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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2-20.1
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques


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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures

Chapitre 20


La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(les "trente glorieuses" et les trente pleureuses)

Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire


IV - 20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence

Droit des familles et liberté jeunes gens

Dans sa célèbre philippique contre les mariages clandestins: "Comment Gargantua remonstre n'estre licite es enfans soy marier sans le seu et adveu de leurs pères et mères" (chapitre 48, Tiers Livre) Rabelais assimile aussi la séduction ou le rapt d'une fille à l'"invasion des barbares". Un perte de souveraineté dont l'Eglise serait l'instigatrice. Pour l'Eglise, en effet, la volonté parentale, le droit des familles, n'est pas le principe constitutif du mariage. C'est le consentement mutuel des époux, exprimé par des paroles ou par certains signes qui légitime l'union au regard du droit canonique. Toute expression libre du consentement des époux crée immédiatement le lien matrimonial. Et c'est cet accord consensuel qui constitue le sacrement du mariage (défini explicitement comme sacrement par le concile de Florence en 1439). Le prêtre en est le témoin privilégié et non le ministre (Pillorget, 1979 : 21). La sacralité du mariage tiendrait donc dans cet échange, verba de praesenti, qui échappe à l'autorité familiale et qui le rend indissoluble. L'opposition entre le droit des familles et le droit ecclésial est un trait constant de l'histoire du mariage. Pillorget écrit, par exemple, "Au cours de deux siècles qui suivirent le concile de Trente (1545-1563), l'Eglise, avant tout attachée à la liberté des jeunes et l'Etat, mandataire des familles, s'opposent constamment dans le domaine judiciaire. L'Eglise ne cesse de perdre du terrain au profit de l'Etat". (1979:41) Contrairement aux avis de l'église gallicane représentée par le cardinal de Lorraine, Rome, se conformant au principe de la totale liberté du mariage, refuse de déclarer illicites les mariages contractés contre la volonté des parents (décret Tametsi du 11 novembre 1563). Un additif réclame toutefois la publication des bans, la présence de témoins, et la tenue, par les curés, d'un registre de mariages. Le pouvoir civil ne se satisfait pas de ces concessions : l'ordonnance royale de Blois (1579) rappelle l'obligation impérative du consentement des parents et assimile la subornation (soit "l'action de porter un individu à agir contre son devoir") au rapt. "Inspirée par le désir de protéger les personnes trop naïves et par le point de vue des familles – défiantes à l'égard des étourderies des jeunes gens et redoutant les mésalliances – la législation royale lutte contre les mariages clandestins." En 1639, une ordonnance de Saint-Germain dénonce ce mal qui "a troublé le repos de tant de familles et flétri leur honneur par des alliances inégales et souvent honteuses et infâmes". Mais au IIIe siècle, déjà, Hippolyte faisait reproche au pape Calliste (pape de 217 à 222) d'avoir tranché la question du mariage des patriciennes contre le droit. "Aux femmes non mariées que l'ardeur de l'âge porte vers un homme de condition inférieure qu'elles ne peuvent épouser sans déroger, il permit de vivre avec qui bon leur semblerait, esclave ou homme libre et de considérer ces unions comme légales." (Dict. de théologie catholique, art. "Mariage") "Aux femmes de rang sénatorial qui ne pouvaient épouser un clarissime, la loi civile ne laissait le choix qu'entre la dérogation et le concubinage secret. Calliste déclare que l'union d'une patricienne avec un homme de condition inférieure peut être considérée par l'Eglise comme un mariage véritable quoi qu'en ordonnât la loi civile." (id.)

Othello et Desdémone sont ainsi licitement mari et femme s'il y a eu échange de leur consentement en présence d'un prêtre. (Notons, d'ailleurs, que si le prêtre est devenu le témoin nécessaire de cet échange, à l'origine, cette qualité n'est pas requise par la doctrine). Iago demande à Othello (1,2,11) : "Etes-vous solidement mariés ?" et prédit: "II [Brabantio] vous fera divorcer ou vous mettra sur le dos tous les embarras et complications autant que la loi, avec le poids de son crédit, peut lui donner de corde". Mais le père déclare qu'il se rendra à la validité de ce mariage si Desdémone "avoue qu'elle a été pour moitié dans ce dessein" (1,2,177) Comment expliquer que le "droit des jeunes", ce que nous appellerions l'"exogamie naturelle", soit revendiqué par l'Eglise, pouvoir spirituel par excellence alors qu'il concerne un répertoire dont le caractère spirituel n'est pas évident ? Rabelais répond que c'est l'intérêt – l'intérêt matériel – qui motive l'Eglise dans sa guerre contre le droit des familles. S'il est vrai que la puissance temporelle de l'Eglise a pu se conforter à la faveur de ce que les familles peuvent interpréter comme captation d'héritage, les individus étant encouragés à tester en faveur des ordres et des institutions religieuses, l 'opposition procède aussi d'une autre intention. La "liberté des jeunes gens" s'exerce en propre sans considération des intérêts patrimoniaux ou politiques des familles. L'"amour" choisit large. Ce débordement de la stratégie familiale par l'inclination sert l'expansionnisme, ou l'universalisme, comme on voudra dire, qui définit la mission de l'Eglise : convertir, c'est-à-dire unifier le genre humain. En interdisant le mariage des cousins jusqu'à la septième génération (puis, plus modestement, jusqu'à la quatrième), le droit ecclésial donne au mariage un champ d'extension autrement plus vaste que celui qui caractérise les communautés naturelles, celui de l'ecclesia – Saint Augustin voyait dans le mariage un moyen d'entretenir et de développer la charité et la concorde entre les hommes. Alors que les arrangements familiaux s'insèrent dans un système de divisions dont ils perpétuent les alliances et les inimitiés, le mariage chrétien a théoriquement la chrétienté pour limite exogamique. C'est la valeur missionnaire, fraternelle ou syncrétique du lien sexuel, son ouverture, qui convertit l'Eglise à cette loi du sexe, elle qui pourtant flétrit la forme corporelle. A la face de l'Eglise, le More Othello peut être le légitime époux de la fille d'un duc de Venise, dès lors que ce More est chrétien et que cette fille a "fait la moitié du chemin". Incongru aux yeux de la société parce qu'il dévoie la reconnaissance et trahit les successions, ce mariage met en vedette la relativité des apparences et témoigne de l'unité de l'homme.

Figure du Temps exposant la table des degrés de parenté. "Décret de Gratien" (1140) .
Manuscrit du XIII" siècle (Musée dauphinois de Grenoble)


Tiers Livre (chapitre 48)

Constatant que "tous les législateurs ont enlevé la liberté de mariage aux enfants et l'ont réservée aux parents", Rabelais développe : "De mon temps, on a trouvé sur le continent un pays où il y a je ne sais quels religieux de taupinières qui abhorrent le mariage [...] et qui dictent des lois sur le mariage aux gens mariés. Et je ne sais ce qu'il faut exécrer le plus : la présomption tyrannique de ces taupes redoutées qui se tiennent à l'intérieur des grilles de leurs mystérieux temples et qui se mêlent d'affaires diamétralement opposées à leur état ou bien la superstitieuse stupidité des gens mariés qui ont sanctionné, par accord et obéissance, des lois si mauvaises et si barbares; et qui ne voient pas (ce qui est pourtant plus clair que l'étoile du matin) comment ces règlements matrimoniaux sont tous à l'avantage de ces prêtres et sans aucun bien ni profit pour les gens mariés : ce qui est suffisant pour les rendre suspects autant qu'iniques et frauduleux (...)
"A la faveur des lois dont je vous parle, il n'y a pas en leurs contrées, ruffian, coquin, scélérat, pendard, punais, lépreux, brigand, voleur, qui violentement ne ravisse quelque fille il voudra choisir, si noble, belle, riche, honnête, pudique soit-elle, de la maison de son père, d'entre les bras de sa mère, malgré toute sa famille, si le ruffian s'est associé à quelque prêtre qui un jour aura part à la proie."s
"Est-ce que les Goths, les Scythes, les Massagètes, feraient pire et plus cruellement dans une place ennemie assiégée depuis longtemps, attaquée à grands frais, conquise de force ? Pères et mères ont la douleur de voir un inconnu, étranger, barbare, mâtin tout pourri, chancreux, cadavéreux, gueux, miséreux, enlever et arracher de leurs maisons leurs filles si belles, délicates, riches et saines qu'ils avaient formées avec tant d'amour, dans la pratique de toutes sortes de tâches vertueuses, instruites dans l'honnêteté, espérant, le temps venu, les établir en mariage avec les enfants de leurs voisins et vieux amis, formés et instruits dans le même soin, pour parvenir à cette félicité du mariage qui est de voir naître d'eux une descendance propre à leur ressembler et à leur succéder, tant pour ce qui concerne les moeurs, que pour ce qui concerne les biens, les meubles et legs. Quel spectacle pensez-vous que ce leur soit? [...] Cependant, ils sont tellement en proie à la crainte du Démon et tellement superstitieux qu'ils n'osent pas s'insurger puisque le religieux a été partie présente et contractante. Et ils restent en leurs maisons, privés de leurs filles tant aimées, le père maudissant le jour et l'heure de ses noces, la mère regrettant de ne pas avoir avorté en ce triste et malheureux enfantement, et ils finissent dans les pleurs et les lamentations une vie qu'ils eussent dû finir dans la joie, entourés de la vénération de leurs filles.
"D'autres en sont devenus comme hallucinés et déments et se sont noyés, pendu, tué de douleur et de regret, ne pouvant souffrir une telle indignité.
"D'autres ont eu l'esprit plus héroïque, et à l'exemple des enfants de Jacob vengeant le rapt de Dîna, leur soeur, sont allés trouver le ruffian qui, avec le religieux son associé, parlementait et tentait de suborner leurs filles, ils les ont aussitôt mis en pièces et tué férocement, jetant ensuite leurs corps aux loups et aux corbeaux à travers les champs.
"De cet acte si viril et chevaleresque les religieux, ses confrères [...] ont imploré le bras séculier et la justice politique [...]. Mais on n'a trouvé ni dans la justice naturelle, ni dans le droit des gens,ni dans un loi impériale quelle qu'elle soit rubrique, paragraphe, article ou titre qui incrimine un tel fait à peine ou torture : la raison s'y oppose, la nature y répugne. Car il n'est pas homme vertueux au monde qui par nature et par raison n'ait l'esprit troublé en apprenant les nouvelles du rapt, de la honte et du déshonneur de sa fille, bien plus que s'il apprenait sa propre mort. Or c'est un fait que chacun trouvant le meurtrier en flagrant délit d'homicide en la personne de sa fille [...] peut, par raison et doit, par nature, l'occire sur-le-champ [...] Il n'est donc pas étonnant que, si trouvant le ruffian, à l'instigation du religieux, en train de suborner sa fille et de l'enlever hors de sa maison, même si elle est consentante, les peut, les doit mettre à mort ignominieusement, et jeter leurs corps aux bêtes sauvages, comme indignes de recevoir le doux, le dernier embrassement de l'âme et grande mère, la Terre, laquelle nous appelons sépulture."


Mais la justice des familles a aussi d'autres moyens, une justice immanente et d'autant plus démonstrative qu'elle y vérifie ses partis-pris. La calomnie ne peut avoir prise sur Othello que s'il partage cette conception de la duplicité féminine qui fonde la séparation des sexes et motive la suspiscion légitime en laquelle toute femme doit être tenue, les ragots de la sagesse commune et les devoirs de l'honneur. Défiance qui tient la femme, toujours trop proche ou trop lointaine, à distance respectable. Dans la première scène de l'acte II, Iago donne, face à Emilia et Desdémone, dans le style des proverbes populaires qui font "s'esclaffer les sots dans les tavernes" (v. 139), toute la mesure de sa science des personnes du sexe, ainsi résumée : "Elles se lèvent pour flemmarder et se couchent pour besogner."(v. 116) Celle qui a le charme d'un teint blanc avec un peu d'esprit ? Elle usera de stratagèmes pour mieux tirer parti de son charme. Celle qui a deux sous d'esprit, mais qui est noire de peau ? Elle saura s'arranger pour se dégoter un blanc. Celle qui est belle et sotte ? Elle mettra sa sottise à profit pour dénicher un héritier. Belles et laides, sottes et sages, toutes et tout autant, font preuve d'une même et insidieuse malice. Mais la femme au mérite au-dessus de tout soupçon, demande Desdémone? "Si une telle femme existe, elle est bonne, en deux mots... à baratter du petit lait et allaiter les sots" (v. 159) L'improbable mérite, dans cette philosophie, se signale par une vaine absurdité. "C'est la pire qu'il loue le mieux", fait remarquer Desdémone. En effet, pour l'"honnête Iago", la femme, au physique et au moral, quel que soit son physique et quel que soit son moral, n'a qu'un dessein, ainsi qu'il ressort des cas de figure exposés, celui de son sexe. Pourquoi s'étonner, d'ailleurs, que le sexe, (absolument parlant : la gent féminine) ait le sexe pour gouvernement ? Dans ce programme, l'homme est proie ou victime, nécessairement. La perfection n'est qu'un masque de plus dans le répertoire de la comédie féminine.

Iago est, ou veut être, de ces hommes sur qui les sentiments, ces illusions liées aux messages de la forme spécifique, n'ont pas de prise. ("Notre corps est notre jardin et notre volonté le jardinier" ; "[L'amour], c'est tout bonnement un échauffement du sang avec l'autorisation de la volonté.") Mais avec quelle habileté sait-il user des images qui les commandent ! – Où l'on voit, par le caractère de ce personnage, le plus fouillé et le plus achevé du drame, et par contraste avec la naïve crédulité des autres protagonistes (Othello, Desdémone, Cassio, Rodérigo) que le cynisme systématique ("Je cesse d'être quand je cesse de critiquer" (II, 1 ,120) autorise une sorte de perfection et d'exhaustivité dans l'analyse objective ou, du moins, dans la manipulation des hommes. La trahison féminine est inhérente au mariage : la fille s'établit en "trompant" son père et reste suspecte d'"étrangeté" (de sorcellerie ou de trahison) dans le foyer et dans le lignage de son époux. La première brèche dans la simplicité d'Othello a été ouverte par le père de Desdémone – bien qu'il n'y prit garde alors : "Si tu as des yeux pour voir, More, surveille-la ; elle a trompé son père, elle peut te tromper."(I, 3, 293) Iago enfoncera la brèche : "Elle a trompé son père en vous épousant"(III, 3, 206) faisant valoir que cette duplicité tient, non pas tant à la position mitoyenne de l'épouse, qu'à la loi de son sexe. Iago explique à Rodérigo, qui est amoureux de Desdémone : "Sans aucun doute, elle changera pour un jeune : dès qu'elle sera repue, elle découvrira l'erreur de son choix. Il lui faudra de la nouveauté, c'est inévitable".(353) "...Note avec quelle violence elle a d'abord aimé le More, rien que pour ses rodomontades et ses extravagantes inventions. Mais va-t-elle l'aimer toujours pour ses vantardises? [...] Son oeil veut de la pâture et quel plaisir peut-elle prendre à regarder le diable ? Quand le sang est engourdi par le déduit, il faut, pour le revigorer et pour rendre l'appétit à la satiété, le charme du visage, l'accord des années, de l'éducation, de la beauté ; tout ce qui fait précisément défaut au More. En l'absence de cette concordance indispensable, sa délicatesse raffinée se trouvera rebutée, elle aura des haut-le-cœur, elle sera dégoûtée de lui, elle le haïra : la nature elle-même le lui apprendra et lui dictera un autre choix". "Si elle avait été aussi vertueuse, aurait-elle jamais aimé le More ?" objecte Iago à l'amoureux transi qui oppose la droiture de Desdémone à l'accusation d'une complicité amoureuse avec Cassio : "N'as-tu pas vu comme elle lui tripotait la main? [...] Pure paillardise (et non "simple politesse"). C'est le signe et le ténébreux prologue d'une histoire de luxure et de pensées obscènes. Leurs bouches étaient tellement proches que leurs haleines se mêlaient. Vilaines pensées Rodérigo... Quand de telles complicités ouvrent la voie, l'exercice majeur, la très charnelle conclusion de ces prémisses est à portée de main, pouah!"

Iago entend manoeuvrer Othello "jusqu'à le rendre fou" (II, 1, 316). A la suite d'une algarade provoquée par Rodérigo qui obéit aux instructions de lago, le lieutenant Cassio a été destitué par Othello. Iago convainc maintenant Cassio de plaider la cause de sa réhabilitation auprès de Desdémone, tandis qu'il s'emploiera à persuader Othello que l'insistance de Desdémone à intercéder en faveur de Cassio trahit un amour coupable. "Rendre fou" le More, c'est-à-dire égal à son inquiétante différence ; rendre la vertu immaculée de Desdémone (la blancheur superlative) "aussi noire que la poix" (II, 3, 360), c'est ce qui s'accomplit dramatiquement par la médiation de Iago, âme du drame au sens où l'on parle de l'âme d'un complot – non pas personnage rapporté qui viendrait troubler et noircir une situation idéale, diabolus ex machina, mais, au contraire, moyen de développement de la vérité impliquée dans le mariage excentrique. Il sera d'autant plus facile de manœuvrer Othello jusqu'à le rendre fou que "les Mores sont de nature changeante" (I, 3, 350) et Othello se révélera si influençable que Iago lui-même sera surpris du rendement de son stratagème ("Le More est d'une nature simple et franche ; il tient pour honnêtes ceux qui s'en donnent l'apparence. Il se laissera conduire par le nez comme les ânes" - 1, 3, 402). La jalousie : la nature et l'effet de ce "poison minéral" qui "tenaille les tripes", dont Iago lui-même se dit victime, apparaissent dans une description quasi clinique. Mal moral et physique à la fois: une idée, des présomptions, des images qui s'imposent à la conscience, submergent la raison et se développent dans le crime. Le poison est inoculé par des informations que Iago donne lui-même comme des "observations éparses et douteuses" (III, 3, 151). Mais il paraît alors tellement gêné par ce qu'il sait, et qu'il fait semblant de vouloir dissimuler, qu'Othello est immédiatement persuadé que l'"honnête Iago" retient la vérité pour lui en épargner la douleur. Il est alors disposé à gober tout ce que l'autre pourra dire. Il doit bien d'abord admettre que Desdémone a trompé son père en l'épousant et qu'une telle capacité de dissimulation chez une fille si jeune révèle une habileté propre à abuser sans difficulté la "franche simplicité" d'un More. Quand Othello, songeur, spécule: "Et cependant, que la nature en s'égarant..." Iago s'engouffre dans la brèche de ce doute et place avec une évidente satisfaction, en se défendant de l'avoir dite et en la prêtant déjà à Othello l'explication qui convient au sens commun : Le goût de Desdémone pour le More, s'il n'est l'effet de quelque sorcellerie, dénonce, comme l'a diagnostiqué son propre père, une disposition morbide : "Oui, voilà le point : ainsi – excusez mon audace – refuser tant de partis qui s'offraient, des hommes de son pays, de sa couleur, de son rang, comme on voit la nature le préférer en tout. Pouah! on peut flairer là un désir bien corrompu, une singulière difformité, des pensées contre nature. Mais, pardonnez-moi, je ne parle pas d'elle en particulier, néanmoins, j'appréhende que son désir, se repliant sur un meilleur jugement, n'en vienne à vous comparer au naturel de son pays et, peut-être, à se repentir."



Après une émission littéraire télévisée ayant traité d'ouvrages gastronomiques, un lecteur du Monde (10 janvier 1988) écrit : "L'admirable George Sand (...) a servi de prétexte à une imposture d'émission littéraire. Un gouverneur de notre empire colonial en Afrique noire, peu après la dernière guerre, me disait que l'une des ethnies qu'il gouvernait ne possédait comme langue qu'un vocabulaire de trente-deux mots, tous consacrés au tube digestif ! C'est à lui que j'ai pensé vendredi !"




Lampes en bronze et en terre de l'antiquité grecque (IIIe siècle).
Anencéphale, prognathe, lippu et mafflu, cette caricature de l'homme noir entend vraisemblablement montrer le triomphe de la sensation.
En raison de quelle loi l'homme peut-il porter tel jugement sur l'homme ?

Avant de conclure à « l'idéal de beauté absolue » du « profil grec », Hegel, ignorant les contraintes évolutives qui ont fait différents les hommes d'une même famille, écarte les autres formes d'humanité, avec leur canon esthétique, en vertu d'une « psychosomatologie » (« phrénologie » ou « physiologie intellectuelle ») ethnocentrée :

« On dit je le sais qu'une telle conformation du visage ne fut préférée que par les Grecs comme la seule véritablement belle ; que les Chinois, les Juifs, les Égyptiens regardaient d'autres formes, et même entièrement opposées, comme non moins belles, sinon mêmes supérieures ; de sorte que les autorités se balançant, il n'est pas prouvé que le profil grec soit le type de la vraie beauté. Mais ce n'est là qu'un propos superficiel » (Georg Friedrich Wilhelm Hegel, Esthétique [1818-1829] trad. tome premier, Paris : Librairie Germer-Baillère, 1875, p. 318).

Car ce qui fait sens dans cette configuration esthétique, c'est ce qui distingue l'espèce humaine dans le règne animal, soit la prévalence de l'esprit sur le besoin. Alors que, chez l'animal, « la bouche prend le nez à son service » (p. 317), provoquant cette « saillie particulière du museau pour se rapprocher des objets », « ces organes […] se retirent chez l'homme et font place à ceux qui expriment non un rapport pratique et matériel, mais contemplatif et intellectuel. » Le nez grec, dans la continuité orthogonale du front, apparaît ainsi au service du front : « Lors donc que le front s'avance, tandis que la bouche et les mâchoires se retirent, la figure humaine prend le caractère spirituel » (p. 317).

« Dans la belle harmonie que présente le profil grec entre la partie supérieure et la partie inférieure du visage, par la transition douce et non interrompue du front, siège de l'intelligence, au nez, celui-ci apparaît, grâce à cette dépendance, plus approprié au front, et obtient ainsi lui-même, comme attiré au système de l'esprit, une expression et un caractère spirituels […] Le profil grec […] appartient à l'idéal de la beauté absolue, parce que c'est seulement dans cette conformation de la figure que l'expression de l'esprit refoule entièrement l'élément purement physique sur un plan inférieur, et, en second lieu, se dérobe le plus aux accidents de la forme, sans cependant […] bannir toute individualité » (p. 318).


"Pourquoi me suis-je marié ?" se lamente Othello qui, méditant sur son infortune comme si elle était déjà prouvée, devient philosophe : "Ah, malédiction du mariage ! (v. 268) Que nous puissions dire nôtres ces délicates créatures et non point leurs désirs". "C'est peut-être parce que je suis noir ou que j'ignore les doucereux propos des hommes de salon, ou que je descends dans la vallée des ans." (v.263) A peine le jaloux vient-il de jurer son mal : "J'aimerais mieux être un crapaud et vivre dans les exhalaisons d'une prison plutôt que de garder un coin de la femme que j'aime pour l'usage des autres", (v. 270) que se manifestent les premiers effets du poison : "J'ai une douleur là, au front." (v.284) Et c'est bien d'un poison que Iago est conscient de se servir lorsqu'il dépose chez Cassio le mouchoir égaré par Desdémone : "Pour les jaloux, des riens aussi légers que l'air sont des charges tout aussi convaincantes que des preuves d'Evangile [...] sous mon poison, le More change déjà. Les ruminations maladives sont de la nature des poisons, lesquels n'ont pas spécialement mauvais goût : mais à peine atteignent-elles le sang, elles brûlent comme des mines de soufre." (v.322) "Je l'avais bien dit : le voilà qui revient". Mais la jalousie est une chimie sans médication : "Ni le pavot, ni la mandragore, aucun somnifère au monde ne te rendront jamais ce doux sommeil qui, hier encore, était le tien."(v. 330) Que veut le jaloux ? Avoir les preuves de son infortune et "se consoler dans le dégoût"(v.267) de l'objet aimé. Paradoxalement, jouir de son infortune. Othello est déjà "au supplice de la roue"(v.335) avant la première preuve. Ce n'est pas une preuve qu'il demande : il veut se repaître d'images : "Misérable, tu vas me prouver que ma bien-aimée est une putain ; vas-y, donne-m'en la preuve oculaire"(v. 359), se repaître de la déchéance de son idéal, de scènes auxquelles la crudité, plus avilissante que probante, n'ajoute rien : "Fais-moi voir la chose, ou au moins prouve-la moi, mais si bien que la démonstration n'ait pas un noeud, pas une boucle où accrocher le moindre doute."(v. 365) Le jaloux s'anéantit dans des visions que sa présence (imaginaire) fait d'autant plus impudiques qu'il en est nécessairement exclu.

Avant d'avoir rien vu, Othello est déjà "dévoré par la passion"(v. 391), il a déjà mentalement réalisé la figure finale de la tragédie : "Son nom qui était aussi clair que le visage de Diane est maintenant souillé et noir comme ma propre face."(v. 386) A l'appétit du primaire qui réclame des images, Iago donne en pâture des visions bien salaces qui sont autant de preuves et qui, mieux que des preuves ont pouvoir d'empirer le mal : "Comment vous satisfaire, Monseigneur? Vous voudriez, en voyeur obscène, vou repaître du spectacle de votre femme saillie? [...] Ce serait difficile, je crois, de les amener à cette exhibition : qu'ils soient damnés si jamais d'autres yeux mortels que les leur les voient sur l'oreiller ! Mais alors ? Comment faire ? Où trouver cette assurance ? Les voir à l'oeuvre, c'est impossible, fussent-ils ardents comme des boucs, chauds comme des singes, lascifs comme des loups en rut ou aussi bêtement grossiers que des abrutis pris de boisson." (v. 397) Iago va donc offrir à sa dupe un spectacle de remplacement où le grotesque le dispute à l'invraisemblable et dont il sera le principal acteur : "Dernièrement, j'étais allongé avec Cassio et comme je souffrais d'une rage de dents, je ne pouvais dormir. Il y a de ces hommes dont l'âme est si relâchée qu'ils jasent de leurs affaires en dormant. Cassio est de cette espèce. Je l'entendais dire dans son sommeil : "Douce Desdémone, redoublons de prudence, cachons nos amours". Et alors, seigneur, il me prenait et m'étreignait la main en criant: "Douce créature", puis il m'embrassait passionnément, comme s'il déracinait des baisers plantés sur une bouche; et ensuite il passait sa jambe sur ma cuisse, il soupirait, il m'embrassait, il s'écriait : "Maudit soit le Destin qui t'a donné au More."(v. 413)

Quand Iago prétend que le mouchoir de Desdémone, premier cadeau du More, est en possession de Cassio (il l'a vu "s'essuyer la barbe avec un mouchoir identique") – fait vérifiable, même si son interprétation est fallacieuse – on voit la furie d'Othello surgir de son enveloppe corporelle : "Lève-toi du creux de ta caverne, noire vengeance! Cède, amour, ta couronne et ton trône à la haine tyrannique (...) Gonfle-toi, ma poitrine, avec ta cargaison de langues de vipères (...) Du sang, du sang, du sang." (v.446) Le poison de la jalousie fait physiquement sortir d'Othello la noirceur qui aurait dû offusquer Desdémone, qui a obnubilé son jugement et qui va l'emporter dans la mort. L'épisode du mouchoir, outre sa valeur de stratagème, donne d'ailleurs du crédit à l'explication du père de Desdémone qui voyait dans le consentement de sa fille un effet de sorcellerie. Othello révèle, en demandant à Desdémone le mouchoir dont il lui a fait présent : "C'est une égyptienne qui en fit don à ma mère. Elle était magicienne et pouvait presque lire dans les pensées des gens. Elle lui avait dit qu'il la rendrait désirable et soumettrait mon père entièrement à son amour tant qu'elle le garderait; mais que, si elle le donnait ou le perdait, l'œil de celui-ci la prendrait en dégoût ; et que son âme irait quêter de nouvelles amours. A sa mort, elle m'en fit présent et me pria, quand le destin me ferait prendre femme, de le remettre à celle-ci, ce que j'ai fait [...] Il y a de la magie dans le tissu". Le choix excentrique de Desdémone s'avère donc surdéterminé. Maléfice : Othello, dans la scène 1 de l'acte IV, subjugué par le démon de la jalousie est en proie à une véritable crise de possession. "Couché avec elle! couché sur elle! (IV, 1, 35) "Mouchoir – aveu – mouchoir. Qu'il avoue et qu'il soit pendu pour sa peine ; pendu d'abord, avouer ensuite ! Je suis secoué de frissons. La nature ne se revêtirait pas d'une fureur si noire sans quelque intention. Ce ne sont pas de mots qui me secouent de la sorte. Pouah ! Le nez, les oreilles, les lèvres. Est-ce possible ? Avouer ! Mouchoir ! Ah, démon !" Il tombe évanoui : "une transe" que Iago décrit comme une "attaque d'épilepsie" : "la léthargie doit suivre son cours paisible, sinon il a l'écume à la bouche et peu à peu éclate en sauvage folie." (v. 54)

Sortilèges et barbarie se conjuguent en une même inculpation de la différence. Le meurtre de Desdémone est l'accomplissement de son mariage : son drap nuptial était son linceul : "Ce soir, tu mettras à mon lit mes draps de noce" (IV, 2, 105), ordonne-t-elle à sa suivante ("Si je meurs avant toi, c'est dans ces draps qu'il faut m'ensevelir." - IV, 3, 24). Desdémone proteste de sa blancheur sous les accusations furieuses d'Othello, mais celui-ci couvre d'ordure son innocente candeur : "Patience, toi, jeune chérubin aux lèvres rosés, change maintenant de couleur et prends la teinte sinistre de l'enfer."(IV, 2, 62) Et les images les plus repoussantes ne suffisent pas à expectorer sa fureur : "hideux crapauds", "mouches surgies du grouillement"... La nuit fatale – "Cette nuit va sceller mon triomphe ou ma perte", dira Iago (V, 1, 129) – est annoncée en ces termes par Othello : "J'arrive, putain ! [...] un sang luxurieux va bientôt souiller ton lit de luxure !" (IV, l, 34). "Roulant des yeux", "l'air sinistre"(V, 2, 38), "secoué de fureur sanguinaire"(v. 34), Othello étouffe Desdémone après un réquisitoire délirant de quatre-vingt-trois vers.

La morale de cette "douloureuse histoire" (v. 371), à la "sanglante conclusion" (v. 357), c'est Emilia, femme moyenne entre Desdémone, la pure, et Bianca, la courtisane, qui la donne. Othello : "Elle est partie sur un mensonge au feu de l'enfer. C'est moi qui l'ai tuée." Emilia : "Elle n'en est que plus angélique et toi encore plus noir démon." "Tu la calomnies. Tu es un démon (...) Ton acte ne mérite pas plus le ciel que tu ne la méritais, toi !... Ô imbécile, crétin ! Aussi ignorant que la crasse." "Ah, stupide assassin ! Que pouvait faire un tel idiot d'une épouse aussi bonne ?" La voix du bon sens qui déplorait l'absurde inclination de Desdémone se voit confirmée par ce tragique dénouement : "A-t-elle renoncé à tant de nobles partis, à son père à son pays pour s'entendre appeler "putain" ?(IV, 2, 125) "Elle était par trop entichée de son immonde emplette." (V, 2, 157). Le droit des familles, par la bouche de Gratiano, l'oncle de Desdémone, ne dit pas autre chose : "Pauvre Desdémone! Je suis content que ton père soit mort : ton mariage lui fut mortel. La douleur a suffi pour trancher le fil usé de ses jours. S'il vivait encore, ce spectacle le pousserait à un acte de désespoir."(v.204)

Pour expliquer la vraisemblance de la trahison de Cassio, Iago énonce le précepte suivant : "Les hommes devraient être ce qu'ils paraissent ou n'avoir pas forme humaine" (III, 3 ; 126). Mais il y a des apparences qui trompent ; il y a des hommes qui dissimulent. La forme humaine peut être un leurre, signifier des apparences trompeuses. Cette vérité à l'allure d'apophtegme ou de proverbe peut résumer le sujet d'Othello.
– L'esprit d'Othello est victime des images auxquelles Iago le soumet. La jalousie ("Ils ne sont point jaloux pour tel motif, mais jaloux parce que jaloux") est un drame de la suggestion et de l'auto-suggestion. Elle se nourrit moins d'une cause objective extérieure à la conscience que d'une production endogène et déréglée d'images morbides.
– Le "noble Othello" n'est pas ce qu'il paraît. Cette noblesse, que même Iago doit lui reconnaître : "Le More, bien que je ne puisse le souffrir est d'un naturel noble" (II, 1, 294), est un défi à la loi de l'apparence. Pour le commun, Othello est un More – hors sa présence, Iago le désigne toujours comme tel – et il ne saurait échapper à sa forme.
– La "blanche Desdémone" ("fair and wise", II, 1, 130) n'est pas ce qu'elle paraît. Elle a, comme on dit, trompé son monde.
– L'"honnête Iago" n'est pas ce qu'il paraît. Et c'est sa vraie nature qui va ajuster l'apparence et la réalité :
Othello, égal à son apparaître, étouffe la blanche Desdémone ; Desdémone épouse la vérité de son choix en se sacrifiant à la barbare furie d'Othello. L'action dramatique, nouée dans la nuit de Venise par un mariage dérobé, est accomplie à Chypre, aux marges de la civilisation – "Bienvenue à Chypre. Rien que des boucs et des singes"(IV, 1, 5I) – dans la dernière figure scénique : Othello poignardé, expirant sur la couche (nuptiale) de Desdémone ; Desdémone étouffée par le corps d'Othello, le mariage excentrique consommé ; Iago ayant fait son œuvre, promis au supplice, l'action est désormais éteinte. "L'enfer et la nuit (devaient) amener au jour cette monstrueuse gésine."(I,3,407) L'excès de l'exception vient de démontrer la loi.

Iago, c'est la vérité de la coutume contre la vérité de l'exception. C'est maintenant cette dernière vérité – que l'interprétation moderne retient– celle d'une passion contre la règle qu'il faut considérer. Qu'est-ce qui a provoqué l'union "contre-nature" d'Othello et de Desdémone? C'est la loi naturelle. Et c'est la loi de l'Eglise qui l'a légitimée. Dans l'expression "loi naturelle", "nature" s'oppose à "civilisation". Mais la civilisation est si peu susceptible d'une autre forme qu'elle est identifiée à la nature : "nature" voisine avec "jugement", "bon sens", "honneur'.'.. "Toutes les lois de la nature" s'opposent au choix de Desdémone. La nature veut la "concordance" (I, 3, 101; III, 2, 231). Elle épouse intimement la règle. Pour le père de Desdémone, elle s'accomplit dans la civilisation. La génération doit reproduire, comme l'explique Gargantua, les biens matériels et immatériels du patrimoine. Mais cette reproduction est entravée par des forces contraires. Il y a une nature qui excède la nature dominée, une "nature fourvoyée" (II, 2, 228), un excès du sexe sur la reproduction du même : puisque Desdémone, perle de Venise, celle qui "décourage la description et la plus folle renommée"(II, 1, 6l), qui "fatiguerait l'invention", satisfait son humanité dans la barbarie... La vérité de l'exception est tout autre : Othello a forme humaine et cette reconnaissance d'humanité, que le dénouement ne désavoue pas, est le fait d'une femme. La nature féminine, qui fait ici la jonction entre la culture et la "barbarie", fait entrer l'étranger dans le cercle de la proximité. Othello est aujourd'hui compris, non pas de la manière que nous venons de dire, mais comme le drame exemplaire d'une passion victime de la malfaisance individuelle. Son dénouement n'est pas la démonstration d'une erreur de reconnaissance ou d'une perversion secrète, la mort tragique des amants fixe l'éternité et la souveraineté d'un choix "héroïque" (et exemplaire) en ce qu'il brave les conventions. L'amour est ici le liant qui déborde les classifications de la culture.

Othello, version Academy Awards


Sous ce point de vue, on trouverait une configuration identique à celle d'Othello – à l'épilogue près – dans le film de Stanley Kramer : "Devine qui vient dîner" (1967, Guess who's Coming to Dinner, avec Spencer Tracy, Sidney Poitier, Katharine Hepburn). Une jeune américaine de bonne famille, parée de toutes les qualités, s'éprend d'un jeune noir qui a toutes les vertus. Un évêque, ami de la famille, réussit à faire tomber l'opposition de ses parents à ce mariage inusité. Les deux parties, d'ailleurs, réprouvent cette union et c'est la servante noire de la maison (nourrice, "suivante" de l'héroïne) qui s'élève le plus résolument contre cette mésalliance. Le film s'achève sur un hymne à l'amour, ce sentiment "autrefois ridicule", comme le notait Adam Smith (vide supra : chapitre 10 Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion” : sur le destin d’un trait de l’échange matrimonial dans le Roman de Tristan), qui convient si bien à l'idée moderne du rapprochement des sexes. Qu'est-ce qui fait la nature féminine vulnérable à l'étranger ? Ce qui la fait rebelle à la civilisation, répond la coutume, marquant par là le caractère masculin des pseudo-spéciations – et des religions. Dans la préface aux actes d'un colloque sur le racisme, Léon Poliakov rapporte qu'une seule séance a "donné lieu à des discussions parfois fort acerbes", à des "protestations véhémentes", "celle qui portait sur le racisme dit sexiste ou phallocrate". Une communication intitulée: "La femme juive comme 'autre'" s'attachait à démontrer le rôle idéologique et pratique de la religion dans la dépréciation de la femme et assimilait l'"interdit du mariage mixte" au racisme – constatait, à tout le moins que cet interdit était "générateur de racisme" (Poliakov, 1978: 7, 14 et 157)

Plan du dossier :

19.1 Exorde
19.11 "Et ta sœur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1
L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5
L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire






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