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Chapitre 21
La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(les "trente glorieuses" et les trente pleureuses)
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
IV - 21.6 Logique du vivant, morale du vivant L'"erreur" morale
"Leucolie" et "mélancémie"
La position morale : le moraliste ne veut rien savoir de la "réalité". Il prend à partie qui entend considérer l'autre homme sous l'angle de la nécessité : les immigrés, par exemple, ne posent aucun problème parce qu'il est criminel de considérer que les immigrés, en tant que tels, peuvent poser problème. La position territoriale (que nous avons utilisée comme révélateur de la position morale) : le "réaliste" (le conservateur, au sens étymologique du mot, en réalité) entend que le national soit entretenu dans sa souveraineté. L'immigré qui enfreint le code de conduite de l'étranger est emblématique du mal. Entre deux : une position légaliste centrale pour la question qui nous occupe puisqu'elle est la forme historique et la matrice du "problème" selon laquelle les principes du droit (libéral) concernent tous les hommes, sans distinction d'origine. Il a toujours existé, aux deux pôles de la vigilance sociale, antagonistes et complémentaires, des moralistes et des réalistes. Dans la tradition occidentale, les plaidoyers accusant la barbarie du semblable et l'humanité du barbare ne sont pas l'exception. De Las Casas à Marx, pour reprendre le titre d'un ouvrage consacré à cette histoire, les dénonciations de l'injustice rappellent les vainqueurs au devoir d'humanité. Les démonstrations de ceux qui font profession de reconnaissance de la forme humaine passent-elles aujourd'hui la mesure, comme on l'entend dire, parfois par des moralistes repentis, au point de démoraliser le sens du réel ? La mauvaise conscience peut-elle obscurcir la conscience ? Gageons plutôt que, par un phénomène de correction naturelle de l''erreur" le réel aura repris le contrôle du particulier, si tant est qu'il l'ait jamais perdu, avant qu'un tel danger ne prenne corps. Il n'est d'ailleurs pas exceptionnel de voir, en ces temps de crise, des moralistes désincarnés se changer en réalistes acharnés (prêchant souvent avec la même foi, ils ne laissent pas d'être des moralistes : ils ne font que changer de système et de camp).
Attaché à décrire des processus (et non à porter des jugements), nous nous intéresserons ici à des glissements ou à des revirements plus subtils qui tirent argument des désillusions morales pour réclamer un examen "objectif" de la réalité et qui font rétrospectivement apparaître la morale comme un mode de la souveraineté. La morale, reconnaissance de la loi du plus faible est sans objet quand le faible est devenu un égal : elle serait suicidaire quand le faible se révèle un danger. Ce que réclament les désabusés de l'illusion morale, une nouvelle donne idéologique des rapports Nord-Sud, ne ferait qu'enregistrer une limite de la souveraineté du Nord sur le Sud. Alors que le moraliste se fond par anticipation dans cette nouvelle justice, le moraliste repenti invoque l'égalité (formelle) pour faire jouer sa différence (économique) dès lors qu'il croit voir sa sécurité menacée. La revendication de "nouvelles bases" entre dominants et dominés, la pétition d'égalité, est symptomatique de la conviction qu'on fait la part trop belle à ces derniers. La limite du libéralisme moral révèle une limite du système de subsistance qui en permet l'exercice. L'idéalisation de la morale immanente (la révolte des colonisés contre les puissants d'ici) avait fait croire à la blancheur des luttes de libération. Las ! celles-ci ignorent généralement la liberté et les droits de l'homme au nom desquels on avait pris fait et cause pour elles (comment s'en étonner si ceux-ci caractérisent au plan moral le libéralisme économique de l'Occident ?)
Le Monde du 5 juin 1985
Alors que l'écrivain F. Fanon avait été le symbole et le poisson pilote d'une vérité morale de la libération, l'écrivain V.S. Naipaul, indien de Trinitad, est la queue de comète d'un tiers-mondisme revenu de ses illusions. En décrivant une réalité décidément et irrémédiablement noire, il justifie fort à propos, aux yeux des moralistes désabusés, un réalisme (une fermeture) que la morale (ouverture selon la loi du plus faible) culpabilisait.
Au cours d'une émission télévisée du 3 janvier 1985 (A 2, "Apostrophes"), le dessinateur Cabu, inventeur du "beauf" (supra) en bande dessinée, reproche aux "intellectuels de gauche" d'avoir déserté le camp de l'utopie : "Pour trouver des idées et de l'utopie, il faut maintenant aller voir du côté du Club de l'Horloge". Dans le Monde du 12 janvier 1985, l'écrivain Françoise Sagan dénonce, sous un : "Bon repentir, messieurs !", l'abjuration des moralistes d'hier : "C'est ainsi qu'à l'émission de Michel Polac j'ai vu, par exemple, les têtes pensantes, les chefs du Nouvel Observateur (hebdomadaire que je lisais avec réprobation depuis belle lurette), s'excuser enfin de leurs erreurs passées, pleurnicher sur l'Algérie Française, le Vietnam livré par eux aux Khmers, se frapper le front sur leur pupitre, déclarer à leur tour impraticables les notions droite-gauche, bref, je les ai vu se réclamer du centrisme avec une contrition des plus touchantes et un courage que je leur soupçonnais mais ignorais encore". On peut imaginer une réponse des "têtes pensantes" incriminées, réponse qui n'est pas seulement dictée par le souci de ne pas perdre la face : "Nous recommencerions si c'était à refaire!" Sans doute. Mais sans illusion. Sans trop y croire. Tout en sachant... Mais comment désigner le mal et appeler à le pourfendre si le bien n'est pas le bien. Sans idéalisation, pas de morale. Presque immédiatement après une conférence de presse du président de la République au cours de laquelle il a été question de l'immigration, une "tête pensante" du Nouvel Observateur, précisément, commente le propos présidentiel (F.R.3, "Soir 3", le 21 novembre 1985) : "L'important, c'est qu'il a dit : "Les immigrés en France sont chez eux". A partir de là on peut examiner les problèmes avec sérénité [...] Je ne suis pas de ceux qui nient les problèmes. Il y a deux attitudes extrêmes : il y a ceux qui disent qu'il n'y a aucun problème et il y a ceux qui voient l'envahissement..." La satisfaction de ce quitus moral (sérénité) indique que la morale bloque la réflexion. C'est la fin du système "tout-moral" qui gouvernait l'intelligence de gauche. Quoi de plus contraire à la morale que la réflexion ? Certes, ce quitus n'est pas rien puisqu'il reconnaît à l'immigré une manière de souveraineté sur le sol français. Mais si l'on peut raisonner, examiner les "problèmes", cela signifie que l'immigré n'est plus l'objet de ce traitement de faveur que justifiait sa condition et, qu'à son tour, il a des devoirs.
Le moraliste se serait-il jamais soucié des "devoirs" des immigrés si les cris des banlieues n'avaient fini par le convaincre que ces "salauds de pauvres" (Marcel Aymé), avec leurs bulletins de vote et leur droit rétrograde, allaient mettre à terre le système de la prospérité libérale ? Pour renoncer à l'exercice public de la faculté morale, il faut des raisons dirimantes : quoi de plus roboratif, en effet, que de montrer et d'exécrer le mal ? Il n'est pas nécessaire de faire référence aux manifestations de l'intégrisme religieux pour comprendre que des anathèmes ou des condamnations que nous proférons avec la plus intime conviction ou le plus grand mépris on peut tirer un bénéfice d'auto-satisfaction.
LES FRUSTRÉS par Claire Bretécher
Le Nouvel Observateur du 25 novembre 1974
Ménie Grégoire, France-Soir du 1er septembre 1987
Caricature de la caricature
S'il lui arrive de prendre le métro, le moraliste repenti peut y lire des slogans du genre : "La France aux immigrés !", slogans auxquels il trouve d'autant moins d'excuses qu'il vient de réaliser. Il n'est pas loin d'en appeler à la sagesse enfouie dans les vieux proverbes : "Poignez le vilain, il vous oindra ; oignez-le, il vous poindra", dont le mordant suranné le conforte dans le parti de briser ce mariage inédit et suicidaire de moralité candide (la sienne) et d'amoralité endurcie (celle de l'opprimé qui lutte pour sa subsistance). II découvre que 1'"inférieur" est toujours en travail d'annuler ou d'égaliser la différence qui le déprécie. Vico, par Montesquieu, lui remonte en mémoire : "Les nations sont barbares, elles conquièrent et deviennents des nations policées ; cette police les agrandit et elles deviennent des nations polies ; la politesse les affaiblit et elles sont conquises." (Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. 1734) La nouvelle dominance, celle du nombre, ou celle que le populaire risque de porter au pouvoir en réaction contre le nombre, lui rendra-t-elle le bénéfice de la loi du plus faible ? Il est plus prudent de se réserver ce privilège. Pour donner crédit à ce qui, hier, n'était que fantasme, le moraliste a-t-il été retourné par les Dupont-Lajoie ? Va-t-il grossir les rangs des imprécateurs ? Certes non ; il n'a généralement pas de ces manières. C'est plutôt par d'innocentes corrections ou par des touches d'auto-dérision qu'il se déclare. Sous le titre "Majorité de couleur", un billet du Monde en date du 7 décembre 1985 rapporte l'"impayable" histoire suivante : "Ce sont des flics new-yorkais. Des métis. Quand ils sont entrés dans la police on leur a demandé de cocher une des trois cases marquées : Blanc, Noir ou Hispanique. Ils ont tous opté pour la première naturellement. Résultat, aucun d'eux n'a eu de l'avancement. La municipalité applique depuis peu un nouveau système de quotas destiné à corriger les injustices raciales dans l'administration. Tête des six brigadiers en apprenant qu'ils étaient de la revue ! Une seule solution : essayer de repasser la ligne dans l'autre sens. Pas facile. A présent, pour être promu sergent, il faut prouver qu'on a deux grands-parents, sinon quatre arrières-grands-parents, de race noire ou nés dans un pays de langue espagnole. Si on m'avait dit qu'un jour j'approuverais ce genre de loi, je serais tombée les bras en croix. Remarquez, je les approuve à distance. Je ne suis pas concernée. Tandis que là-bas, ça rouscaille ferme, croyez-moi, dans les rangs de la majorité de moins en moins silencieuse, de plus en plus furieuse de se voir fermer les portes à cause de la couleur de sa peau. Elle intente procès sur procès pour discrimination raciale à l'entrée des grandes écoles et des universités. Vous allez voir, un de ces quatre matins, elle va se soulever et brandir un nouveau drapeau : blanc, c'est beau".
Cette plaisante déconvenue de métis ayant fait le mauvais choix et de blancs marginalisés par leur propre système, par la justice qu'ils entendent y ajouter, en réalité, démontre que le rapport de force entre le fort et le faible serait en train de s'inverser ; que la discrimination raciale, même quand elle procède d'une intention morale, engendre l'injustice ; que les minorités de couleurs ne sont plus composées de mineurs, mais de majeurs en passe d'avoir la "majorité de couleur"; que l'égalité (formelle) suffit à la justice. Le rire fait partager un jugement sans réflexion à qui entre dans son jeu. Cette générosité empêtrée dans ses conséquences, ces moralistes abusés par leurs protégés, cette justice impuissante à faire valoir le droit, n'est-ce pas, sur le mode comique, la réalité dont l'extrême-droite dénonce le péril ? L'exagération comique et la dramatisation ont ici une même fonction d'avertissement. La jubilation du rire fait passer l'amertume de l'auto-critique et balaie la mauvaise conscience : le rieur est l'objet indirect de sa dérision. Il n'empêche :
La prospérité assiégée ? "Les gens se gourent. En toute bonne foi. Regardez tous ces Tamouls, ces Iraniens, qui se baladent dans le métro à Berlin-Est. Ils se trompent de correspondance. Ils voient pas bien le nom de la station. Ils sortent. Et les voilà, le nez écrasé sur des vitrines où s'étalent des montagnes de victuailles, des piles d'appareils électro-ménagers, des avalanches de fringues. Ils s'étonnent: où c'est qu'on est là ? A l'Ouest ? Ca par exemple ! Bon, ben, tant pis, on y est, on y reste" (Le Monde du 5 novembre 1986).
Le monde libre ruiné de l'intérieur ? "Les Berlinois sont aux anges. Ils s'amusent comme des fous (à propos de scandales immobiliers) (...) Ils en oublient, du coup, de râler contre les réfugiés politiques du tiers-monde que leur fourguent par le métro, au rythme de cent par jour, les gens d'en face pour les embêter. J'ai une copine, une Allemande, elle travaille à la radio. Une fille adorable. Les Tamouls elle les supporte. Les Turcs aussi. Mais les Ghanéens lui tapent sur les nerfs. Elle a une idée : proposer à M. Honecker de lui payer comptant tous ses immigrés, à condition qu'il les garde chez lui. "Vous les gardez en stock. Pas question de nous les livrer. On ne sait plus où les mettre" ( Le Monde du 5 février 1986).
Expulser les immigrés clandestins ? " - Tu peux pas savoir ce que ça coûte. La peau des fesses. - Tiens ! Comment ça se fait ? - Tu chopes un mec. Faut d'abord découvrir de quelle nationalité il est. - T'as qu'à lui demander. - II sait pas. Il a oublié. Ses papiers, il les a paumés. -Et les consulats ? - Ils rigolent. Ils n'en ont rien à cirer. Alors t'enquêtes. Déjà ça coûte un petit paquet. Avec beaucoup de chance, tu découvres qu'il est Ghanéen, pas ivoirien ton client. Comment tu vas le renvoyer chez lui ? En train s'il s'est faufilé jusqu'à Mulhouse et en avion... - Ca fait jamais que le prix des billets. - Pas du tout. Faut mobiliser deux inspecteurs pour l'escorter jusqu'à Paris, puis un car de police direction Roissy. Ca rallonge sacrement la note. Là, au moment de le confier au commandant de bord, trois fois sur quatre t'as un problème. Il fait des caprices le type. Il veut pas monter sur la passerelle. Il a le mal de l'air. Il a pas pensé à dire au revoir à sa petite amie. Il a... - T'as qu'à l'embarquer de force. - Tu imagines le scandale ? D'ailleurs, t'as pas le droit. T'as plus qu'à espérer qu'il se calme à temps pour prendre le prochain vol. - Mais, dis donc, ça peut durer des heures, des jours ! - Ouais, alors là, plateaux-repas et, même, ça s'est vu, nuit au Sofitel. Coup de pot, il accepte de prendre l'avion suivant. Manque de bol, il y a plus de place touriste. Alors, va pour une première. - Ah ben ça! - C'est ça, oui, ou le retour à la case départ. Tu le ramènes au dépôt. Bondé. T'en rentrerais pas un avec une corne à chausssure. On sait plus quoi en faire [...]. (Le Monde du 18 juin 1986).
La lecture de la presse permet de constater qu'au cours de la période allant des élections municipales (1983) aux élections législatives l'évidence a changé de camp. Il était question, par exemple, de la notion imbécile de "seuil de tolérance" (supra), on parle désormais de "ces cités absurdes où l'inhumanité de la vie fabrique presque naturellement des électeurs pour le Front national." On réalise que la morale constitue une voie de pénétration du Sud vers le Nord, que les démocraties ne sont pas armées pour faire face à l'immigration : selon le ministre de l'Intérieur du gouvernement Ouest-allemand, le flou de la Constitution autorise "chacun des cinq milliards d'hommes sur la terre à s'établir, au moins temporairement, sur le territoire ouest-allemand"... (Le Monde du 10-11 août 1986). "Et même, oui, même, fût-ce avec des précautions oratoires, qui ne s'interroge sur "l'immigration"? (Le Monde du 2 mai 1987) Ces "précautions oratoires" devaient rapidement tomber. Quelques dates. Le 16 novembre 1988, suscitant l'"approbation bruyante" de l'ancien ministre de la sécurité, le RPR Robert Pandraud, le socialiste Pierre Joxe, ministre de l'intérieur, déclarait à l'Assemblée nationale : "La France n'a pas les moyens de devenir un pays d'accueil de tous les déshérités des pays en voie de développement. Elle ne peut accueillir indéfinement tous ceux qui sont chassés de leur pays par la misère et qui viennent tenter leur chance chez nous". (Le Monde du 18 novembre 1988) Le 3 décembre 1989, le premier ministre Michel Rocard déclarait à son tour : "Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde". Enfin, le 10 décembre 1990, c'est François Mitterrand qui, sur Antenne 2, usait de l'expression scélérate "seuil de tolérance", constatant que "le seuil de tolérance [avait] été atteint dès les années soixante-dix".
Le débat à l'Assemblée nationale
Le Monde du 23 mai 1990
Dix années de crise après trente années de croissance : l'éloge de la différence, lieu commun moral de l'expansion économique, le cède en intérêt, après avoir converti la différence en identité, à l'éloge de l'identité. Le "résultat" de la morale, de cette morale, c'est le point où elle met le holà. Contrairement aux apparences, il s'agit moins de rétractation que de consolidation. Main tendue de la compassion, main fermée de la prise. Une partie dont l'Occident tient la donne. Que résulte-t-il, en effet, de l'irréductible et irréparable opposition du "réalisme" et du "moralisme" ? Une synthèse, telle que "revendiquée " par le ministre des affaires sociales, à propos de la réforme du code de la nationalité, s'étonnant du caractère "irréel" des polémiques suscitées par le projet de réforme gouvernemental et du "contraste entre un gouvernement qui recherche les éléments d'un consensus minimum et les extrémistes de tout poils qui cherchent à l'empêcher. A cet égard, a-t-il conclu, extrême-droite et Harlem Désir, même combat" (Le Quotidien de Paris du 16 mars 1987). ("Harlem Désir est un allié objectif de Le Pen", répètera-il au Point du 24 août 1987). "Toute autre politique que la nôtre, serait, par son laxisme, contraire à nos intérêts, ou, par sa brutalité, contraire aux traditions de la France." L'extrême-droite reconnaît son inspiration dans des mesures dont elle ne cesse de déplorer pourtant le caractère trop limité (contrôles d'identité, expulsions administratives...). Le combat de la gauche morale qui a d'ailleurs bridé son ouverture en faveur de la reconnaissance des immigrés a aujourd'hui pour effet d'aider à la reconnaissance de ceux qui sont installés. Le président de "S.O.S. Racisme" déclare désormais que les immigrés ont aussi des devoirs (A 2, le 19 août 1987) et cette position est saluée comme un "progrès" par la droite. C'est, en effet, un grief souvent formulé qu'"on accorde aux étrangers plus de droits que de devoirs" (dans un tract du C.D.S. cité dans le Monde du 21 mai 1985).
14 mars 1981
16 mars 1985
19 mai 1987
13 novembre 1985
8 juillet 1984
15 juillet 1987
22 mai 1987
"Un charter, c'est trop disent certains. Mais si demain je dois faire un train, je le ferai." (Ch. Pasqua)
Si l'on fait le point, à la lumière du présent, sur cette « histoire parallèle » (à l'histoire officielle), visée en introduction de l'« ethnographie » que nous venons d'instruire, on constate que le Front National, qui commence à être pris au sérieux lors des élections municipales de Dreux en 1984 (voir supra), est devenu « le premier parti de France » (la liste du FN, devenu le « Rassemblement national » en 2018, a recueilli 5,28 millions de voix aux européennes de 2019) et que cette progression est l'expression d'une évolution économique et sociale qui touche les sociétés libérales dans leur ensemble. La polarisation de l'emploi, avec la destruction des emplois intermédiaires et la tertiarisation, a largement contribué à déstructurer la « classe ouvrière » dont l'expression politique rythmait la vie sociale et parlementaire. La « crise » a révélé le décrochage des classes moyennes du tissu productif, manufacturier et industrieux, dont la référence est aujourd'hui asiatique. L'expression « polarisation de l'emploi » (très qualifié / peu qualifié), renvoie aussi au fossé culturel et moral entre ces deux pôles. Au soir des élections européennes du 26 mai 2019, où le parti communiste fait 2,49 % des voix, le porte parole du Rassemblement National déclare sur France 2 : « C'est une victoire du Rassemblement National [23,31 % des voix]. C'est la victoire des français méprisés, matraqués, insultés par Emmanuel Macron ». Le terme de « mépris » résume le fossé de culture et de compétence en cause. La liste du RN est arrivée en tête dans 73% des communes de moins de 3 500 habitants ; « plus le niveau de vie médian de la commune est élevé, plus les scores du RN sont faibles et plus ceux de la République en marche progressent » (Fig Data, 29 mai 2019). Deux mondes se révèlent : celui des centres-villes, acteur et consommateur d'une économie délocalisée, numérique, mondialisée (qui vote Macron) et celui dit « des rond-points » ou « des pavillons », ou encore rural ou « périphérique », « indigène », qui entretient l'infrastructure locale et qui assure le service (qui vote Le Pen).
Si l'on pose, uniment et prosaïquement, que la politique c'est une guerre froide pour le partage des richesses, on peut résumer sans nuance (à titre heuristique) le drame du présent comme suit. Avant, on l'a rappelé, « la droite », c'était la bourgeoisie et le capital (« les patrons »), bénéficiaires et conservateurs du « système », et « la gauche », c'était « les travailleurs ». Du fait de la désindustrialisation, des délocalisations, de la robotisation et de l'informatisation des tâches, une part importante de ceux dont la force de travail est le seul capital, se trouve, comme telle, « précarisée ». Nombre de ceux qui militaient politiquement pour disputer le pouvoir au « capital » sont aujourd'hui, le capital ayant changé son mode d'exploitation de la ressource humaine, réellement ou virtuellement « ubérisés ». L'absence des syndicats lors du mouvement des « gilets jaunes » et leur omniprésence dans les manifestations pour la défense des « droits acquis » (la réforme des retraites, la rationalisation du système de protection sociale
) rappelle, avec une page d'histoire qui se tourne, leur rôle dans la structure productive et l'ingénierie économique, mettant en évidence la rupture dont procède la crise des « gilets jaunes ». Les syndicats ouvriers, comme les organisations patronales, sont officiellement subventionnés par l'État pour alimenter ce que l'on dénomme par antiphrase le « dialogue social ». L'officiel « Fonds de financement du dialogue social » leur a ainsi versé plus de 83 millions d'euros en 2016 (« Association de Gestion du Fonds Paritaire National », Rapport d'activité 2016). Organiquement, les syndicats formaient ainsi un couple agoniste-antagoniste avec le capital, partageant, de haute lutte et contractuellement, les profits de l'expansion économique. Alors que la réflexion syndicale alimentait naguère les hypothèses de gouvernement sur l'organisation du travail, c'est aujourd'hui principalement en tant que défenseurs du passé, en l'espèce d'institutions « fonctionnarisées » (type EDF ou SNCF bénéficiant d'un statut quasi public) qu'ils battent le rappel. L'environnement économique mondial est renouvelé et les syndicats, concessionnaires indirects d'un système hégémonique caduc, se révèlent aujourd'hui comme les défenseurs de la « conservation » : la production de biens a « changé de base » et les « droits acquis » par les luttes sociales sont devenus quasi insolvables dès lors que le capital a laissé une friche industrielle en héritage
Dans cette configuration inédite où les référents historiques ont disparu, le premier parti « de gauche », c'est aujourd'hui - par défaut - le Rassemblement National. Le Front National (avant), c'était les victimes de la croissance (immigration, insécurité, libéralisation des murs
), d'une croissance dont « le capital » et « le travail » se disputaient inégalement mais contractuellement les fruits dans un même programme commun ; le Rassemblement National (aujourd'hui), ce sont les victimes de la décroissance et de la mondialisation. Avec le décrochage industriel, la classe ouvrière conventionnelle, diversifiée dans les entreprises de service et de distribution (non délocalisables), partenaire obligée de la société de consommation, perd sa visibilité politique. La fordisation de l'atelier, avec son iconique factory worker des Temps Modernes (1936), a forgé une image qui ne répond plus à la réalité productive : les deux tiers des ouvriers d'aujourd'hui ne travaillent plus dans le secteur manufacturier. La droite n'a pas disparu : « en marche » et indifférente à qui est « en marge », elle mène ou accompagne la mondialisation. Les résultats des récentes élections illustrent la nouvelle « fracture sociale » quand, démocratiquement et symboliquement, les « louseurs » triomphent (arithmétiquement) des « gagneurs ». Avant, on pensait connaître le remède (type « accords de Matignon » en 1936 ou « accords de Grenelle » en 1968) ; le changement d'échelle en cause et l'impuissance des corps intermédiaires (élus, syndicats, associations
) laissent apparaître le darwinisme social dans toute sa crudité. « En France, titre le Figaro du 5 juin 2019, les pauvres vivent treize ans de moins que les riches » (citant une publication de l'Observatoire des inégalités de 2019). (Aux États-Unis, la désindustrialisation provoquée par le China trade shock a significativement fait baisser l'espérance de vie dans la rust belt - Journal of the American Medical Association, November 26, 2019, précédemment cité). Le débat moral sur l'immigration, ici interrogé, est un révélateur de la capacité économique à administrer la différence, quand la lutte pour la vie se conjugue avec le droit au sol et que la souveraineté (et la perte de souveraineté) se dédommagent sur l'abaissement de l'autre homme (c'est la relation à trois termes énoncée en introduction).
Les résultats d'une enquête publiée par l'IFOP le 26 novembre 2021 (auprès de 5 000 Français, dont 4 500 électeurs), illustrent cette évolution parallèle, rappelée plus haut, de la « tolérance » et de l'infrastructure économique, montrant que les thématiques « souverainistes » (sécuritaires et identitaires) recueillent une adhésion qui déborde les oppositions politiques classiques, démontrant qu'elles « se sont bel et bien ancré[e]s dans l'opinion », expression du sentiment accru d'une transformation radicale de la société (qui neutralise les évidences morales) :
o Si la prévalence du « sentiment d'insécurité générale » est bien le fait des électeurs de la droite radicale ou modérée (90 % et 68 %), elle est aussi « exprimé[e] par un électeur centriste sur deux (ex : 49 % des potentiels électeurs macronistes de 2022) et par près la moitié (48 %) des électeurs proches d'une formation de gauche ». « Une fraction notable de la gauche radicale partage aussi ce constat (45 % des électeurs se situant « très à gauche », 48 % des électeurs proches de LFI ».
o La majorité des électeurs interrogés estiment que « l'immigration est la principale cause de l'insécurité » (62 %) et ils sont presque autant (55 %, +10 points depuis 2014) à adhérer aux propos qui avaient valu à Eric Zemmour une condamnation par la Justice, propos dans lesquels il justifiait les contrôles des jeunes d'origine immigrée au nom du fait « que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes » (Canal+, 2010).
o Le constat selon lequel « il y a trop d'immigrés » est partagé aujourd'hui par plus des deux tiers des électeurs (69 %, + 10 points depuis 2010). Et si cette idée est massivement partagée par les électeurs des différentes droites, elle l'est aussi par les deux tiers des électeurs macronistes (66 %) et la moitié des électeurs d'extrême gauche (50 % chez les électeurs proches de la France insoumise, 58 % chez les électeurs situés très à gauche).
o « Nombre d'électeurs perçoivent » « l'Islam comme « une menace pour l'identité de la France » (68 %, +5 points depuis 2013) ou partagent l'assertion selon laquelle « la pratique de l'Islam n'est pas comptable avec la France » (44 %).
o L'énoncé selon lequel « nous sommes avant tout un peuple de race blanche, de religion chrétienne et de culture gréco-romaine » (Eric Zemmour sur CNews, Face à l'info, 26 juin 2020) recueille un taux d'adhésion élevé : 57 % ; 68 % des personnes interrogées souhaitant que « la France [reste] un pays chrétien ».
o La moitié des électeurs (50 %) donnent corps à la théorie complotiste du « grand remplacement », « processus de substitution des Français d'ascendance par une population étrangère ». « Ce constat est partagé par les deux tiers des électeurs de droite (66 %), près de la moitié des électeurs macronistes (44 %) et un gros tiers des électeurs mélenchonistes (37 %). »
La théorie du « grand remplacement » décrit comme une action inamicalement planifiée la présence immigrée appelée par l'expansion économique et son embarras dans un environnement de crise économique. Elle établit un lien de causalité entre deux faits avérés, la visibilité des immigrés et la crise industrielle. Comme le rappelle avec justesse une analyse parue dans le Figaro du 23/11/2021 (« En Seine-Saint-Denis, la dislocation de la banlieue rouge », par Jérôme Fourquet) les musulmans ont bien, de fait, « remplacé » les communistes dans la banlieue rouge, la banlieue rouge étant devenue une banlieue verte (ce que la mise en balance du nombre de mosquées, 82, avec le nombre des permanences du PCF, 27, confirme). Mais ce sont les fermetures d'usines qui ont permis ce « remplacement ». C'est une opportunité et non une « machination », comme le voudrait la théorie du complot. L'occupation de la friche industrielle par les mosquées n'est pas le résultat d'une éviction, corrélation n'est pas causalité. (C'est parce que les usines ouvrent, et non ferment, qu'il y a appel à l'immigration). Il y a bien une logique dans les mouvements migratoires, mais ceux-ci, s'ils peuvent être instrumentalisés, n'obéissent pas à un machiavélique « chef d'orchestre ». L'enquête de l'IFOP ici résumée montre, si « gouverner, c'est prévoir » selon la formule fameuse, que les politiques ont singulièrement manqué du sens de la prospective : « totale imprévoyance » (voir supra, pour l'auteur de ce jugement) quand la société d'accueil doit assumer les effets humains d'une industrialisation qui a déplacé une importante population immigrée, cécité démographique, absence d'anticipation de l'évolution des industries de main-d'uvre, etc
Le « souverainisme » prospère sur un état des lieux où les valeurs sont inversées - et sur l'impuissance politique.
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
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