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I - 2.09 Souveraineté de la distinction
Ce monstre singulier qui disparaît sans combattre, comme le Vrtra de la tradition indienne (vide infra : Le sacrifice dans l'Inde ancienne 2) qui, lui aussi, bloquait les sources précisément taries dans ces histoires de loimós, révèle peut-être par là sa véritable nature de construction psychique. Lamia est vaincue sans résistance par le sauveur dAlcyoneus, arrachée de son gîte, tirée au grand jour, précipitée du haut des rochers. Elle disparaît finalement comme sil avait suffi de lamener à la lumière pour quelle sévanouisse, tel un phantasma, fantôme ou fantasme. Tirer le monstre au jour, cest tirer lénigme au clair (tirer l'énigme au clair, c'est tirer le monstre au jour). Et si les deux membres de cette phrase sont homothétiques, sil y a rencontre du sens produit par le mythe et du savoir contenu dans lexpression, cest que la langue et le mythe puisent au même fonds. Lénigme oppressante sévanouit dans la clarté du concept. Lénigme (griphos, au sens propre : nasse, puis, métaphoriquement, énigme et obscurité) emprisonne et enveloppe. Lil a besoin de lumière, le cortex a besoin de forme, lindividu a besoin de distinction. Le chiffreur ou le passeur exploitent lobscurité quils font régner sur ces êtres en fièvre de distinction que sont les adolescents. Vaincre langoisse ou la peur du noir, cest un objet commun des rites dadolescence (et des philosophies existentielles, dailleurs). Lénigme et le monstre sévanouissent : comme la Sphinge, littéralement soufflée ou désintégrée par le travail de déchiffrement. Le monstre est une image virtuelle, envers dun savoir qui tire sa créance de la crédulité et légitime sa tyrannie sur limmaturité. Si résoudre lénigme, cest triompher du monstre, cest dire quil était cette énigme. Avec ou sans question capitale - quand il sagit de faire preuve de tête ou de la perdre le monstre, cest lénigme lépreuve dont Thésée triomphe dans le labyrinthe est aussi une élucidation, à la faveur du flambeau ou du fil quAriane lui remet.
Mais quelle énigme, quelle difficulté vise lénigme ? Pour répondre à cette question, il suffit de regarder comment dipe et Thésée sy prennent pour tuer le monstre : ils (l) épousent. Cest le motif du Fier Baiser (une horrible sorcière assaille un jeune et beau chevalier : Baise-moi, lui dit-elle ; s'il s'exécute, l'hideuse harpie se transforme alors en une éblouissante princesse...) Du point de vue des jeunes gens, cette exposition au monstre est la révélation dun savoir et dune pratique de la différence des sexes. Le rite est ce psychodrame qui permet a ladolescent daccéder à la maturité psychique après avoir défait les chimères produites dans la dépendance maternelle. Comment cette promotion libère-t-elle labondance ? Le défaut dinitiation, défaut de répétition des genres, porte un risque de stérilité généralisée si les définitions sexuelles, ainsi quon la noté, commandent le cycle des reproductions. Il y aurait dans ladolescence lexpression dune nature sauvage, rebelle aux catégories. Cette part sauvage de la repousse humaine renaît chaque année dans la végétation. Le parallèle entre génération naturelle et génération humaine (Gamélion était le mois des mariages) se développe à partir dune opposition dialectique entre nature et société. Quand la floraison, éclosion du cycle annuel, contient, observance garder, la promesse des accomplissements, la fleur de la génération humaine doit être convertie pour être en mesure de porter ses fruits.
La mythologie grecque expose en effet le triste destin de héros dont les noms connotent lexubérance printanière, léclat ou la pérennité de la végétation sauvage : Narcisse, Hyacinthe, Crocos, Carpos..., ces personnages meurent dans la fleur de leur jeunesse accident ou suicide et renaissent dans la nature. Ce que signifie leur mort est probablement exprimé dans la propriété que les Anciens attribuaient à lhyacinthe : retarder la puberté. Les marchands desclaves qui faisaient commerce dadolescents destinés à la prostitution en usaient à cette fin. (Jeanmaire, 1939 : 530 ; Dioscoride : 4, 63 ; Pline : 21, 97)
Retarder la puberté, cest précisément le contraire de ce en quoi consiste linitiation : mener la puberté à terme. La mort tragique de ces héros et leur renaissance dans la végétation fait deux, soit des avatars de cette âme folle que linitiation arrache à la jeunesse, soit, quand leur histoire expose une fixation à ladolescence, des modèles négatifs de la transformation initiatique. Cette fixation se marque par le refus ou par léchec accidentel de la relation sociale et, spécifiquement, de la relation pédagogique. Leur histoire dramatise la nécessaire césure et le deuil de ladolescence ; elle conjure lincapacité de ladolescent à dépouiller le jeune homme ce narcissisme narcotique ou la pétrification dune relation éducative par essence transitoire, puisquelle vise à faire du néophyte (rejeton), au terme dune éducation qui codifie lactivité virile, légal de linitiateur.
Placé, en expiation dune faute de son père, à la tête dun tribut promis à la mort ou à la servitude et dont le paiement régulier écarte le spectre du loimós (stérilité de la nature et des hommes) ; parti, dans cette expédition sans retour, avec des adolescents, garçons et filles, ayant vocation à mourir à lenfance ; perçant à jour, grâce à la complicité féminine (sachant y faire et touchant juste), lénigme intestine, ou matricielle, du Labyrinthe ; affrontant victorieusement un monstre, mixte dhomme et de bête, dévoreur dambigus adolescents ; gagnant la fille du roi par ces deux exploits qui se révèlent de propédeutique matrimoniale ; de retour au temps des récoltes avec les jeunes gens la fleur de la jeunesse expédiés au temps critique des éclosions, des nouures et des soudures alimentaires et miraculeusement sauvés du monstre bénédiction des accomplissements sur le spectre des virtualités , Thésée apparaît à la fois comme le chef initiatique par excellence et le garant communautaire de la régularité végétative dans cette mission majeure de son sacerdoce, puisquelle lhabilite à succéder au père, qui se réalise dans la consécration des prémices de la génération humaine.
Mais pourquoi un tel souverain, recteur des définitions et des actions droites, maître du croît des espèces et des hommes, ne peut-il survivre à linitiation ? Quel type de nécessité engage la mort du roi dans la naissance initiatique et subordonne la pacification et la purification des sauvageons lintégration sociale à la violence, à la souillure du régicide ? Quy a-t-il dans le chiffre sept (ou huit, selon la manière grecque de compter), pour reprendre la question liminaire de ces pages, qui tranche le fil de la vie des rois ?
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