que ses cousines. Résultat : il prétend savoir ses blanches sur le bout des doigts et ne sinquiète que des merlettes non communes. Que survienne une almée rare, noire des cheveux aux chevilles, noire comme une fourmi noire sur une pierre noire, dans la nuit noire le silence opaque de sa peau constitue à lui seul une instruction quon a envie davoir. Aussitôt des ailes de poète poussent à lhomme hâve, le voilà bouleversé, altéré par la couleur de linvisible, happé par la force de létrange.
(A. Ferry, Le Devoir de rédaction)
Quædam me cupit, inuide Procille !
loto candidior puella cycno,
argento, niue, lilio, ligustro :
sed quandam uolo nocte nigriorem,
formica, pice, graculo, cicada.
[...]
(Martial, Épigrammes, 1, 115)
"Une quelqu'une me désire (sois jaloux Procillus !) :
elle est plus blanche que le cygne sans tache,
que l'argent, que la neige, que le lys, que la fleur du troëne.
Mais j'en aime une autre qui est plus noire que la nuit,
que la fourmi, que la poix, que le choucas, que la cigale [...]"
...
Histoire damour
Jacqueline et André ont connu une enfance malheureuse, dabord à lAssistance publique, puis placés, lui en foyer, elle en famille nourricière. Ils se sont rencontrés sur le tard : lui vingt-sept ans, célibataire ; elle vingt-deux ans, divorcée à dix-huit ans après six mois dun mariage malheureux. Ils sont tombés amoureux petit à petit car il a fallu deux ans pour sapprivoiser. Cela fait maintenant cinq ans quils vivent ensemble, enfin heureux, et une petite fille vient de naître de ce bonheur inespéré. Ils voudraient se marier pour que leur enfant soit reconnu officiellement par la société et porte leur nom. Mais le mariage est hors de question dans létat actuel de la législation française, car ils sont frère et sur.
Lhistoire, racontée avec infiniment de pudeur dans le magazine Vendredi" grâce au reportage réalisé avec beaucoup de doigté par Mireille Dumas et Dominique Colonna, nest pas banale. Et elle pose des questions redoutables. Dabord sur linceste, ce dernier tabou qui nous vient du fond des âges - tenace et troublant - surtout celui que les spécialistes appellent la zone dhorreurou linceste absolu, cest-à-dire entre parents et enfants ou entre frères et surs.
Mais peut-on véritablement parler dinceste lorsquil sagit dun couple, fussent-ils frère et sur, qui se sont rencontrés pour la première fois à lâge adulte ? Il y a le problème des enfants nés de telles unions incestueuses, mais le risque est minime. Vos chances davoir (un) enfant anormal sont multipliées par quatre les a prévenu le médecin. Or le risque existe surtout si les rapports consanguins se répètent dune génération à lautre, et les recherches modernes en génétique tendent à relativiser lidée que la procréation endogénique est nuisible à la santé de la race. Dailleurs linceste est pratiqué couramment chez beaucoup despèces animales.
Sur le plan juridique, ensuite; la France se trouve dans la situation paradoxale où, contrairement à la Grande-Bretagne ou à la Suède, linceste nest pas un délit (il nest considéré que comme une circonstance aggravante dans le cas de viol ou dattentat à la pudeur) mais ou des frères et des surs de sang ne peuvent se marier, alors que des dérogations à cette interdiction ont été accordées en Suède. Doù la lettre adressée au président de la République, qui termine lémission, dans laquelle Jacqueline et André afin déviter à notre enfant de vivre et de subir, un jour, la même situation que nous-mêmes.
Sur le plan moral, enfin, on peut se demander justement où est lintérêt de lenfant né dune telle union. Jacqueline et André sont lucides, mais un enfant est essentiel à leur bonheur : leur désarroi lorsquils évoquent un premier avortement, décidé sous la pression de leur entourage, est un des moments forts du film. Ils savent quun enfant, cest un juge sévère, comme le rappelle leur sur aînée Françoise. Mais lamour est le plus fort. Et leur histoire nest pas une histoire dinceste, cest une histoire damour.
Les liens du passé FR3, vendredi 14 septembre, 20 h 35.
Le Monde du 14 septembre 1984, à la rubrique Communication
Lodeur de la parenté. Tout un programme auquel les travaux récents sur la communication chimique dans le monde animal (sur les phéromones qui véhiculent les messages chimiques de la communication animale), donnent consistance. Et ce, dautant plus que, depuis le début des années quatre-vingt, on sait que lhomme ne possède pas seulement un nez conscient chargé didentifier les odeurs, mais aussi un organe quon croyait fossile et inactif, lorgane voméronasal que certains chercheurs définissent comme le nez sexuel et dont la fonctionnalité est bien identifiée chez les rongeurs. Quoi quil en soit de cette finalité, discutée chez lhomme et il est évident que le pouvoir de la double articulation, cette pulsion instinctive de lhomme à disposer du langage, pour user de lexpression de Darwin, est autrement de conséquence, comparé au pouvoir de lodeur il est frappant de constater le rôle que certaines traditions, coutumes ou proverbes attribuent à la sueur, par exemple, dans lempreinte sexuelle et dans la séduction. Lanthropologie culturelle et lanthropologie des murs peuvent ici nous être de quelque secours. Lobservation, faite dans les monastères de femmes ou dans les internats, de la synchronisation des cycles menstruels (voir : L'"effet McClintock" et effets apparentés), plus spectaculairement, la remarque, faite par une biologiste travaillant sur les Bonobos, Pan paniscus, dune telle synchronisation chez les XX engagées dans létude, ou celle de la régulation du cycle menstruel et de la fécondité par leffet dune phéromone synthétisée au niveau des glandes mammaires de lhomme et résultant de la simple proximité, posent la même question de lactivité de cet organe voméronasal.
Le jugement relationnel est affaire de nez, dit-on, ce qui témoigne de manière empirique du rôle de lodeur dans la régulation de la proximité et des engagements affectifs. On parle, sans y penser - et sans penser aux larmes de Myrrha - de parfum dinceste, mais cette forme extrême dabsence de distinction est supposée résulter aussi de labsence de nez. Ainsi les Natchez (visités par Chateaubriand), par exemple, opposent-ils les Soleils, les Nobles et les Honorables, trois groupes exogamiques, aux Puants qui pratiquent lendogamie
La production des glandes apocrines relève du déterminisme hormonal et il est notoire que les capacités olfactives diminuent avec la climatérique (Vieille comme tu es ! te parfumer ainsi !- Archiloque, frag. 237). Lappareil olfactif se signale par une exception qui le distingue des autres systèmes sensoriels : labsence de relais thalamique ; linformation est directe de la muqueuse olfactive au paléocerveau, dénommé rhinencéphale (cerveau-nez) par Turner en 1880. Le paléocerveau intéressant à la fois lolfaction, lémotion et la mémoire (circuit de Papez).
Beaucoup de nos semblables nétant pas satisfaits de la forme de leur nez et ayant recours à la chirurgie esthétique, les chercheurs peuvent disposer en quantité (?) des cellules de cet organe mystérieux, situé sous larête du nez, dans une cavité localisée en avant de la muqueuse olfactive. Il a pu ainsi être établi que ces cellules, en effet, réagissent à la sueur humaine en émettant des signaux électriques, ce qui est une condition préalable à une transmission de linformation au cerveau qui nest pas démontrée. Je voudrais terminer avec ces spécialistes de lorgane voméronasal que sont les souris (du moins les chercheurs les utilisent-ils, entre autres objets, à cette fin), car elles viennent compliquer le tableau que jai présenté. Les souris mettent en effet à la question lhypothèse ici résumée dune anaphrodisie engendrée par la familiarité (par la proximité et non par la parenté, sauf à admettre luniformisation de lidentité olfactive dans une imprégnation commune ou la dénaturation de la capacité diacritique en cause
) dans la mesure où elles sont capables, ces surdouées de lOVN, de soumettre leurs partenaires non pas seulement à un test de proximité, mais à un test de ressemblance génétique, prenant à la lettre la proposition : cest lodeur qui fait la parenté, la perception olfactive équivalant à la lecture dune carte didentité génétique. Cette reconnaissance sopère vraisemblablement par linterprétation des gènes dhistocompatiblité que le système immunitaire exprime pour reconnaître le soi et le non-soi. Ces signaux moléculaires sont évidemment des indicateurs de la proximité génétique (toutes les cellules dun même organisme doivent savoir quelles sont surs) et ce sont des protéines issues de ces signaux qui, en passant dans les urines, transmettent aux souris lodeur de la parenté génétique. (On peut noter ici quune façon plaisante dexpliquer labsence de mariage, à laquelle jai fait allusion plus haut, entre jeunes gens du même kibboutz consiste à dire quil est difficile de tomber amoureux lorsquon a passé trop de temps ensemble sur le pot de chambre...). Que nous disent les souris, qui saccouplent préférentiellement avec des partenaires génétiquement dissemblables ? Que cest le non-soi qui est sexuellement intéressant, parce que conforme au plan de la reproduction sexuée.
Organe voméronasal
On a écrit quil pouvait y avoir des accommodements même avec le ciel : la culture permet des accommodements même avec la génétique. On se marie en réalité au plus proche alors que cest lexotique qui est sexuellement valorisé. Le mariage idéal résidant vraisemblablement dans lextériorité la moins lointaine, comme semble lindiquer la fréquence du mariage entre cousins ce que des observations du règne animal, mutatis mutandis, paraissent aussi établir (Bateson, 1979 et 1982). Ce qui paraît constituer un compromis entre l'intérêt privé et la "sélection de parentèle" (Hamilton, 1964). Cest dailleurs dans les sociétés les plus évoluées que se trouvent légalisées les unions les plus scabreuses. Si nous nétions pas au fait de la coutume du mariage du frère et de la sur chez les Égyptiens, écrit Sextus Empiricus dans ses Hypotyposes pyrrhoniennes (III, 24, 234), nous aurions affirmé à tort que cest en vertu dune opinion universelle quil est défendu aux hommes dépouser leur sur. Ce type de mariage, bien documenté pour la période romaine dans la région du Fayum (Hopkins, 1980 ; voir in fine : 13.2), montre que les raisons patrimoniales, qui justifiaient, en Grèce, le mariage de la fille, précisément nommée épiclère (litt. à la tête du kléros, le patrimoine ; voir in fine : 13.2) avec le frère du père ou le fils du frère du père, peuvent avoir raison de lopinon universelle. La nécessité, les contraintes démographiques, la volonté dajuster la reproduction aux ressources (vide supra : chapitre 6 init., pour la Grèce ancienne ; e. g. Aristote, Pol. II, VII, 5 : quand le législateur règle la fortune des citoyens, il doit aussi fixer le nombre des enfants), ne sont évidemment pas étrangères aux formes du mariage, de la dévolution et de la sexualité. Quon pense :
- au destin des cadets,
- à celui des filles sans dot (Jaime mieux lépouser quun couvent, pourra ainsi dire la future Madame de Maintenon de légrotant et sarcastique Scarron supra : 12.6 , atteint dune spondylarthrite qui limmobilise sur une chaise dinfirme et de vingt-cinq ans son aîné),
- au célibat des moines le moine tibétain pouvait hériter de la veuve de son aîné si celui-ci décédait sans enfant,
- à la solitude ou à linsociabilité congénitale du valet de pique ou du valet de trèfle (ce pouilleux, dans le jeu éponyme, pendant dévolutif de celui de Lévi-Strauss), à qui sa position économique, en réalité, interdit tout établissement matrimonial, sans postérité parce que sans moyens,
- à tous ceux qui sont condamnés à se reproduire entre eux : à ce pessimisme vital qui justifiait la bougrerie (ou le malthusianisme) des Bogomiles et des Cathares (engendrer une nouvelle enveloppe corporelle, c'est créer une nouvelle prison pour la lumière divine ; multiplier les hommes, cest multiplier le mal)...
Aristote, dans sa comparaison de la constitution de Sparte et de la constitution de Crète expliquait ainsi lhomosexualité : Pour la restriction de consommation quil juge utile, le législateur a nombre de vues ingénieuses ; pour l'isolement des femmes, afin quelles naient pas trop denfants, il a permis les relations homosexuelles (Pol. II, X, 9) ; à Sparte encore, daprès Athénée (602 f), la coutume [voulait] quavant le mariage, on sunisse aux filles comme si cétaient des garçons ; une plaisanterie dAristophane souligne cette préférence des Spartiates pour le derrière (la croupe, tôgkuklon), quand les Athéniens préfèrent le devant (kusthos, les parties sexuelles) (Lysistrata : v. 1162 et v. 1158). Les ordres du clergé apparaissent ici, au-delà de l'idéal ascétique, comme une institution refuge où l'homosexualité a valeur emblématique. La sexualité des "purs" visée plus haut est congruente avec le droit patrimonial de l'Eglise et les frasques des "princes de l'Église" sont anecdotiques dans la mesure où elles n'engendrent normalement pas de conséquences successorales. (L'homosexualité n'est d'ailleurs qu'une forme de la chasteté si celle-ci a pour raison, à travers le rejet de la femme, l'incapacité juridique à procréer et à posséder domestiquement, propre aux religieux.)
Le fondement des "unions de même sexe" (Boswell, 1980 et 1994) [Boswell, John, Christianity, Social Tolerance and Homosexuality, Chicago, University of Chicago Press, 1980 et Same-Sex Unions in Pre-Modern Europe, New York, Villard, 1994] tient pour partie dans la nature spécifique des biens de l'Église, personne morale dont la transmission patrimoniale ne suit pas les voies de la reproduction sexuée. Comme vient de le souligner l'archevêque de Fribourg-en-Brisgau, nouveau "pape" de l'Eglise allemande, "le lien entre la prêtrise et le célibat n'est pas un impératif théologique". En effet, cette abstention matrimoniale est fondée sur une incapacité patrimoniale et successorale.
La Réforme, qui entend mettre fin à l'opposition entre "spirituels" et "temporels", vise dans une même intention le patrimoine de l'Église et son mode de transmission, le célibat des prêtres. Ce que note incidemment Heinrich Heine à propos de la Diète de Worms [le 18 avril 1521], distinguant les "pensées" (les "intérêts terrestres") derrière les "paroles" : "Les princes temporels se réjouissaient de pouvoir mettre la main sur les biens de l'Église, au moyen des idées que répandait la nouvelle doctrine. Les éminents prélats délibéraient déjà s'ils n'épouseraient pas leurs cuisinières, pour léguer à leurs descendants mâles leurs électorats, leurs évêchés et leurs abbayes [...]. (De l'Allemagne, 1835, 1ère partie).
Dépréciation de la femme et de la nature, interdiction de procréer, communautés de même sexe : l'homosexualité apparaît comme un corollaire logique et presque nécessaire de l'èthos institutionnel du clergé romain. Perversion ou apostolat, la part notoire, dans les ordres du clergé (et spécifiquement dans les activités éducatives, les chorales, les patronages...), de ce que l'on appelle aujourd'hui, les temps ayant changé, les prédateurs sexuels, autrefois tolérés par les autorités religieuses, n'est donc pas le fait du hasard. Les instructions contenues dans Crimen sollicitationis*, rédigées par le cardinal Ratzinger en 1962, qui peuvent être comprises comme une obstruction à la justice civile en cas d'abus sexuel commis par des membres du clergé, dénotent au moins une pratique du secret qui excepte les ecclésiastiques de l'éthique domestique ordinaire. L'enfant mazouté par un curé abuseur avait peu de chance de faire entendre sa voix et encore moins d'ester en justice sous un tel apostolat.
*[http://news.bbc.co.uk/1/shared/bsp/hi/pdfs/28_09_06_Crimen_english.pdf]
Diriger la sexualité vers le sexe stérile (Lucien, Amours, 30) (une semence improductive dans des rochers ou dans des pierres où jamais [elle] ne prendra racine - Platon, Lois, VIII, 841d et 838e), cest aussi se prémunir contre la fatalité du partage, ce que les mariages proches, les unions obliques et, superfétatoirement, le mariage du frère et de la sur ont pour objet de réaliser. La pathologie de la culture à laquelle jai fait allusion en commençant, avec ces incestes hors la loi ceux-là si peu exceptionnels chez cette exception naturelle quest lhomme, démontre aussi, et de manière critique, sa liberté quant aux injonctions de la nature et la labilité humaine de la règle universelle par excellence.
Quoi quil en soit, on est évidemment assez loin du dispositif souverain imaginé par Tylor et Lévi-Strauss puisque (pour simplifier), dune part, certaines de ces observations si elles sont confirmées paraissent battre en brèche lidée que lhomme se serait définitivement affranchi de ces inducteurs du comportement que sont les phéromones et que, dautre part, sa liberté tiendrait autant aux exceptions à cette règle quil se serait fixée quà son observation. Mais cette discussion savoir, notamment, comment les agencements culturels prennent en compte, dans les stratégies dalliance, ce fait premier de lévitement de linceste, comment ces dernières se superposent, en les intégrant, aux structures, plus simples quelles-mêmes, de la vie animale, selon les termes mêmes de Lévi-Strauss quune anthropologie attentive ne peut éluder, déborde évidemment les limites de cet exposé.
(Communication présentée au colloque Mariage - Mariages, Palais du Luxembourg et Université Jean Monnet, Sceaux, mai 1997.)
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