Chapitre 21 La reconnaissance de la forme humaine :
19.1 Exorde IV - 21.6 Logique du vivant, morale du vivant L'"erreur" morale Perspective de crise : l'"erreur" morale
Quot paria coniculorum in uno anno ex uno pario germinentur ? Réponse : 144 couples (Leonardo Fibonacci - 1202) L'argument qui fait généralement suite ce constat d'"irresponsabilité", c'est un topos du discours de l'extrême-droite, développe l'idée que la charité entretient artificiellement des individus qui seraient autrement balayés par la sélection naturelle ; que les famines, les épidémies, la mortalité infantile ajustent resssources et population ; que le droit à la vie se justifie ou se discrimine par la capacité à survivre... Alors qu'on regarde déjà avec hauteur les compatriotes qui se reproduisent sans dignité et qui comptent sur les allocations familiales pour vivre, que ne dira-t-on de ces étrangers qui, non contents de propager leur reproduction dans "notre" prospérité, entendent aussi, par moralistes ou par politiques interposés, "nous" en faire supporter les conséquences (appels à la charité auxquels on peut toujours se soustraire quand on est "informé"; ponction des budgets sociaux auxquels on est tenu de contribuer quand on est soumis à l'impôt). Ils plaident avec les armes de leur faiblesse : leur détresse, la détresse de leurs enfants ("Dès qu'ils ont des gosses, ils sont intouchables" : un responsable du Front National dans une réunion électorale, le 23 février 1988 à Versailles) en attendant que l'assistance ou la charité leur permette de faire jouer les armes de la force : leur nombre. Au cours d'un meeting tenu à Lyon le 9 avril 1987, J.M. Le Pen évoquait les "femmes arabes, tapant sur leur abdomen rebondi en disant : C'est grâce à vous que nous pourrons vaincre les Français..." Dénaturant le travail immigré idéal puisqu'ils transforment en assisté un homme dont la valeur tenait à ce qu'il recherchait n'importe quel travail à n'importe quel prix, les services sociaux (l'égalité juridique des hommes) aideraient les "envahisseurs" à prendre pied dans les pays riches. Le mode de production asiatique : prodromes de fin de règne A la concurrence traditionnelle entre nations et "esprits nationaux" de même appartenance, s'ajoute ou se substitue l'opposition de deux systèmes de production. La théorie libérale veut que la production des richesses soit un phénomène beaucoup trop complexe pour être livré au Plan. C'est pourtant d'une approche systématique et d'une exécution collective que relève le succès des sociétés stratifiées dAsie : s'appuyant sur leurs industries de main-d'uvre pour prendre place dans la division mondiale du travail, puis concentrant leur activité sur des productions dont ils peuvent acquérir le monopole, par compétence ou compétitivité. Le mode de production asiatique, emblématiquement japonais ou taïwanais, démontre à l'occidental non seulement l'efficacité d'un autre type d'organisation, mais aussi le rôle premier d'une autre utilisation de la ressource humaine. Arrivants d'une autre planète, de "petits hommes jaunes" sont venus jeter le trouble dans le concert familier et les dissonances rassurantes de la lutte des classes et mettre fin au mouvement de balancier de l'augmentation des profits et de l'augmentation des salaires, nourri par une croissance que l'on croyait indéfiniment continue. Alors que l'entreprise de type occidental met en scène, sinon en uvre, des ennemis qui travaillent ensemble, l'employé japonais, censé mettre toutes ses ressources dans les ressources de l'"entreprise Japon", ignorerait tant l'esprit "blouse grise" que l'esprit de classe. Le Japon n'est pas seulement un concurrent mieux organisé : différemment organisé. Les valeurs d'individualisme, de résistance à la suggestion collective, de liberté qui ont supporté l'essor occidental apparaissent ici comme des entraves quand il s'agit de rivaliser avec un système où priment idéalement les valeurs de sacrifice individuel et de mobilisation collective ; quand les industriels faillis ou reconvertis dans l'économie-casino sont rachetés par les entreprises asiatiques parce qu'ils n'ont plus le ressort d'entreprendre ou les moyens de lutter, quand l'industrie occidentale est malade de la finance parce que la spéculation comporte moins de risques que l'investissement...
"1968 à l'envers" Au point que le président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes a jugé nécessaire, dans une conférence de presse (Le Monde du 4 juillet 1987) de "lancer un véritable cri d'alarme"pour que cette transformation occulte d'un capitalisme industriel en capitalisme financier soit soumise aux règles élémentaires de l'"hygiène financière". Les scandales qui ont secoué Wall Street au printemps de 1987 (délits d'initiés dans lesquels se trouvent compromis les courtiers les plus prestigieux) font découvrir a posteriori , par référence au "modèle japonais" où l'éthique individuelle est censée commander la prospérité, une rationalité de la morale, à l'opposé de ce que soutient la philosophie néo-libérale selon laquelle "seul le marché peut décider de ce qui est moral et de ce qui ne l'est pas."
Illustration d'une page du Monde (20 février 1986) : "Les enfants de provos : Une enquête diligentée par le ministère de la défense en 1985 montre les fils de la génération libérée de "mai 1968" à la recherche de "certitudes" et d'un "ordre protecteur". "Serait-ce le monde à l'envers ou faut-il, désormais, s'habituer à cette exigence d'un service militaire vécu comme l'"apprentissage de l'obéissance", la "préparation à la vie professionnelle", la "solidarité", l"'ordre", puisque "c'est le seul endroit où l'on trouve ça" ? Pour ces adolescents, avant même de revêtir l'uniforme, le service militaire devient ce cadre structuré et protecteur où l'on évacue l'angoisse et l'ennui. Il y faut des points de repère (...) des certitudes qui rassurent. La discipline et l'obéissance sont valorisées. Comme le sont les notions d'encadrement et de prise en chargs individuelle qui sécurisent." (Le Monde du 7 mars 1985)
En 1980, le salarié japonais prenait 61 % de ses congés payés (le taux des vacances effectivement prises est tombé à 51 % en 1990). On estime que le karoshi (l'excès de travail à l'intérieur de l'entreprise) fait environ dix mille morts par an au Japon. Les ouvriers italiens d'une usine japonaise installée en Italie se mirent un jour en grève parce que la productivité de leurs collègues japonais était huit fois supérieure à la leur. Le résultat de cette confrontation tient en deux chiffres : quinze millions d'emplois perdus en Europe de l'Ouest, trente millions d'emplois créés dans le Sud-Est asiatique. On pourrait opposer schématiquement les deux systèmes comme suit : d'un côté le système du pain-drain et du brain-drain, les pays de la double immigration (immigration de la misère, immigration de la richesse; de la force corporelle et de la force incorporelle) ; de l'autre un nationalisme économique qui convertit tout ce qui s'invente et tout ce qui se produit (37% du budget de la recherche japonais est consacré à la collecte et à la diffusion de l'information scientifique et économique). Alors que le nationalisme est devenu, ailleurs, une valeur plus ou moins honteuse ou retardataire techniquement dépassée ce système tire d'une telle disposition un esprit de corps et une ressource qui disqualifient et déqualifient l'étranger. Dessin de Marie Marks Vantant, lors d'une conférence de presse de son parti, le haut niveau intellectuel des Japonais, M. Nakasone, premier ministre, constatait : "La moyenne en Amérique est très inférieure, à cause de gens comme les Noirs, les Portoricains et les Mexicains". En réponse aux réactions indignées des élus noirs du Congrès américain, M. Nakasone devait préciser : "Ma déclaration disait que les Etats-Unis ont à leur actif de grandes réussites, comme le programme Apollo et l'IDS. Mais il y a des choses, dans l'éducation, par exemple, dont ils n'ont pas été capables à cause de leurs nationalités multiples. Le choses sont, au contraire, plus faciles au Japon parce que nous sommes une société homogène" (Le Monde du 26 septembre 1986). "Elles détruisent l'atmosphère" dira des prostituées d'un quartier chaud de Tokyo M. S. Kajiyana, ministre de la. justice japonais. "C'est comme aux Etats-Unis lorsque les communautés deviennent mixtes parce que les Noirs arrivent, contraignant les Blancs à partir." (A.F.P. du 26 septembre1990) Un film de propagande allemand de la première guerre mondiale montre un groupe de prisonniers faits sur l'armée française : des soldats de la "Force noire" du général Mangin en train de danser frénétiquement autour d'un feu et tapant sur des marmites en guise de tambour, avec ce commentaire : "Et la France prétend défendre la civilisation occidentale avec ces hommes..." Avec leurs immigrés définitivement installés à demeure, alors qu'il s'agit de répondre aux défis technologiques, de former les intelligences et de mobiliser les volontés et non plus de résoudre à meilleur marché un problème de main-d'uvre, comment les démocraties coloniales ou esclavagistes, devenues des pays d'immigration et de liberté, avec leurs problèmes de minorités, de conflits raciaux, d'analphabétisme... pourraient-ils être en mesure de soutenir la concurrence de nations solidaires (s'il en existe) éduquées et tout entières tendues vers le succès de l'entreprise nationale ? Dans l'hypothèse où le marché reste le "seul surintendant de l'industrie des particuliers" (Adam Smith), ces données révèlent une crise de l'utilisation de la ressource humaine, du même ordre, mutatis mutandis, que celle qui a justifié la substitution du travail salarié à l'esclavage, puisque c'est le mode d'extraction de la force de travail et de la créativité qui paraît ici atteindre ses limites.
Dans un essai dont le titre annonce un rêve national brisé : Marianne et le pot au lait (1983 : 99-100), deux journalistes expliquent les malfaçons des automobiles françaises par la politique de recrutement d'une "population nonchalante, pastorale et familiale [...] soustraite au soleil d'Afrique". Une France sans usines (1989), La France paresseuse (1987), La France illettrée (1988), autant des titres qui égrènent ce fatalisme désabusé. [Cette "déclinologie" est toujours d'actualité en 2006 : France en faillite, L'agonie des élites, La société de la peur, Le crépuscule des petits dieux, Les illusions gauloises, Le malheur français, La France qui tombe... tandis que le modèle asiatique "triomphe", Japon compris : les quotidiens parlent de "la martingale japonaise" (Le Monde du 26 février 2006) et les analystes constatent qu'"après avoir été l'"homme malade" de l'économie mondiale durant les années 1990, le Japon pourrait devenir aujourd'hui le seul très grand pays riche connaissant une croissance vraiment robuste".] Alors que l'image de l'immigré est le plus souvent dépréciée, il peut paraître quelque paradoxe dans l'enthousiasme dont les officiels peuvent spectaculairement faire preuve dans l'accueil de certains boat-people du sud-est asiatique. "Merci de nous avoir fait l'honneur de nous choisir, déclare le ministre des affaires sociales aux 229 vietnamiens reçus "en héros" à Rouen et salués par une série de discours solennels. Vous êtes désormais chez vous" (Le Monde du 24 juillet 1987). Peut-être faut-il voir dans cette emphase, outre l'effet de raisons morales (la population de la région, "toute normande qu'elle soit, a généreusement donné un million de francs en quinze jours") et d'évidentes raisons idéologiques, une manière de marquer qu'il y a immigrés et immigrés : ceux dont on a besoin et ceux dont on croit pouvoir se passer. Quand on dénonce "l'afflux massif de demandeurs d'asile qui le plus souvent sont, en fait, des migrants économiques" (J. Chirac au Conseil de l'Europe le 27 janvier 1987), qu'est-ce donc qui fait du boat-people, demandeur d'asile et migrant économique, un immigré idéal ? Ces hommes et ces femmes savent que leur seul salut est le travail : "En France, il faut travailler, nous le savons" (A 2, le 23 juillet 1987). Leur capacité d'adaptation, leur intelligence et leur industrie sont proverbiales : ils s'emploieront de toute leur énergie. "Dans le delta du Mékong, nous avons risqué la mort. Maintenant, nous allons risquer la vie" (Le Figaro du 23 Juillet 1987). Dans le numéro d'août 1984 de Sudestasie, J. Chirac remarquait : "Les Parisiens ne ressentent pas la communauté asiatique comme créatrice d'insécurité ; beaucoup soulignent le comportement tranquille et courtois de vos compatriotes. C'est un point très positif pour notre ville..." Dans une émission de télévision sur l'immigration, un téléspectateur faisait un constat identique, ajoutant : "Hélas, tous les immigrés ne sont pas ainsi. Il s'en faut... Vous voyez ce que je veux dire..." Des Asiatiques courageux, intelligents, modestes et ouverts au progrès : oui ; des Arabes congénitalement engourdis ou querelleurs, arrogants ou terroristes, avec leurs coutumes d'un autre siècle : non.En somme, la crise des nations occidentales procéderait de cette indifférence à la forme humaine quand ce sont les tenants du libéralisme qui s'en avisent de ce mélange (ou de cette moyenne) qui serait sans conséquence s'il n'abaissait le niveau intellectuel et la qualification morale de sa ressource humaine. "L'Europe prend des couleurs" titre un article du Monde consacré à la démographie de l'immigration. Signe de bonne santé si cette montée de mélanine ne signifiait aussi, en l'espèce, décadence. Dessin de Cardon Dessin de Cabu Le "modèle japonais" a sa morale, mais c'est une autre morale. Les boat-people ne se dirigent généralement pas vers le Japon, pays proche qui compte pourtant parmi les plus riches du monde. (En avril 1989, les réserves en devises du Japon ont franchi la barre record des 100 milliards de dollars ; les réserves de la RFA et des Etats-Unis s'établissant respectivement à 60 et 50,4 milliards de dollars à la fin du mois de février.) La notion de réfugié politique ou de réfugié économique n'y a pas vraiment cours. Sans la morale, la liberté n'a de sens qu'économique et son exercice économique est d'ailleurs singulièrement mesuré, en l'espèce, par le protectionnisme mental auquel il a été fait allusion. Transplanté dans son résultat sans son histoire le concept techno-industriel est indifférent aux valeurs morales qui accompagnent son développement. Plan du dossier : 19.1 Exorde |
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