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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
présentation

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures



LA ROYAUTE DIVINE CHEZ LES JUKUN
UNE RE-EVALUATION DE CERTAINES THEORIES

M.W. YOUNG

( Traduction cursive de :
YOUNG, W. M., 1966, “The divine Kingship of the Jukun : a Re-Evaluation of Some Theories”,
Africa, vol. XXXVI, n° 2. pp.
135-53)
adresse par l'intranet de l'université :
http://pao.chadwyck.co.uk/articles/displayItem.do?
QueryType=articles&ResultsID=117BFF60FBB3979BE&filterSequence=0&ItemNumber=1&journalID=4011

*

Pour de nombreux anthropologues, le problème de la royauté divine fut résolu en 1948, quand le professeur Evans-Pritchard, dans une Frazer lecture, présenta une interprétation structurale des faits concernant le cas des Shilluk. La royauté divine en Afrique était plutôt source de confusion, car le principe central de la doctrine – le roi devait être tué lorsqu'il tombait malade ou devenait sénile – se trouvait jusque-là hors de portée de toute vérification empirique. Il existait aussi, sans doute, quelque réticence quant à l'acceptation des théories explicatives de Sir J.G. Frazer, puisqu'à bien d'autres égards, son autorité en la matière avait depuis longtemps été sapée. D'un seul geste, Evans-Pritchard semblait avoir liquidé définitivement à la fois le problème et son découvreur. Il existe cependant, un moyen de faire renaître de leurs cendres de tels problèmes et de tels princes de l'intellect. Dans l'exposé qui suit, je ressuscite en partie la théorie de la royauté divine chère à Frazer, et je tenterai de démontrer qu'elle éclaire des aspects importants du problème ignorés de l'interprétation structuraliste. Concernant un unique exemple de royauté divine, celle des Jukun du Nord du Nigéria, je ferai appel à deux distinctions conceptuelles familières : personne/fonction et politique/rituel. La distinction complémentaire, et peut-être la plus fructueuse d'un point de vue analytique sera la dichotomie homme/dieu, celle qui fut la préoccupation principale de Frazer.

I

Je commencerai par mettre en évidence les intérêts théoriques qu'offre la royauté divine africaine, et par indiquer les types d'explications et d'interprétations qui en ont été données jusqu'à aujourd'hui. Bien que Frazer ne semble pas avoir défini officiellement son usage, il est clair qu'il emploie ce terme pour indiquer une classe particulière de rois sacrés : ceux à qui il n'est pas permis de mourir de mort naturelle. Les "rois divins" incarnaient les "dieux qui meurent" et ils étaient approximativement des figures intermédiaires, évoluant entre le magicien le faiseur de pluie de "l'Age de la Magie", et le "roi-dieu" de " l'Age Religieux". Le premier peut-être, à avoir utilisé les catégories descriptives de Frazer, en ethnologie africaine, fut Seligman, qui fournit plus tard une définition convenable du roi divin et reçut sans doute l'approbation de Frazer. L'expression devrait être limitée à

... ces chefs qui, étant rendus responsables du bon ordre des choses et spécialement de la fertilité du sol et des animaux domestiques, finissent leur vie en étant tués, ou en se tuant eux-mêmes avec plus ou moins de cérémonie, souvent à époque fixe (ou à la survenue de la sénescence), s'exposent de façon rituelle à la mort ou encore feignent de mourir. (Seligman, 1993, p. 5)

Cette définition contient le trait diacritique de Frazer : la notion que le roi divin ne doit pas mourir de mort naturelle. Elle est plus empirique qu'aucune définition implicite de Frazer, en ce qu'elle montre le lien entre le roi et la nature, sans faire appel au postulat d'origine de Frazer d'un dieu de la nature réincarné qui, étant mortel, voit "son âme transmise à un successeur vigoureux". Une utilisation plus récente du terme par des anthropologues fut pour le moins déroutante. Il y a ceux qui adhèrent à l'usage qu'en font Frazer et Seligman, ceux qui donnent au terme une connotation plus générale en l'utilisant comme synonyme de roi sacré, et enfin ceux qui l'emploient de façon littérale pour signifier un « roi-dieu » ayant une origine divine. Même s'il est qualifié de "frazérien", ce terme voit sa spécificité souffrir du manque de consensus concernant le sens dans lequel Frazer lui-même l'emploie (e.g. Richards (1960 p.38) se demande si l'on peut considérer les rois Bantu de la zone interlacustre "comme 'divins' dans le sens frazérien du terme", tandis que Vansina (1962, p. 325) considère tous les rois africains à quelques exceptions près, comme ayant été des rois divins "au sens frazérien du terme". En bref, ce n'est plus une étiquette-type très utile. Une catégorie qui a été créée pour contenir, en Afrique uniquement, le maître-de-la-lance-de-pêche Dinka et l'Aga Khan de secte Shia Imami Ismailia, peut difficilement être d'une grande valeur analytique.

Il nous faut toutefois parler de son maintien et de son utilisation dans le contexte restreint que Seligman, à la suite de Frazer, lui confère. Si l'approche intellectuelle de Frazer l'a amené à mettre l'accent sur des critères que nous considérons aujourd'hui comme de moindre importance, voire erronés – à savoir que, de tels rois incarnent les dieux, et, que de tels dieux sont considérés comme mortels – il reste que l'ensemble des croyances selon lequel les rois africains sont mystérieusement associés à la fertilité du sol, l'état des récoltes, et le bien-être de leur peuple, est très répandu, avec pour corollaire le fait qu'il ne leur est pas permis de mourir de mort naturelle. S'agissant de cet ensemble de croyances et les coutumes au travers desquelles elles s'expriment, il semblerait utile de retenir le terme de "royauté divine", étant entendu que la clause "origine divine" ou "dieu de la nature" de la définition implicite de Frazer est la moins cruciale. Ceci, non pour éluder l'aspect "théologique" le plus étroit de la royauté divine, puisque nous verrons qu'il existe ici des voies d'analyse intéressantes à poursuivre. C'est plutôt le statut cosmologique de tels rois qui représente le trait diacritique le plus important pour distinguer les rois divins d'une catégorie plus générale de rois sacrés. Le terme fait donc référence au système idéologique d'une forme particulière de royauté.

Mettre l'accent sur l'idéologie de la royauté divine, évite partiellement le problème délicat du régicide de facto. Dans l'ensemble, les anthropologues sont restés sceptiques à l'égard de son existence sous une forme institutionnalisée, et certains affirment que ce qui est important, n'est pas de savoir si les rois étaient réellement mis à mort de la manière dont le décrivent les informateurs, mais plutôt ceci : "Voici comment la royauté était conçue".

L'idéologie du régicide coutumier est considérée comme la formulation de l'importance de la santé physique du roi pour la société. On peut néanmoins soutenir aussi que dans de nombreuses sociétés, la croyance était exprimée par l'acte – que le régicide rituel avait bien lieu. Si tel est le cas, il est nécessaire de s'intéresser aussi bien au plan du comportement qu'au plan spirituel.

Puisque l'essai d'Evans-Pritchard sur la royauté divine des Shilluk fut la première tentative d'un anthropologue pour traiter le sujet par son abord sociologique, et puisque c'est dans cet essai que nous trouvons la plus puissante expression du point de vue qui considère le meurtre royal comme une fiction, nous nous devons de le résumer brièvement ici. L'argumentation était fondée sur trois propositions : c'est la royauté et non le roi qui est divine ; la royauté divine est un phénomène tout aussi politique que rituel ; et enfin, la fonction doit être considérée dans le contexte entier de la structure sociale.

Nyikang, le héros de la culture Shilluk, est à mi-chemin entre le dieu et l'homme, et il est immanent à chaque Reth. Le Reth est un double pivot : il est chef de la communauté politique et centre du culte national. En raison de la structure décentralisée, morcelée de la société Shilluk, le roi règne mais ne gouverne pas. Toutefois, en régnant, il symbolise la société tout entière, et il ne doit être identifié à aucune des parties de cette société ; pour cette raison, sa fonction est élevée au un rang mystique. La succession au trône alterne entre les branches rivales du clan royal et les oppositions segmentaires résultant de la structure du lignage et des regroupements locaux, s'expriment par rapport au symbole commun. Evans-Pritchard pense que le meurtre rituel du roi était probablement une légende provenant de la double personnalité du Reth "qui est à la fois, lui-même Nyikang, et à la fois, un individu et une institution". Il considère néanmoins que le régicide avait souvent lieu puisque, la royauté tendant être identifiée aux intérêts d'un groupe, les autres segments devaient affirmer leurs droits à la fonction aux dépens de la personne du roi. De la même façon, il est possible d'envisager qu'un prince rival puisse être encouragé à organiser une rébellion, dans le cas où un malheur national viendrait à affaiblir le soutien au roi, rébellion "contre le roi, au nom de la royauté ". Finalement, la royauté divine ...

... est une institution typique, bien que sans doute non limitée à celles-ci des sociétés comportant des systèmes de lignage très marqués dans lesquels les segments politiques font partie d'une structure organisée sans trop de rigueur, sans fonctions gouvernementales ... (et dans laquelle)... l'organisation politique prend une forme rituelle ou symbolique.

Pour Evans-Pritchard donc, le dogme du régicide rituel n'est pas seulement une formulation de la valeur de la santé du roi et de sa vigueur pour les Shilluk, mais également une formulation du mode de résolution de l'opposition structurelle et de la compétition segmentaire pour participer à la royauté. Bien qu'il semble clair qu'Evans-Pritchard ait été influencé par le type de situation qu'il a trouvée chez un autre peuple Nilote – les Anuak – où les symboles d'une royauté embryonnaire circulaient parmi les segments en compétition, le seul aspect gratuit de son argumentation réside dans sa réinterprétation du mode de meurtre royal des Shilluk. Il postule un type de régicide différent de celui rapporté par les informateurs Shilluk, mais ce postulat n'est pas mieux authentifié que la tradition selon laquelle leurs rois étaient rituellement étranglés lorsqu'ils tombaient malades ou devenaient séniles.

(L'étude la plus récente de l'histoire des Shilluk, par Riad : selon lequel la plupart des rois shilluk mouraient au cours de rébellions, et affirme que plus de la moitié de ces rois furent étranglés dans la "tradition". La preuve se trouve hors de toute vérification satisfaisante. D'où une grande divergence d'opinion ; mais il est peut-être utile de noter que Howell (1952) laisse entendre que le risque de guerre civile était après la mort du roi, i. e. quand le trône était vide.

Dans une publication antérieure, Evans-Pritchard avait concédé à un groupe "Fuin" du Dar Fung, ce qu'il avait refusé plus tard aux Shilluk. Il écrivait :

Bien que les dirigeants d'Ulu semblent avoir été tués, en partie pour des raisons politiques, leurs exécutions avaient lieu avec une telle régularité, et se déroulaient d'une façon si traditionnelle, que nous devons les considérer comme étant plus que le résultat d'une intrigue dynastique.

Dans la même publication, il définit ce mode de meurtre royal "frazérien" comme :

Régicide sanctionné par la tradition, et pas simplement par un précédent, le résultat d'une procédure légale et pas simplement d'une intrigue dynastique, effectué d'une manière bien définie, prescrite, et non pas de façon hasardeuse.

Il distinguait donc nettement le régicide rituel institutionnalisé de l'assassinat socialement sanctionné. Toutefois, dans l'essai sur les Shilluk, cette distinction est brouillée par la négation de l'existence du régicide rituel institutionnalisé , et l'introduction de la notion de rébellion socialement sanctionnée dont le régicide est une contingence.

La référence d'Evans-Pritchard aux Fuin, montre qu'une certaine ethnographie africaine refuse de se rendre à l'approche structurelle dans domaine. Toutes les traditions de meurtre du roi ne peuvent se justifier comme idéologies politiques. Il y a pour ainsi dire, un noyau inéluctable de motifs rituels "frazériens" derrière le destin de certains rois divins, qui ne semble convenir à aucun schéma structurel. Bien que les maîtres-de-la-lance-de-pêche Dinka ne soient en rien des rois, Lienhardt est prêt à croire que, comme les traditions Dinka le prétendent, ils étaient volontairement mis à mort pour des raisons autres que structurelles. De même, il est indiscutable que la reine de la pluie chez les Lovedu se suicidait lorsque le temps alloué à son règne était écoulé. Wilson lui non plus, ne doute pas de l'authenticité des propos de ses informateurs concernant le meurtre rituel du Lwembe du Nyakyusa, comme Mair le reconnaît, les comptes-rendus de cet acte sont si circonstanciés qu'il est difficile de croire qu'ils sont purement imaginaires.

Toutefois, nous ne sommes pas obligés de choisir simplement entre deux interprétations différentes de ce trait le plus frappant de la royauté divine – entre l'impératif rituel de Frazer, et la contingence structurel d'Evans-Pritchard. En effet, il ne manque pas d'"explications" à la coutume : explication psychanalytique qui considère le roi à la fois comme symbole phallique et figure du père, et l'explication psycho-sociologique qui considère la pratique du régicide comme étant essentiellement un "rituel de conflit" cathartique et le roi comme un bouc émissaire. D'un point de vue plus pragmatique, la suppression d'un roi malade ou âgé par le biais régicide est, selon Firth, le moyen par lequel un chef efficace remplace un chef qui ne l'est plus guère. Ceci suggère donc que l'aspect mystique la royauté divine :

... ne bat pas en brèche le sens commun. D'un point de vue organisationnel l'aspect symbolique de leur croyance exprime et les amène à adopter des pratiques administratives rationnelles et bénéfiques.

Dans un post-scriptum, Firth admet de façon tacite que, quelle que soit façon dont le roi meurt – secrètement étranglé, ou lors d'une rébellion – cette mort servait les intérêts d'une administration efficace :

Se peut-il que la notion de meurtre rituel du roi Shilluk ne soit pas entièrement une légende ? Le meurtre rituel du roi serait-il une possibilité "mise en réserve", pour le cas où le roi n'aurait pas été déchu par le processus normal de rébellion au moment où son pouvoir commence à décliner ?

Mais le terme "normal" présume vrai ce qui est en question, bien que mentionnant les deux alternatives, Firth montre que nous ne sommes pas obligés de prendre parti pour l'une ou pour l'autre, à savoir, d'un côté une interprétation exclusivement "politique", et de l'autre une interprétation exclusivement "rituelle".

L'un des points les plus importants chez Evans-Pritchard était que, contrairement aux affirmations précédentes, le roi Shilluk n'avait pas d'autorité légale. Ceci a entraîné une tendance à supposer que les rois divins "règnent mais ne gouvernent pas", affirmation fondée sur l'idée que la royauté divine existe sous sa forme la "plus pure" chez les Shilluk. Toutefois, il serait arbitraire d'affirmer que le Lwembe Nyakyusa et le Kanongesha Ndembu par exemple, méritent plus le titre de rois divins que le Citumukulu Bemba ou le Mwami du Rwanda, simplement parce qu'ils ressemblent à cet égard au Reth Shilluk. D'un autre côté, on considère généralement qu'il existe un certain degré de corrélation négative entre les compétence administratives ou les pouvoirs politiques et l'autorité rituelle. Ceci reste cependant une hypothèse à affiner, plutôt qu'un indicateur servant à évaluer l'étendue de l'une par rapport à l'étendue de l'autre, puisque tous les roi africains s'avèrent utiliser le rituel, à un certain degré, pour soutenir leur pouvoir, et il est possible que les développements historiques soient plus significatifs dans ce contexte que leurs correspondants structurels. Ainsi, Beattie souligne qu'alors que la royauté Shilluk semble avoir acquis un certain degré de pouvoir matériel grâce à son importance rituelle, le rituel s'est regroupé autour de la royauté Nyoro, centre primordial du pouvoir terrestre. En résumé, un pouvoir terrestre minimal n'est pas une condition nécessaire de la royauté divine frazérienne. Il n'est que de nous rappeler l'autorité légale considérable de rois tels que ceux des Bemba, des Banyar et des Yorubas – exemples qui peuvent parfaitement entrer dans la catégorie des rois divins.


II


Après avoir considéré le concept de royauté divine à la lumière de certaines idées théoriques partagées par de nombreux anthropologues, je propose maintenant, d'examiner l'exemple d'une seule société d'Afrique occidentale. Je considérerai les aspects politiques, rituels et cosmologiques de l'institution, et avec une référence toute particulière à son élément le plus dramatique : le régicide, je rechercherai la signification mutuelle de ces aspects.

Les peuples de langue Jukun du Nord du Nigéria, sont considérés comme les descendants de la classe dirigeante du puissant empire Kororofa (probablement une fédération de tribus assez vague), qui domina la vallée Bénoué, depuis environ le quatorzième siècle, jusqu'au milieu du dix-huitième siècle. Le Wukari, actuel territoire des Jukun, fut créé comme nouvelle "capitale", après la chute de l'empire Kororofa, et symbolise sa survivance à une échelle considérablement réduite. Les frontières politiques du Wukari continuèrent à se modeler jusqu'à la pacification britannique, puisque les Jukun ne purent résister à l'empiètement au Nord, à l'Est et à l'Ouest des Fulani et des Chambas, et à l'infiltration des Tiv au Sud. Dans les années 1930, les Jukun du Wukari étaient au nombre d'environ 20.000 ; aujourd'hui ils sont un peu moins nombreux. Au cours du dix-neuvième siècle, l'Aku Uka – roi du Wukari – a probablement régné sur une population de tribus hétérogènes s'élevant à au moins quatre fois ce chiffre.

Le royaume Jukun semble avoir eu une structure très différente de celle des Shilluk, bien que leurs royautés respectives montrent quelques similitudes intéressantes. Les chefferies, segments politiques du wukari n'étaient pas organisées sur la base d'une ascendance commune. Les groupes familiaux (atsupa) étaient petits et localisés, et ceci est peut-être dû à l'abondance des terres agricoles dans la région. Bien qu'aujourd'hui la reconnaissance d'appartenance au sein des Atsupa soit patrilinéaire, Meek pense que les Jukun ont été par le passé, un peuple matrilinéaire. Des informations existant encore sur ce problème, laissent à penser qu'à la fin du dix-neuvième siècle, les atsupa Jukun ont probablement été des groupes d'ascendance ambilinéaire. Ils étaient peu structurés, portaient des noms, étaient non-exogames, et se regroupaient selon des observances rituelles et selon la transmission héréditaire à certaines fonctions, particulièrement les fonctions religieuses. Les subdivisions généalogiques de ces unités sociales, formaient les noyaux des familles étendues composées de façon empirique de parents et de proches bilatéraux occupant une concession unique, et représentant la plus importante unité économique de la société. Allant de pair avec un principe optatif de résidence et un mariage virilocal, on trouvait une préférence manifeste pour la succession patrilinéaire, et pour un héritage matrilinéaire des biens mobiliers. Effectivement, la détermination de l'ascendance semble également avoir été optative, avec, plus tard une préférence pour la filiation patrilinéaire.

Toutefois, la succession au trône était exclusivement patrilinéaire. L'unique règle de succession stipulait, que seuls les fils des rois morts étaient éligibles au trône, et il existait une forte injonction rituelle concernant l'inégibilité des fils des sœurs de ces rois. Depuis la fondation du Wukari au dix-huitième siècle, il semble qu'il y ait eu à chaque fois, deux atsupa royaux dans la capitale ayant des droits au trône, et, malgré les divergences des nombreuses listes de rois, elles indiquent que la succession a régulièrement et équitablement alterné entre les deux dynasties.

La gestion de l'État se faisait depuis le palais de l'Aku à Wukari par l'intermédiaire d'un système de fonctions bien établies. En gros, il y avait deux catégories de dignitaires : ceux qui avaient des fonctions civiles ou étatique et dont le rôle était d'administrer l'État, de faire la guerre et de conseiller le roi ; et ceux qui avaient des fonctions religieuses et à la maison royale, dont le rôle était principalement rituel ou cérémonial. La première de ces deux catégories était souvent composée d'agnats du roi - ses frères, les fils des frères de son père - tandis que dans la seconde (surtout en ce qui concerne la maison royale), on trouvait les parents utérins du roi.

Des écrits plus anciens concernant les Jukun, affirmaient que l'Aku Wukari était un autocrate. Pour Meek, c'était un tyran potentiel puisque la doctrine de la royauté divine lui octroyait les pouvoirs absolus. Pourtant, l'analyse de sa position constitutionnelle révèle que, bien que sa fonction fut essentielle, elle n'était pas autocratique. Son pouvoir établi ne pouvait se manifester qu'à travers la hiérarchie des dignitaires, et ses propres efforts pour accroître son pouvoir étaient contre-balancés par les efforts des autres pour accroître le leur. Ces ministres, souvent de proches agnats du roi, dépendaient de son droit à les nommer, les promouvoir ou les destituer, et là était son pouvoir. Ils étaient classés selon une hiérarchie et la promotion à l'ancienneté était nominale, mais l'Aku pouvait passer outre cette règle et promouvoir ceux qui avaient ses faveurs avant ceux dont il se défiait. Les ministres ne pouvaient rendre leurs fonctions héréditaires ; les seules fonctions strictement héréditaires dans la constitution Jukun étant les fonctions religieuses et cérémoniales qui avaient des pouvoirs matériels minimes. Bien que certains ministres soient des chefs territoriaux économiquement indépendants du roi, leurs "fiefs" administratifs étaient rattachés à leur fonction, ainsi, il leur était impossible d'exiger des liens d'allégeance durables de régions éloignées de l'état.

Concernant les décisions politiques, l'Aku Wukari actuel déclare que sa fonction est en elle-même le centre politique et que ses ministres ne peuvent que proposer ou conseiller. Il apparaît en effet que chez les Jukun, il n'existait pas de conseil officiel pour contrôler le roi s'il venait à être en opposition sur le plan politique. Les ministres de haut rang formaient, selon la phrase de Meek, une "caste patricienne", et il prend soin d'écrire "conseillers" et non "membres du conseil".

Cependant, dans les années 1930, ce groupe consultatif informel s'est modifié sous l'autorité britannique, pour devenir un corps constitué gouvernant et délibérant, ou, conseil, avec le roi à sa tête. La déclaration de l'Aku actuel selon laquelle, "autrefois, l'Aku ne pouvait avoir aucun opposant par définition – son pouvoir était total", fait probablement référence à l'idéologie du pouvoir royal, plutôt qu'à l'étendue de son autocratie dans les faits, puisqu'il était sans aucun doute obligé d'accepter une décision majoritaire de ses conseillers. Malgré cela, les pouvoirs réels du
roi étaient probablement considérables, et il n'était pas, comme le dit M.G. Smith, semblable à cet égard au roi Shilluk, et "en marge du processus d'élaboration politique", bien qu'il fut handicapé par son statut de divinité en ce qui concerne les relations directes avec ses sujets.

La doctrine religieuse même, qui octroie théoriquement au roi Jukun des pouvoirs absolus, prescrit également sa mort lorsqu'il devient évident qu'il n'est plus digne de les assumer. Considéré comme un contrôle sur le pouvoir du roi, le régicide institutionnalisé est validé par le dogme de la relation mystique existant entre le dirigeant et le bien-être de son peuple. Comme le dit J.H. Vaughan :

... on peut logiquement rendre les faiblesses du roi responsables des évènements fâcheux qui surviennent dans le royaume puisque, le royaume, c'est lui, et inversement, les faiblesses visibles du roi, maladie, sénilité ou équivalents, peuvent être considérées comme des menaces pour le bien-être du royaume.

En fait, ces croyances constituaient une clause conditionnelle et constitutionnelle stipulant la déposition violente du roi. Toutefois, il reste à examiner jusqu'à quel point le régicide était institutionnalisé chez les Jukun – et ici commencent les difficultés, puisque le mode et la fréquence du meurtre du roi restent hors de portée d'une vérification impartiale et empirique. A Wukari, la tradition rapporte que le roi était tué après sept ans de règne. Il était également supposé être mis à mort s'il tombait de cheval, s'il enfreignait un tabou royal, s'il tombait gravement malade. Il était mis à mort, non pas pendant, mais après une période de disette ou une grande sécheresse. La strangulation secrète était le seul moyen légitime de supprimer un roi, bien que l'Aku actuel affirme que la règle était l'empoisonnement plutôt que la strangulation. L'existence de traditions différentes, se contredisant souvent mutuellement au sein d'une même société, en ce qui concerne le mode et la fréquence du régicide, est caractéristique de cet aspect de la royauté divine. En même temps qu'elles entretiennent le scepticisme des anthropologues, on ne peut qu'émettre des suppositions étant donné le secret habituel dans lequel ont lieu les exécutions, et leur rareté probable.

La responsabilité de la mort du roi incombait aux conseillers de haut rang du roi, les mêmes dignitaires qui devaient choisir son successeur. Ils chargeaient les serviteurs personnels les plus intimes du roi de procéder à l'exécution, qui avait lieu la nuit, dans le plus grand secret. On raconte que si un roi tentait d'appeler au secours pour être épargné, ses exécuteurs lui rappelaient qu'ils ne faisaient que s'acquitter de la coutume ancestrale et qu'il devait se comporter avec le plus grand calme, comme l'avaient fait ses ancêtres. Il était clair que l'on attendait du roi un consentement aveugle. Il existait certains impératifs minimaux et certains interdits : le roi ne devait pas être tué publiquement, ou mourir du fait d'une violence spontanée, et son sang ne devait pas être versé ; l'approbation, la coopération du plus haut ministre, l'Abo Achuwo, était essentielle, de plus, le devin royal devait donner l'autorisation divine – et ce, même s'il était nécessaire de le soudoyer. Enfin, aucun prétendant au trône ne devait être témoin, ni même prendre la moindre part à l'exécution. La stricte injonction concernant le grand secret de l'opération entière et son résultat servait à minimiser le conflit entre les prétendants à la succession. Les machinations politiques ouvertes étaient découragées.

En raison du manque de données détaillées sur ce cas social, l'arrière-plan structurel du régicide chez les Jukun – si tant est qu'il a vraiment lieu – reste obscur. Toutefois, il est fortement improbable que l'état Jukun porte en lui une "structure rebelle", comme l'appelle Gluckman. Seul l'Atsupa royal de la capitale avait des droits à la royauté, et il apparaît que la majorité de ces royalistes, que l'on dit avoir été relégués dans chefferies lointaines par chaque roi lors de son accession au trône, furent envoyés loin de la capitale pour devenir les "princes paysans" ganda. Il n'existe aucune tradition, ni aucun cas historique de rébellions qui auraient été organisées dans les provinces, ni aucun cas de marche sur la capitale pour s'emparer du trône. Il semble que soit exclue une unité de l'État fondée sur "une obéissance discordante autour de la royauté sacrée" [E.-P.]. Il ne s'agit pas de dire qu'il n'y avait jamais de révoltes ou de conflits civils, mais seulement que de telles luttes n'auraient pas servi à "l'unification", puisque le nombre de chefferies qui déclaraient avoir créées par Wukari, indique que les querelles à propos du trône résultaient de la sécession de la faction déchue. Une légende qui raconte que la capitale Jukun avait été transférée de Kororofa à Wukari en arrive à la même conclusion dans ses différentes versions : le conflit pour le trône n'est pas résolu par la force des armes mais par la séparation physique des protagonistes. On pourrait supposer que la clé de l'arrière-plan structurel des traditions de meurtre du roi réside dans la forme prise par les querelles pour le trône, mais les récits historiques sont trop peu nombreux pour être d'une grande utilité ici, et les données concernant le mode d'opposition politique à Wukari sont franchement incertaines. En bref, quelque preuve qu'il y ait, elle ne nous permet pas de faire le lien entre les traditions du régicide rituel et la compétition pour le trône.

Les conseillers de haut rang ou dignitaires de l'État, traditionnellement au nombre de quatre ou cinq, étaient généralement des proches agnats du roi, et ce sont eux qui, selon les dires, décidaient si le roi devait être tué ou non, et quand il devait l'être. L'un de ces dignitaires, le Kinda Achuwo ou "jeune frère" officiel du roi, était même cérémonieusement et officiellement blâmé pour la mort du roi – qu'il ait réellement tué ou non – lors de l'installation sur le trône du successeur.

Le faiseur-de-roi héréditaire, un dignitaire purement cérémonial, le futur roi au Kinda avec ces mots : "Autrefois, nous t'avons donné un roi et tu l'as tué lorsqu'il est tombé malade. Que je n'entende jamais que tu as traité celui-ci de la même manière". L'Abo Achuwo, de par sa position même de premier ministre du roi, était automatiquement impliqué dans la suppression d'un roi. Durant l'interrègne, il dirigeait l'État et s'occupait de ce qui appartenait au roi, tandis que l'un des proches serviteurs royaux – habituellement le fils d'une sœur – montait sur le trône et personnifiait le roi pour mainfenir l'illusion de sa présence et de son existence.

Paradoxalement, on disait que c'étaient les serviteurs royaux les plus intimes, qui avaient effectivement tué le roi, alors que ces mêmes dignitaires étaient recrutés par le roi, parmi ses proches utérins, dans but déclaré de "s'entourer de serviteurs dont les familles ne revendiquaient pas le trône", afin d'assurer sa sécurité. En clair, les deux catégories de parents du roi étaient soupçonnées d'avoir pris part à sa mort. Le fait qu'ils soient impliqués directement, va à l'encontre de l'idée que le régicide, motivé politiquement, est le résultat d'une intrigue inter-dynastique ou, à l'inverse, et selon la manière euphémique d'Evans-Pritchard, que les oppositions segmentaires "s'expriment aux dépens de la personne du roi". En dépit du fait que la succession ait tendance à être alternée, la structure de l'opposition politique à Wukari ne peut être réduite à une simple lutte concurrentielle pour le pouvoir et le prestige entre les deux Atsupa royaux. Cette opposition politique n'était pas nécessairement cristallisée sur les lignées d'ascendance du clan, ce que peut illustrer un cas relativement récent de sélection d'un Aku appartenant à un atsupa royal, par un conseil électoral composé entièrement de membres de l'autre atsupa royal. Par conséquent, la compétition pour le trône avait lieu, à la fois au sein de ces clans et, entre ces m
êmes clans d'ascendance ravale et pour des raisons qui restent obscures, la tradition historique ainsi que les attitudes coutumières indiquent que ce conflit pour le trône avait, selon toute probabiblité, plus de chances de se produire entre les agnats royaux, et donc au sein même de l'atsupa.

Ici, des difficultés évidentes surgissent, si nous recherchons des motifs politiques chez les Jukun.

Primo, si la succession était fréquemment alternée, et si, à mesure que son règne se déroulait, le roi plaçait ses propres agnats à la plupart des postes du pouvoir, pourquoi ceux-ci compromettaient-ils leurs positions en le tuant ? Ou bien, si le roi estimait que la plus grande menace pour lui résidait dans les intrigues secrètes de sa famille, alors, ne les aurait-il pas tenus à l'écart de telles fonctions dans la mesure du possible ? Il aurait sûrement préféré garder les conseillers de son prédécesseur – ces mêmes chefs et ministres qui l'avaient élu. Il est également concevable que, bien qu'appartenant à l'autre atsupa royal, ces hommes aient pu espérer rester en poste sous le nouveau régime, s'ils sentaient qu'ils avaient choisi un roi inexpérimenté qu'ils pouvaient dominer. Mais, outre l'extrême improbabilité de tels motifs politiques comme mobile principal du régicide institutionnalisé, tous les témoignages semblent
montrer le contraire, à savoir : qu'un roi remplaçait graduellement les chefs et les ministres de son prédécesseur par ses propres parents. (Si l'on prend l'exemple du plus important conseiller du roi, chacun des six derniers Abo Achuwo Était un frère ou un fils d'un frère du père de l'Aku sous lecuel ils officiaient. Aucun Abo Achuwo n'est resté en poste plus de trois ans après l'installation sur le trône d'un nouvel Aku.)

Secundo, en supposant qu'il existât une compétition pour le pouvoir entre les ministres, comment était-il alors possible d'obtenir l'unanimité pour décider de tuer le roi, quand, au moins certains d'entre eux n'avaient rien à gagner et tout à perdre par cette mort ? Et, si le régicide était le résultat d'un combat politique réel, comment pouvait-il avoir lieu aussi secrètement et aisément que l'exigeait la coutume ? La réponse ici, réside sans doute dans la domination que certains ministres exerçaient sur les autres. Ceci est en effet confirmé par un cas historique, qui se trouve également être l'exemple le mieux documenté de régicide probable. Sur ce point, il est bon de relater les faits significatifs, car bien qu'indubitablement atypiques, ils montrent bien au moins, que ce type de situation politique était tout à fait plausible chez les Jukun.

Le 26 février 1927, Ashu Manu III, le seizième roi du Wukari, mourait dans son palais, et le Chef de District installé quelques trente miles plus loin, à Ibi, entreprit immédiatement une enquête. Quelques semaines plus tôt, le Chef de District avait promis, au reçu d'un message l'avertissant que le roi était malade, d'envoyer une garde de soldats indigènes sur place. La réponse ne vint jamais – au lieu de cela, on apprit que le roi était mort. L'enquête du Chef de District, faute de médecin pour pratiquer une autopsie aboutit à un verdict sans désignation de coupable, stipulant que le roi était mort de causes inconnues. Il semble que les ministres et les aînés Wukari aient reconnu librement que le régicide avait eu lieu, mais puisqu'aucun témoin n'avait été trouvé, le Chef de District ne procéda à aucune arrestation. Le fait que l'Abo Achuwo soit le responsable direct de "l'aide" apportée au roi pour mourir, laisse peu de doutes. Plus tard, on rapporta que, lorsque l'Aku suivant fut installé sur le trône, "... le Lieutenant-Gouverneur fit comprendre à l'Abo Achuwo que si quoi que ce soit arrivait au roi dans les sept ans à venir, les conséquences pour lui seraient désagréables". Les liens de parenté et les vies respectives des principaux protagonistes peuvent être brièvement décrits comme suit : Ali, oui devint plus tard Ashu Manu III, et son frère aîné, Ahamdu, qui fut Abo Achuwo, étaient les fils de l'Aku Audu Manu (1871-1902). Tous appartenaient à l'atsupa royal Ba-Ma. Les deux frères reçurent des titres de la maison royale sous le règne du roi qui succéda à leur père, Agbu Manu II (1902-1915) qui, lui, appartenait au Ba-Gya, l'autre atsupa royal. Ali fut promu plus tard à une importante fonction religieuse, et quand Agbu Manu mourut, il fut choisi pour lui succéder sous le nom d'Ashu Manu III. Ahamdu avait été banni de la cour d'Ashu Manu à la suite d'une prétendue intrigue avec l'une des femmes du roi, mais lorsqu'Ali devint roi, il rappela son frère d'exil, et en 1917, lui assigna le titre d'Abo Achuwo. Ahamdu était manifestement un homme remarquable. Il domina le conseil et la cour pend treize ans, et fut un modèle d'intransigeance et d'obstination dans ses relations avec l'Administration britannique. Le Résident Général Senue, écrivait, quelques mois apr
ès l'accession au trône d'Agbu Manu III, frére et succeseur d'Ali, qu'il estimait qu'Ahamdu :

... avait dirigé l'Aku et le Wukari, autant par une force de caractère absolue qu'en vertu de sa fonction. L'actuel est un autre frère plus jeune, et semble visiblement tout aussi effrayé par Ahamdu que n'importe qui dans le Wukari. Le dernier Aku fut le seul homme qui osât jamais lui faire front.

En nommant son propre candidat au trône, Ahamdu transgressa la procédure sélection traditionnelle, et imposa sa propre volonté au reste du conseil qui était pourtant composé exclusivement d'autres memebres de l'atsupa royal. Ba-Ma. Nous ne pouvons que présumer des raisons de l'intrigue menée par l'Abo Achuwo Ahamdu contre un frère, et en faveur d'un autre, mais à la lumière des commentaires du Résident Général, il est probable qu'il cherchait à obtenir plus de pouvoir pour son propre compte. Son précédent bannissement avait ruiné ses chances d'accéder au trône, puisque sa position d'Abo Achuwo le rendait inéligible selon la loi Jukun. Toutefois, s'il ne pouvait devenir roi, il pouvait – ce qu'il fit – devenir le pouvoir dans l'ombre du trône.

Cet exemple, bien que peut-être non représentatif d'une situation politique habituelle, à la mort d'un roi Jukun, illustre pourtant deux remarques faites précédemment, à savoir que la compétition inter-dynastique n'était pas forcément le facteur politique le plus important, et que les candidats au trône n'étaient pas nécessairement impliqués dans les conspirations visant à tuer le roi.

En ce qui concerne la dimension politique du régicide chez les Jukun et dans la mesure où les données nous le permettent, nous ferons la conclusion suivante : en accord avec le régime aristocratique et la structure administrative centralisée, les révoltes contre le roi tendraient à prendre la forme de conspirations aboutissant, en cas de succès, à l'assassinat secret. Dans la mesure où de tels assassinats se produisaient, nous pouvons admettre qu'ils étaient conformes au schéma frazérien, ou, pour reprendre les premiers critères d'Evans-Pritchard, qu'ils étaient sanctionnés par la tradition, le résultat d'une procédure légale – s'ils étaient secrets – et qu'ils se déroulaient d'une manière déterminée. Les insuffisances – et les contradictions des données – ne permettent pas une interprétation politique satisfaisante des traditions du régicide coutumier chez les Jukun.

[Perham, 1937,p.145. La référence à la "loi" des sept ans est curieuse puisque, Ashu Manu a régné pendant douze ans, et son prédecesseur pandant treize ans. Le roi dont il est question Agbu Manu III - mourut en 1941 après quatorze ans de règne. Ahamdu lui-même mourut en 1930. Dans une communication personnelle, le Révérend E.H. Smith de la Mission Communautaire au Soudan à Wukari, fit remarquer, bien que la mort d'Ashu Manu III ne fut pas naturelle, il pensait que celle de son successeur l'était. Le roi suivant, Ashu Manu appartenant à l'autre atsupa royal, régna pendant seulement cinq ans, et sa mort ne fut "selon toute évidence, pas naturelle, mais il n'y eut aucune preuve médicale".]

Certaines motivations politiques sous-tendent sans doute inévitablement le meurtre d'un roi – inévitablement, car certaines personnes risquaient de perdre beaucoup et d'autres de gagner gros, suite à un changement de roi et l'on peut supposer qu'ils étaient prêts à lutter pour conserver ou obtenir ces avantages. Mais aucun schéma n'apparaît clairement, pour justifier notre conclusion selon laquelle le régicide chez les Jukun était un acte purement politique, découlant de certains agencements structurels tels qu'une opposition segmentaire, ou une compétition engendrée par des règles de succession souples.

III

Il nous reste à examiner les aspects rituels de la royauté Jukun, et à étudier de plus près l'idiome rituel très répandu de meurtre du roi. Bien que tous ceux qui ont écrit sur les Jukun mettent l'accent sur réalité divine et le personnage divin de l'Aku, il est à noter, que nulle part dans les cérémonies élaborées d'intronisation, un dieu ou un esprit pénètre le roi élu, comme par exemple, l'esprit du Nyikang pénètre et possède le titulaire du trône Shilluk. De plus, le roi Jukun ne se distingue pas exclusivement par sa qualité divine, puisque "tous les chefs Jukuns, même mineurs, sont considérés comme étant, dans une certaine mesure, des incarnations d'une divinité". Le roi du Wukari se caractérise plutôt comme étant à un degré inégalable "l'incarnation suprême". Il n'est pas facile déterminer qui il incarne, ou ce qu'il incarne, et dans quel sens il est divin.

Le panthéon Jukun comprend deux dieux suprêmes – un créateur et une créatrice (creator et creatrix), les divinités cosmiques des phénomènes naturels et célestes, les divinités du culte ou divinités "tutélaires", et les esprits des ancêtres. Ces quatre grandes catégories d'êtres surnaturels sont appelés collectivement Basho – les tout-puissants. Bien que Meek ait déclaré que l'Aku était autrefois identifié au soleil et à la lune, il est plus vraisemblable que cette association avec les divinités cosmiques soi plus métaphorique que mystique. De la même façon, le roi n'est pas exclusivement identifié à n'importe quelle simple divinité "tutélaire", mais étant donné que beaucoup d'entre elles sont considérées comme étant des rois morts, il est étroitement associé à elles de par son ascendance royale. Toutefois, n'étant pas identifié à une divinité unique, il peut les représenter toutes, et Meek résuma le statut théologique de l'Aku comme "une image terrestre de la pluralité des dieux".

En ce sens, le roi vivant est supérieur aux dieux du culte, et après son installation sur le trône, cette partie du panthéon lui rend un hommage symbolique. Ceci est probablement un évènement concomitant aux facteurs sociologiques, plutôt qu'un dogme religieux. Toutefois, si l'on considère fait que certaines des divinités du culte ne sont pas Jukun à l'origine, et que d'autres encore sont l'affaire exclusive d'autres groupes ethniques du Wukari, leur assimilation dans le panthéon Jukun serait fonction de leur subordination spirituelle au roi Jukun, comme reflet de la domination politique Jukun. De plus, puisque les prêtres de la majorité des cultes sont nommés de façon héréditaire et sont, de ce fait, complètement indépendants du roi, son autorité sur eux est validée par son ascendance spirituelle sur les divinités que leurs cultes cherchent à contrôler.

Les devoirs rituels du roi consistaient essentiellement à assurer le bien-être de son peuple. Sa seule existence ne suffisait pas ; il devait maintenir l'harmonie entre la société et son environnement naturel, par le biais d'une action rituelle. Ses devoirs dans ce domaine étaient triples : accomplir les rites quotidiens pour lesquels il était seul qualifié de par sa fonction ; prévoir et diriger les activités des autres cultes ; maintenir et contrôler sa propre force spirituelle. L'utilisation coercitive potentielle de ses pouvoirs rituels était considérablement restreinte
par l'existence de nombreuses autres fonctions religieuses, et par les tabous innombrables qui réglementaient le comportement rituel du roi. En ce qui concerne la première de ces restrictions, les prêtres des nombreux cultes n'étaient pas subordonnés au roi, leur autorité rituelle et le prestige qui en découlait n'étaient pas de son fait. Ceci est illustré par les injonctions qui interdisaient au roi d'être présent lors de l'accomplissement des rites autres que ceux qu'il pratiquait dans son propre palais, et qui lui interdisaient de rencontrer certains prêtres. Néanmoins, il avait pour responsabilité ultime la charge de s'assurer que les rites qu'il convenait d'accomplir, étaient pratiqués aux périodes coutumières, et il avait également la charge d'ordonner aux prêtres de coopérer pour des occasions imprévues qui exigeaient des rites spécifiques. A ce titre, l'Aku était un grand prêtre qui officiait sous le contrôle pour le moins souple de nombreux spécialistes rituels. La distribution de l'autorité rituelle dans la société, ainsi que les tabous élaborés de sa fonction, étaient en fait des contrôles stricts sur le pouvoir rituel du roi, qui n'était en fait pas plus absolu que son pouvoir politique. Le contrôle conditionnel du régicide pouvait probablement s'exercer sur un roi qui abusait de son mandat surnaturel.

Si la divinité du roi ne se caractérisait pas précisément en termes d'incarnation d'une divinité particulière, il existe un sens dans lequel l'Aku était un dieu en-soi, ayant un pouvoir surnaturel considérable, et faisant l'objet d'un culte. Dès lors, une question qui a été peu soulevée, apparaît, à savoir : n'est-ce pas la royauté plutôt que le roi, la fonction plutôt que celui à qui elle incombe, qui est divine ? Dans la mesure où l'on maintient cette distinction, il est probablement vrai de dire que c'est la royauté qui est le point culminant de la structure étatique, le symbole permanent de son unité et de sa continuité, l'incarnation des valeurs culturelles et le garant de la prospérité de la société. Ces attributions et bien d'autres, sont clairement inhérentes à la fonction. Toutefois, puisque la fonction doit toujours être occupée – même quand elle ne l'est pas, on fait croire qu'elle l'est – la distinction est évasive. Inévitablement, l'assimilation de la personne à la fonction.entraîne l'assimilation des attributions à celui à qui elles incombent. Dans peu d'autres statuts sociaux, ou positions structurelles, un tel degré compétences est exigé. Toutefois, ce qui est intéressant, c'est que les Jukun semblent reconnaître la distinction personne/fonction lors des deux occasions rituelles importantes que constituent les rites de passage d'un roi du statut d'individu à celui de sa nouvelle charge.

Lors de son installation sur le trône, le roi est saisi et dépouillé de ses attributs précédents par le faiseur-de-roi, puis on lui donne les symboles des pouvoirs politiques et rituels de sa fonction, un par un. Son statut grandit comme une boule de neige, à mesure qu'il suit un chemin territorial et symbolique. Lors de ses funérailles, et dans l'ordre inverse ses titres et ses pouvoirs sont réclamés par ceux qui les lui ont conférés : le titre de Manu (Mallam), par le chef de la communauté Haussa, le blé de semence par le prêtre du grain, le vêtement de faiseur-de-pluie par le prêtre des pluies, le Manteau, la coiffe et la cravache de sa fonction politique par celui qui est chargé de l'intronisation. Tous ces objets sont pour ainsi dire, les éléments de la royauté Jukun, les composantes symboliques de la fonction. Il existait cependant une concept de la nature syncrétique de la divinité, en tant qu'amalgame de pouvoirs de rôles fonctionnels : le roi comme dirigeant, comme gardien du grain, comme faiseur de pluie, et même, depuis 1800, comme "Mallam" des sujets islamisés. On peut faire la supposition suivante, qui est que, puisque ces éléments étaient octroyés et repris à chaque roi d'une manière progressive, la royauté existe en vertu du consentement des divers groupes et des diverses fonctions qui participent aux cérémonies.


Dans la croyance populaire Jukun, c'est l'immortalité personnelle du roi, ainsi que la continuité de la royauté qui sont mises en avant par ces cérémonies. Les roturiers et les sujets qui ne possèdent pas de titres y participent à un moindre degré. Ils accueillent le roi quand, une fois la sacralisation terminée, il rentre dans la capitale en chevauchant un cheval blanc, et ils disent adieu son corps momifié, à nouveau à califourchon sur un cheval blanc. En ce qui concerne la durée officielle de l'interrègne quelques jours seulement séparent le départ d'un roi, de l'arrivée du suivant. Meek se donna beaucoup de mal pour faire valoir que les cérémonies d'intronisation du roil étaient une forme de cycle d'initiation qui élevait l'initié au statut de dieu. Bien que rien ne permette de dire que le roi imprégné d'un pouvoir surnaturel spécifique inhérent à la royauté, une fois les cérémonies terminées, la personne du roi était devenue sacrée et il possédait alors un pouvoir spirituel immense. L'aspect le plus important ce pouvoir – appelé "dynamisme" par Meek – est indiqué par le terme juwe qui est utilisé dans le sens de "personnalité de roi". Ce mot signifie également "ordonnance royale", et d'une façon significative, le corps physique du roi. Il est évident que le pouvoir divin est dangereux en même temps que bénéfique ; il doit cependant être contrôlé et traité avec circonspection. Le courroux du roi était terrible ; on disait que, s'il se mettait en colère et frappait le sol, le pays serait détruit. Ceux qui provoquait sa colère, s'empressaient de le calmer, et le persuaduaient de plonger ses doigts dans l'eau pour éteindre "le feu de sa main ". Les nombreux tabous qui entourent le roi, en plus de servir à élever sa fonction et à faire valoir sa marginalité, servent également à protéger ses sujets du pouvoir dangereux inhérent à son corps, car il est évident également que le sacré est contagieux. Tout ce qui entre en contact avec sa personne est contaminé et potentiellement nuisible. Les serments les plus puissants, étaient ceux que l'on portait sur la natte, la couche, ou les chaussons du roi. L'épreuve consistait, pour celui qui avait prononcé le serment, à venir toucher l'objet sur lequel il avait juré, car s'il avait juré à tort on disait qu'il "tomberait foudroyé comme par un choc électrique".

Si le corps même du roi était sacré, la distinction analytique ent la personne et la fonction est d'un usage limité pour débattre du concept de la divinité du roi. De plus, l'idée que le roi ne meurt pas, exprimée verbalement par des expressions telles que "il est retourné au ciel", et symboliquement, dans de nombreuses pratiques rituelles, ne fait pas totalement référence à la permanence de la fonction. Les Jukun, comme beaucoup d'autres peuples qui possèdent une royauté sacralisée, semblent faire une autre distinction, moins légaliste celle-là, qui est parallèle, mais ne coïncide pas avec la dichotomie personne/fonction. C'est la dichotomie homme/dieu, de la double nature du roi – une dichotomie que Frazer trouvait si fascinante. D'un certain point de vue, la doctrine de la dualité de la nature du roi semble être élaborée selon la coutume et la croyance, pour résoudre la contradiction entre l'humanité imparfaite de celui qui l'exerce et la nature idéale de la fonction.

Les théories de la personnalité chez les Jukun sont complexes, puisqu'il y a au moins trois entités qui peuvent être traduites approximativement par "âme"
ou "esprit". L'eschatologie singulièrement élaborée des Jukun vient à bout de la contradiction entre le culte des ancêtres et la croyance en la réincarnation, par l'idée d'une âme double : le dindi, qui comme ancêtre reste dans l'autre monde, et le dindi de renaissance qui vient réanimer le corps physique. A la différence des hommes ordinaires, le dindi du roi est protégé des forces malignes des sorcières et des sorciers, ainsi que des émanations nuisibles des femmes en règles. Mais même le dindi vigoureux du roi semblerait s'affaiblir à mesure qu'il vieillit, et l'une des nombreuses traditions concernant le meurtre du roi stipule que l'on donnait au vieux roi, un miroir, lorsqu'on pensait qu'il était temps pour lui de mourir. Ce que voit une personne lorsqu'elle regarde dans un miroir, c'est son dindi. Le dindi du roi est clairement associé à sa condition d'humain ; le juwe, comme nous l'avons vu, à sa condition divine, bien qu'il se rapporte également à son corps. Le juwe, comme aspect principal du pouvoir spirituel du roi, est dangereux pour l'homme et potentiellement nuisible pour les récoltes. Par ailleurs, le dindi, lui, est de façon magique, bénéfique pour les récoltes. Les manifestations physiques les plus puissantes du dindi – les cheveux et les ongles – chez les prêtres et les conseillers, sont enterrés à Puje, le site sacré de la fête annuelle des moissons. Les ongles et les cheveux du roi, soigneusement préservés pendant son règne, sont enterrés avec son corps, autrefois à côté d'un esclave que l'on appelait "le gardien du grain".

Il existe une autre entité, le bwi, que Meek décrit comme é
tant "le dynamisme personnifié d'une chose vivante ... qui perdure après la mort avec un pouvoir proportionnel à celui montré pendant la vie". Le bwi du roi est sûrement aussi très puissant, et cornme celui de certains animaux, il peut tuer un homme par le regard sans vie de son corps que l'on a tué. Le bwi de toutes les créatures peut se renforcer au cours de la vie et, à l'évidence, on peut dire que c'est cette entité qui était renforcée au cours des cérémonies de l'Anda Ku – rites de "rajeunissement" traditionnellement accomplis par chaque roi, au cours de la sixième année de son règne. Le bwi du roi, unique à l'individu, se sépare du corps, de même que le dindi, lorsque la mort survient. Néanmoins, selon la croyance populaire, les rois ne meurent pas, ils "retournent au ciel ", ou simplement, ils disparaissent. La préservation grandement secrète et élaborée du corps du roi, et son adieu animé au peuple, lors de son dernier voyage, est une expression vivante de l'immortalité personnelle du roi – en tant que dieu. En tant qu'homme, après avoir étét dépouillé de ses titres et des fonctions royales, le corps est rebaptisé et enterré secrètement, avec quelques effets dans la tombe. Il n'est même pas gênant que par la suite, la sépulture tombe en ruine.

Ces pratiques et ces croyances – y compris le paradoxe apparent qui fait que le roi, bien que devant être tué, ne meurt jamais – prennent un sens à la lumière du concept de la dualité de la nature du roi. Frazer soutenait que l'homme était tué pour délivrer le dieu. Ceci constitue uniquement l'aspect cosmologique du problème personne/fonction, puisque l'acte positif du régicide, non seulement délivre le dieu de l'homme, mais également préserve la vitalité de la royauté – l'institution – de la fragilité absurde de l'homme. Le "dieu" que les Jukun délivrent de leur roi souffrant, n'est pas un esprit comme Nyikang, mais une puissance spirituelle plus indéfinissable, qui est la quintessence de la royauté. Juwe est immortel et inviolable, il se manifeste dans le corps des rois et dans les ordres mêmes que donnent ces rois. Il semblerait qu'il soit concentré dans la tête et le bras droit, puisque chaque roi est lié à la lignée qui le précède et à celle qui lui succèdera par ces parties du corps – il mange la tête réduite en poudre, et conserve le bras droit de son prédécesseur comme une relique sacrée. La royauté se perpétue de cette manière. Pour emprunter un concept métaphorique de la théorie politique et de la doctrine théologique de l'Angleterre médiévale, juwe est "le corps politique" immortel du roi, et représente "la lignée naturelle ininterrompue des corps royaux" – ses propres ancêtres. Visible sous la forme du propre corps du roi, il est également semblable à la dignitas des rois anglais du Moyen-Age qui était à une époque, représentée par une effigie lorsqu'ils mouraient.

Dans la mesure, ou la distinction peut être faite de façon significative, c'est plutôt à titre rituel plus que politique, que le roi est, ou doit être tué. Meek n'a pas recherché les implications politiques de la coutume et il donne l'interprétation pragmatique suivante, avec une référence unique à l'aspect rituel de la royauté :

... Je suggérerai ... que la principale raison du meurtre du roi en cas de mauvaise santé était que s'il était tout le temps malade, il devenait incapable d'accomplir les rites quotidiens par lesquels les ancêtres étaient alimentés et la vie des graines assurée.

Ceci, ne met pas suffisamment en valeur l'identité mystique existant entre la vie du roi lui-même, et la vie des graines, puisque, parmi ses autres fonctions, l'Aku de Wukari est un "roi des graines ". Bien qu'il n'incarne aucun "dieu de la nature", il incarne en quelque sorte "l'esprit des graines". Lors de toutes ses apparitions publiques, il est acclamé par ses sujets aux cris de "Notre Grain ! Nos Légumes ! Nos Arachides !". Le grain provenant des fermes du roi est utilisé pour la fabrication de la bière sacrée, qu'il est de son devoir quotidien de consommer. Meek suggère qu'il existe une subtilité théologique : la bière représente le grain spiritualisé, la nourriture des dieux et des ancêtres. En la buvant, le roi entre en communion avec les dieux et les ancêtres immanents à sa personne, mais, puisqu'il est aussi identifié de façon mystique au grain, il s'offre lui-même en sacrifice chaque jour. On racontait, que si le roi devait être enterré durant la saison sèche, les graines mouraient à jamais, ce qui implique qu'elles "mouraient" avec lui. Les grains moissonnés après sa mort sont censés lui appartenir, et lors de ses funérailles, juste avant sa "disparition" publique, il lâche symboliquement une poignée de graines, réponse à la demande de ses sujets de ne pas leur enlever le grain. Durant cette période d'interrègne officiel, tous les Jukun mâles se rasent la tête et laissent ensuite repousser leurs cheveux jusqu'à l'accession au trône nouveau roi, puisque la pousse des cheveux est assimilée à la pousse des nouvelles graines. Durant ce bref interrègne, il est interdit, dans toute ville, de piler le grain – une expression supplémentaire de l'idée que le roi emporte sa récolte avec lui.

En dépit du caractère manifestement frazérien de la fonction du roi en tant que "roi des graines ", il est impossible d'établir que c'était invariablement en sa qualité même que le roi devait être mis à mort, quand lui – ou son dindi – montraient des signes d'affaiblissement. La loi stipulant que le régicide devait avoir lieu tous les sept ans, doit probablement faire partie de ce contexte. Meek remarque que, si l'on doit ajouter foi à la chronologie des rois donnée à Wukari, il semble que la loi des sept ans n'ait pas été respectée au cours des deux derniers siècles, mais, même encore aujourd'hui, les Jukun des régions éloignées, calculent la liste des rois selon cette règle, et force est de constater que la croyance reste solidement ancrée. Meek suggère, de façon fort pertinente, que la loi des sept ans pourrait avoir été fondée sur la constatation suivante : "les famines semblent se produire à intervalle régulier de sept ans dans les provinces du Nord du Nigéria". On disait que la sécheresse et la famine étaient les raisons principales qui rendaient obligatoire le meurtre du roi Jukun, et ceci implique donc que les cycles de sécheresse grave régulaient la durée du régne. On doit cependant remarquer, que le régicide était pratiqué après, et non pendant, la sécheresse et donc que la notion de roi comme bouc émissaire, plutôt que comme sacrifice, est présente. Cependant, bien que le rôle rituel du roi, représentait, plus que son être, la personnification des graines, pour ses sujets, l'aspect "roi des graines" ne constituait pas une part importante du concept de la royauté divine chez les Jukun. Il faisait pour ainsi dire, partie du côté humain de la dichotomie homme/dieu, et, en ce oui concerne les autres concepts polaire le meurtre du "roi des graines" – alias le bouc émissaire frazérien – était une question plus rituelle que politique. Cela n'avait rien à voir avec le juwe immortel, l'essence de la royauté qui, rappelons-le, était capable de nuire aux récoltes. Cela concernait le roi en tant que personne – ou son dindi – plutôt que la royauté.

Sur le plan général, " la royauté rituelle" connote les aspects symboliques de la royauté et son contrôle sur la société et la nature, par l'entremise du surnaturel. Elle érige en principe la doctrine du pouvoir absolu – dont la réciproque est la responsabilité totale. Les dysfonctionnements survenant dans l'ordre social ou naturel ne sont pas imputés à l'échec de la royauté rituelle, mais aux insuffisances personnelles du roi lui-même. Le roi Jukun n'était pas seulement responsable au plus haut degré des bonnes récoltes et des phénomènes naturels réguliers dont elles dépendaient, mais aussi de l'harmonie fragile des interrelations entre le peuple et les "tout-puissants" – les dieux et les ancêtres. En ce qui concerne l'harmonie entre la nature, la société et les dieux, la tâche rituelle du roi était surhumaine : dieu différent des autres dieux, homme différent des autres hommes, il devait pourtant satisfaire à ces deux exigences. Il était tenu de vivre en harmonie avec ses dignitaires et les divers groupes qu'ils représentaient, avec les prêtres des divers cultes avec ses propres ancêtres. Les Jukun étant des agriculteurs produisant des cultures vivrières, ils considèrent que toute incapacité ou négligence du roi dans sa tâche, en ce qui concerne les exigences précitées, se manifeste de façon évidente par la perte ces récoltes. "Les dieux ont répudié le roi" dit-on, et il doit être mis à mort. La dimension morale s'impose ici, car il est dit que, si un désastre naturel survient à cause des erreurs de son peuple, l'identification du roi à ses sujets, la responsabilité qu'il a d'eux et envers eux sont telles que, de toutes façons, il doit être mis à mort.

IV

La notion frazérienne de royauté divine, avec son dogme central de régicide rituel, a été examinée dans les contextes analytiques de trois aspects de la pensée et du comportement coutumier des Jukun – l'aspect politique, l'aspect rituel, et l'aspect cosmologique. Bien qu'il ait été démontré qu'elle a une certaine importance dans chacun de ces contextes, la royauté divine, est plus significative chez les Jukun, si on la considère comme institution rituelle plutôt que politique. En essayant de répondre à la question implicite de savoir si le régicide – en supposant qu'il ait lieu parfois – était principalement une action politique ayant une justification rituelle ou idélogique, ou s'il était un impératif rituel ayant des conséquences politiques, je penche, peut-être de façon marginale, en faveur de la seconde alternative. Cependant, bien que l'on puisse dire que la doctrine du régicide permet un contrôle constitutionnel conditionnel sur pouvoir politique du roi, il est impossible de démontrer de façon satisfaisante que c'est un corollaire du schéma de la compétition politique pour la royauté chez les Jukun. Dans la mesure où des motivations politiques pouvaient être avancées pour sous-tendre le meurtre du roi Jukun, elles étaient insuffisantes pour expliquer l'existence de la coutume avec ses croyances élaborées et ses ramifications cosmologiques. L'acte politique utilisait pour ainsi dire, un acte rituel qui était potentiellement autonome.

Sur le plan rituel, le roi pouvait être tué puisque sa santé était liée de façon mystique au bien-être de son peuple, et sa propre existence à la vie des graines, parce qu'en bref, il est responsable, au plus haut degré, de la nature et de la société. D'un point de vue cosmologique, le régicide vient à bout de la contradiction inhérente entre son statut de divinité et symbole, et son existence d'être humain imparfait et mortel que les dieux peuvent rejeter. Pour paraphraser Frazer à un niveau métaphysique, la société tue l'homme pour sauver le symbole. En tuant périodiquement celui qui transcende la nature en la contrôlant, et qui transcende la société en l'incarnant, les hommes affirment leur autorité sur la nature, et montrent qu'en dernier ressort, ils contrôlent la société. La fonction de la doctrine de la dualité de la nature du roi est évidente : d'un côté réconcilier ses fonctions rituelles et politiques, et de l'autre, la dichotomie personne/fonction. Les deux aspects étant des distinctions que les Jukun semblent reconnaître.

La coutume du régicide rituel et le complexe des croyances qui lui associé peuvent être analysés et interprétés comme servant des fins structurelles, organisationnelles et rituelles. Le mobile principal du régicide coutumier peut tendre à n'importe laquelle de ces fins, et peut probablement changer selon le cas, au sein même des sociétés où il a lieu ou entre ces mêmes sociétés. Mais ces aspects s'interpénètrent. Alors que le seul cas documenté de mort d'un roi Jukun, où le régicide a lieu de façon quasi certaine, met en avant les machinations politiques d'un parent rival, la mort du roi coïncide avec une année de grande sécheresse et de disette. La tradition et le mandat envers le peuple et ses attentes, sous-tendent les motivations politiques et, si c'était un coup d'État politique pour les conspirateurs, c'était pour les gens du peuple à Wukari, une validation et une réaffirmation de leurs croyances en la nature de la royauté, l'association mystique entre la vie du roi et la fertilité des graines.




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