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I - 2.06 Thésée, chef dinitiation ?
Le destin de la tête, pour traduire librement le titre de Frobenius dont est extrait le dialogue rapporté plus haut, est-il loblation ? Le destin de Thésée est-il de cet ordre ?
Engendré à la dérobée et supposé né de la semence dun dieu. Ainsi Amyot, traduisant Plutarque, définit-il la naissance du héros. Égée, roi dAthènes, navait pas denfant. Il part consulter loracle de Delphes.
Égée, face à la Pythie.
Thémis (nom de la prêtresse) est assise sur le trépied posé au-dessus de la faille ;
elle tient une feuille de laurier et une coupe contenant de l'eau de la source Cassotis.
Deux failles géologiques se rencontrent sous le temple d'Apollon. L'hypothèse de vapeurs remontant jusqu'à la pièce où la Pythie était confinée (le pneuma décrit par Plutarque et Strabon) est exposée par John Hale et al. (John Hale, Jelle Zeilinga De Boer, Jeffrey Chanton et Henry Spiller, Pour la Science, "Les secrets de la Pythie", n° 311, septembre 2003, pp. 70-75)
"Il y a une émanation à cet endroit où se trouve actuellement l'aduton. Et les chèvres cherchaient à s'y nourrir, car Delphes, à cette époque, n'existait pas encore. Invariablement, toute chèvre qui s'approchait de l'émanation et s'y penchait, sautillait alentour d'une manière extraordinaire et émettait un son complètement différent de ceux qu'elle émettait habituellement. Le chevrier s'émerveilla de cet étrange phénomène ; s'approchant de l'émanation et se penchant pour en découvrir la nature, il vécut la même expérience que les chèvres ; les chèvres commencèrent en effet à agir comme si elles étaient possédées et le chevrier se mit à prédire des événements futurs."
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, 16, 26 :
La Sybille d'après Michel-Ange
Ayant reçu une réponse énigmatique, il se rend à Trézène ou règne le sage Pitthée, fils de Pélops, afin de lui demander conseil. Loracle, qui défend à Égée dapprocher aucune femme avant son retour à Athènes, aurait annoncé en termes enveloppés (Ne pas délier le pied de loutre) la gloire de lenfant né dune telle union et cest pour cette raison que Pitthée, faisant boire Égée et lenivrant, sarrangea pour quil ait commerce avec sa fille, Aethra. Mais, la même nuit, Aethra est aimée de Poséidon...
Extrait de Médée, d'Euripide
MÉDÉE
Pourquoi es-tu allé au nombril fatidique du monde ?
ÉGÉE
Pour demander comment je pourrais avoir des enfants.
MÉDÉE
Au nom des dieux, quoi! tu as vécu sans enfants jusqu'à ce jour ?
ÉGÉE
Oui, sans enfants, par l'arrêt de quelque divinité.
MÉDÉE
As-tu une épouse ? ou n'as-tu pas connu le mariage ?
ÉGÉE
Je ne suis pas libre du joug conjugal.
MÉDÉE
Eh bien! que t'a dit Phoibos à ce sujet?
ÉGÉE
Ses paroles sont trop subtiles pour une intelligence humaine.
MÉDÉE
M'est-il permis de connaître l'oracle du dieu ?
ÉGÉE
Oui, d'autant plus qu'il exige un esprit pénétrant.
MÉDÉE
Quel est-il ? Parle, puisque je puis entendre.
ÉGÉE
De ne pas délier le pied qui sort de l'outre avant...
MÉDÉE
Avant d'avoir fait quoi ? d'être arrivé en quel pays ?
ÉGÉE
... avant d'être revenu au foyer de mes pères.
MÉDÉE
Mais dans quelle intention es-tu venu en cette terre ?
ÉGÉE
Il y a un certain Pitthée, roi du pays de Trézène.
MÉDÉE
Fils, dit-on, de Pélops; il est très pieux.
ÉGÉE
Je veux lui communiquer l'oracle du dieu.
MÉDÉE
Oui, c'est un homme savant et versé en ces matières.
Thésée naît donc à Trézène où il est élevé par son grand-père maternel. Ayant appris le nom de son père, il se rend à Athènes après avoir pacifié le pays. Égée le reconnaît grâce aux signes laissés à Aethra et le déclare publiquement pour son héritier.
Thésée retrouve les sandales et lépée de son père (par La Hyre, 1606-1656)
Comment Thésée va-t-il uvrer pour rétablir le trône et mettre fin à une situation de chaos engendrée par lincapacité dun père à assurer la succession ? Thésée trouve en effet lÉtat troublé par les dissensions politiques et les affaires privées dÉgée : guerre civile fomentée par les cinquante fils de Pallas, frère puîné dÉgée quand lui-même est sans héritier gouvernement féminin : cest Médée qui règne, ayant promis une descendance au vieux roi. La réponse à cette question lexploit de Thésée renferme, par hypothèse, le principe de régénération et de restauration ici exposé.
Cependant, raconte Plutarque, quand léchéance du troisième tribut fut arrivée, et que les pères qui avaient des enfants encore jeunes durent les présenter pour le tirage au sort, il y eut contre Égée une recrudescence de plaintes de la part de ses sujets : ils gémissaient et sindignaient de voir quÉgée, lauteur de tout le mal, était le seul à ne prendre aucune part au châtiment et quaprès avoir réservé le pouvoir à un fils bâtard et étranger, il navait cure de les voir privés de leurs enfants légitimes et laissés sans descendance. Touché de ces plaintes, Thésée pensa quil était juste de ne pas les négliger et de partager le sort de ses concitoyens. Aussi soffrit-il volontairement sans participer au tirage au sort. Tous les Athéniens trouvèrent cette grandeur dâme admirable et furent charmés de son dévouement au peuple, sauf Égée. Celui-ci eut beau le prier et le supplier : il le trouva inflexible et inébranlable. Alors il procéda au tirage au sort des autres enfants. [...] Auparavant, comme on ne concevait aucun espoir de salut, le vaisseau quon envoyait portait une voile noire en signe de malheur certain. Mais, cette fois, comme Thésée rassurait son père et se faisait fort de maîtriser le Minotaure, Égée donna au pilote une autre voile, une blanche (ou pourpre) avec ordre la hisser au retour, si Thésée était sauf ; sinon de naviguer avec la noire pour annoncer le désastre.[...]
Quand Thésée eut abordé en Crète, suivant la plupart des récits en prose et en vers, il reçut dAriane, qui sétait éprise de lui, la fameuse pelote de fil et il apprit delle les moyens de venir à bout des détours du Labyrinthe ; il tua le Minotaure et remit à la voile, en emmenant Ariane et les jeunes gens. (Vie de Thésée, 17-19)
Structure de la pourpre royale ou pourpre tyrienne (6,6' dibrimo-indigo)
Murex
(Bolinus brandaris) Mosaïque de Pompéi. 1er siècle avant J.C.
Symbolisant le sang principe de vie (Glotz, 1904 : 116-117), mais aussi associée à la mort (Artémidore, Clef des Songes, 1, 77) la pourpre est l'insigne des sacerdoces, des magistratures et des commandements militaires et, premièrement, l'emblème des souverains. Purpura sumere signifiera "monter sur le trône". Le procédé de fabrication de la pourpre ancienne a été retrouvé, en 1858, par de Lacaze-Duthiers ("Mémoire sur la pourpre", Annales des sciences naturelles. Zoologie, XII, 1859, pp. 5-84), vérifiant le mythe antique (Pollux I, 45) selon lequel l'invention de la pourpre était due au hasard. Tel Héraclès remarquant que son chien gardait le museau coloré après avoir mangé des mollusques, Lacaze-Duthiers reconstitua le procès d'extraction et de fabrication de la pourpre après avoir observé un pêcheur de Mahon teindre son vêtement avec un coquillage.
Soumise à la lumière et à l'humidité, la substance purpurigène passe du jaune au violet par le développement successif du jaune et du bleu qui se résolvent en vert puis, quand le rouge a paru, en violet. En arrêtant le travail de développement avant son terme naturel, on peut donc obtenir des verts et des bleus. Le bleu biblique (Nombres, 15, 38), ou tekhelet, dont la technique était perdue en 760 de notre ère (le fil bleu disparaît à cette date du châle de prière) était ainsi obtenu à partir du murex. La pourpre verte était une pourpre "immature", et c'est ce qui explique, selon Alexandre Dedekind ("La pourpre verte et sa valeur par l'interprétation des écrits anciens", Archives de zoologie expérimentale, 1898, pp. 457-480) son emploi dans les bureaux de la chancellerie impériale quand le prince était encore mineur.
Le parallélisme, dont nous avons fait mention de manière conjecturale, entre lexpulsion du pharmakós, ou des pharmakoí, le 6 de Thargélion et le départ des jeunes gens livrés en tribut (le 6 de Munichion), cest-à-dire la mise en abîme du rite annuel et du rite novénaire (selon la manière grecque de compter : le un est, pour les Grecs, un prédicat dexistence et non une quantité ; cest le pythagoricien Archytas de Tarente 380-345 qui conçoit le chiffre un) pourrait servir de prémisse pour tenter de rapprocher théorie du pharmakós, théorie de linitiation et théorie de la souveraineté. Le propos sera ici, plus restrictivement, de servir lénigme que constitue la connexion, entre lavènement dune nouvelle classe dâge et le régicide, cette curieuse relation dont Frobenius est linventeur et dont Jeanmaire a montré la réalité archéologique dans la geste de Thésée.
Parmi dautres valeurs, le motif initiatique apparaît dans plusieurs séquences de lexpédition que Thésée conduit en Crète, assurant le retour victorieux du tribut en jeunes gens livré au Minotaure. Linitiation met en scène un monstre dévoreur dadolescents et met en vedette un chef initiatique, un modèle ; elle se développe aux marches du royaume et en marge de lespace politique dans un temps hors temps qui est souvent celui de linterrègne ; elle concerne les jeunes gens en âge critique et a pour objet la différenciation sexuelle ; elle touche au mariage et à la fécondité des humains ; elle se révèle indispensable à la reproduction de la nature.
Lexpédition de Thésée peut sanalyser comme le développement dun modèle matrimonial libéré ou produit par la définition des genres en quoi consiste linitiation. Lentreprise de Thésée, notait Jeanmaire (1939 : 323), inaugurée sous le patronage dArtémis et continuée sous celui dAphrodite se termine sous celui dAriane-Aphrodite. On peut remarquer de prime abord quen gagnant Ariane aux Jeux organisés par Minos, Thésée donne une définition vraie du beau-frère. En ôtant lhonneur au capitaine Tauros, selon lexpression dAmyot dans les règles , il libère la cité dun tribut imposé en réparation de lassassinat dAndrogée venu combattre aux Jeux athéniens. Il transforme le beau-frère monstrueux et le beau-père vengeur en partenaires dalliance. Une tradition dit que Minos ne se contenta pas de remettre le tribut, mais quil donna de plein gré Ariane en mariage à Thésée qui lavait débarrassé dun général encombrant. La paix scellée par mariage sert autant Thésée que Minos. Thésée annule la faute dÉgée et ses conséquences en soffrant au monstre et en sopposant à lui. Selon des valeurs plus générales, ou plus élémentaires, dans les initiations, ce que le néophyte doit vaincre, cest un monstre : cest une construction mythique, cest sa peur (Thésée vainc les amazones après avoir offert un sacrifice à la Peur - Vie de Thésée, 27, 2), cest lui-même. Pour naître en tant que masculin, il lui faut sarracher à la protection maternelle. Cest ce travail ontogénétique de changement de sexe que paraissent dramatiser les rites en cause. Le combat contre un monstre masculin prend fond sur une représentation étouffante de la féminité : Thésée vainc le Minotaure dans le ventre labyrinthique (le labyrinthe étant aussi la figure de lexpédition sans retour et de la descente aux Enfers). Lhomme repose dans la tension qui loppose à dautres hommes, tension qui implique en premier lieu la mort initiatique ou la mort du féminin en lui. Le motif du changement de sexe est explicite dans de nombreux mythes et rites initiatiques. Ainsi, par exemple, le cycle du Petit Poucet comporte-t-il, comme le note Jeanmaire, un épisode dans lequel le héros et ses frères échappent aux dents de logre en changeant de sexe par léchange de leurs vêtements avec ceux des petites ogresses. La fonction de logre (du crocodile, du circonciseur), cest de dévorer la fille (ou de trancher le prépuce). Donner le change à logre, cest savoir se dépouiller de cette féminité quil a charge de dévorer. Cest renaître.
Jeanmaire a reconnu ce thème du travestissement et du changement de sexe dans deux épisodes de la geste de Thésée. Plutarque explique ainsi le travestissement des Oschophories : Thésée navait pas emmené en Crète toutes les jeunes filles désignées par le sort ; il prit avec lui, pour compléter le nombre, deux jeunes gens qui vivaient dans son intimité. Ceux-là étaient dapparence féminine et délicate, mais dâme virile et résolue. Il leur donna des bains chauds, les fit rester à lombre, prodigua les onguents et les soins de toilette à leur chevelure, à leur peau, à leur teint quil transforma dans la mesure du possible. Il leur apprit à imiter de leur mieux la voix, les allures et la démarche des jeunes filles, de sorte quà lextérieur, ils ne différaient en rien delles. Il put ainsi les glisser parmi les partants sans que nul sen aperçut. À son retour, il alla en procession avec les jeunes gens, habillés comme le sont maintenant ceux qui portent les branches de vigne (Vie de Thésée, 23, 3 et s.). On dit que le dieu de Delphes prescrivit à Thésée de faire dAphrodite son guide et de linvoquer comme compagne de voyage. Il offrit donc un sacrifice à cette déesse sur le bord de la mer et la chèvre quil immolait se changea miraculeusement en bouc. En conséquence, Aphrodite reçut le nom dEpitragia (Ibid. : 18, 3). Miracle du rite qui réalise, avant le drame, lintention de laction et qui résout la crise de lambiguïté sexuelle par la pédagogie de la mise en scène.
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