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1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...” : 13
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques
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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


I - 2.13 Quand régicide et initiation sont un

Adler (1982 : 376) écrit de la royauté moundang que “le véritable avènement d’un règne [...] c’est précisément l’ouverture d’un camp d’initiation [...]. Quand cette inauguration initiatique prend fin, on peut dire que c’est déjà pour le roi le commencement de la fin. Il y a et il ne peut y avoir qu’une seule initiation par règne et il fallait jadis qu’au moins tous les dix ans un nouveau jõ-ré fût proclamé, faute de quoi le pays aurait été menacé des plus graves calamités : épidémies, sécheresse, très forte mortalité infantile ou stérilité des femmes comme de la terre”. C’est le retour de la règle, la pérennité sociale qu’assure le travail du roi dans son vis-à-vis institutionnel avec la féminité du royaume (dans un mariage rituel incestueux et stérile), réalisant une dualité contre-nature religieusement entretenue au cœur de la société. Si la dissolution de cette dualité donne le signal de l’initiation, c’est vraisemblablement que l’initiation a partie liée avec cette dualité et que le rôle spécifique du roi est d’induire l’avènement d’une nouvelle classe d’âge. Chez les Daka, le roi ne survit pas à la circoncision ; chez les Moundang, le roi est véritablement intronisé quand il proclame l’initiation : c’est pour lui le “commencement de la fin”. Le roi africain (à la différence de Thésée) commande un rite auquel il ne survit pas. Doté d’un caractère féminin inhérent à sa personne, il ne peut être initié sans être mis à mort, divisé tête et corps, masculin et féminin. Le régicide, division du roi qui donne homothétiquement le signal de l’initiation, se comprendrait alors comme l’initiation même du roi et la perpétuation de la distinction sexuelle comme un objet de la souveraineté royale. Faut-il suivre Adler à la lettre quand il énonce que l’initiation est celle du roi – “on désigne normalement les initiés d’une même promotion par le nom du souverain sous le règne duquel ils ont été circoncis” – “mais [que] lui-même n’en est pas, si l’on peut dire” (Ibid. : 375) ? Ce ne serait pas seulement son nom, mais aussi sa vie que le roi donnerait à l’initiation. Il ne participerait pas directement à l’initiation qu’il proclame mais, bien que structurellement exclu du rite, il en serait le modèle. Tellement pris dans le rite qu’il n’y survivrait pas. Opérateur et instrument du rite grâce à cette extériorité qui lui permet d’incarner une dualité sexuelle interdite à tout autre et qui épuise son sacerdoce et sa personne. Modèle passif de l’initiation.


La description d'Adler met en évidence le fait que tout ce qui commande l'acquisition des caractères rituels de la souveraineté royale est mis en œuvre dans une division du travail telle que les hommes de la terre peuvent tenir l'institution sans manipuler le corps du roi. C'est, en effet, en relation avec un clan qui s'est "formé comme tel au sein de l'ethnie moundang" (p.132) et qui occupe une "place tout à fait particulière dansle système politique et rituel" (id. et p.320), le clan Moundang-Yéré, que l'institution est opératoire. Le "travail" des Moundang-Yéré est de donner une femme au roi, la mah-mor-yã, de circoncire les fils du roi, successeurs potentiels, à part des autres garçons et d'enterrer la dépouille royale – c'est un des leurs qui fait office de fossoyeur (pp.132-133).

La légende d'origine de ce clan expose que Yéré est le nom d'un village de la région de Guider, pillé par les guerriers du roi et dont les femmes furent emmenées en captivité. Le fils d'une de ces femmes alla courageusement jusqu'à Léré pour retrouver sa mère. Le roi eut pitié de lui et fit sortir une à une les captives. "Quand la mère et le fils se reconnurent en pleurant, il décida de les garder tous deux auprès de lui. De la femme, il fit son épouse, et du jeune homme dont il admirait l'amour filial et le caractère intrépide, il fit son berger." (p.133) Celui-ci s'installa à Tréné et eut beaucoup d'enfants. "Cependant, le roi de Léré avait eu un fils avec la mère du berger et c'est ce fils qui lui succéda quand il mourut". L'entente était grande entre les deux demi-frères utérins et (semble-t-il) c'est alors que le roi "adopta l'usage de venir prendre à Tréné une jeune vierge pour en faire sa mah-mor-yã". Le "chef" de Tréné "ne donne pas sa propre fille ni même une fille de son clan, mais, alternativement, une fille du clan des Oiseaux et une fille Ban-mundéré". II s'agit, commente Adler, d'une prestation qui concerne le village en tant qu'unité politique, "aux antipodes de la relation symbolique qui lie les clans à la royauté." (p.134) "Dans les relations de Léré et Tréné, les rapports de force font partie intégrante de l'institution qui les unit. Les guerres, légendaires et historiques, qui les ont sans cesse opposés ont leur source, disent les Moundang, dans l'affaire de mah-mor-yã." Go-Léré était parti à Tréné pour chercher sa mah-mor-yã et il devait prendre un bœuf pour faire le sacrifice. Il veut s'emparer d'un bœuf qui paissait à proximité du village, mais l'animal appartenait à une vieille veuve qui se mit à hurler. Ce fut le commencement de la guerre entre Léré et Tréné. "Le roi ne comprenait pas que son bœuf pour le sacrifice lui soit refusé. Il prit la jeune vierge et partit fort mécontent, décidé à se venger. Il pensait que jadis, quand le Gõ-Léré venait rendre visite (au "chef") de Tréné, celui-ci portait sous sa tunique une corde attachée autour des reins pour dire : "Je ne suis pas un chef, je suis son berger."

On peut considérer que le mythe développe les valeurs suivantes :
"A l'origine" = (1), l'héritier du trône est le fils d'une femme enlevée que le roi a épousée en raison de la relation d'amour filial unissant cette femme et son premier fils. On sait qu'aujourd'hui = (2), le clan issu du demi-frère utérin du roi a charge de fournir au roi son épouse rituelle et que celle-ci est traditionnellement stérile. En (1), l'héritier est le fils d'une femme enlevée – qui n'est d'aucun clan ; en (2), la mah-mor-yã est encore une femme "enlevée", si l'on interprète ainsi ce qu'Adler nomme l'"impossible alliance". Cela signifie-t-il qu'idéalement (= à l'origine) la mère de l'héritier n'appartient à aucun clan et que l'impartialité de la succession se réalise quand l'héritier est le fils d'une fille d'un clan donné, épousée par un descendant de Damba, dès lors que celui-ci a épousé une femme "enlevée" à fonction rituelle qui représente la féminité du royaume ? Si le roi avait un beau-père, il ne serait, pas eu mesure d'assumer sans partage son travail de contrôle rituel de la féminité du royaume. Au plan constitutionnel, de même, il ne serait pas le roi de tous, puisque prioritairement lié à des maternels. L'indépendance du roi se constitue dans le couple rituel qu'il forme avec la mah-mor-yã, tandis que le couple qu'il forme avec la mère de son successeur réalise l'articulation de ce double rituel (hors société, intemporel) avec la réalité de la société et la succession du temps.

Si l'on voulait tirer des royautés d'Afrique de l'Est, avec leur spoils system, une règle canonique – vide infra : chapitre 3 : Dessin du dessein – on serait étonné de lire sous la plume d'Adler, comme une manière d'exception légale ou de concession du système à une valeur extrinsèque, qu'il n'est "nullement contraire à la coutume de tenir compte de la mère de l'héritier au trône" (p.374 note), alors que la coutume de ces gouvernements consiste, précisément, au-delà de l'idéologie qui tend à surévaluer l'agnation du roi vis-à-vis de sa parenté maternelle, à tenir compte de la mère de l'héritier et à tenir le compte des successions antérieures pour décider des suivantes, la politique des clans étant de se rapprocher du trône à la faveur du mariage de leurs filles et la politique du "conseil des grands" de garantir une participation "égalitaire" des clans pouvant prétendre au pouvoir dans les mariages royaux. – Encore s'agit-il, dans la note d'Adler, d'une remarque à propos d'une femme dont la "valeur" tient aux "préférences personnelles" du roi et c'est la légitimité dynastique qui est en cause. De fait, dans le système moundang, pour autant qu'on puisse en juger par les compte-rendus des conclaves auxquels l'auteur a assisté, il n'est pas ouvertement question d'une position particulière des maternels du roi. La politique paraît se résumer à l'opposition et à la complémentarité des intérêts des "grands" et des intérêts du palais. On n'y voit pas d'opposition de clans, mais, conformément à l'idéologie de ces systèmes, un vis-à-vis constitutionnel des deux termes de la souveraineté. Il peut y avoir des tensions de gouvernement, mais il n'y en a pas, semble-t-il, qui soit liée aux conflits des clans pour l'accession de leurs candidats au trône. Les "usurpateurs" seraient des hommes seuls : "C'est la ruse et le meurtre qui ont amené au pouvoir les Gõ-dé qui mériteraient d'être appelés les usurpateurs attitrés" ; ceux-ci ne se sont fait des partisans qu'après avoir eu les moyens de les "combler de cadeaux" (p.143). Le maintien de la continuité dynastique est expliqué par l'application du principe de primogéniture. (Le recours à ce seul principe, qu'Adler met en avant chaque fois qu'il examine la question de la succession, laisse toutefois le lecteur dans l'ignorance d'un certain nombre de modalités pratiques. Il est probable que l'aîné des fils du roi soit issu de la première ou d'une des premières unions royales. Comme il n'est pas fait état de conditions qui présideraient au choix éventuel de la mère du successeur, ni d'un ordre dans lequel le roi épouserait, ni de mariages spécialement valorisés (exception faite, bien entendu, de l'union "rituelle") on pourrait, à la limite, supposer que la succession est laissée au hasard de naissances résultant d'unions contractées dans un ordre aléatoire. En réalité, la non pertinence de règles ailleurs en vigueur paraît caractériser : - une indépendance institutionnelle du souverain vis-à-vis de ses maternels ; - une entente collégiale, ou fermière, entre les "faiseurs de roi", telle que les clans soient susceptibles de participer égalitairement aux royalties (si l'on nous passe cet autre anachronisme) et, peut-être, une plus grande latitude de choix de ces derniers, car il est probablement plus aisé de faire exception à la règle de la primogéniture qu'à celle de la rotation des matriclans sur le trône.)

Chez les Moundang, la durée du règne est théoriquement mesurée par le nombre d'années qui s'écoulent entre deux initiations. Cette périodicité apporte un démenti à l'explication du régicide par révolution de palais quand cette explication se veut exhaustive. Malgré la précision des informations recueillies, Adler ne serait pas en mesure de répéter le constat porté par Evans-Pritchard à propos des Fundj (1932 : 13 s.) : que la mort du roi "se produit avec une telle régularité et emprunte des voies si traditionnelles qu'il faut y voir plus que le résultat d'une intrigue dynastique", puisque la généalogie moundang fait état d'inégales durées de règne. Par ailleurs, son expression d'"usurpateur attitré" – et la réalité qui lui correspond – comme si l'usurpation était pensable et pensée par le système, ouvre une brèche, sinon dans la crédibilité de la règle énoncée, du moins dans sa rigueur. La règle est ainsi formulée en page 253: "II ne peut pas y avoir deux initiations sous un même règne et la périodicité de l'initiation est de dix ans minimum. Chaque promotion est désignée par le nom du souverain régnant qui doit proclamer 1'"ouverture" du camp dans un délai de moins de deux ans suivant son avènement.”

Voici, pratiquement, comment le régicide s'effectue :
- Sur ordre des za-sae, le fossoyeur sort du grenier où il le conservait le crâne du dernier roi. Il se rend alors devant le palais et traverse la place où se tient le roi, le crâne dissimulé sous son boubou. Un za-sae qui s'est fait remettre un petit morceau de la cervelle desséchée demande à la mère de l'héritier présomptif de "préparer avec cet ingrédient un poison qu'elle versera dans la nourriture destinée à son mari" en lui disant : "Gõ-Léré a assez "bouffé" (de) la royauté, il est temps qu'il laisse la place à son (ton) fils". Le roi "ne manque pas de mourir au bout de deux ou trois jours" (p.381)
- "Jadis, si les habitants de Léré étaient mécontents de leur roi, ils s'adressaient aux za-sae pour qu'ils fassent leur office. Ceux-ci tenaient une conférence secrète en brousse avec le fossoyeur. Ils lui disaient : "Vous, Moundang-Yéré, votre travail est celui du roi de Léré (autrement dit, sa mort est votre travail). Ce roi est mauvais." L'homme... répondait : "Je n'ai rien à dire, je n'ai qu'à vous écouter. Je suis seulement le berger du roi de Léré, mais c'est vous qui décidez, je ferai comme vous me direz d'agir." Il demandait à l'une de "ses" filles gardienne du crâne de prendre un morceau d'os, de le pulvériser et de mettre cette poudre dans de la bière de mil. Elle partait au palais offrir cette boisson au roi qui n'a pas le droit de refuser une calebasse de bière que lui tend une fille esclave de Ful-Kwaré... Quand le roi avait bu cette pleine calebasse, son esprit se retirait de lui, il ne pouvait plus parler... Très vite il tombait malade et, peu de temps après, il succombait à cette mixture empoisonnée." (pp. 381-832)
- Selon une autre version, "quand le fossoyeur a reçu l'ordre de faire usage de son "médicament", il sort en pleine nuit alors que tous les villageois, ainsi que le roi, sont en train de dormir. Complètement deshabillé, nu comme le bébé qui vient de naître... il se rend devant le palais. Portant dans sa main le crâne enveloppé dans une pièce de peau... il fait trois fois le tour de l'enceinte du palais en criant des imprécations : "Kuyu, wu, Kuyu, wu, Roi, je te laisse la route, il faut partir, il faut partir". Il répète cette phrase à intervalles réguliers durant ses trois tours puis rentre chez lui et, redéposant le crâne dans sa poterie, il dit : "II faut maintenant attendre ton fils, ton fils viendra vite te retrouver." Le roi tombe effectivement malade et meurt après cette malédiction d'un type tout particulier." (p.382)

Outre les "grands" qui décident de la mort du roi – au terme échu ou quand le roi est "mauvais" – on voit deux personnes impliquées dans le régicide : la mère du successeur et le fossoyeur. Le roi est, si l'on peut dire, deux fois tué par des maternels : ses beaux-parents, impliqués par la mère de l'héritier et le fossoyeur, membre d'un clan qui a pour fondateur le demi-frère utérin du roi. Si l'on se reporte à l'"origine", on remarque que c'est l'épouse que le roi a choisie pour en faire la mère de son héritier qui lui donne le poison. Cest la relation mère-fils qui tue le roi. La spécificité du clan Moundang-Yéré apparaît dans son rôle de constitution et de dissolution de la dualité royale (initier les princes, donner une épouse rituelle au roi, traiter le cadavre du roi). Ce clan forme une sorte de couple d'opposition avec le clan royal, couple grâce auquel l'institution ne connaît que des rois vivants : c'est toujours un concept, à travers un roi intemporel – un roi mort ou immortel si l'on considère le nombre des prescriptions qui régissent le corps du roi – qui règne.

Les Moundang disent que ce qui oppose les gens de Léré à ceux de Tréné c'est une affaire de mah-mor-yã. (p.134) Une affaire de femme entre deux demi-frères utérins, qu'est-ce à dire ? La querelle entreMoundang-Yéré et gens de Léré est réveillée par une vieille veuve : "N'y a-t-il donc pas d'hommes à Tréné pour me défendre quand on me vole mon bien ?" Cette supplique sonne, nous semble-t-il, comme le rappel de l'amour filial qui a conduit le père des Moundang-Yéré jusqu'au palais. Quand le roi vient chercher sa mah-mor-yã à Tréné, la vieille veuve (mère sans homme, telle la mère emmenée en captivité) rappelle à son "fils" que l'amour filial lui commande de s'opposer au "pillard" qu'est le roi : la mah-mor-yã est une femme pour laquelle ils doivent s'opposer, ce qui marque sa valeur de femme "enlevée". Le demi-frère utérin du roi n'a rien à voir avec la royauté à ceci près que le roi a même mère que lui et que le père du roi a choisi cette femme en raison de sa relation avec son fils "courageux" (intrépidité de l'amour filial). La mah-mor-yã est "donnée" dans des circonstances qui répètent le mythe : femme "enlevée", fils qui "défend" sa mère. Cette épouse est constitutionnellement stérile, que veut dire alors ce rappel de la valeur : amour filial ?

Ce lien mère-fils n'est pas sans évoquer ce que nous avons appelé le "test de maternité" pratiqué par Nkongolo, le premier roi des Luba qui, un jour, s'avisa de séparer tous les enfants de leurs mères et constata avec satisfaction que tous reconnurent sans hésiter leurs mères respectives (vide infra : chapitre 3 : Dessin du dessein). Il existe ici un motif de satisfaction identique à constater que le masculin rejoint naturellement son origine : intrépidité de l'amour filial. Dans la structure luba, le roi légendaire Nkongolo est en position d'oncle maternel par rapport à Kilala Ilunga. Nkongolo se satisfait bien inconsidérément de sa théorie de la filiation, car son neveu, légataire d'une flèche "curieusement façonnée" héritée de son père, va le détrôner et le diviser. Idéologiquement, le fondateur de la royauté sacrée est le fils d'un étranger qui entre en conflit avec ses maternels. Mais cette extranéité, distance, conceptualisation de la terre, apparaît en réalité produite et entretenue par le système dans le dessein du pouvoir. Idéologiquement, le successeur est fils de soeur du souverain usé (féminité du royaume fécondée par une origine), en fait, ce "cadet" qui vient en position d'étranger est un fils du roi et de la sœur (ou de la fille) des hommes d'un clan donné. La caractéristique : "le fondateur entre en conflit avec ses maternels" signifie : "le fils du roi usé succède au père". Ce sont ses maternels, en position de beaux -pères, qui, après décision des "grands", donnent le poison – chez les Moundang, c'est la mère du successeur. La fiction de l'idéologie se réalise quand, comme chez les Jukun, c'est un fils de sœur qui, à la mort du roi, entretient la fiction de sa survie (Young, 1966 : 143). Peut-être faut-il aussi comprendre de même l'information rapportée par Frobenius selon laquelle, chez les Dakka, le nouveau roi est le fils de la soeur du roi défunt (1925 : 53) (l'aîné des fils de soeur du roi défunt ; celui-ci, symboliquement en position d'origine, est en mesure de répéter la fondation originaire : division, extraversion d'une souveraineté naturelle ; dans le mythe Nyoro, le roi Bukuku est tué par son neveu qui le remplace sur le trône; un roi ne peut avoir de neveu - Beattie, 1971 : 101) . La satisfaction de Nkongolo cause sa perte ; le choix que le roi de Léré fait, dans le mythe, de la mère de son successeur signe aussi sa perte : devant le fils de cette femme, il est matière et non plus agent de l'action rituelle. La reconnaissance naturelle de la mère, symbolique ou constitutive de la dualité royale, cause, à double titre, la ruine du souverain. Il est lié à une épouse rituelle qui est à la fois son double et la "matière" de son travail; cette femme est le symbole de sa mort program¬mée: quand la vertu agnatique du roi est épuisée, il est cette nature dont la division correspond homothétique-ment à la séparation des genres, à l'initiation. Le roi est aussi lié à une épouse, mère de l'héritier, dont le fils le "détrônera". Cette union du masculin et du féminin, du fils et de la mère, principe de la souveraineté et principe de la succession est vie et mort du roi.

Chez les Moundang, c'est un homme du clan Moundang-Yéré qui fait office de fossoyeur du roi. Particularité de cet homme, il n'est pas circoncis. Les Moundang expliquent que la circoncision "risquerait d'affaiblir la descendance d'un homme dont les services sont si nécessaires à l'institution de la royauté" (p.380). On voit le fossoyeur entretenu dans une réserve de matière (on lui donne aussi deux femmes pour prix de son travail) qui lui permet de faire face à la division du roi. On peut penser que s'il était circoncis, la décapitation du roi – alors qu'il fait physiquement pendant à la dualité sexuelle de ce dernier, et qu'en regard de la continuité de la lignée dynastique (une succession de têtes sans discontinuité) la continuité de la lignée des fossoyeurs, sur la nécessité de laquelle il est insisté, apparaît comme une nature sans césure – réveillerait en lui un trauma contraire à sa position rituelle et aux conditions symboliques de sa reproduction. Invulnérable à l'impureté parce que lui-même entretenu dans une impureté (une indivision) naturelle, membre d'un clan dont le fondateur est le demi-frère utérin du roi, le fossoyeur représenterait une sorte de "royauté naturelle" qui défait les rois quand leur valeur origine est épuisée, la royauté naturelle du temps.


La valeur positive conférée à ce qui est sauvegardé et consacré par la division initiatique (- le crâne-relique, témoin de la continuité agnatique ; - le corps de la verge, modèle d’une identité sans indécision) par opposition à ce qui est retranché et/ou expulsé (- le cadavre du roi, amputé de sa tête et jeté à la rivière ; - les prépuces, enterrés au bord de la rivière où la circoncision a lieu – opposition du sec et de l'humide), permettrait d’écrire l’“homologie” suivante :


corps du roi (féminin)

(masculin) crâne du roi

corps de la verge (masculin)


(féminin) prépuce

Cette signification dissipe l’objection de la non équivalence quant au genre des objets séparés par la césure en cause : c’est le prépuce (féminin) qui est retranché, c’est le crâne (masculin) qui est décollé... C’est au contraire cette dissymétrie dans l’homologie – ce chiasme exprimant l’identité de nature et l’opposition de destin des candidats à l’initiation et du roi –, qui supporte l’action rituelle et qui permet de comprendre comment la révolution des générations peut procéder de la révolution des règnes. Cette césure qui met fin à la vie du roi est une pédagogie de la naissance initiatique. Le régicide a la distinction sexuelle et l’existence sociale pour conséquence.

Mais c’est évidemment leur position contextuelle qui donne sens aux termes. L’ethnographie des Daka, récemment enrichie des travaux de Richard Fardon sur les Chamba (1988, 1990) – auxquels les Daka sont apparentés – permet de préciser les équivalences en jeu. Le genre n'est pas une essence, mais un état (transitoire). Après avoir été desséché (comme chez les Chamba, voir infra), quand il cesse de signifier l’humidité (et la féminité), le prépuce peut prendre une valeur masculine en vertu de l’équivalence, signalée plus haut, entre le grain, la verge et le crâne, la dessiccation étant opératrice de masculinité. Le corps étique, le dessèchement d’une vieille femme est ainsi vu comme une masculinisation et la féminité un état auquel le tarissement des flux met fin (Fardon, 1990 : 183) : les vieilles femmes deviennent comme des hommes (Ibid. 96). L'opposition de l'humide et du sec qui caractérise à la fois le cycle agricole, les climatères de la vie terrestre et ceux de la vie après la mort supporte aussi la construction des genres. C'est cette opposition qui est ici directrice.


Surdétermination d’une coutume de l’âge de la pierre (la Bible fait mention de “couteaux de silex” dans Jos., V, 2 sq. ; Ex., IV, 24-26 ; certains Juifs contemporains opèrent sur les enfants morts âgés de moins de huit jours, avec un tel instrument, selon Tylor - E.-B. Tylor, Researches into the early history of Mankind, 217-219, 2º éd., 1870 ) : le tégument prépucial pouvant servir aussi aujourd’hui, en Israël, à produire de l’interféron.

Couteau de circoncision et d'éviscération orné de la figure du dieu Anubis,
Anepou “celui qui a la tête d'un chacal”, maître de l'embaument et génie sarcophage.
Paris, musée du Louvre. © Lessing E

Serrure Dogon, plateau de Bandiagara, village de Keti (H = 62,5 cm)
Le lézard symbolise le prépuce d'un jeune circoncis, les Dogon le considérant comme l'élément féminin de l'homme.
Retranché par la circoncision, le prépuce devient lézard solaire, associé à Mars.
Louis Frank, qui séjourna cinq années au Caire en tant que médecin de l'armée de Bonaparte
écrit ceci de l'excision :
"Comme la religion mahométane ne prescrit pas, sur le sexe, cette opération qui se pratiquait déjà chez les anciens Egyptiens, et qu'elle se fait encore aujourd'hui fréquemment chez les Cophtes, il est naturel de croire que de fortes raisons l'ont perpétuée. C'est un fait connu, que les grandes lèvres s'alongent très-souvent outre mesure, sur-tout dans les climats chauds, que quelquefois le clitoris est d'une grandeur difforme ; or, quoique ni l'un ni l'autre n'apportent aucun obstacle à la génération, il paraît cependant que la difformité du clitoris est regardée, par les Nègres mêmes, comme un vice révoltant en ce qu'il donne à la femme l'apparence de l'homme."
(Louis Frank, Mémoire sur le commerce des Nègres au Kaire et sur les maladies auxquelles ils sont sujets en y arrivant, 1802, Paris : Amand Kœnig, p. 27-28)


*

Pour caractériser les “origines rituelles” de la geste de Thésée, Jeanmaire s’appuie notamment sur les informations recueillies par Frobenius à propos des Moundang et des Daka (Ibid. et 1913 : 255-260 pour les Daka). Il observe une identique corrélation entre le cycle de la souveraineté et l’organisation des classes d’âge. Cette identité formelle conforte l’interprétation initiatique des festivités décrites par Plutarque (selon Jeanmaire) et permet d’en préciser les enjeux. L’abondante documentation sur le calendrier agricole et sur le calendrier rituel des sociétés africaines – quand les faits grecs sont forclos – autoriserait aujourd’hui une lecture d’autant plus assurée de la relation que Frobenius consacre aux Daka, par exemple, la plus circonstanciée sous ce titre, qui met en évidence, en effet, la dépendance explicite du cycle agraire et du cycle de la souveraineté et dont nous résumerons les principaux traits pour faire écho à la première partie de ce commentaire.


Dakka, Masque buffle (dit : nangbiningi, Frobenius, 1925, V : 59).
(Museum für Volkerkunde und Vorgeschichte, Hambourg).

Gravure extraite de Und Afrika Sprach, vol. III
(dessin de Karl Arriens)

Les activités rituelles sont sous le contrôle du Kameni, “prêtre” qui a la responsabilité de “toutes les choses sacrées”, dont la fonction la plus importante a trait aux rituels des récoltes et qui a aussi pour office la mort du roi et la désignation du successeur. La fête des prémices (septembre) engage le Kameni, enveloppé d’un vêtement de feuilles qui le recouvre entièrement, quatre vieillards et un grand nombre de garçons qui suivent le groupe en criant d’une voix perçante. Dans chaque champ, le Kameni déterre un morceau d’igname, le place dans une feuille et enfouit le tout dans le sol en une offrande à la terre et aux ancêtres. Nul autre n’est autorisé à consommer les prémices et les relations sexuelles sont désormais interdites jusqu’à ce que les grains arrivent à maturité : “car si une femme concevait pendant cette période, la croissance du mil s’arrêterait”. En décembre, le temps de la moisson venu, le même cortège se forme et le Kameni prélève un épi dans chaque champ. La procession rentre au village avec une botte imposante. Le rituel achevé, il est possible de consommer les nouveaux épis et les relations sexuelles sont à nouveau autorisées. Un mois plus tard – ce temps est aussi, le cas échéant, le temps de la circoncision – l’enclos royal est le théâtre d’un rituel au cours duquel le roi, en présence du Kameni et du forgeron, interroge un couple de statuettes divinatoires (vraisemblablement représentées en hors-texte du volume III d'Und Afrika Sprach : “Dakkaheiligtum”).



C’est là une ordalie qui a pour objet la “compétence” du roi. La corrélation de la circoncision et de la mort du roi, plusieurs fois formulée, est dite notamment dans l’“explication” suivante, destinée à compléter l’information selon laquelle la circoncision n’a lieu que tous les sept ans, après la célébration de l’ordalie dont il vient d’être question. “Aux temps anciens, la circoncision avait lieu tous les trois ans. La durée du règne était abrégée d’autant car le sang de la circoncision emportait la vie des rois” (p. 255). Les Daka expliquent encore que le sang de la circoncision va retrouver le roi défunt. Le successeur ne peut être consacré avant cette célébration : si le nouveau roi était intronisé nonobstant, il mourrait à coup sûr pendant l’opération de la circoncision.


Und Afrika Sprach, III : 255
La traduction qui inspire le titre de ce chapitre :
“... La durée du règne était abrégée d’autant car le sang de la circoncision emportait la vie des rois”
n'est pas littérale
.

Photographie de Leo Frobenius (faisant face à : Und Afrika Sprach, III : 128)


Le rapprochement du domaine grec et du domaine africain permettrait de mettre en évidence les données anthropologiques générales suivantes :
- Le rituel annuel a pour objet de conjurer la mort de l’année et d’assurer la pérennité des germinations par l’expulsion des flétrissures de l’année.
- Le rituel initiatique a pour objet et pour périodicité la génération humaine. Cette dramatisation de la différenciation sexuelle est supposée conjurer l’exténuation de toutes les différences et assurer la remise à neuf des classifications. À l’inverse, l’absence ou le défaut de ce protocole éducatif annonce un dépérissement des reproductions et une subversion généralisée des ordres.
- Il arrive un moment – prévisible, et dont il peut être dit qu’il revient avec une régularité astronomique – où la repousse naturelle de la génération humaine doit être taillée, “circoncise”, où le sauvageon doit être domestiqué. La progression naturelle du temps accuse la dégénérescence des agencements sociaux. Un tribut doit être périodiquement payé à l’entropie ou souverain du temps, renaissance du chaos originel. Ce tribut se prélève sur la jeunesse. C’est dire que la communauté, frappée dans sa reproduction, est condamnée à l’extinction. Comment transformer cette malédiction en promesse de renouvellement ?
- Un personnage, généralement un fils de roi, prend la tête de la classe d’âge qui fait problème et va livrer combat au monstre qui fait problème (dont les exigences anéantissent les “germes fructifères”). Sa victoire libère la collectivité du tribut et transforme la stérilité en abondance. Elle l’habilite à la succession.
- Cette restauration des formes est elle-même soumise à l’usure du temps. La structure de gouvernement se défait quand, la dernière année du règne, il n’y a plus de différence entre le souverain et le
pharmakós. Quand la vertu agnatique du roi est épuisée, quand il se révèle incapable de soutenir la distinction - étouffé par la matière de son travail, il devient lui-même “terre” - la révolution annuelle entraîne une révolution de palais en réalité rituellement programmée. En sorte que le but de l’expédition initiatique, ce peut être le souverain lui-même, modèle du rite : sa victime. L’impureté du roi, qui peut faire de lui l’objet de la division initiatique, ne procède pas seulement de la division de son prédécesseur en vertu de laquelle il règne ni de son usure propre. Elle est constitutive de sa charge lorsque celle-ci requiert une androgynie de gouvernement. Dans les sociétés ou l’impureté royale est fortement marquée de ce fait, l’expédition initiatique n’a nul besoin de se développer aux marches du royaume, le roi est le monstre qu’il faut diviser. Dans la geste de Thésée, la précipitation est consécutive et non préalable à l’initiation : Égée meurt de la victoire d’un fils qui, ayant pris la tête de la nouvelle classe d’âge, règne à son tour. Ici, en revanche, le vieux roi meurt avant l’initiation et le jeune roi, intronisé quand est achevée l’initiation qui a mis fin au règne de son père, proclame une initiation à laquelle il ne survivra pas. Modèle du rite, exclu du rite, il lui donne et son nom et sa personne. Sa nature propre ne lui permet pas de souffrir cette division du masculin et du féminin en quoi consiste l’initiation et que sa décollation induit. La circoncision mettrait ainsi fin à un mandat plus “rituel” que “politique”. La fonction proprement pédagogique et cosmologique de ce souverain, s’il constitue l’unité de compte entre le temps de la végétation, le temps humain et le temps des astres se développerait dans l’isochronie du régicide et de l’initiation.


L’hypothèse selon laquelle le roi moundang serait le modèle passif de l’initiation (qu’il y a une homothétie entre la circoncision et le régicide ; que circoncire le roi, c’est le mettre à mort ; qu’on ne peut circoncire les candidats à l’initiation sans mettre à mort le roi...) est fondée sur des équivalences symboliques et notamment sur la pétition que le traitement dont le cadavre du roi fait l’objet, savoir la séparation de la tête et du corps et le conditionnement différencié de ces deux éléments, équivaut à une circoncision. Une objection se présente immédiatement contre une telle hypothèse : le roi moundang, bien qu’incomplètement initié, est déjà circoncis. On ne voit pas a priori, d’une part ce que pourrait signifier une seconde circoncision et, d’autre part, comment, déjà circoncis, le roi ne pourrait supporter la circoncision à laquelle les jeunes gens sont soumis... Nous avons pourtant fait crédit aux analogies, principalement en raison de l’identité de nature des néophytes et du roi : sexuellement doubles, promis à la mort initiatique en raison de cette dualité et délivrés par la circoncision. Il se trouve, d’ailleurs, que des faits que nous ne connaissions pas alors, rapportés des Dowayo du Cameroun (Barley, 1983 ; Dumas-Champion, 1989) montrent que la décapitation du cadavre peut être explicitement conçue et théâtralisée comme une répétition de la circoncision.

Ces pratiques, qui peuvent prendre des formes apparemment contradictoires quant au rôle du roi, nous paraissent s’unifier sous le motif constitutionnel de la royauté sacrée : le face à face de clans autochtones et d’un clan dynastique (voir infra chapitre 3 : Dessin du dessein) qui fait du souverain médium, un moyen du pouvoir. Le rôle du roi dans cette ingénierie qui engage ici la capacité de la société à se reproduire dans ses ordres, dans cette distinction fondamentale qu’est la séparation des genres, est donc fonction du statut qui lui est assigné. Il est nécessaire de surcroît, nous l’avons rappelé en commençant, de prendre en compte les différentes valeurs diacritiques que les sociétés en cause peuvent utiliser pour signifier la différenciation sexuelle. Ce sont, d’évidence, les opérations dont les organes sexuels peuvent faire l’objet. Mais ce sont aussi des oppositions cosmologiques, naturelles, chromatiques ou thermodynamiques (le sec et l’humide ; l’os et la chair ; le rouge et le noir ; le chaud et le froid…). Le rituel Dowayo, qui expose comment ces oppositions peuvent se superposer, manifeste leur identité conceptuelle (Barley, 1994 : 106-211). La circoncision formalise et théâtralise ainsi l’opposition du sec et de l’humide, du masculin et du féminin, du cadavre et de l’ancêtre, du grain en formation (femelle) et du grain arrivé à maturité (mâle). Les garçons naissent donc avec des “têtes molles”. C’est la circoncision (“l’apogée de leur ‘humidité’ est atteint quand le garçon s’agenouille dans la rivière et saigne dans l’eau”), coïncidant avec la venue des premières pluies, toujours violentes, la retraite des jeunes circoncis s’achevant le premier jour de la moisson, qui les fait passer de l’humide au sec. “Les nouveaux circoncis, rapporte Leiris des Namchi (1934 : 64), qui ne peuvent porter aucun vêtement jusqu’à complète cicatrisation, vivent hors des villages pendant plusieurs mois (quatre mois environ, des semailles à la récolte du mil rouge).” “On considère que leurs têtes ont été durcies au feu et que la tête (le gland) de leur verge est désormais sèche” : leur sexe est maintenant véritablement masculin (Barley : Ibid.). La poudre de prépuce séché (Fardon, 1990 : 98, 105), le prépuce étant rapproché de la peau du crâne (Ibid. 100), est symboliquement équivalente au crâne. Un tablier porté sur la tête (à rapprocher vraisemblablement du bonnet de circoncision utilisé en Afrique de l'Ouest) est mentionné par Leiris (Ibid. : 65). Au moment du prélèvement du crâne, quand on ouvre la tombe (“Quand un circoncis meurt durant son séjour en brousse […] il est enterré vêtu [de son] costume de feuillage [porté normalement par les femmes] et on ne prélèvera pas son crâne” Leiris, Ibid. : 75), le mort est menacé avec un couteau de circoncision (dit "couteau de crâne" chez les Chamba : (Fardon, 1990 : 100), la dessication de son crâne (et la circoncision de son arc) assurant sa réincarnation. On entonne, de même, des chants de circoncision quand on bat le nouveau mil…



Circoncision au Sénégal (coll. Fortier)


"Jeunes garçons costumés pour la circoncision"
(Carte postale expédiée de Boffa en 1909)


Dans cette cosmologie où la maturation des récoltes, le croît des humains et la vie après la mort (la céréale, le sexe, le cadavre) sont pensés sous un même concept, le rôle du roi – quand royauté il y a : on se souvient de la corrélation notée par Frobenius : “Ce sont ces mêmes dignitaires qui, au cours de la terrible période mystique de la moisson, lorsqu’on coupe les épis et qu’on bénit les jeunes, pendant ce temps d’offrandes et de propitiations, mettent à mort le roi“ (vide supra) – est fonction de sa position par rapport à la césure de la différence des sexes. Cette position décide de sa place dans l’initiation et de son destin parmi les vivants et les morts. L’ethnographie des Chamba (Fardon, 1990) donne à voir un chef dont le rôle – à la différence du roi moundang dont l’ambiguïté sexuelle est constitutionnelle – est “féminin”. Il fait d’ailleurs “couple” avec les prêtres (masculins) de la terre. La cosmologie chamba associe, elle aussi, croissance du grain et croissance de l’homme (“Le chef et ses prêtres se comportent comme des géniteurs – comme s’ils étaient respectivement mère et père du grain. Comme un enfant, comme un garçon plus précisément, le grain passe d’une tutelle féminine à une tutelle masculine au cours du processus de maturation” – 1990 : 185), circoncision, cueillette des épis et prélèvement du crâne. Elle s’organise sur une dichotomie fonctionnelle entre matriclans et patriclans. Le matriclan, représenté par le chef (ou le roi), est substance, il est associé à la féminité et à la vie (à Segu, la fonction cheffale était assumée par une femme - Ibid. : 184-185) ; le patriclan, représenté par le prêtre, est identité, il est l’ordre où se réincarnent les ancêtres. La matriclan est chair, le patriclan est os (Ibid. : 96). Le patriclan commande l’initiation, les rituels funéraires et la garde des crânes. La circoncision est donc absolument contraire au chef (“circoncision et chefferie sont antithétiques dans la pensée [chamba]” - Ibid. : 123) et, à la différence du roi moundang qui est “divisé” en cette circonstance et qui en meurt – certes – mais dont le crâne, pierre de touche de la succession, sera conservé, c’est l’entièreté du cadavre du chef chamba – qui n’est pas décollé – qui représente la part féminine de la division en cause. Ses funérailles, quand il décède de mort naturelle, comme celles d’une femme, durent quatre jours. Sa mort est normalement tenue secrète jusqu’à l’intronisation de son successeur. Il est enterré dans une tombe qui est définitivement scellée, la moindre fissure annonçant un malheur qui doit être prévenu par le sacrifice d’un bélier noir (Ibid. : 81). À l’opposé, la succession d’un prêtre chamba – les prêtres sont les “maîtres de la coupe” (Ibid. : 128) des épis, des prépuces et des crânes (Ibid. : 129) – requiert le prélèvement du crâne de son prédécesseur, avant même que la décomposition du cadavre en autorise la décollation par exception à l’usage qui prévaut (Ibid. : 81). Le chef chamba est comme les “habitants du monde souterrain” explique Fardon, il est associé à la fraîcheur et à l’obscurité. Le sang que les prêtres font couler est rouge et chaud et le sang des garçons qu’on vient de circoncire, en tombant sur le sol, menace la fraîcheur de cet être ténébreux (Ibid. : 185). Le chef serait donc mis à mort avant l’initiation, conformément aux informations recueillies par Frobenius, apparaissant ainsi comme un modèle négatif de la circoncision. Alors que le roi moundang, modèle passif, ferait, lui, fonction – si l’on peut dire – de “mannequin” : de son vivant et dans son exercice à la fois masculin et féminin, en même temps initié et mis à mort. À Poli, en revanche, selon Leiris (1933-34 : 70, note), “le fils du chef coucherait en brousse avec les circoncis jusqu’à réintégration de ceux-ci” – l’implication cheffale dans l’initiation pourrait avoir été celle d’un specimen, modèle positif : tout masculin quand le chef chamba est, lui, tout féminin… Un tel cas de figure (où le “chef” serait un “prêtre”, pour parler chamba), qui demanderait à être plus précisément instruit, tend naturellement à mettre en cause l’équilibre constitutionnel évoqué plus haut [dont l’approche fera l’objet du prochain chapitre]. La question étant de savoir – si l’hypothèse constitutionnelle d’un face à face et d’une complémentarité entre clans territoriaux et clan dynastique (entre “prêtres” et “roi”) est fondée – qui sont les “maîtres de la coupe” (qui “tient” le couteau de circoncision, qui est maître de l’initiation). Il y a lieu de penser que le dernier chef en cause, dont la personne ne paraît pas antithétique à la circoncision, est, lui aussi, "instrumentalisé" et "mis en œuvre" par les clans autochtones, faisant, de son vivant, fonction de crâne (d'ancêtre). Dans tous ces cas de figure, le roi est un médium qui permet d'auspicier les ancêtres maîtres de la prospérité.

Le schéma suivant pourrait illustrer ces trois configurations :


Moundang

Le roi est n'est que partiellement initié
il proclame l'initiation, mais n'y survit pas


Initiation = Mort du roi

corps du roi (féminin) (masculin) crâne du roi


Initiation = Vie des initiés
corps de la verge (masculin)
(féminin) prépuce



Daka

Le roi est féminin
"circoncision et chefferie sont antithétiques"


Initiation = Mort du roi

corps du roi (féminin)


Initiation = Vie des initiés

corps de la verge (masculin) (féminin) prépuce



Namchi (?)

L'initiation ne paraît pas antithétique à la chefferie


Initiation = Vie du roi

(le fils du chef accompagne les initiés)


Initiation = Vie des initiés

corps de la verge (masculin) (féminin) peau de la verge

L'opposition de l'humide et du sec qui caractérise à la fois le calendrier agricole, les âges de la vie et les étapes de la vie après la mort supporte la construction des genres. La médiation royale, instaurée par les clans territoriaux faiseurs de roi garantit la protection des ancêtres dont dépend le croît des récoltes et des hommes. Le crâne du roi, après sa mise à mort quand il est sexuellement double, ou le mausolée des crânes (le walé des Namchi - Leiris, 1934 : 78), sont les témoins de cette intelligence des vivants et des morts qui assure le renouvellement des générations et l'ordre du monde.

humide
sec
"maîtres de la coupe"
grain
en formation
mûr
récolte
homme
prépuce
circoncis
session initiatique
femme
menstruée
ménopausée
temps
cadavre
en décomposition
décollé
temps
roi Chamba
féminin
régicide
avant la circoncision
roi Moundang
féminin
masculin
la circoncision
annonce la mort du roi
chef Namchi ?
masculin
maison des crânes

Ces équivalences permettent de comprendre comment la récolte, la circoncision, la décollation des cadavres et le régicide peuvent être homologues et quelle nécessité les met en synchronie.


FIN du chapitre 2

Plan du chapitre 2 :

I - 2.01 Introduction
I - 2.02 Des rois agricoles
I - 2.03 La paille et le grain
I - 2.04 Apollon, dieu Septime
I - 2.05 Le scandale de la mort programmée du roi
I - 2.06 Thésée, chef d’initiation ?
I - 2.07 De la stérilité à la “panspermie”
I - 2.08 L’énigme du monstre
I - 2.09 Souveraineté de la distinction
I - 2.10 Climatérique de la souveraineté
I - 2.11 La roue du temps et la mise hors course du vieux roi
I - 2.12 Pourquoi “le sang de la circoncision emporte la vie des rois”
I - 2.13 Quand régicide et initiation sont un





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