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Chapitre 21
La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(les "trente glorieuses" et les trente pleureuses)
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
IV - 21.3 Hormones, territorialité, la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
"Différence" et "familiarité"
La vertu de la différence ne peut être mise à profit que si sa différence n'est pas telle qu'elle décourage l'identité. La culture, ou théorie d'un écosystème, opérant une restriction du choix sexuel, c'est au sein d'un autre système d'intérêts que peuvent jouer librement les phénomènes d'ouverture que nous avons en vue. Dans les précédentes pages, nous avons eu l'occasion d'envisager la position du beau-frère et le rôle de la relation frère-ssur dans l'organisation matrimoniale. La culture jeunesse affecte ces termes de valeurs inédites. Dans la mythologie de la jeunesse, le beau-frère, dit "beauf" personnage de bande dessinée est un contre-modèle idéal. C'est un aîné : il a épousé la soeur aînée du jeune et il se distingue assez peu, au moins dans l'esprit de ce dernier, de la génération des parents. Il est "métallo", épicier, "bistrot", cadre. Il incarne la France dite "franchouillarde". Auto, tiercé, vacances sont ses divinités. Quand il est sérieux, il ressemble à Le Pen ou à Marchais ; quand il est drôle à Collaro. Il est anti-jeune, anti-soixante-huit, anti-chienlit, anti-étranger : "Les beaufs tirent sur les Beurs" (titre de chapitre d'un ouvrage sur les immigrés). Son épouse travaille. Les "beaufs" incarnent cette France aux valeurs provinciales qui a fourni la ressource du "miracle économique" de l'après-guerre. A l'opposé, le jeune est lycéen, étudiant (il fait des études plus longues que celles de sa sur aînée, bénéficiant, toutes choses égales d'ailleurs, de ce que Virginia Woolf dénomme le "Fonds pour l'éducation d'Arthur"). Il est censé être plus instruit ; son éducation lui donne les moyens de relativiser le modèle parental. Ses modèles sont "néoténiques", idoles musicales ou héros révolutionnaires. Transistor, musique pop, rock, moto sont ses divinités. Il est pacifiste, parfois objecteur de conscience. Les valeurs révolutionnaires sont, dans son idée, des valeurs de fraternité. C'est quand le travaille le désir de "sortir" cette forme intransitive du verbe, comme celle du verbe "manifester", exprime une protestation d'existence qu'il s'ouvre à l'imitation. Les canaux médiatiques mettent à sa portée des images et des sensations. Parmi ces modèles : l'"étranger" de même classe d'âge qui, s'interposant entre sa sur cadette et lui, le fait vibrer à la musique du monde et lui donne un brevet d'indépendance. L'introduction, dans le complexe familial, d'un étranger qui le désintéresse de sa sur achève l'émancipation du cadet. Dans ce cas de figure, la part active de l'ouverture revient souvent à la cadette qui ramène à la maison un "copain" donnant son extranéité celle-ci vaut initiation formelle du frère pour "prix de la fiancée". Avec le cadet et son "beauf", la cadette et son "pote", on a quelques données psycho-culturelles de l'opposition de deux systèmes de valeurs qui est aussi une confrontation entre deux générations et que la question de l'étranger divise.
Suspecte et décriée, attachante et valorisée, c'est la même inquiétante étrangeté qui concourt à la saisie de l'identité. C'est la valeur de différence et de séduction de l'extranéité que nous allons maintenant envisager. Dans l'enquête d'Augustin Barbara, il est un facteur parfois mis en avant par les intéressés ou par leurs proches pour expliquer le choix d'un conjoint étranger. "Se sentant inutile en Europe, une jeune femme avait fait un séjour de coopération en Afrique où elle avait rencontré son futur mari". Mari que son beau-père qualifie ainsi : "D'ailleurs si ma fille l'a choisi... Elle qui a refusé je ne sais combien de partis ici !"(Barbara : 38) "II était bizarre ce type, toujours à l'écart, un genre de mystique. Cela ne m'étonne pas qu'il soit marié à une étrangère et converti à l'Islam." (id. : 38) Un "vieux couple de retraités" dont la fille vit au Gabon depuis dix ans, mariée à un Africain, s'émerveille de constater, après un voyage sur les lieux, que leur fille a enfin trouvé son équilibre dans un mariage... polygame : "Nous l'avions connue en France avec beaucoup de problèmes et incapable de se stabiliser quelque part." (id. : 46) La valeur de "stabilisation" d'un choix de ce type tient parfois, comme ici peut-être, à la possibilité de libération d'une identité captive de l'intimité d'un vieux couple. Libération dont le caractère paradoxal illustre la condition première : une séparation qui trouve ici son objet et son repos dans un usage qui passe pour symboliser la sujétion féminine. Le choix libérateur peut être aussi un choix de reniement : "C'est toute la reconnaissance que nous avons eu. Voilà, nous l'avons éduquée, c'est pour ne plus la revoir... Dieu sait quand nous la reverrons maintenant ! Nous ne connaissons même pas notre petit-fils. Nous avons eu la photo, mais allez donc voir sur une photo de bébé s'il a plus de sang noir que de sang de chez nous" (id. : 35). "Elle aurait pu aussi penser à [nous] qui lui [avons] donné toute son éducation." (id. : 27) La valeur de scandale du couple mixte, arrachement au milieu familial, permet parfois d'afficher une rébellion. Devereux (1975 : 236) pour qui "la femme humilie ses hommes par son comportement" fait état du "rôle que joue dans la délinquance juvénile féminine le désir d'humilier les parents". La jeune femme, dont nous avons déjà cité le témoignage (supra), qui "adore embrasser [son] mari africain en public" pour voir "la tête des gens" explique : "Ainsi, je me protège inconsciemment de l'hostilité ambiante. Par la provocation". Cette déclaration met en lumière la valeur de protection de cette "provocation" que peut constituer le couple mixte. Croyant se protéger ainsi de l'hostilité ambiante le recours à l'"inconscient" [inconsciemment] paraît caractériser quelque chose comme un : "C'est plus fort que moi !" il est manifeste qu'elle la suscite ou l'intensifie et qu'elle répète, par ce débat public, le principe d'un choix défensif. "Beaucoup d'entre elles sont pas mal et de familles aisées, ayant reçu une éducation stricte, sans ouvertures. Elles s'affichent avec un Noir. Elles veulent dire : "Je vous em... bien avec votre racisme, vos idées". Elles prennent le contrepied de toute une éducation qu'elles ont mal digérée". (Barbara : 26-27)
Aversion, extraversion
La trop grande proximité de l'objet sexuel annule la sexualité. Si l'identité est aussi sexuelle, on comprend une valeur de l'extranéité : condition formelle de l'existence ou "révélation" d'une identité "à problèmes"."Je connaissais toutes les filles de mon quartier, ces mêmes filles d'ailleurs avec lesquelles je sortais. Je connaissais leurs familles, toute leur histoire. Nous avons fait la communion ensemble, le catéchisme ensemble, l'école ensemble. Nous étions déjà pris dans un cycle de choses semblables et en fin de compte, si je m'étais marié avec l'une d'entre elles, j'aurais eu l'impression de ne rien découvrir. Pour moi, le mariage signifiait quelque chose à découvrir et non pas la fin de quelque chose. Ma conception était d'avoir à découvrir quelqu'un et avec lui tout un pays, découvrir du nouveau. Oui, je considère le mariage comme une aventure un peu périlleuse et c'est bien ça qui m'a attiré chez ma femme qui est étrangère. Les autres étaient trop mes copines pour que l'une d'entre elles puisse devenir ma femme." (Français, 30 ans) (id. : 24-25 ; les italiques sont nôtres) Cette volonté de fuir le "connu", la camaraderie de l'enfance et la familiarité du village, cette passion de la découverte, quand elle a pour objet la sexualité, peut être dénommée "pulsion exogamique". C'est le "péril" qui "attire", c'est-à-dire la vie, par opposition à l'ennui mortel du "connu", à la prison répétitive de la similitude.
Ecoutons cette pure "jeune fille timide" ("bien élevée", "proche de la nonne") raconter l'aventure "périlleuse" que fut sa conquête d'un Africain ; aventure qui fut pour elle une initiation et une révélation presque au sens religieux du mot. "Mes parents étaient loin de penser qu'un jour j'épouserais un Africain noir. J'étais une fille bien élevée, beaucoup plus proche de la nonne que de la jeune fille française qui va quelquefois flirter. Dans l'amphi de la Fac, quand il s'est assis près de moi, j'ai été très impressionnée. Je voyais de près un "Nègre". Il engagea le premier la conversation. Nous prîmes l'habitude de nous asseoir l'un à côté de l'autre. Un jour je lui empruntai ses notes de cours. Non seulement il avait une belle écriture, mais encore c'était impeccable. Tout cela ajouté à un français parlé très correct. Un jour, je le trouvai beau. Et j'ai commencé à fantasmer. Je détruisais en moi une vieille idée du Noir que m'avait transmise ma famille. C'est alors que naquit une véritable attirance pour lui. De son côté, sa réserve ne faisait qu'ajouter à ma frustration. J'ai tout de suite eu envie de faire l'amour avec lui. Et croyez-moi, je ne fus pas déçue. Oui, c'est moi la jeune fille timide qui a fait les avances. Nous avons vécu un rêve clandestin pendant quelques mois. Cela a été 'sensas'... Il m'a vraiment fait sentir que j'étais une femme." (Etudiante française, 25 ans) (id. :27 ; les italiques sont nôtres) Cette étudiante timide, sexuellement immature, se découvre soudain une féminité à la faveur d'un choix sexuel "excentrique" ("Beaucoup d'amis me quittèrent"), relation dont elle a pris l'initiative et dans laquelle elle tient la part active : "Sûre d'elle-même [...] elle voulut imposer la situation nouvelle à se parents. Sachant qu'ils ne comprendraient pas tout de suite, elle choisit une sorte de provocation". "Beaucoup d'amis me quittèrent ; j'en trouvais d'autres qui acceptaient mon ami noir. Ce fut un grand changement de milieu... Mon ami, étranger à cette société, était devenu l'occasion de mieux connaître ma propre société..." (id. :28) Quand, pour connaître et pour être il faut se distinguer...
Séduction de la différence : quand se libérer de l'identique, c'est le salut. "J'avais tellement entendu de choses sur la sexualité des Noirs qu'il m'a fallu beaucoup de temps pour me dépouiller de certaines idées". "La première fois que j'ai touché une main noire, j'ai eu l'impression que j'étais vraiment autre. J'avais vraiment accès à un autre continent. Tout cela, je le sais, c'était mon imagination, mes fantasmes. N'empêche que c'était une grande découverte émotionnelle". "J'avais conscience que je prenais de grands risques. Attirée, je me laissais aller. Je ne réfléchissais plus, je savais au fond de moi que, dans ce grand plaisir que je m'offrais, j'avais violé une règle." (id. : 98 ; les italiques sont nôtres) La fascination de la différence répond et s'oppose à la fascination de l'identique. "Cette fois, c'est pas pareil" (id. : 99). "Sa peau noire me fascinait, je lui accordais une importance démesurée."(id : 106) "Quand je sors avec une fille, dit un métis de vingt-trois ans, il arrive toujours un moment où elle regarde la paume de mes mains pour savoir si elle est plus claire que le reste ; je vous passe certains détails concernant mon sexe. Il y a en même temps une attirance et une répulsion chez certaines filles. Il faut vivre avec les deux". "Le Noir attire ou dégoûte" (Kuoh-Moukouri, 1983 : 22) Attirance qui, en cas de conflit grave, révèle une valeur de répulsion : "Je ne peux plus le sentir" (id. :105 ). "Il est difficile d'admettre qu'on s'est trompé à ce point" (id. : 249).
L'esprit de la découverte, la contrainte exogamique et la curiosité sexuelle se conjuguent dans le voyage initiatique qui conduit les jeunes occidentaux vers des destinations de connivence : les plages du Sud, les îles grecques ou de plus lointains rêves. La curiosité juvénile, dont le tourisme est l'avatar adulte, est à la fois géographique et sentimentale. Physiquement adulte et psychologiquement immature, la pérégrination juvénile cherche la bonne distance. S'il y a une impossibilité physique à l'inceste les Sambia disent, par exemple, que "le pénis d'un homme ne se lèverait pas pour ses surs de clan" ou pour des femmes de sa familiarité ("familiar females", Herdt, 1981 : 176 ; souvenons-nous du chasseur luba chassé de la cour "à cause de sa sur"), il doit exister une disposition qui démontre la vitalité de l'extraversion. "Elle s'est mariée avec "X". Ils se connaissent depuis qu'ils sont tout petits. Ils sont comme frère et sur ; ça ne doit pas être très excitant". Ce constat, saisi au vol d'une conversation entre deux amies de collège, suppose l'évidence d'une anaphrodisie de la proximité et vante, par opposition, l'exaltant "péril" du dépaysement. "II n'y a pas de poésie en dehors des lieux communs", disait Marcel Pagnol. Prenons argument de ce dernier registre : ce commentaire incrédule de César, père de Marius : "Marius amoureux de Fanny ? Ils se connaissent depuis trop longtemps !" En effet, Marius, attiré par une irrésistible et inexplicable nécessité, prend du large (prend le large) et... revient. Il est alors en mesure de reconnaître son fils."L'inceste est une prison. Oui, c'est une prison". "... Je ne savais pas comment se faisaient les bébés. Mais je savais que c'était mal. Mes larmes coulaient. Je ne pouvais plus rien dire". "Toutes les femmes que j'ai rencontrées emploient les mêmes mots: "pétrifiée", "hypnotisée"..." (T.F.l le 2 août 1986). Arracher à la dépendance ; parfaire une impulsion physique et morale en représentant un dépassement physiquement et moralement valorisé, c'est une fonction de l'éducation traditionnelle.
Le pigment de la différence et la couleur de l'innocuité ; un exotisme aphrodisiaque : une anaphrodisie de la proximité
(vide supra : chapitre 13.1 Quelques données sur la prohibition de linceste : sur la culture de lespèce et chapitre 13.2 Transmettre le patrimoine génétique, transmettre le patrimoine économique : paradoxes de la reproduction)
Reprenons une phrase de Bischof, citée plus haut : "Au seuil de la puberté, il se développe dans un même groupe une tendance croissante à la gêne, plus marquée chez les filles, fortement teintée d'antagonisme à l'égard de l'autre sexe". Si l'intérêt de l'identité et l'intérêt sexuel à supposer qu'ils soient deux poussent l'individu à prendre ses distances avec la "sexualité familiale" et si l'éducation, théorie de cet élargissement, est utile à cette fin, on peut mettre l'absence de différenciation sexuelle (idéale) propre à la culture matérialiste en rapport avec deux types de destin :
- Un destin marqué par un amour-passion de type incestueux, vécu dans une proximité familiale, caractérisé par la recherche ou la fatalité de l'identique ("âme sur" ). - Un destin marqué par l'exaltation de la différence. L'éducation moderne neutralisant ou émoussant la différence sexuelle, la prise d'autonomie demanderait une plus grande "distanciation" du milieu familial. Quand la péremption culturelle de la différence sexuelle équivaut à une situation d'oppression familiale, l'extranéité somatique tiendrait lieu d'extranéité initiatique. L'amour est recherche du même, la sexualité est recherche de la différence. Ce que Karl Abraham dénommait "exogamie névrotique" (1914 - 1966, II : 59) pourrait constituer une parade naturelle à une défaillance (supposée) de la culture. Si, considérant une rousse, je me surprends à dire, alors qu'il n'y a pas de roux dans ma proximité : "j'aime la différence", j'interprète cette particularité comme une inclusion dans un système d'innocuité propre à tout objet immédiatement, signalétiquement, digne d'intérêt.
Une version libre de l'amour de la différence, sous la plume libre du poète latin Martial
(Épigrammes, VII, 30) :
Tu te donnes à des Parthes, tu te donnes à des Germains, tu te donnes, Célia, à des Daces, sans dédaigner pour cela la couche des Ciciliens et des Cappadociens ; pour toi, pour te besogner, l'homme de Memphis quitte sa ville d'Égypte et prend la mer, tandis que le noir Indien s'élance des bords de la Mer Rouge ; tu n'as pas de dégoût pour l'aine des juifs circoncis, et l'Alain sur son cheval sarmate ne passe point devant ta maison sans entrer. Comment donc se fait-il qu'étant née Romaine, tu ne trouves de charme à la verge d'aucun Romain ?
La "pulsion exogamique" reconnaîtrait dans cette différence une garantie d'existence, l'autonomie d'un choix qui ne serait que personnel. Ce transport me signifie que le destin individuel ne peut s'accomplir que dans un autre milieu (signalétique, génétique). On comprend que les sociétés limitent cette extraversion d'elles-mêmes et la contienne dans des stratégies de compromis qui satisfassent à la fois les contraintes de la reproduction physique et les exigences de la reproduction sociale. (L'intérêt sexuel qui commande l'éloignement familial est révolté ; l'intérêt culturel qui commande la considération de la sécurité matérielle est réaliste : idéal d'une émancipation dans la conformité et la continuité). Au moment de la puberté, le frère se moque de la sur et la sur éprouve de la gêne en présence de son frère... Ce sont là des motions de différenciation. Dans le cas de figure limite que nous envisageons, l'étranger, qualifié par une différence valant éloignement de l'origine, serait, par nature, ce "dépaysé" que la culture ne fabrique plus. Dans cette hypothèse, l'allochtone serait investi d'un intérêt sexuel supérieur. L'appétit de la différence définirait (en l'absence de différenciation sexuelle officielle, supposée générer ou libérer une indistinction incestueuse, une anaphrodisie défensive ou un narcissisme homosexuel) une prime à la différence naturelle. On peut concevoir, en effet, que, dans des conditions extrêmes d'indistinction il faut forcer le trait pour l'exemple l'excès de similitude conditionne une immobilité léthale et que la nouveauté de la différence, remise en circulation de l'information entre des pôles de nouveau opposés, redonne vie à la pulsion vitale. Une étude de Beckman (1962) relève dans la population suédoise, caractérisée par une forte homogénéité (la Suède, notons-le, n'a jamais connu d'occupation étrangère), le rôle de la pigmentation dans le choix du conjoint. C'est en Suède, également, selon une enquête menée en 1971, qu'on recueille le plus fort taux d'avis favorables au mariage avec un Noir (Barbara, id. : 43).
Dans une situation hypothétique d'indistinction, le piment de la différence ne constitue pas seulement un assaisonnement de l'appétit, il serait plutôt de l'ordre du : "Cette fois, c'est pas pareil", cité plus haut, un pigment salvateur qui fait la différence. (Tel, selon le cliché précisément cet "exotisme"de la femme des îles qui tranche avec un féminin trop familial ou trop familier ou cette "laideur" "poivrée" ou "musquée" de l'homme d'ailleurs. "La différence de couleur, de souffle, de rythme donne un 'caractère très épicé' à la sexualité nègre". (Kuoh-Moukoury, 1983 : 115) L'uniformité, c'est bien connu, engendre un ennui mortel. Si le vrai malheur est d'être seul, c'est probablement parce que l'identité, sans ce négatif ou cet autre que les sociétés utilisent, et parfois entretiennent, pour leurs besoins classificatoires, se perdrait dans ses doubles.
Un graffito relevé à la bibliothèque Sainte Geneviève, tire en ces termes une conséquence des injures allophobes usuelles dans les lieux de promiscuité : "Plus d'homosexuels, plus de Nègres, plus de Juifs... C'est la désespérance !" Pour qu'il y ait saisissement, mouvement et vie, pour échapper à l'hallucination spéculaire, il faut de la différence. Le narcissisme ce narcotique (supra) trahit une suffisance mortelle. La valeur morale de la différence est ici une valeur vitale. Dans l'idéologie qui répond à l'arraisonnement et à l'uniformisation technique de la forme humaine, dont nous avons présenté quelques traits, la différence sexuelle et l'identité pourraient donc se ressaisir dans la différence raciale, celle-ci, formellement égalisée par le système juridique, étant ouverte à la proximité morale. Mais cette séduction de la différence n'outrepasse-t-elle pas la "correction naturelle de l'erreur" tel que l'illustrent les exemples rapportés ? Reprise par des moralistes, une propriété banale du système industriel, l'indifférence à la forme humaine, ouvrirait, selon d'autres moralistes, la fosse commune de l'identité où l'on retrouve le thème initial de ces pages.
Plan du dossier
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
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