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Chapitre 19
La reconnaissance de la forme humaine :
figures de l'altérité, de la morale et du droit
(les "trente glorieuses" et les trente pleureuses)
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
IV - 19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché :
Quand la discussion sur la forme humaine est alimentée par un problème d'énergétique
Avant que ne se généralise le recours au travail servile dans les Caraïbes, à la fin du XVIIe siècle, les engagés blancs constituaient une part importante de la main-d'uvre. "En France, on leur faisait défricher les terres incultes pratique qui fut alors transférée aux Antilles. Selon ce système, les jeunes gens s'engageaient à demeurer aux Antilles pendant trente-six mois ; ils recevaient en échange le prix de leur passage en bateau et une certaine somme d'argent. Trois ans plus tard, ils étaient censés se trouver en possession d'un pécule leur permettant d'acheter quelques parcelles de terre dans la colonie [...] Les engagés, théoriquement libres de décider de leur sort, se voyaient fort souvent dans la nécessité de quitter la France pour des raisons d'ordre économique. Pendant la durée de son contrat, l'engagé ne jouissait d'aucune liberté, d'aucun droit civique : son statut était celui d'un enfant mineur [... ] Lorsque le système d'engagés gagna la Guyane, on institua des mesures punitives très précises pour ceux qui s'enfuyaient : une oreille coupée et une fleur de lys marquée au fer sur l'une des deux épaules pour ceux qui s'échappaient pour la première fois, une fleur de lys sur l'autre épaule et une jambe amputée pour ceux qui récidivaient, enfin la mort attendait ceux qui tentaient pour la troisième fois de s'évader [...]" Dans un récit de voyage publié en 1640, on peut lire que les planteurs français des Antilles qui manquaient de main-d'uvre achetaient des "esclaves mores et nègres" aux trafiquants anglais et hollandais de passage dans les îles. Ces esclaves, explique le voyageur, n'étaient "différens en rien des serviteurs, sinon qu'ils (étaient) serviteurs et servantes perpétuels à leurs maîstres et les français ne l'étaient que pour trois ans seulement". En fait, et bien qu'on se mît "tout simplement à appliquer aux esclaves le code réservé aux engagés", la condition de ces derniers était plus funeste encore que la condition servile. En 1698, un intendant informe le ministre de la Marine que les planteurs maltraitaient leurs engagés, qu'ils "faisaient beaucoup moins de cas d'un engagé que d'un esclave noir, et se [mettaient] bien moins en peine de la mort d'un engagé que de celle d'un esclave parce qu'ils [perdaient] plus à l'un qu'à l'autre." (Cohen, 1981: 68-69, d'après Debien, 1951: 206-207, 215)
La Betterave libératrice*, Honoré Daumier (1839)
"Maître... moi pouvoir plus travailler ti canne... pendant que ti Français manger li sucre de li Betterave moi avoir engraissi, moi pouvoir plus bougis de tout."
*(Un dessin de 1839 représente le "grand combat" du général Croque Betterave à la bataille de Cannes)
"Les philanthropes du jour", Honoré Daumier (1844)
- Yes... je délivré vo... bons petits noirs... vô être plus ennemis en servioutoude par le négrier qui été un polissonne...
mais vous venir avec beaucoup de satisfactionne travailler pendant quatorze ans dans les colonies de le Angleterre....
- Mais si nous li pas vouloir? - Alors vous li recevoir des coups de bambou jusqu'à ce qu'on voyé travailler vô avec beaucoup de bonne volonté et de satisfactionne!"
"Les philanthropes du jour" (1844)
"-Je t'ai déjà défendu de m'appeler maître... apprends que tous les hommes sont frères... animal !..."
Dans l'esclave, le maître ménage son outil (ou le corrige pour l'exemple) ; l'engagé, lui, peut être traité sans la considération du long terme. L'esclave produit sous la contrainte. L'engagé est, en quelque sorte, un salarié dupé qui n'a ni le bénéfice du salaire : la liberté (relative) d'une souffrance consentie en vue d'une rétribution, ni la protection (relative) de l'esclave, puisqu'il ne fait pas véritablement partie du capital économique de l'entrepreneur. Comme l'esclave a pu remplacer l'engagé (à la source d'ailleurs rapidement tarie, alors que l'Afrique a pu constituer un réservoir apparemment sans limites), le salarié remplace l'esclave. En 1848, date de l'Abolition, la guerre de deux sucres a consacré, en France, la victoire du sucre "national" sur le sucre "colonial". Sous la forme d'un parallèle entre une épouse envers laquelle il existe des devoirs et une maîtresse dont on se sépare quand on l'entend, ce progrès est vanté dans Queimada, film de G. Pontecorvo (1969), par un aventurier qui veut convaincre des planteurs des vices de l'esclavage. C'est le fouet et la routine qui arrachent son travail à l'esclave, c'est le salaire qui l'arrache au travailleur libre. Le salariat ne connaît que des individus en état de déployer leur force de travail. C'est un système de sélection physique et psychologique qui autorise un contrôle permanent sur le travailleur volontaire. Comparé aux systèmes caractérisés par la dépendance personnelle : il a pour mesure et pour limite l'acte économique ; il engage une servitude volontaire et motivée ; il met en rapport des individus indépendants ; il met fin à la relation contractuelle quand l'acte économique est épuisé ou satisfait. Il existe, toutefois deux conditions à l'exercice de ce système de servitude volontaire : il requiert un seuil de motivation minimal et la libre-circulation de la main-d'uvre, notamment la libération des esclaves. La liberté, c'est-à-dire la responsabilité individuelle dans un monde où il n'est pas d'autre issue ou peu s'en faut que le travail salarié, est aussi nécessaire au capitalisme de la manufacture que l'esclavage au capitalisme de la plantation dans un monde où l'indigène est libre. En réalité, le système servile, qui repose sur une déportation d'hommes sans précédent (un demi million d'Africains sont déportés vers les Amériques en deux décennies dans la première moitié du XVIIIe siècle) et sur une violence institutionnelle insoutenable a atteint ses limites avec le déséquilibre démographique, un blanc pour dix noirs, manifeste dans l'insurrection de Saint-Domingue. Ce système ne peut se reproduire qu'en perpétuant la violence qui le spécifie. Alors même que sa productivité est au plus haut et que l'exploitation tropicale engendre des bénéfices conséquents, le renversement de l'ordre colonial à Saint-Domingue, qui coïncide avec des difficultés d'approvisionnement de la traite, annonce sa fin inévitable.
L'économie change l'esclave en prolétaire dès lors qu'il peut être intéressé par un salaire : quand l'indigène, traditionnellement ignorant du besoin qui assujettit le salarié, est définitivement dépendant de la civilisation. L'abolition de l'esclavage répond à la substitution d'un capitalisme à un autre, à une extension et à un approfondissement de sa loi : dans l'administration des choses et dans l'administration avec des hommes, dans les Etats et dans les consciences. Contrairement à ce qu'imaginait le révolutionnaire Anacharsis Cloots, opposé à l'abolition ("Une démarche précipitée ruinerait la France, et, en voulant rendre libres 500 000 Noirs on aurait rendus esclaves 25 millions de Blancs" - Lettre à un prince d'Allemagne, 1791, p. 27) l'abolition, loin de signifier une régression économique, manifeste la supériorité d'un mode d'extraction de la force de travail quand il n'y a que des hommes libres (certains "si libres de tout qu'ils n'ont que leur force de travail à vendre", dira Marx). C'est cette ingénierie des hommes qui supporte l'expansion économique des nations modernes.
Aleksandar KLas, Politika (Belgrade)
Quand le président Truman déclare que "le temps du vieux colonialisme est révolu", il signale cette maturation de la modernité marchande qui trouve dans la reconnaissance politique des moyens suffisants pour déployer sa maîtrise économique. "Dans quelques pays, il me semble qu'on peut tout faire avec des hommes libres." (Montesquieu) "Mieux vaut perdre une colonie que sacrifier un principe" dira Dupont de Nemours on sait la postérité industrielle de ce nom. En effet : la colonie n'est qu'un joyau de la couronne (ou de la République), le principe de la liberté est le royaume de l'économie bourgeoise.
Au service de la Compagnie Pordurière du Petit Togo besognaient donc en même temps que moi, je l'ai dit, dans ses hangars et sur ses plantations, grand nombre de nègres et de petits blancs dans mon genre. Les indigènes eux ne fonctionnent guère en somme qu'à coups de triques, ils gardent cette dignité, tandis que les blancs, perfectionnés par l'instruction publique, ils marchent tout seuls. La trique finit par fatiguer celui qui la manie, tandis que l'espoir de devenir puissants et riches dont les blancs sont gavés, ça ne coûte rien, absolument rien. Qu'on ne vienne plus nous vanter l'Egypte et les Tyrans tartares! Ce n'étaient ces antiques amateurs que petits margoulins prétentieux dans 1'art suprême de faire rendre à la bête verticale son plus bel effort au boulot. Ils ne savaient pas, ces primitifs, l'appeler "Monsieur" l'esclave, et le faire voter de temps à autre, ni lui payer le journal, ni surtout l'emmener à la guerre, pour lui faire passer ses passions. Un chrétien de vingt siècles, j'en savais quelque chose, ne se retient plus quand devant lui vient à passer un régiment. Ça lui fait jaillir trop d'idées. (Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit.)
Est-il hors de propos d'attribuer à L. F. Céline, observateur des murs coloniales, une priorité quant à l'évaluation de la guerre dans l'économie générale et l'ordonnance des sociétés segmentaires ? Pour l'administration coloniale, comme pour la théorie anthropologique, la guerre primitive est un bruit insensé ("la conséquence d'un échange manqué", "l'issue de transactions malheureuses" dira, par exemple, Cl. Lévi-Strauss en 1943 traitant de la guerre et du commerce chez les Indiens de l'Amérique du Sud) que résorbent l'affairement et le sérieux du negotium appliqués à cette oisivité (otium) qui se décharge soudain dans la turbulence de noires chicanes et de boucheries cannibales. L'évolué tient que la propriété et le droit la civilisation procèdent de l'échange quand le "primitif" veut un droit habilité par l'humeur. Céline marque la relation de la tribu à l'écosystème ainsi que sa disqualification par la pacification et l'assujettissement aux cultures d'exportation :
"Bardamu me dit-il un matin qu'il était en verve, ces nègres-là, qui nous entourent, vous les voyez n'est-ce pas ?... Eh bien, quand j'arrivai au Petit Togo moi, voici tantôt trente ans, ils ne vivaient encore que de pêche et de massacres entre tribus, ces salopards !... Petit factorier à mes débuts, je les ai vus, tel que je vous parle, s'en retourner après victoire dans leur village, chargés de plus de cent paniers de viande humaine bien saignante pour s'en foutre plein la lampe !... Vous m'entendez Bardamu !... Bien saignante ! Celle de leurs ennemis ! Vous parlez d'un réveillon !... Aujourd'hui, plus de victoires ! Nous sommes là ! Plus de tribus ! Plus de chichis ! Plus de flafla ! Mais de la main-d'oeuvre et des cacahuètes ! Au boulot ! Plus de chasse ! Plus de fusils ! Des cacahuètes et du caoutchouc !... Pour payer l'impôt ! L'impôt pour faire venir à nous du caoutchouc et des cacahuètes encore ! C'est la vie Bardamu ! Cacahuètes ! Cacahuètes et caoutchouc ! Et puis, tenez, voici justement le général Tombat qui vient de notre côté." (Voyage au bout de la nuit.)
Sous la bannière "Industrie et Commerce", des officiers de marine anglais "faisant part aux Africains
du Traité de Paix des Puissances alliées du 20 septembre 1815 sur l'abolition de la traite des Noirs."
Un "bouseux" dans la république des affaires...
Le Monde du 18 août 1985 fait état de la réaction des milieux d'affaires sud-africains à la déclaration attendue du président Botha qui devait annoncer une réforme significative des institutions : "Fait exceptionnel ici, le quotidien Business Day, a demandé le départ de M. Pieter Botha, estimant qu'"il fait partie des problèmes du pays et non des solutions". Ce journal, peu coutumier de ce genre d'éditorial fracassant écrit : "II s'est comporté comme un 'péquenaud' de la politique... Il a démontré qu'il était [...] coupé du monde moderne [...] Qu'il retourne dans sa campagne, la campagne à laquelle il appartient et que quelqu'un de plus capable que lui dirige le pays". Par opposition aux "péquenauds", les milieux d'affaires et leurs dirigeants, civilisés par excellence, sont, eux, résolument (aujourd'hui) contre l'apartheid. Le Nouvel Observateur du 6 septembre 1985, dans un article intitulé "Le mur d'argent contre l'apartheid", voit dans les "géants internationaux de l'industrie et de la finance" des "alliés inattendus des Noirs sud-africains". "De fait, l'establishment industriel et financier sud-africain, anglophone en majorité, a toujours été opposé à la politique de l'apartheid. D'abord parce qu'elle mène tout droit à l'explosion, ensuite parce qu'elle est un obstacle au développement économique et à la qualification indispensable de la main-d'uvre, en majorité noire, dans les installations où la technologie progresse sans cesse. Le patron de l'Anglo-Américain (principal producteur d'or du monde), Gavin Relly, prêche ouvertement contre l'apartheid. Le 29 août, toutes les organisations patronales ont mis le gouvernement Botha en garde contre les conséquences économiques et financières de la politique actuelle. Elles ont pris contact avec l'organisation clandestine noire A.N.C. et leur journal, le Business Day, demande la démission pure et simple de Pieter Botha". "Jusqu'à présent, le gouvernement de Pretoria, qui s'appuie principalement sur les organisations afrikaners et leur base rurale, a négligé les pressions du patronat anglophone."
"L'apartheid ne paie plus" (Libération du 3 septembre1985)
Le même Gavin Relly déclare au Wall Street Journal : "Nous ne pouvons pas avoir de croissance économique sans réformes politiques et, de même, nous ne pouvons pas avoir de réformes sans croissance" (Le Monde du 28 septembre 1985). Cette opposition entre deux théories économiques se complique d'une opposition historique. A propos de la rencontre à Lusaka entre des financiers sud-africains et des responsables de l'A.N.C. le Monde du 14 septembre écrit : "II est probable que l'initiative du magnat de l'Anglo-American Corporation va faire hurler une partie importante de la population blanche, celle qui, de son point de vue, souffrirait le plus de l'émergence d'un pouvoir noir, ne serait-ce que parce que à la différence des Anglo-Saxons qui ont pratiquement une double nationalité elle n'aurait aucun "point de chute" au cas où l'expérience tournerait mal, comme ce fut le cas en Rhodésie." Coupables et arriérés, ces hommes sont condamnés à la fois par la morale et par le progrès. Au cours d'un "procès" des sociétés transnationales qui commercent avec l'Afrique du Sud, organisé à New-York par l'O.N.U., l'ancien président du Conseil National du Patronat Français (M. François Ceyrac, dans ses fonctions de porte-parole de la chambre de commerce internationale) a déclaré que si l'apartheid était "moralement indéfendable et économiquement stérile", il fallait considérer que les sociétés mises en cause avaient "contribué à promouvoir l'égalité raciale dans l'emploi, à former des cadres noirs et à améliorer la qualité de la vie des populations". La solution aux problèmes de l'Afrique du Sud ? "Une seule, assure M. Wiener (Probe international), seul homme d'affaire américain à être présent : "II faut plus de commerce et plus d'investissements !" (Le Monde du 28 septembre 1985). Philosophie que le sénateur Edward Kennedy résumait, le 8 janvier 1985 à Johannesburg, devant six cents hommes d'affaires, par le précepte suivant, après avoir réclamé l'abolition de l'apartheid : "La libre entreprise ne peut s'épanouir que dans une société libre". (Le Monde du 10 janvier 1985)
Quand l'apartheid est un effet de la liberté
Sous le titre "L'hommage ambigu des Blancs à la mémoire de Martin Luther King", le correspondant du Monde à Washington rapporte que "le même pays qui, à compter de ce lundi 20 janvier, va chaque année honorer d'un jour férié la mémoire de Martin Luther King a pour capitale fédérale une ville qu'on croirait régie par la loi sud-africaine. Noire à plus de 70 %, Washington est en effet pour la quasi-totalité des Blancs qui y vivent une ville sans habitants de couleur tant les frontières raciales entre quartiers y sont hermétiques." Selon un sondage du Washington Post et de la chaîne de télévision ABC, 57 % des Noirs américains sont "convaincus que leur avenir sera meilleur que leur présent" alors même que 60 % considèrent que "le racisme à leur égard s'est développé ou n'a pas régressé depuis 1980". Un bénéfice objectif du libéralisme, c'est de libérer les possédants et les entrepreneurs des devoirs de la solidarité. Chacun pour soi, l'égalité pour tous ; la "main invisible" reconnaîtra les siens. 47 % des Noirs américains estiment que beaucoup de problèmes auxquels ils sont aujourd'hui confrontés... ont été créés par les Noirs (contre 44 %), et 47 % (contre 40 %) estiment que les programmes gouvernementaux d'aide sociale "découragent les gens d'améliorer leur situation par eux-mêmes". (Le Monde du 21 janvier 1986) En 1982, près de 15 % de la population des Etats-Unis vivait au-dessous du seuil dit de "pauvreté" (9.862 dollars par an pour une famille de quatre personnes). Trois Noirs pour un Blanc. L'espérance de vie d'un habitant de Harlem est inférieure à celle d'un habitant du Bangladesh. Dans la slavocratie, ou dans le système de l'apartheid, la servitude est raciale. La séparation des "races" définit la position sociale. Dans le système libéral, on habite le centre-ville ou la banlieue selon la place qu'on occupe dans le procès de production. L'apartheid parfois économique et racial est un effet de la liberté. C'est la barrière "naturelle" de la division du travail qui constitue le principe de l'apartheid économique. De part et d'autre de cette barrière invisible et quoique vivant sous le même régime législatif, les hommes s'ignorent aussi sûrement que s'ils appartenaient à deux races différentes. Le formalisme démocratique s'avère plus efficace que les 80 lois (édictées de 1948 à 1964) qui régissent l'apartheid sud-africain, puisqu'il entraîne des conséquences comparables sans offusquer la morale.
Un continent "esclave de ses préjugés"
(quelques arguments de la bonne conscience)
Sous le titre "Afrique : les derniers esclaves", Le Figaro propose à l'admiration de ses lecteurs une série de reportages (du 28 au 30 janvier 1986) sur un continent "esclave de ses préjugés".
L'article sur le sultanat de Rey Bouba, au Cameroun ("Un sultanat d'un autre âge"), se termine par cet épilogue : "Dans sa principauté hors du siècle, [le lamido] répète son credo: "Tout doit évoluer doucement, en fonction de l'esprit des Africains". Mais la route en goudron que l'administration fait avancer rapidement vers sa capitale lui apporte, avec le "progrès", la fin de son monde et de son règne. Cela, dans son palais, le lamido n'a pas besoin qu'on vienne le lui dire. Il le sait déjà, bien sûr. Le lamido apprend tout, le premier. Toujours."
Mais "c'est en rentrant à Paris que [l'auteur du reportage] a fait la découverte la plus stupéfiante. On m'a présenté Mohammed T., vingt-quatre ans, étudiant en économie à Paris. Dans son petit appartement de Nanterre, Mohammed recevait souvent ses deux "anciens serviteurs", ouvriers chez Citroën à Aulnay. Un soir ils sont arrivés pendant notre dîner. J'ai cru voir de l'argent changer de main. Plus tard, un proche de Mohammed m'a dit la vérité : le garçon faisait ses études en France avec l'argent gagné par ses deux esclaves."
A propos d'un film de fiction dont les acteurs sont pygmées (Pygmées, 1986 ) et où l'on voit ces hommes exploités et hérités comme des biens meubles par les Bantous, un critique de cinéma constate : "On voit bien là le racisme noir. Et on comprend que les Afrikaners, habitant l'Afrique du Sud depuis plusieurs générations, ont parfaitement assimilé l'Afrique : l'Afrique, c'est l'apartheid" (Panorama de France-Culture du 26 juillet 1986).
Dans une lettre adressée au Monde (numéro du 8 août 1986, "Botha et l'Ouganda"), l'ethnologue Jacques Soustelle interroge : "Est-ce par hasard que se trouvent juxtaposées, à la page 2 du Monde daté du 31 juillet, la condamnation que vous fulminez contre Pieter Botha et les révélations concernant les massacres en Ouganda ? ("L'Afrique s'est tue devant le massacre de 750 000 Ougandais", déclarait le nouveau chef de l'Etat ougandais). Le rapprochement, en tout cas, est lourd de sens. Le monde entier s'ameute contre Botha : il ose quel scandale ! exiger que ses interlocuteurs noirs renoncent au terrorisme. Qui, d'autre part, s'est mobilisé pour défendre contre leurs bourreaux les (750 000) victimes ougandaises? Quels gouvernements du Commonwealth, quels ministres européens, quels paladins des droits de l'homme ? La réponse est claire : personne. Moralité (si l'on peut employer ce terme) : on a toujours le droit de se livrer à la chasse aux Noirs impunément, à condition d'être Noir soi-même."
Naturel dans une Afrique naturellement ségrégationniste et criminel ailleurs : l'esclavage ne saurait être une faute des Blancs...
Mehmet Polat (Turquie, 1976)
A.M. Ardion, Juventud Rebelde (Cuba, 1976)
Abe Bercy, The Star(Afrique du Sud, 1976)
Fritz Behrendt, HetParool (Hollande, 1976) ; Luciano Vandelli (Italie, 1977)
Ivan Stojtchev, Victor Hara, Bulgarie, (1976) ; Edd Uluschak, Edmonton Journal, (Canada, 1976)
Dessin de Tim
Le Monde du 14 février 1990 (Libération de Nelson Mandela)
Plan du dossier :
19.1 Exorde
19.11 "Et ta sur !" Différence des sexes et territorialité : relevé des grafitti de la Sorbonne, mars 1982
19.2 Variations sur le prochain
19.3 Quand la théorie de la société est la théorie du marché
19.4 Les "30 glorieuses" et les 30 pleureuses
19.5 De Tati à Tati
19.6 Gradations dans l'expression de l'allophobie et dans son aveu
19.7 Territoire, proxémie, proximité : le proche et le lointain
19.8 Appartenance commune
19.9 Guetteurs au créneau
20.1 Othello, ou la tragédie de l'apparence
20.2 Phénotypes et stratification sociale : la naturalisation du droit
21.1 L'empire de la liberté : la techno-structure par l'exemple, neutralisation des fonctions et des genres
21.2 Loi du renouvellement technique et conséquences...
21.3 Hormones et territorialité : la dominance à l'épreuve de la valeur morale de la différence
21.4 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (1) : liaisons
21.5 L'individu, sentinelle avancée de l'espèce (2) : déliaisons
21.6 Logique du vivant, morale du vivant
21.7 Médialangue et culture-jeunesse, distance réfractaire et période réfractaire
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