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IV - 17.3 Trois expressions de l'antisémitisme
Lhistoire permet de distinguer trois formes dantisémitisme.
1 - Un antisémitisme quon pourrait dire de tradition. Il correspond à une situation de minorité politique et de ségrégation religieuse et sociale du juif. Cest la situation des juifs marocains, par exemple, tels que les décrit, de manière incidente, Charles de Foucauld. En 1884, Foucauld entreprend une Reconnaissance au Maroc sous un déguisement de rabbin. Il sexplique ainsi sur cet appareil : Je jetai les yeux sur le costume israélite. Il me sembla que ce dernier en mabaissant me ferait passer plus inaperçu [que le costume musulman adopté par Gaspard Mollien ou René Caillié, par exemple], me donnerait plus de liberté (1888, 1939 : 25). Accompagné dun authentique rabbin, Mardochée Abi Serour, il parcourt le Maroc du Rif au Sahara, expédition qui lui vaudra la médaille dor de la Société de Géographie de Paris, en 1885. Attentive à la topographie ainsi quà la géographie humaine et linguistique du Maroc, la Reconnaissance montre une sorte dindifférence entomologique à lendroit de ces juifs dont Foucauld partagera pourtant lhospitalité, relevant au passage leur laideur et leur décrépitude. À partir des notes de Foucauld, on pourrait définir comme suit la situation des juifs marocains parmi les musulmans.
Un statut juridique hasardeux : le juif est protégé par sa faiblesse. Assailli par des pillards, le rabbin Mardochée délibère : Juif, on lui prendrait tout, mais peut-être lui laisserait-on la vie, nayant pas de vengeance à redouter de lui (45). Étrange maison que lhôtel où nous sommes, sétonne Foucauld. Jai eu un moment de surprise en mentendant tutoyer par le valet ; en Algérie, on tutoie les juifs (11). À Chechaouen, dans le Rif, il constate : Même les Juifs, quon tolère, sont soumis aux plus mauvais traitements ; parqués dans leur mellah, ils ne peuvent en sortir sans être assaillis à coups de pierres : sur tout le territoire des Akhmâs, auxquels appartient la ville, personne ne passa près de moi sans me saluer dun : Que Dieu fasse brûler éternellement le père qui ta engendré Juif ! ou de quelque autre injure analogue (65). Religieusement impur : les immenses détours quon me faisait faire à travers champs chaque fois quon approchait dun lieu vénéré, de peur de le souiller par la présence dun Juif en témoignent (67).
Uniersellement, stigmatisation et contre-stigmatisation se répondent. "Le Séfer Hassidim énumère les préceptes réglant les contacts avec les cérémonies ou les objets du culte chrétien : le juif doit éviter leur contact physique ; il ne doit pas pénétrer dans une église ou dans sa cour ; quiconque y pénètre doit expier son acte ; qui s'en est écarté sera récompensé. Le juif ne doit même pas s'approcher d'une église ; s'il construit une maison à proximité, aucune fenêtre ne devra donner sur l'église. Le juif ne doit rien faire qui puisse être interprété comme une marque de respect ou de soutien à l'idolâtrie ; il doit éviter d'avoir l'air de s'incliner devant un église [
]" (Exclusion et tolérance, chrétiens et juifs du Moyen Age à l'ère des Lumières, trad. fr., Paris : Lieu Commun, 1987, p. 129).
Spécialisé dans le commerce et lusure : On dit : marchander comme un Juif (286). Le quaid protège le Juif, qui le soudoie (104). Ainsi celui-ci peut-il se livrer au prêt à intérêt aux taux suivants : l2 %, si lemprunteur est un coreligionnaire solvable, 30 % si sa solvabilité est moins assurée ; 30 % si lemprunteur est un musulman solvable, 60 %, avec gage, sil sagit dun musulman dont la solvabilité nest pas avérée (82). La nature des Juifs ? Ils accomplissent scrupuleusement leurs devoirs envers Dieu et se dédommagent sur les créatures (73). Un marabout de Hou el Djac qui a deviné le déguisement de Foucauld lui adresse cette recommandation : Que je prenne garde aux Juifs ! ce sont des gens sans foi, des coquins dont il faut se défier sans cesse ; ceux d ici sont venus dès le lendemain de mon entrée lui rapporter que je moccupais dastronomie et quils me croyaient chrétien (133). Quant aux relations avec son guide rabbin, Foucauld explique, dans une préface qui nétait pas destinée à la publication, que ce sont deux clauses du contrat dengagement de Mardochée, inspirées, rapporte-t-il, par la connaissance que le conservateur de la bibliothèque dAlger [Henri Mac Carthy] avait des juifs algériens, qui sauvèrent le succès de [son] voyage et probablement [sa] vie. Que de fois Mardochée voulut me laisser et que de fois les conditions souscrites [obligation de laisser sa famille à Alger ; paiement du salaire soumis à la pleine exécution du contrat] le retinrent seules (52).
Partout et toujours, écrit Ibn Khaldûn dans son Histoire Universelle, on décrit les Juifs avec le caractère mauvais, avec cette dissimulation et cette fourberie quon appelle khurj en termes techniques. Mais là nest pas leur nature : Cest ce qui se produit pour un peuple soumis au joug de la tyrannie et qui, à travers elle, apprend à connaître linjustice. Quon observe le comportement de quelquun qui nest pas le maître de ses propres affaires, et lon reconnaîtra le bien-fondé de mes dires. Cest la réponse à la juridiction de larbitraire. Élever des étudiants, des esclaves ou des domestiques avec injustice et brutalité, cest les accabler, les opprimer, les rendre faibles, paresseux, portés au mensonge et à lhypocrisie. De peur dêtre châtiés (sils disent la vérité), ils pensent dune façon et se conduisent dune autre. Ces vices deviennent une seconde nature [...]. Ils sarrêtent donc en-deça de leurs possibilités et narrivent pas au terme de la nature humaine. Finalement, ils reculent pour devenir les derniers des derniers.
Protégé, façonné et proverbial par ce renoncement à la souveraineté qui lexcepte des autres hommes, le juif assume une fonction sociale et religieuse dans la définition et la réfection des ordres. Bouc émissaire idéal et idéal suppôt du mal en raison de cette soumission, le peuple déicide supporte, chez les chrétiens, limpureté du prêt à intérêt. Pratiqué par un chrétien, le crime dusure se dit judaïser : Bernard de Clairvaux se demandait si les prêteurs chrétiens ne devaient pas être appelés juifs baptisés plutôt que chrétiens, et pour dire que les prêteurs chrétiens étaient plus durs que les prêteurs juifs, il déclara quils judaïsaient pire que les juifs (Migne, Patrologia latina, t. CLXXXVII, col. 158). Si lusurier chrétien est, en réalité, un apostat converti au judaïsme, cest quil est dans la nature de lêtre juif de pratiquer lusure. - Alors que commerce et banque sont évidemment ici des indices dextranéité.
2 - Une deuxième forme dantisémitisme - symbolisée par laffaire Dreyfus - correspond à une situation dégalité politique. Cet antisémitisme vise le juif assimilé avant le juif traditionnel. Invisible et supposé omniprésent, légalité est censée lui permettre de déployer cet art de locculte quest le maniement de largent. Il paraîtrait, en effet, une harmonie préétablie entre la constitution bourgeoise et le trafic qui spécialise traditionnellement le juif, au point que Marx, retrouvant les mots de Bernard de Clairvaux pourra écrire que ce sont les chrétiens [qui] sont devenus juifs. Mouvement de la valeur déchange personnifié, sans patrie ni raison que largent, le juif serait le capitaliste par excellence.
Il ny a pas, dans les douze cents pages de la France juive, écrit Edouard Drumont dans La France juive devant lopinion, un outrage à un rabbin, une raillerie même inoffensive contre des croyances dont je ne parle quavec infiniment de circonspection (23-24). La question antisémitique a constamment été ce quelle est aujourdhui, une question économique et une question de race (27). Cest une objection puérile que de répondre que tous les financiers, tous les écumeurs de Bourse ne sont pas juifs. Jen tombe daccord. Jajoute même que les Judaïsants, comme le comprenait très bien lEspagne, les affiliés au système juif sont plus âpres encore et moins scrupuleux, sil est possible, que les Juifs. Le Juif préfère écorcher sans faire crier [...] Les idées juives entrant dans une conscience de Chrétien y produisent au contraire une perversion du sens moral complète. Certains financiers, qui ont des maisons dans tous les quartiers de la capitale et un oratoire devant leurs châteaux des environs de Paris, dépassent vis-à-vis de leurs locataires pauvres la rapacité de Shylock. Je sais deux des traits incroyables. Ce qui est certain cest que le système est juif, cest que la civilisation juive a remplacé la civilisation chrétienne. (126, les italiques sont nôtres)
Cet antisémitisme passionnel, pulsionnel et populaire, qui impute au juif une malfaisance puisée dans la tradition, alors que les conditions de son activité le font solidaire du progrès, est neutralisé par le développement dune société civile qui a légalité juridique pour fondement. Il est résiduel, archaïque, encore rituel. Motivé par un réflexe de souveraineté - ou argumenté comme tel - il entend faire porter au juif la responsabilité du mal réel. Ses analyses procèdent de motions de défense et se vérifient dans des mécanismes collectifs de réassurance. La fonction religieuse du mal, cest de donner à ce qui fait objectivement échec à lhomme la forme de ses aversions naturelles, de satisfaire son besoin d'abjection sur ce qui lui est contraire et de lui permettre de retrouver la clarté et la maîtrise de sa propre forme. Le mal démontre et purifie : Sans cette providence de lanti-sémitisme, écrivait Charles Maurras, tout paraît impossible. Par elle, tout sarrange, saplanit, se simplifie. Convecteur et convertisseur de limpureté changeur, entremetteur, trafiquant le juif est le paria de la société traditionnelle. Par suite dun renversement historique qui nest, objectivement, quune évolution économique celui-là même qui, en raison de son infériorité, de son impureté, de son caractère détranger absolu, assumait la part maudite de léconomie et de la capitalisation serait devenu le roi du monde : le maniement de largent constituant le fondement de la légitimité moderne, le juif, atavisme ou spécialisation, serait en mesure dexproprier lautochtone. Ce renversement serait insignifiant et naurait que les conséquences banales des évolutions si lhistoire nétait quhistoire économique. Mais lhomme nest pas fait que de raison il nest même pas fait que dintérêt. Lenchaînement des causes qui ont préparé le génocide juif et la destruction sans retour de la civilisation juive dEurope centrale a pour premier principe une représentation : loppression moderne imputée, non au réel, mais à un symbole qui démontre la perversion de sa loi. Un trait constant de ce socialisme symbolique quest lantisémitisme, cest didentifier le capitaliste (le ploutocrate) et le juif. Une ironie tragique de lhistoire donne forme à cette croyance et désigne le juif, fonctionnaire de la part maudite (Bernard de Clairvaux), agent de léchange (de Jaucourt, dans lEncyclopédie : Ils sont devenus des instruments par le moyen desquels les nations les plus éloignées peuvent [...] correspondre ensemble. Il en est deux comme des chevilles et des clous quon emploie dans un grand édifice, et qui sont nécessaires pour en joindre toutes les parties), maintenant répandu dans le monde à la faveur de la loi démocratique (Drumont), figure du mal naturel, comme la cause du mal réel.
3 - Lantisémitisme nazi nest pas rituel, mais réel. Il ne se satisfait pas de haine symbolique, du théâtre de la culpabilité et de lexécration dont lexercice met provisoirement fin à la crise. Il est froid et calculateur. Il est la réalisation systématique et dépassionnée dune rancur meurtrière. Dans la situation traditionnelle, la haine antisémite est associée au syndrome de limpureté ; dans la situation moderne, cette impureté est associée à une crise de souveraineté profane. Lholocauste paraît être en continuité avec lantisémitisme concurrentiel et réaliser la menace brandie : Mort aux juifs ! . Mais si, en effet, lantisémitisme nazi est bien dabord, lui aussi, spectaculaire, après cette phase démonstrative, il est, au contraire, éteint et secret. Doù vient cette transformation ? Lemphase antisémite a un caractère de menace rituelle. Elle se gonfle de clameurs comminatoires ; elle affiche les signes dune agressivité qui ne va pas sans débordements, mais dont le propos est dabord rituel, dintimidation et de décharge. Emile Zola, interrogé en l897 : Ce doit être plutôt décourageant pour Drumont et toute son école de voir quaprès tous leurs efforts pour exciter la populace contre les Juifs aucune vitre daucun Juif en France na été brisée. Voilà pourquoi je dis que ce mouvement antisémite en France est un mouvement imbécile, imbécile parce quimpuissant (les italiques sont nôtres). Cette ostentation est à effet interne, mais elle sadresse aussi à quelquun : elle appelle soumission ou fuite. Dans le cas de figure traditionnel dun ennemi rituel qui nest pas un ennemi, qui est déjà soumis qui est sans armes et qui ne peut fuir, il nest de réponse adéquate quen plus de soumission. Le juif oppose à la violence une passivité qui démontre à son agresseur le bien-fondé de sa haine, mais qui le désarme. Il se relève quand la fièvre cyclique du pogrome est retombée. Or, voici que cet ennemi rituel devient dautant plus formidable quil échappe, à la faveur de légalité juridique, à lidentification et à la prise, et quil entre, en effet, en concurrence avec les nationaux. Le juif qui répond convenablement, rituellement, à lantisémitisme, cest le juif du ghetto, le juif religieux. Mais comme la réponse du juif assimilé est déplacée devant lattaque de lantisémite moderne !
"Si nous devions examiner [
] le schéma de comportement des Juifs, nous verrions que ses deux caractéristiques essentielles consistaient en une alternance de suppliques et de soumissions. Comment expliquer cette combinaison ? Quels facteurs lui donnèrent-ils naissance ? [
] Ils [les juifs] espéraient que, d'une façon ou d'une autre, la pression allemande s'émousserait. Cet espoir se fondait sur deux mille ans d'expérience. En exil, les Juifs avaient toujours été une minorité, toujours été menacés, mais ils avaient appris qu'ils pouvaient détourner la destruction ou y survivre en apaisant et en se conciliant leurs ennemis. [
] Cette expérience était si profondément enracinée dans la conscience juive qu'elle faisait à présent force de loi. [
] On ne désapprenait pas une leçon vieille de deux mille ans ; les Juifs étaient incapables d'opérer un tel revirement [...] le processus de destruction moderne, tel une machine, allait engloutir le monde juif européen."
(Raoul Hilberg, La Destruction des juifs d'Europe, Fayard, 1988, tome II, p. 896).
Depuis cent ans, écrit Edouard Drumont dans la France juive devant lopinion, les juifs nous offrent une représentation permanente du Sourd ou de lAuberge pleine.
Un voyageur arrive, demande une chambre.
- Nous nen avons pas.
- Que vous êtes aimable ! Javais réellement bien besoin de repos.
Il se dirige alors vers la meilleure chambre de lhôtel.
- Mais je vous dis que cest loué !
- Ne vous donnez pas la peine de me conduire ; je trouverai tout seul !
Le voilà qui se déshabille imperturbablement malgré les cris de lhôtelier.
- Mais, monsieur, je vous répète que cette chambre nest pas libre.
- Merci mille fois de votre sollicitude ; je suis fort bien et je crois que je ferai une bonne nuit.
Impossible de se faire comprendre de ce faux sourd résolu à ne rien entendre et qui finit par sinstaller dans le lit dautrui.
Israël samuse ainsi à jouer avec nous aux propos interrompus.
- Comment se fait-il quen quelques années la fortune presque entière de la France se soit centralisée entre quelques mains juives ?
- Quoi ! malheureux ! vous voudriez, au nom des préjugés dun autre âge, nous empêcher dadorer le Dieu de Jacob, de célébrer Yom-Kippour et Peçah ?
- Vous vous êtes abattus comme une pluie de sauterelles sur cet infortuné pays. Vous lavez ruiné, saigné, réduit à la misère, vous avez organisé la plus effroyable exploitation financière que jamais le monde ait contemplée.
- Cest la fête de Soucoth qui vous gêne ? Soucoth, la poétique fête des feuillages. Allons donc, soyez de votre temps, laissez à chacun la liberté de conscience.
- Les Juifs allemands que vous avez trouvé le moyen dintroduire dans tous les emplois, dans les ministères, dans les préfectures, au conseil dÉtat sont dimpitoyables persécuteurs ; ils vilipendent tout ce que nos pères ont respecté, ils jettent nos crucifix dans des tombereaux à ordures, ils sattaquent à nos héroïques Soeurs de charité!
- Les principes de tolérance proclamés par 1789 ! il ny a que ça ! (La France juive devant lopinion, 1886, pp. 24-25)
Ce dialogue de sourds, supposé illustrer la duplicité juive, marque un caractère spécifique de lantisémitisme moderne. Ce nest plus le juif avéré (Drumont) - ce plaisant archaïsme - qui fait principalement lobjet de la haine raciale, mais le juif assimilé, invisible, protégé par le droit et qui sépanouit si parfaitement dans le monde moderne quon pourrait croire celui-ci converti à sa loi. Le raisonnement populaire comprend ce succès - le succès de quelques noms emblématiques - comme leffet de solidarités occultes. Dans la maxime juive de lassimilation : Sois un juif au-dedans et un homme au-dehors (Moïse Mendelssohn), lantisémite entend que le juif moderne veut tirer parti de la société civile tout en continuant dappartenir à une nation dans la nation à laquelle il réserve sa véritable dévotion. Cette solidarité secrète alimente la thèse multiforme du complot ou de la mafia juive et la tradition, avec sa théorie de la contamination des ordres, donne du crédit à cette imputation. La prospérité du juif dans le monde moderne démontrerait léchec du principe égalitaire qui justifiait lémancipation : Il faut refuser tout aux juifs comme nation dans le sens de corps constitué et accorder tout aux juifs comme individus (Stanislas de Clermont-Tonnerre). Lhomme au double langage de Drumont est un homme à la double appartenance. Vous ne savez pas quil est juif, mais lui, le sait : Sois un juif au-dedans et un homme au-dehors... Le caractère de solidarité, de fermeture afférent au complexe de peuple élu ne laisserait pas de développer ses effets dans la société qui entend récuser les solidarités naturelles.
Le droit, tel que lentend Drumont, opère une distinction stratégique entre la Possession et la Propriété, distinction qui a pour objet de prévenir la centralisation de la fortune presque entière de la France en quelques mains juives (Drumont ne dit pas que tous les juifs sont des exploiteurs, mais que quelques-uns dentre eux ont saigné la France, ce qui suffit à son propos) ou den corriger la monstruosité (vide supra : chapitre 16 : Droit au sol et mythes dautochtonie).
Dans le système égalitaire, largent fait loi et lappropriation est sans réserve ni contrepartie. Le fantasme du complot international qui se soutient de cette dépossession de lélémentaire ne peut prendre corps quà deux conditions : il faut que le juif puisse être identifié à loppression moderne (la plus effroyable exploitation financière, cet infortuné pays [...] saigné, réduit à la misère) et quil soit devenu à la fois invisible et insaisissable, libéré de ses marques distinctives et protégé par légalité juridique (Soyez de votre temps !). Dans le dialogue imaginaire de Drumont, laccusé laisse à lantisémite, comme une dépouille quil nhabite plus, le folklore de sa religion, alors que celle-ci, théorie de son appartenance, trouverait dans le monde marchand sa réalisation profane.
Socialisme des imbéciles ? Mais le socialisme scientifique nest pas moins erroné dans son diagnostic de lantisémitisme que celui-ci dans son diagnostic de loppression. (La question juive nexiste pas, pourra ainsi dire Axelrod, par exemple, ce qui existe est la seule question de la libération des masses ouvrières de toutes les nations, la juive comprise). Que veut lantisémite ? Des boucs émissaires, la tête de Dreyfus, un droit pérégrin, des réponses à la fois réelles et symboliques à ses imprécations ; que les juifs cessent dhabiter les maisons de devant par exemple, quand les nationaux sont relégués dans les cours, là où il y avait les W. C. (dans Shoah, de Claude Lanzmann).
"C'était chose facile que de lâcher contre eux le pauvre peuple, ces enfants d'une misère héréditaire, qui haïssaient déjà suffisamment les Juifs à cause de leurs richesses amassées ; car, remarquez-le bien, ce qui est appelé aujourd'hui la haine des prolétaires contre les riches s'appelait autrefois la haine contre les Juifs. En effet, ces derniers étant exclus de toute possession territoriale et de tous les métiers et corporations industriels, et n'ayant par conséquent que la ressource du commerce et des affaires d'argent que l'Église réprouvait et interdisait à ses fidèles, les Juifs étaient légalement condamnés à devenir riches, haïs et assassinés. Ces assassinats, il est vrai, étaient dans ces temps naïfs encore couverts d'un manteau religieux et l'on disait qu'il fallait exterminer ceux qui avaient jadis crucifié Notre Seigneur."
Heinrich Heine, De l'Allemagne, (édition de 1855) (10ème partie, Aveux de l'Auteur)
Certitude du juif assimilé, confiant dans le système qui la libéré, qui sait lerreur de lantisémite et qui ne peut croire au sérieux de ce fanatisme dun autre âge. Certitude de lantisémite, qui sait que la réponse du juif à son attaque : Je suis comme tout le monde, est la preuve superfétatoire de sa duplicité. Alors quun leitmotiv de lantisémitisme traditionnel était : Le mal moppresse, donc le juif est coupable, lantisémitisme de concurrence fonde sa violence ou sa complicité sur lincapacité à faire jouer les clauses de la dominance naturelle. Il nest plus question dimpureté ou de crimes religieux - dun mal auquel personne ne croit plus - mais dune perte de sûreté dont lanalyse requiert, sur le mode profane, un face à face sans médiation avec la matérialité et qui est ici interprétée en termes symboliques, selon cette religion naturelle de lhabiter qui subordonne le droit de propriété et la souveraineté à lappartenance territoriale. Le mal est passé sans reste dans le siècle et pourtant son traitement ne cesse de relever dune logique rituelle. Mais comment le moderne pourrait-il se rendre à une menace rituelle qui na aucun sens dans un système qui égalise les hommes et dans lequel le mal ne peut avoir forme humaine ? où linégalité serait davantage quune injustice : une aberration ? Le caractère dramatique de ce malentendu néchappe pas à Drumont. Il note en 1890 : Quand les Juifs étaient tout-puissants et que personne nosait les attaquer, je leur ai parlé comme on parle à des oppresseurs implacables. Aujourdhui je leur parle avec une sorte de douceur et de pitié comme on parle à des condamnés (La dernière bataille : XIX). Interrogé au moment de laffaire Dreyfus par la Review of Reviews (23 janvier l898), il déclare : Les Juifs sont étrangement aveugles quant aux réalités de leur propre situation sociale et politique [...] Jamais cette cécité mentale na été plus évidente que maintenant. [...] Rien ne semble leur ouvrir les yeux sur le danger qui menace leur propre race. Quoi que vous disiez, insiste-t-il en raccompagnant le journaliste, noubliez pas de mettre laccent sur la cécité des juifs dans cette crise, cest lélément le plus dramatique de la situation. Cest presque pathétique.
Extrait de Si c'est un homme de Primo Levi, 1947, (Appendice, 1976).
"Leurs femmes, silencieuses et rapides, eurent fini avant toutes les autres les préparatifs de voyage, afin qu'il restât du temps pour célébrer le deuil ; et lorsque tout fut prêt, les galettes cuites et les paquets ficelés; alors elles se déchaussèrent et dénouèrent leurs cheveux ; elles disposèrent sur le sol les cierges funéraires, les allumèrent selon le rite des ancêtres et s'assirent en rond par terre pour les lamentations, et toute la nuit, elles prièrent et pleurèrent. Nous demeurâmes nombreux à leur porte, et nous sentîmes alors descendre dans notre âme, nouvelle pour nous, l'antique douleur du peuple qui n'a pas de patrie, la douleur sans espoir de l'exode que chaque siècle renouvelle."
Pour tenter dapprocher comment sest nouée la tragédie, comment le cri du passé a pu devenir aussi le cri de lavenir (Drumont dans la Libre Parole du 22 janvier 1898), il faut en appeler, croyons-nous, à léthotype territorial en vertu duquel, avant même lère nazie, comme Kafka lavait vu à travers le prisme de sa névrose, le peuple juif était déjà condamné devant le tribunal des nations, conviction qu'exprime tragiquement l'humour juif dans l'histoire suivante : Un homme entre dans un café et s'écrie : Vous connaissez la nouvelle ? On va tuer les Juifs et les coiffeurs ! Pourquoi les coiffeurs ? Mais aussi aux conditions qui exécutent la sentence, qui prennent au mot la clameur des antisémites proclamés et donnent corps aux retenta des braves gens. Le principe serait celui de la souveraineté élémentaire qui veut un étranger soumis et non un étranger dominant, un autre visible et non répandu dans lidentité ; les conditions, celles de réactions en chaîne qui propagent la folie meurtrière après avoir fait sauter toutes les inhibitions morales, une superposition de la logique matérielle et de la logique rituelle.
Un jour, note Chaïm Kaplan dans son Journal de Varsovie, la morale chrétienne envahit la vie publique. Alors le malheur descendit sur nous. Cest dire, dans les mots de lassiégé, quil nest plus un seul espace de liberté dans un monde pourtant indifférent à la différence, voué à la rationalité industrielle, quand la morale sen saisit. Morale totalitaire qui prétend épuiser la forme humaine et ne croit plus au mal. Quand la religion profane accomplit ses fins, cesse la dialectique du bien et du mal qui alimente la logique rituelle. La suppression dune différence en elle-même insignifiante relève dune simple mesure dhygiène publique. Alors que la barbarie qui investit lhomme dépossédé de lui-même se vide ordinairement dans limpulsion des emportements collectifs, pourquoi cet enchaînement implacable et inouï, cette guerre absolue faite à un peuple sans armée et sans territoire, ce déchaînement de raisons et de moyens, cette exhaustivité dans la volonté dextermination ? Parce que le mal, peut-être, refuse de jouer sa partie et que la non-réponse limpossible réponse à la menace rituelle est interprétée comme une réponse provocante. Lévolution de lantisémitisme populaire (façon Drumont) à lantisémitisme qui planifie la solution finale correspond à la réquisition de la technique pour solder le problème du mal, à la superposition du rituel et du matériel.
Jusquen 1942, les nazis nont fait quemprunter au répertoire législatif millénaire de lantisémitisme. Comprendre comment ils ont pu saffranchir de toutes les inhibitions spécifiques et de tous les codes de lhumanité, tel est l'impensé et limpensable. Alors que lantisémitisme populaire est essentiellement de ségrégation et dimprécation, nous lavons rappelé, il parque, méprise et tolère le juif, lantisémitisme nazi, à partir de 1942, est gouverné par la loi du secret et la mise en uvre de la solution finale. La transformation de la menace rituelle en agression qui à trait, classiquement, à la notion de territoire répond à une intention supposée agressive et meurtrière, cest une rétorsion. La violence rituelle est large, aveugle dit-on, et se satisfait autant de signes que de coups. La violence calculée est précise ; patiente, contrôlée, dénuée de passion. Trop sérieuse et méthodique pour être véritablement violente. Quand les lois et les inhibitions du langage rituel contiennent lhomme dans un éthos donné, la modernité, caractérisée par les moyens physiques et psychiques deffacement de la forme humaine (mort à distance, mort administrative, raciologie
) lui donne la liberté de quitter sa loi spécifique et de se livrer à une barbarie quon ne peut même pas dire animale, puisquelle saffranchit des lois de lespèce. Le nazisme est cette idolâtrie raciale qui autorise le surhomme à se soustraire aux lois de la reconnaissance et qui lui donne les moyens danéantir toutes les formes de linfériorité (toute altération et toute altérité). Paradoxe dun mal qui nest plus nécessaire à la définition du bien. Que dit, en effet, solution finale ? Résolution, apurement définitif de la dette dhumanité. Aux yeux des conquérants, écrit Chaïm Kaplan, nous nappartenons pas à lespèce humaine. La monstruosité froide de la solution finale entend débarrasser le surhomme de ce mélange dhorreur et de fascination qui caractérise la relation que le sujet rituel entretient avec le mal et lui rendre la pureté originelle dun pouvoir sans reste.
Pour décrire une modalité, sinon la logique, ou la nécessité, de cette rupture, on peut prendre en considération une règle du registre primordial de la communication sociale tout en accordant que lappui des observations sollicitées paraîtra de bien peu pour mesurer la drame en cause par le détour détudes menées sur la communication non-verbale. On posera par hypothèse que certains moyens dexpression fondamentaux quon retrouve parfois trait pour trait chez le petit enfant et chez ladulte peuvent être valablement analysés par les méthodes de linvestigation empirique. Quand il résulte de protocoles dobservation rigoureux, détudes en vraie grandeur et sur de longues périodes dans un champ strictement défini, le savoir éthologique peut faire figure, pour reprendre une célèbre sentence, de jeune homme sain au milieu de vieillards ivres parlant à laventure. Une valeur subsidiaire des acquis de léthologie humaine est dailleurs de montrer, indépendamment de conclusions rustiques dont on peut contester la généralisation, quil existe des lois de la nature humaine. Les observations auxquelles on fait référence ici montrent, par exemple, que les enfants disposent dun répertoire significatif - prélinguistique - qui leur permet de faire société avec lentourage. Lanalyse des conflits dappropriation met ainsi en évidence lémission de messages concernant les dispositions psycho-affectives dont le jeu commande la résolution ou lexacerbation des antagonismes. Ces messages consistent en gestes, postures, vocalisations ritualisés. Apparaissant spontanément entre dix et quinze mois comme lexpression détats psycho-affectifs particuliers, ces gestes, postures, vocalisations se chargent dune valeur davertissement entre douze et vingt-quatre mois. Signaux spécifiques de lorganisation sociale élémentaire, opératoires dans la répartition de lespace, lappropriation des objets, létablissement, le renforcement ou la dissolution des liens, ils constituent le registre primordial de la communication. Concernant lopposition de la menace et de lagression, Montagner (1978 : 101) note : Lorsque les leaders ont une attitude menaçante, ils lexpriment le plus souvent par une séquence dactes non ambiguë et non précédée ou non accompagnée dune agression. La séquence menaçante (large ouverture de la bouche - émission dune vocalisation aiguë - élévation ou projection du bras) remplit alors clairement sa fonction davertissement, elle ne se double que rarement dune agression. Il sécoule un délai entre lexpression de la menace et le passage à lagression : tout se passe comme si le leader attendait la réponse de son camarade avant dexprimer un autre comportement
On peut penser que pour approcher ce qui est ici en cause, la maîtrise territoriale dans son rapport à lidentité et à lintégrité, il faille avoir à lesprit la matrice de cette cohérence primitive et, alors que la raison prospère dans un retrait objectivant du réel qui prépare à la maîtrise et à la communication analytique, analyser avec des concepts appropriés ce continent noir de lémotion, qui soude et qui solidarise les corps, qui définit la forme semblable et lidentité et qui supporte les formes de lexistence collective. On se bornera à rappeler ici que lexpression vocale des émotions (le sanglot, le cri de douleur, l'éclat de rire - comme il a été rappelé au chapitre 12 : La chimie du rire) nest pas contrôlée par les structures frontales périsylviennes (gauche) du néo-cortex impliquées dans la double articulation (infra : chapitre 18 : Le territoire de la langue), mais par des dispositifs, phylogénétiquement plus anciens, du tronc cérébral et du système limbique et que, de même que les expressions faciales ne peuvent être simulées (chapitre 9 : La culture des analgésiques et l'individualisme), le sentiment dappartenance, même dans ses formes les plus cultivées, paraît prendre les corps en otage et échapper au contrôle de la conscience claire et de la volonté.
La doctrine nazie naît sur les débris dun monde ruiné par la guerre et par la crise économique. Lidentité humiliée, léconomie folle - lavilissement de la monnaie, ce critérium de la réalité, atteindra des proportions inouïes : en juillet 1914, un dollar vaut 4,2 marks, le 15 novembre 1923, un dollar vaut 4 200 000 000 000,0 marks - à cette double dépossession, le nazisme répond par un nationalisme exacerbé et par une nationalisation de léconomie, une double réaction qui le confronte à lénigme du peuple juif, puisquon a pu dire que cest du judaïsme même que le nazisme avait tiré sa théorie du peuple élu. Si prétention concurrente il y a, il faut bien reconnaître que les ressources de lhistoire, de la philologie, de lanthropologie raciale paraissent bien dérisoires pour démontrer lauthenticité dune race aryenne auprès de celles qui ont permis à la nation juive, cette nation idolâtre de la règle de se conserver éparse parmi les autres sans sy confondre [...] malgré la haine et la persécution du genre humain, selon la formule de Rousseau déjà partiellement citée. Alors que le peuple juif peut vivre son destin de peuple élu dans lhostilité ou dans lindifférence du peuple hôte, laryen prétendu est entraîné dans une dialectique de la reconnaissance et condamné à mettre fin à lhistoire. Ce modèle indépassable en authenticité et en antiquité est aussi inattaquable : on ne peut prouver à lélu la vanité de sa croyance puisque celle-ci se nourrit et se fortifie de la contradiction quon lui porte, des démonstrations les plus accablantes, par croyance égale, par force ou par raison. Souveraineté de labsence de souveraineté, elle est inexpugnable. Il y a bien dans la prétention dêtre le peuple élu une provocation qui paraît contraire au dispositif qui est à son principe : Comment ne pas se prosterner, ironise Voltaire, devant un fripier qui vous prouve que son histoire a été écrite par la Divinité elle-même, tandis que les histoires grecque et romaine ne nous ont été transmises que par des profanes ? Mais cette assurance suréminente et dérisoire est tout endocrine. Indifférente au monde, elle tient dans la chimie cérébrale dun mécanisme de défense dans lhumeur de la croyance ou dans lhumeur de lhumour, dans un fanatisme nécessairement fermé au monde puisquil trouve dans la négation abstraite ou dans la persécution laliment de sa foi. Sous le concept du triomphe du narcissisme, Freud expose dans le Mot desprit : Le moi se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher : il fait voir quils peuvent même lui devenir des occasions de plaisir. Ce dernier trait est la caractéristique essentielle de lhumour (les italiques sont nôtres ; voir supra : chapitre 12.4 : Une peau de banane sémantique). Livresse de cette élection permet den supporter la preuve. Souveraineté dérisoire sans terre et sans pouvoir, cest tout le contraire de ce que le nazi veut être et inappropriable à la fois : toute dérisoire soit-elle, cette souveraineté lui résiste, tout-puissant soit-il. Il ne peut ni la réduire ni la partager, puisque pour être juif, il faut être né juif.
Les obstacles mis à la conversion sont justifiés par lextrême contrainte religieuse du judaïsme (les 613 commandements), ainsi que par les obligations communautaires quil implique : Le Talmud met en garde celui qui veut se convertir : être juif, cest dabord obéir à des lois extrêmement contraignantes. Cest une décision grave à prendre qui ne simpose pas à tous : sans être juif on peut gagner son Paradis... Le Talmud avertit ensuite le candidat à la conversion que le peuple juif a toujours été en butte à la persécution. Car si aujourdhui le souhait de conversion est grand et sincère, quen sera-t-il demain si renaissent des vagues puissantes dantisémitisme ?... (Le Monde du 5-6 janvier 1986). Le judaïsme disqualifie dautant plus radicalement lautre prétendant à lélection quil ignore sa prétention. Le goy ne figure que lextériorité neutre et silencieuse de la transcendance. Alors que cette faculté dindifférence a permis au peuple juif de traverser le temps, le nazi aurait, au contraire, besoin de son modèle pour exister : reconnaissance ou anéantissement. Dans la passion mise à identifier le juif sous tous ses travestissements, il y aurait donc la reconnaissance de cette interdépendance du bien et du mal propre aux rituels de la division significative à laquelle la solution finale entend mettre un terme parce quelle est mortifère. La démence dune vengeance sans merci contre un ennemi imaginaire et multiforme peut se fonder, en effet, sur une familiarité du mal telle que lidentité sy perde. Il était très difficile de séparer les juifs des autres allemands, selon Joseph Peter Stern. Jai des amis qui ignoraient quils étaient juifs jusquen 1922. Le modèle du juif démoniaque, invisible et tout-puissant convient à lhomme dépossédé : il explique les maux présents et il lui permet de les conjurer. La crise nationale, économique et politique en ébranlant les fondements mêmes de lidentité met en évidence le péril dune assimilation qui équivaut, dans les termes de la religion, de nouveau requise pour recouvrer le salut, à la confusion du bien et du mal. Cest, croyons-nous, par la compréhension de ces états-limites où lidentité vacille et que les mots sont impuissants à décrire quon peut tenter dapprocher lincompréhensible.
Ce qui paraît en cause dans ces ruptures déquilibre, cest une impulsion en prise avec lidentité archaïque, requise ou provoquée quand séprouve une perte des constituants fondamentaux de la personne ou une incapacité à faire jouer les clauses de la dominance naturelle. Au rebours des évidences modernes, le droit au sol apparaît ici comme un droit imprescriptible, pour user dune terme rituel qui permet dinscrire les attributs de la forme humaine dans les chartes et les constitutions et darticuler larchéologie avec le droit. Si imprescriptible que cest une impulsion du corps qui est dabord en jeu dans ces passions collectives, justiciables, pourtant, dune analyse rationnelle si lon veut bien considérer lhéritage phylogénétique de ce mammifère territorial quest lhomme. Exception à luniversel de territorialité, ce peuple sans gouvernement et sans armée sans alliances sans refuge ni sanctuaire au sein duquel le contraindre ou le forcer, sans engagement dans les guerres qui rythment la pulsation territoriale des nations et qui font lhistoire sans aveu puisque sans lieu se verra accuser, de toutes les trahisons et de tous les trafics. En mission auprès de larmée polonaise, le capitaine de Gaulle entretient sa mère, dans une lettre du 23 mai 1919, de ces innombrables [...] détestés à mort de toutes les classes de la société, tous enrichis par la guerre dont ils ont profité sur le dos des Russes, des Boches et des Polonais, et assez disposés à une révolution sociale où ils recueilleraient beaucoup dargent en échange de quelques mauvais coup... (Lettres, Notes et Carnets, 1919 - juin 1940, Plon, 1980 : 28). Ce Boche est dun patriote : largent à faire suppose ici une autre dialectique, celle de la non-appartenance. Mais ce qui spécifie le nazisme, cest lenrôlement de la rationalité à ces fins passionnelles au point de prétendre perpétrer dans lextermination des juifs une uvre de raison. Dans une lettre du 16 septembre 1919 à A. Gemlich, Hitler écrivait : Lantisémitisme en tant que mouvement politique ne doit pas être et ne peut pas être déterminé par le sentiment mais par le sens des réalités [...] Lantisémitisme qui sexprime uniquement par les sentiments sexprime finalement sous la forme de pogroms. Lantisémitisme rationnel, au contraire, doit conduire à une lutte planifiée et légale et à lélimination des privilèges que les Juifs possèdent chez nous [...] Son but ultime doit être inébranlablement lélimination pure et simple des Juifs. Sélever du passionnel au rationnel, cest ici, en réalité, libérer lhomme de toute dette dhumanité, cest le soustraire à léthos de sa forme, aux inhibitions et aux compassions spécifiques que la morale formalise. Cest traiter un problème rituel de maîtrise territoriale avec les moyens matériels de déréalisation de lhumanité ouverts par le désenchantement du monde.
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