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IV - 12.9 De Bièvre à Brisset :
du calembour de salon au calembour cosmique
(Communication présentée au colloque Le Rire moderne,
Université de Paris Ouest
15-17 octobre 2009)
Le contraire du rire nest pas le sérieux, cest la réalité.
(G.W.H. Hegel)
A l'aube et au crépuscule du XIXe siècle, qui s'est voulu le siècle de la raison triomphante, deux figures littéraires, le marquis de Bièvre et Jean-Pierre Brisset se signalent par un usage irraisonné et déraisonnable de la langue qui s'épanouit dans cette figure qu'on appelle le calembour.
L'étymologie du mot calembour est discutée [Calembour : l'abbé Calember (personnage de conte allemand) ; calamajo burlare : plaisanter avec la plume ; l'apothicaire Calembourg
"caller" : bavarder et bourder : dire des blagues...]. Sa description en revanche ne pose pas spécialement question :
C'est un redoublement de la ligne sémantique et sa subtilité, si l'on peut dire, consiste à offrir, par un phénomène de réverbération sonore, une fausse fenêtre au sens produit par la phrase : l'homophonie bouscule le sens.
Et cette irruption crée un effet de surprise qui se dénoue par le rire.
A la différence du mot d'esprit qui joue sur deux lignes sémantiques, le calembour a pour objet de déconstruire la production significative et, avec une intention variable, de dénier au langage sa fonction pragmatique. Fiente de l'esprit qui vole a pu dire Victor Hugo du calembour (Les Misérables,1862, I, Première partie, III, 7, Sagesse de Tholomyès - p. 171 de l'édition Garnier de 1966) : c'est l'esprit, une certaine forme d'esprit, qui, au fond, dénie au langage sa capacité à peser sur le réel. Le calembour exprime sans doute une maîtrise verbale , mais cette maîtrise s'épuise dans la circularité d'un verbe auto-référentiel. Il suppose ou ne crée du sens que pour le nier.
Le plaisir du calembour
Il n'y a ainsi aucune relation significative entre la gaieté et le guéridon (Si t'es gai, ris donc !) qui est pourtant supposé la provoquer... Mais cette construction-destruction est réputée créer un effet plaisant. Le modèle conceptuel du calembour pourrait être l'exploit du potache qui met bout à bout des mots authentiquement latins dont la succession n'a aucun sens, pour composer des phrases sensées (de préférence salaces) dans sa langue maternelle
du type : Cleopater certe cuis, Caesar latremens
, potache que, bien entendu, les fameux : - Par trois fois dans son sein, le fer a repassé (pastiche du malheureux Corneille), - Quand on pousse Fred Astaire, ça Gene Kelly, - Dans quel état j'erre !, - J'me tire ailleurs parce que c'est plus bath ailleurs, ou autres [ad nauseam...] - Cicéron c'est Poincaré remplissent d'aise.
Les deux auteurs présentés :
Le premier, Bièvre, fut la coqueluche des salons avant la Révolution de 1789 et ses calembours (entre autres) lui valent d'être fait marquis ;
Le second, Brisset, publie à ses frais, à la fin du siècle, et déclare ne se connaître aucun disciple ; il écrit, au terme de sa carrière :
"Ainsi nous avons rempli notre mission, à laquelle nous avons consacré près de trente ans, y dépensant nos économies, et au milieu d'ennuis, sans un seul disciple connu, ni protecteur autre que le grand Dieu tout-puissant qui nous emploie." (Les Origines humaines, deuxième édition de la Science de Dieu entièrement nouvelle, 1913, p. 1123)
Malgré cette différence notable dans leurs succès respectifs et dans leur environnement, ces deux auteurs me paraissent émarger à une même critique de la raison, caractéristique, peut-être, du "rire moderne". Tous deux sont, à leur manière des "anti-89". Bièvre sera de la première émigration quand éclate la Révolution française ; Brisset se présente, lui, comme le hérault mais aussi le héros (je fais du Brisset) de ce qu'il appellera la "révolution de 1889". Tous deux ont en commun, à la faveur de cette subversion de la fonction pragmatique du langage qu'est le calembour, une subversion des "Principes de 89".
"La France, écrit un auteur de la fin du XIXe, a célébré avec beaucoup d'éclat, de pompe et de retentissement le Centenaire de 89. La tour Eiffel s'est dressée comme un symbole de la puissance industrielle de notre époque, écrasant du haut de ses trois cents mètres les cent quarante-deux mètres de la pyramide de Chéops et les cent cinquante-six mètres de la flèche de la cathédrale de Cologne."
(Yves Guyot, Les Principes de 89 et le Socialisme -1894. Paris, Ch. Delagrave. Cité dans l'édition de Wikisourece.org : http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Principes_de_89_et_le_Socialisme/Livre_2/Chapitre_1)
A sa manière, le calembour, jeu irresponsable, est un défi à cette raison utilitaire et "matérialiste" qui soutient la Révolution française, l'épopée de Bonaparte en Europe et, au terme du siècle, le partage de l'Afrique par les nations européennes à la conférence de Berlin en 1895 (c'est du moins le sens que l'on donne, rétrospectivement, à cette réunion qui avait pour objet la liberté du commerce) ; un défi à l'histoire et au progrès.
Entre les piliers de la Tour Eiffel en construction, l'ancien palais du Trocadéro
Le calembour, c'est le son qui prend le sens en défaut, ou, pour Brisset, c'est le son et rien que le son qui crée le sens. Le calembour, c'est la négation de la double articulation et de l'arbitraire du signe qui spécifient le langage de l'homme. Parler est une activité laborieuse et constructive et non ludique et destructive. Avec Bièvre et Brisset, c'est l'aventure matérialiste du siècle, qui se trouve prise en défaut. Y a-t-il un sens et quel sens à prendre ainsi le réel (et le progrès) en dérision ?
Mission Congo-Nil, 1896-1899
Bièvre :
À la veille de la Révolution française, la carrière littéraire du marquis de Bièvre (François-Georges Maréchal, Marquis de Bièvre :1747-1789),calembourdier par excellence, dit un contemporain (Bachaumont, cité par De Baecque, 2000b, p. 125) (on dit aussi « calembourdiste ») est probablement révélatrice, dans son système, de la fonction ordinaire du calembour : jouer et se jouer du réel.
"A l'époque où Georges de Bièvre endossa la casaque des Mousquetaires, la mode voulait que tout gentilhomme affichât des prétentions littéraires ; chacun s'essayait à composer des odes, à rimer des couplets, à trouver des épigrammes. Les plus habiles de ces innombrables poètes voyaient leurs pièces fugitives imprimées dans l'Almanach des Muses, où trônait Voltaire, et c'était pour eux la consécration" (Cte Gabriel Mareschal de Bièvre, p. 14). Bièvre est représentatif de cette philosophie de la "conversation" et de l'esprit des salons décriés par Rousseau dans sa critique du "vaste désert du monde" (Julie, ou la Nouvelle Héloïse, tome premier, Lettre 14, A Julie, p. 320. Paris , 1819, Chez Madame veuve Perroneau ; Alexis Eymery. L'homonynie et la paronymie préfèrent la voix à l'écriture et le calembour prospère d'abord en situation. L'esprit, qui fait la distinction et la "réputation", met en vedette la parole vive, l'à-propos du face-à-face, la répartie... soit un art du contact où l'empathie sociale culmine quand fuse un (bon) mot qui fait rire ou sourire de concert le "monde" de ce monde en petit qu'est le "salon".
En 1770, Bièvre fait imprimer sa Lettre écrite à Mme la comtesse Tation par le sieur de Bois-Flotté, étudiant en droit fil, ouvrage traduit de l'anglais. L'en-tête, qui ne mentionne pas de nom d'auteur, indique : "A Amsterdam, aux dépens de la Compagnie de perdreaux". "Quand parut la Lettre à Mme la comtesse Tation, on ne manqua pas de dire que M. de Bièvre avait eu pour collaborateurs l'abbé Tise et l'abbé Vue ; le succès de cette facétie n'en fut pas moins extraordinaire." (Mareschal, op. cit. p. 20)
Voici ce qu'en écrit Grimm dans sa Correspondance adressée à un souverain d'Allemagne :
"Avril 1770. Un Mousquetaire, dont le nom ne me revient pas, a publié il y a quelque temps une Lettre écrite à Mme la comtesse Tation par le sieur de Bois-Flotté, étudiant en droit fil, ouvrage traduit de l'anglais : nouvelle édition, augmentée de plusieurs notes d'infamie. Ce titre vous met au fait du genre de plaisanteries qui règne dans cette brochure. C'est un recueil de pointes, de jeux de mots, de rébus et de calembours [...] Le plus détestable genre de plaisanteries eset cleui qui, en se servant d'un mot dans un sens ordinaire, y ajoute un autre mot qui peut s'y trouver joint dans d'autres circonstances, et qui, dans l'occasion où l'auteur l'ajoute, n'offre aucun sens [...] Qu'un Mousquetaire s'amuse à faire des platitudes si misérables et à les imprimer, le mal n'est assurément pas grand [...] Mais que cette insipide et exécrable rapsodie ait fait dans le public plus de sensation qu'aucun des ouvrages publiés dans le cours de l'hiver, qu'on en ait fait plusieurs éditions en très peu de semaines, et que, pendant plus de quinze jours, on n'ait parlé que de la comtesse Tation, voilà une note d'infamie qui retombe directement sur le public,et dont il ne se relèvera pas de si tôt dans mon esprit." (Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., Paris, 1882, t. VIII, p. 503, cité par Mareschal, op. cit. p. 22. , éd. Tourneux, Paris, 1877-1882, 16 vol.)
L'invraisemblable succès de la Comtesse Tation (Lettre à la comtesse Tation), qui justifie une quinzaine d'éditions, fait penser à la contamination d'une fièvre de rire. Georges de Bièvre devient aussitôt une des personnalités les plus en vue des salons, protégé de Louis XV qui le fait marquis. Il récidivera avec les Variations comiques de l'abbé Quille, une tragédie, Vercingétorixe (1770), et les Amours de l'ange Lure, roman historique (1772). Quand il écrit sa Lettre il a vingt-trois ans. Il notera, dans une Dissertation sur les jeux de mots, philosophant sur cet art qui lui a valu une gloire éphémère (il sera sollicité par Diderot, en 1776, pour écrire la notice Kalembour ou Calembour destiné au Supplément à l'Encyclopédie), la relation entre la jeunesse et la frénésie des jeux de mots : Les jeunes gens doués d'imagination, et dont le goût n'est pas encore formé, explique-t-il, sont presque tous éblouis par ces antithèses recherchées [...] Il en est peu qui, à leur entrée dans le monde, ne paient à la frivolité un tribut de quolibets. ("Dissertation sur les jeux de mots", cité dans : Calembours et autres jeux sur les mots d'esprit, Bièvre 2000 p. 53-54).
Même si la fièvre retombe rapidement, le succès foudroyant de calembours aussi lamentables que :
De nos pères de bas imitons la constance,
Ton image en moi sera peinte ou chopine,
Je vais me retirer dans ma tente ou ma nièce (Vercingétorixe)
laisse songeur.
Il y a, en effet, une sorte d'hébéphrénie dans cet usage mécanique du calembour, propre à l'adolescence, nécessaire vraisemblablement, à l'apprentissage de soi, et largement hermétique pour qui a passé cet âge climatérique. La lecture de Vercingétorixe demande ainsi un temps d'accommodation, tant la production de calembours (un par vers, matérialisé par des italiques) y brouille l'expression, jusqu'à ce qu'il apparaisse que le calembour entre (conformément à la définition rappelée plus haut), non pas dans la construction de la ligne sémantique, mais dans sa destruction. C'est, en l'espèce, une rime ou une cheville, dans le genre poils aux dents de l'humour potache, une interférence qui vient redoubler phonétiquement le mot cible. Ainsi :
Mais plus que toi Sylvie est adroite en rentrant,
Ne peux-t-on vivre heureux sans elle de dindon,
Je méritais plutôt d'être plaint comme un uf.
Pourquoi ce ton salé ? Prenez un air de buf.
Je sus, comme un cochon, résister à leurs armes,
Et je pus, comme un bouc, dissiper vos alarmes.
L'ado familier qui répète systématiquement la phrase que vous venez d'énoncer (y compris, bien entendu, celle qui le prie de cesser de faire le perroquet) s'installe dans une même dénégation de la communication, dans une production de sens, une écholalie qui ne vise que la destruction du sens, le dire du rien. Cet investissement parodique de la langue n'est pas gratuit. Il exprime, sans doute, la maîtrise, ou l'exercice, du locuteur. Sous la plume du marquis, Vercingétorixe est probablement aussi une caricature et une démystification de ces gaulois et de ce Tiers état supposé devoir reprendre le pouvoir à ces descendants des francs qui les auraient subjugués... Mais, aussi bien, sa frivolité ou son impuissance, quand la réalité n'existe que pour entrer dans les jeux des mots et se plier au désir du calembourdier. Le marquis aurait ainsi fait planter des ifs dans sa propriété, au nombre de six, afin de pouvoir dire au moment crucial à l'objet de sa flamme : Voilà l'endroit des six ifs...
« Le marquis se plaisait à promener ses futures conquêtes dans les mystérieux labyrinthes des bosquets [
] Nous entrâmes, poursuit la duchesse d'Abrantès, dans une forêt de sapins dont l'ombre mystérieuse avait engagé Monsieur de Bièvre à en faire un lieu propre à tout ce que pouvait permettre une retraite aussi solitaire, et, dans un rond assez bien enttouré de talus recouvert de gazon, dans lequel on avait semé quantité de violettes et de pensées sauvages, on voyait six ifs plantés symétriquement.
C'est là que le châtelain amenait ses jolies invitées, après maint assaut livré à leur vertu. Madame, s'écriait-il, voici l'endroit décisif (des six ifs) ! (Gabriel Mareschal de Bièvre, Le marquis de Bièvre, sa vie, ses calembours, ses comédies, Paris, 1910, p. 86)
("C'est par une suite des mêmes principes qu'il [l'Abbé Quille] fit planter six Ifs, dans un bosquet de son jardin, pour y faire prendre le caffé aux Dames qui dinoient chez lui. Là il leur disait, Mesdames, entendez-le comme vous voudrez, mais voilà l'endroit décisif." (http://www.miscellanees.com/b/bievre03.htm)
Vertige de l'âge, vertige des mots, vertige de l'histoire, aussi, qui va emporter dans sa tourmente beaux esprits de cour et bretteurs de langue. Le marquis est de la première émigration. Il décèdera en Allemagne, en octobre 1789. Bièvre illustre les derniers éclats d'une civilisation condamnée par l'histoire, mais aussi une manière de refus de la raison triomphante. Il est parfaitement conscient, dans sa Dissertation, de la différence entre le jeu de mots et le bon mot. Il explique en effet : Lorsque la finesse d'une saillie ne consiste pas dans une équivoque, mais dans une idée ingénieuse, exprimée avec précision, ce n'est plus un jeu de mots, c'est véritablement un bon mot. Il n'en échappe qu'aux gens d'esprit, tandis que le jeu de mots est l'esprit de ceux qui n'en ont pas (Calembours et autres jeux
p. 53). Il citait dans sa notice pour le Supplément, à ce titre, le mot de Molière au parterre, le jour où le Président de Harlai, modèle supposé de Tartuffe, avait fait suspendre la représentation : Messieurs, nous comptions avoir l'honneur de vous donner aujourd'hui Tartuffe, mais M. le premier président ne veut pas qu'on le joue. (Kalembour_, article extrait du Supplément à l'Encyclopédie - 1777 ; http://www.miscellanees.com/b/bievre02.htm)
Bièvre n'en revendique pas moins la recette du jeu de mots et son effet : Tantôt l'idée du calembour n'a pas l'ombre du bon sens, mais alors il n'en est que plus plaisant, parce qu'il transporte tout à coup l'imagination fort loin du sujet dont on parle, pour ne lui offrir qu'une puérilité piquante et curieuse. (Supplément, http://www.miscellanees.com/b/bievre02.htm) Bièvre proclame en effet une volonté de gaieté contre les tristes amateurs de l'esprit public : J'ai jugé que le calembour pourrait fort bien tenir lieu d'arme défensive contre ces ennuyeux personnages [...] Le goût du calembour n'est point une maladie chez moi, mais une ressource innocente pour repousser l'ennui et rappeler la gaieté. Il revendique la frivolité contre la vanité des sérieux. Davantage, il dénie à la raison et aux philosophes la capacité à expliquer le monde. Inventeur de cet art très sublime de se passer d'instruction et de suppléer aux sciences par les calembours (selon la publicité d'un recueil publié avant la Révolution où il est en vedette, cité par De Baecque, 2000a, p. 21), il se pose, dans une lettre adressée à la Bibliothèque universelle des romans, en avril 1776, en sectateur de la faction satyrique contre le complot philosophique, sa froide jactance et sa vaine prétention à expliquer les mystères de l'univers, en aiguillon du Parnasse français contre le parler rude et barbare des imitateurs des murs étrangères. Inutile, orgueilleux, fanatique, délirant, sérieux, bavard, prétentieux philosophe...(cité par De Baecque, 2000b, p. 128)
La critique des "philosophes", des "raisonneurs" et autres Cacouacs, tristes pédants "nous citant sans cesse Homère et Lycophron", est dans l'air du temps. Charles Palissot de Montenoy les représente ainsi :
"Nous n'extravagons plus qu'à force de raison.
D'abord on a banni cette gaieté grossière
Délice des traitants, aliment du vulgaire.
A nos soupers décents, tout au plus on sourit.
Si l'on s'ennuie, au moins c'est avec de l'esprit."
(Les philosophes, I, 1, Palissot de Montenoy, 1760, référence en bibliographie)
La résistance à ces pourfendeurs de la "gaieté" française, serait d'intérêt public si l'on en croit ce nouvel Aristophane que voulait être Palissot (auteur qu'il faut lire, "en politique" et pas seulement "en scholiaste").
Alors qu'il est désormais interdit de faire des calembours en présence du roi (le serrurier ne les comprenait pas) et que la révolution éclate, Bièvre signe : La révolution qui est en train de produire tant de changements n'a presque rien opéré sur le caractère français. Même frivolité, même goût pour le bel esprit. Paris, ce pays si fertile en contrastes, offre ce genre d'excès d'extravagance. Tandis que tout est en combustion, le Parisien joue sur les mots, et se console avec des calembours (Dissertation, dans Calembours
, p. 60-61). Sans doute. Mais il y a des limites au pouvoir des jeux de mots et l'on pourrait opposer au marquis et à sa philosophie de l'accommodement par le rire une parodie de la réplique de Liancourt à Louis XVI : - Non, marquis, ce n'est pas une comtesse Tation, c'est une Révolution !
Tout autre est la naissance et la carrière de :
Jean-Pierre Brisset (1837-1919)
(N. B. L'essentiel des informations biographiques est tiré de l'ouvrage de Marc Décimo : M. Jean-Pierre Brisset, Prince des penseurs, grammairien, inventeur et prophète, Dijon, Les Presses du Réel, 2001. Les extraits de Brisset sont également le plus souvent tirés de cet ouvrage, abrégé : "D."
Les titres des uvres de Brisset sont abrégés comme suit :
- La grammaire logique, résolvant toutes les difficultés et faisant connaître par l'analyse de la parole la formation des langues et celle du genre humain, 1883, en GL ;
- Le mystère de Dieu est accompli, 1890, en MD ;
- La Science de Dieu ou la Création de l'Homme, 1906, en SD ;
- Les Origines humaines, deuxième édition de la Science de Dieu entièrement nouvelle, 1913, en OH.
Voir en bibliographie les données complètes)
"L'idée qu'il a pu y avoir quelque chose de caché sous le calembour, explique Brisset, ne pouvait venir à aucun homme car c'était interdit à l'esprit humain. Il lui était seulement imposé d'éclater de rire stupidement", ce qui reste, d'ailleurs, le partage des sots et des esprits bornés... " (Les Origines humaines, 1913, p. 1130, D. p. 235). Pour emprunter le chemin démiurgique du calembour et comprendre le sens originel des mots et de la parole, "il faut devenir comme un enfant" (La Science de Dieu ou la Création de l'Homme, 1900, p. 702).
Exemple (et comment ne pas suivre Brisset lorsqu'il met en relation la station droite, la surrection de l'homme, et le surgissement de la parole ?) :
"Tous les mots expriment dans leur idée première un ordre de se dresser, de s'élever, de se tenir droit. La parole élève l'âme. L'ancêtre se résolut difficilement, autrefois comme aujourd'hui, à marcher droit. Il eut besoin de nombreuses corrections pour prendre la corps-rection. Corps érige-toi, disait-on au rampant pour le corriger; corrige-toi. Je vais te corps ériger, te corriger. Il est bien corps érigé, corrigé. Dans maint dialecte on entendra encore le son é dans le mot corriger. D'ailleurs riger = ériger et dresser. Ai rigé = j'ai dressé. Ri vaut aussi droit, car rigé est formé de ri j'ai = j'ai ri, droit ou raide. Par conséquent le rire était provoqué par ceux qui voulaient se dresser et retombaient piteusement par terre. Je ris, je me ris valait : je me tiens droit et ce disant l'ancêtre retombait. Je ris, je ris, criait l'autre en riant." "C'est là l'origine du rire involontaire qui nous prend, alors que nous voyons quelqu'un tomber ridiculement. La bête rampante qui est en nous jalouse ceux qui s'élèvent et se gausse de leur chute : Patte à terre as, patatras !" (Les Origines humaines, édité dans La Grande Nouvelle, http://www.lespressesdureel.com/PDF/9.pdf, p. 644).
On peut noter au passage que c'est bien la chute, en effet, cette figure, princeps et banale, qui déclenche le rire démonstration de la voie descendante de la "double postulation" qui rappelle l'homme à son infirmité propre : son incapacité à garder de la hauteur. On voit que la philosophie de Brisset peut bien rencontrer quelque idée partagée. Ainsi encore des conclusions qu'il tire du fait que l'homme descend de la grenouille :
"Vous devez savoir, professe-t-il dans La science de Dieu, que les grenouilles n'ont pas de sexe apparent. La venue du sexe chez cet ancêtre fut la nouveauté à l'origine de la langue [
] La première chose que remarqua l'ancêtre et qu'il ne connaissait pas, c'était un sexe en formation. Ai que ce ? exe, premier non du sexe fut la première question. On questionna ensuite : Ce exe, sais que c'est ? Ce exe est, ce excès, c'est le sexe. On voit que le sexe fut le premier excès" (La science de Dieu, 1900, cité par Décimo, p. 129-130).
Mais sa linguistique n'aura aucun succès.
"Il y aura bientôt dix-sept ans, écrit-il, que nous avons été amené à rechercher la création de l'homme dans la lecture des mots." (GL, 1883) "Nous avons mis plus de sept ans à trouver la grande Loi" (MD, 1891), qui est véritablement la clé certaine et infaillible de vie : [
] Ce n'est que lentement, et bien lentement, que nous avons pénétré de plus en plus dans ce livre mystérieux
" (SD, 1900, p. 876 ; D., p. 228-9). "Celui qui sonde les reins et les curs nous a éprouvé longuement avant de donner son mystère. Notre récompenser jusqu'à ce jour a surtout été un immense travail, rempli, il est vrai, des plus pures joies de l'esprit." (PA p. 989 ; D. p. 229) "Ainsi nous avons rempli notre mission, à laquelle nous avons consacré près de trente ans, y dépensant nos économies, et au milieu d'ennuis, sans un seul disciple connu, ni protecteur autre que le grand Dieu tout-puissant qui nous emploie" (OH. p. 1123 ; D. p. 222). "Nous pensions que nos publications allaient faire grand bruit. Nous éprouvâmes une profonde déception et même de l'abattement ; sans cependant douter un seul instant de l'exactitude des vérités que nous faisions connaître." (PA, p. 944 ; D. p. 229)
Jean-Pierre Brisset
Loi :
La révolution de 1889 (SD, Tchou p. 221 - référence en biblio - rectifié par Décimo, p. 227) opérée par Brisset consiste en la découverte d'une Loi qu'il formule ainsi : "L'analise ne connaît que le son ; c'est là le son, c'est la leçon qu'il faut retenir." (OH. p. 1133 ; D. p. 231) "Toutes les idées qu'on peut exprimer au moyen des mêmes sons se rapportent à un même objet, à une idée commune, avec une force de vérité mathématique, d'une évidence absolue [
] (MD, p. 530 ; D. p. 226) L'air du temps est à la réforme de l'orthographe (déjà) : une pétition circule, signée des grands noms de la linguistique : Henry, Saussure
Pour Brisset l'orthographe est, bien sûr, "la parure qui égare, le masque qui éloigne de la vérité, le voile qui fait oublier le son et dissimule la Grande Loi." (D. p. 232) "L'orthographe [en effet] ne modifie en rien la prononciation des sons vocaux ou des consonnes." (MD p. 546 ; D. p. 232)
La linguistique de Brisset est révolutionnaire (ou réactionnaire) d'abord en ceci qu'elle prend à défaut les instructions de la science officielle : "En vain les savants ont voulu analyser la parole et, n'y pouvant rien comprendre, ils ont sagement décidé qu'il fallait être fou pour rechercher l'origine du langage, la langue primitive" (SD, p. 702 ; D. p. 231) Brisset fait sans doute référence à l'article 2 de la Société de Linguistique de Paris (société qui est toujours en activité et qui publie environ 1600 pages par an, dans son Bulletin et dans sa Collection) qui stipule que la Société n'acceptera aucune communication touchant l'origine des langues ni les propositions de langue universelle (voir : Avant Babel, Génétique des populations et systématique des langues : hypothèses sur la langue mère). Cet interdit signifie que les deux sujets en cause ne sont pas et ne peuvent être des sujets scientifiques. La question de l'origine des langues est une question propre à délirer.
La méthode de Brisset, qui consiste dans un usage systématique de la paronymie (une homonymie approximative) brise évidemment avec les règles les plus élémentaires de la linguistique, notamment dans sa dénégation de l'arbitraire du signe... Ainsi l'énigme étymologique du mot "calembour" à laquelle je faisais référence en commençant, qui résiste aux linguistes, se résout-elle de cette manière:
"Tends boure = tends le bec. Ce disant on frappait la peau du ventre, le premier tambour. Cale en boure : prends en bec. Appel sur la cale, à la sortie des eaux. À celui qui venait pour prendre la chose espérée, le loustic tournait son postérieur en disant : Que à l'embours = ici à l'opposé. Cette tromperie est à l'origine du calembourg.
On en fait volontiers, mais nous n'aimons guère qu'on nous en fasse. Le calembourg ou le jeu de mots, ce jeu de l'esprit, est cette chose méprisée que Dieu a choisi pour confondre les sages de la terre. (I. Corinth., I 27-28)." (SD, p. 709 ; D. p. 235)
Difficile de prendre Brisset au sérieux, lui que l'ombre du doute n'effleure jamais. Les explications que l'on a pu donner de cette uvre singulière relèvent généralement de l'approche psychiatrique. Henri Barbusse consacre ainsi une exégèse au Journal de Charenton et à la « littérature des fous » et y trouve un goût du syllogisme et un souci de raison dont il voit un exemple accompli dans un ouvrage de Brisset intitulé La Science de Dieu.
"Pour lui [
] le Mot est tout. Et les analogies des mots expriment les rapports des choses." (D. p. 139) "Pour son esprit très actif mais agissant perpétuellement à faux , il n'est rien qui ne soit signe, symbole, piste sur laquelle il induit et déduit pour arriver à faire jaillir sa vérité. Il déploie une admirable ingéniosité à démontrer ses absurdités ; seulement son point de départ est si notoirement absurde qu'il ne saurait faire illusion à qui que ce soit, un seul instant." (D. p. 136)
Brisset réplique à ce diagnostic :
"L'aliéné, qui est officier de police judiciaire et dont le mode d'écrire n'a rien de commun avec l'obscur verbiage ci-dessus, est cependant heureux de cette critique, et même remercie. N'est-ce pas d'ailleurs un sujet de satisfaction d'être mis par des hommes trompeurs et sans intelligence au rang de Jésus, de Paul et de Jeanne d'Arc et de tous ceux dont le Tout-Puissant s'est servi." (D. p. 137)
La Revue de l'Anjou consacre à Brisset, qui a effectué partie de sa carrière administrative à Angers, un article intitulé "Fantaisies sur l'étymologie". L'auteur, librettiste et "passionné d'étymologie" (D. p. 137) raconte ainsi Brisset.
"Il y a quelque années vivait à Angers M. Pierre Brisset, commissaire de surveillance à la gare Saint-Serge, puis à la gare Saint-Laud [...] Je le connaissais tout particulièrement et il daignait m'exposer ses théories sur la science du langage. Pour lui un mot s'expliquait par le son même des syllabes [...] Mon ami passait des heures, des soirées entières auprès des marais Saint-Serge ; il voulait apprendre la langue des grenouilles et il y était arrivé. [...] Mon ami avait du moins, ceci de bon : il supportait la contradiction sans se fâcher, avec une commisération, une piété manifestes. Imaginez-vous, si possible, Dieu le Père consentant à discuter avec un simple élève du petit séminaire. Mais il ne cédait pas un pouce de terrain. [...] [Il] fit paraître, sous forme de journal un numéro unique [...] les lignes qui suivent m'y étaient consacrées. Je dois dire qu'un beau jour je m'étais écrié : "Alors, le mot épouvantable, ça veut dire époux vantable ?" Je cède la parole à mon ami :
"Un professeur, nourri de la moelle latine, peu apte, par conséquent, à modifier son esprit nous critiquait un jour notre grande loi, en riant d'un air satisfait, sur : cet époux vend table, c'est épouvantable. Son esprit ne voyait là aucun rapport [...] Nul rapport ne se saisit sans un peu de travail, même sans de longues et de profondes pensées.
Si un des époux vend la table, ce qui paraît être la résolution de ne plus jamais manger, n'est-ce pas épouvantable ? Quel est l'époux qui, rentrant dans son pauvre logement et apprenant que tout est vendu jusqu'à la table, ne s'écriera : Mais c'est épouvantable ? Allons plus loin.
L'époux vente ne devait-elle pas produire l'épouvante ? Les époux furent aussi des esclaves et si le maître les époux vante n'est-ce pas qu'il en veut effectuer la vente et ainsi, à juste titre les épouvante ? Nous sommes époux vantés valait : nous sommes vendus, nous sommes épouvantés [...] Ainsi dans le mot épouvantable, on trouve, entre autres, les mots : ai, poux, vend, vante, vente et aussi table ; n'est-ce pas épouvantable ?"
M. Brisset n'était pas, comme vous pourriez le penser, un fumiste, un mystificateur ; tels Willy et Alphonse Allais ; c'était un convaincu, j'allais dire un apôtre dans son genre [...] (cité par Décimo, pp. 137-141)
Le "système Brisset" consiste dans l'investissement d'un référent central, l'eau source de toute vie, par exemple, et dans une exégèse qui interprète tout son "o" comme valant "eau" : "On se par eau menait, promenait dans les eaux ; on y faisait la par eau me nade. Nade valait nage [...] Nous par eau longeons le chemin, prolongeons le chemin [...] Qu'est-ce qu'on par eau jette ? projette [...] On l'a par eau clamé, proclamé [...] On faisait une pour eau cession, quand les mares se tarissaient ; on partait en procession [...] Tout a été par eau créé, procréé. Tout est par eau venu, provenu, et tout par eau vient, provient de Dieu [...] ( Extrait de Les origines humaines, cité par Décimo : p. 18-19). L'essentialité du signe concerne les signifiants fondamentaux que la science de Dieu a dispersés dans le babil des langues, signifiants accessibles à la faveur d'une anamnèse paronymique. La linguistique peut donc faire l'économie de la double articulation. (Le gosier humain ne pouvant en effet produire qu'une centaine de sons différents, quantité dérisoire par rapport aux choses signifiées, c'est la double articulation qui, composant à l'infini des sons pour faire autant de signifiés qu'il est besoin, permet de créer un monde de sens.)
Le calembour et le canular
Dans Amitiés et rencontres Jules Romains rapporte avoir reçu deux volumes de Brisset : "[Je] m'aperçus rapidement, écrit-il, que j'avais affaire à un fou. A un fou très logique, plein d'un certain genre d'érudition, mais à un fou. Ce détail n'était pas pour me déplaire, loin de là [
]" Romains conçoit le projet d'un canular consistant à convaincre Brisset qu'il vient d'être sacré "Prince des penseurs" comme il existe déjà un "Prince des poètes". Il écrit à Brisset et le prie d'envoyer ses ouvrages à un certain nombre de personnes dont il lui fournit la liste (les « Amis de l'Abbaye » groupe fraternel d'artistes créé en 1905 - D : 13). Les compères organisent une élection à laquelle on porte candidat pour opposer formellement à Brisset, entre autres célébrités : Emile Boutroux (qui venait d'être élu à l'Académie française), Henri Bergson qui enseigne au collège de France depuis 1904, le vote étant clos le 31 décembre 1916 à minuit... Le dépouillement des 330 bulletins donne le résultat suivant : Bergson 55 voix, Le Dantec 12, Marc Sangnier 10, Jean Jaurès 7, Emile Boutroux 5, Brisset
212 voix (D : 20) On adresse un télégramme à l'élu pour lui remettre solennellement le prix. Un comité d'accueil s'est formé à la descente du train venant d'Angers et applaudit "à la vue d'un petit vieillard proprement vêtu de noir, chaussé de souliers neufs, une petite valise fauve à la main, et sous le bras un chapeau claque démodé [...] On l'entraîne dans le hall. On fait le silence et M. Jules Romains lui adresse une chaleureuse allocution que tous écoutent gravement. Il y a là MM. Duhamel, Arcos, Vidrac, Charles Picart-le-Doux, toute l'élite diront les journaux de la jeune littérature et des Arts [...] (D : 25) Une photographie représente Brisset prononçant un discours au pied du Penseur de Rodin (qui, à cette époque, se trouvait devant le Panthéon).
Jean-Pierre Brisset le 13 avril 1913, devant le Penseur de Rodin
La presse rapporte l'événement. Le Figaro, sous la plume de Louis Latzarus émet une note discordante et juge la plaisanterie cruelle. "M. Pierre Brisset, ignorant ce complot démodé qu'on avait tramé autour de lui paraissait très heureux. Ingénu, il souriait à ses bourreaux et, de temps en temps, fermait les yeux comme pour mieux savourer sa joie intime [...] On l'accablait sous les hyperboles. On se confondait en admiration à ses moindres mots. Et puis, on détournait la tête pour rire à l'aise [...] Il dit :
Ce soir, je puis mourir."
Romains feint de ne pas comprendre et écrit une lettre ouverte au Figaro, jurant son admiration pour Brisset. Soixante ans plus tard, il revient sur l'affaire et attribue au journal une constante "défiance à [son] égard" qui aurait pour origine cette "supercherie" dont la presse, et le Figaro en particulier, aurait été victime. L'article du Figaro est sans ambiguïté : c'est bien la cruauté de ce canular fait un à vieillard de quatre-vingts ans qui est visée. Le provincial Écho de la Ferté-Macé du 19 avril 1913 répercute la gloire équivoque du "prince des penseurs", figure locale : "Pierre Brisset, ce petit vieillard alerte qu'une bande de joyeux drilles parisiens vient de surnommer le "prince des penseurs" et qu'irrespectueusement nous avions baptisé le "père la grenouille" n'est pas un inconnu à la Ferté", et, sous le titre "De sales blagues", Victor Méric, lui aussi, dans la revue Les Hommes du jour du 19 avril, juge déplacée la "fumisterie" en cause. "Triste temps que celui où l'on se paie la tête d'un vieillard innocent dont [l']enseignement [...] vaut bien les divagations fumeuses de tous nos chevaliers de l'abscons" et "les productions [...] celles de tous les blanc-becs échappés des marécages littéraires ; il gourmande : "Allons, les jeunes oisons poétaillons et littéraillons ; un peu de tenue [...]" (D : 555-557)
Le destin de ces deux auteurs
Bièvre : une curiosité historique, une fièvre récréative et "réactionnaire" des salons aristocratiques. Ce succès relève du plaisir universel de faire des calembours, plaisir qu'exprime une maîtrise du verbe aux dépens du réel. La propension à faire des calembours est, en effet, inoxydable et indémodable. L'héritage de Bièvre, c'est l'humour potache ou les titres du quotidien Libération.
Jean-Pierre Brisset, c'est une ivresse qui n'a pas la dénégation du réel pour objet, mais bien sa pénétration intime. Il n'a eu, lui, aucun disciple et personne ne l'a pris au sérieux. Il est mort sans avoir compris qu'on se payait sa tête puisqu'il fait de Jules Romains son dernier légataire avec une rente "pour perpétuer sa mémoire". Mais il y a bien un héritage de Brisset. On ne peut manquer d'être frappé, en effet, du sort qui lui a été réservé par les pataphyiciens, les paranoïa-critiques, militants de l'anti-psychiatrie et autres "postmodernes" qui, avec Roussel, Wolfson (Le schizo et les langues, référence en bibliographie) et quelques autres, ont convoqué Brisset parmi ces expressions de langue qui font pièce à la raison. Des auteurs comme Michel Foucault ou Gilles Deleuze, qui voient dans les formes déviantes de la raison un renversement propre à penser la raison, ont très sérieusement écrit sur Brisset (référence en bibliographie). Une filiation de Brisset qui vient immédiatement à l'esprit c'est, bien sûr, Lacan et l'usage prophétique et professoral (les deux termes étant étymologiquement redondants) que celui-ci a pu faire du calembour. Je n'ai pas le temps, ici, de me livrer à une comparaison systématique, mais je ne suis pas sûr que, si l'on met côte à côte les deux auteurs, il y ait toujours moyen de rendre à Brisset ce qui appartient à Brisset et à Lacan ce qui appartient à Lacan
Derrière les calembours de Brisset, enrôlés sous une bannière postmoderne, et ceux de Lacan, se profile une autre question : celle de la capacité de la langue naturelle à expliquer le réel. Ainsi, quand on s'entend opposer de ne fournir que des "explications verbales" voire des "paroles verbales" ou accuser de se "payer de mots". Ainsi, quand la rhétorique auto-référentielle de certaines écoles de pensée (à visée explicative) s'épuise dans sa profération. La question n'est pas sans conséquence. La cruauté du canular dont Brisset a été victime trouve peut-être sa rétribution, non pas aux dépens de ses bourreaux proprement dits, mais peut-être aux dépens de leurs héritiers, ces intellectuels si férus de mots et si férus d'eux-mêmes pour qui le naïf, l'illuminé Brisset "C'est forcément un peu incohérent ; mais la fièvre de l'esprit ne nous donne pas de repos." (MD, 512-3 ; D : 218) n'est qu'un faire-valoir.
On pense ici au canular d'une tout autre portée : il n'a pas l'amusement du potache pour objet, mais bien la démystification des "rodomonts" qu'Alan Sokal a imaginé pour rabaisser la suffisance des "postmodernes" et accuser la vanité de leur production. Sokal a en effet montré les limites du discours métaphorique en plaçant dans une célèbre revue à comité de lecture, Social Text (Alan Sokal, « Transgressing the Boundaries : Towards a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity », Social Text 46/47, printemps/été 1996, p. 217-252), un pastiche d'article post-moderne (totalement dénué de sens, mais parfaitement dans l'air du temps, puisque composé de passages empruntés à Derrida, Lacan et autres Latour) en le donnant pour un vrai. En faisant avaler à une revue phare de la nouvelle gauche américaine sa propre caricature, il montre qu'il est impossible, quand on fait un usage analogique de la langue, d'établir une différence entre un texte sérieux et un pastiche de texte sérieux.
Au fond, le différend porte sur un usage de la langue approprié pour séduire, inapproprié pour rendre raison. C'est l'évidence dans le calembour type, quand il s'agit de divertir le sens et de se divertir de cet effet, ou quand la rhétorique submerge l'univocité. L'art oratoire est ainsi fait de procédés qui s'adressent davantage à l'oreille qu'à la raison. Les allitérations, les répétitions de mots, les rimes, les balancements, tout cet appareil qui focalise l'attention sur les sonorités verbales (ressemblances factices créées par des rythmes ou des similitudes sonores) détourne l'esprit de sa fonction d'analyse. La langue du raisonnement, à l'opposé, est univoque et rectiligne, et non métaphorique ou polyphonique. C'est sur la linéarité, la soumission au réel, et non sur cette possession magique des choses par la polyphonie des mots, que repose la maîtrise scientifique de la matière. La puissance de la langue repose sur l'arbitraire du signe et sur la double articulation. L'arbitraire du signe dénie toute relation substantielle entre le mot et la chose. La double articulation compose, à l'aide d'une première articulation phonématique (le son), des mots (monèmes : lexèmes et morphèmes) susceptibles de produire un nombre infini de significations. La linguistique de Brisset, qui recherche le sens dans le son, en-deça de toute composition, est un déni explicite de cette donnée constitutive du langage humain. Si notre capacité à signifier était limitée à notre capacité à produire des sons exclusivement associés à des sèmes, Brisset ne serait pas en mesure d'en discourir. C'est la capacité à créer un monde hors du monde (à produire du sens à partir d'éléments différentiels, et non significatifs en eux-mêmes) qui permet de peser sur le monde. Bièvre et Brisset jouent de l'équivocité des langues naturelles, quand les langues scientifiques (comme la physique mathématique) se construisent sur un idéal d'univocité. Les langues formelles, support de l'expansion scientifique qui a marqué le XIXe siècle telle qu'il s'exprime idéalement dans le système du monde de Laplace, décrivent un réel produit dans le "silence articulé de l'algorithme", approprié à décrire les structures de l'univers, ignorant les flexions du temps et de la personne. Ignorant bien entendu, les jeux de langue et le vertige des mots...
Quand la production de la visée significative est captive de sa redondance et ne renvoie qu'à sa propre émission, quand elle séduit l'oreille, cet appétit d'harmonie qui caractérise aussi l'esprit humain, elle délivre un sens dépourvu de cette fonction de vérité qui autorise la maîtrise sur les choses et sur les hommes. Dans le feu d'artifice pathétique que constitue la "linguistique" de Brisset, qui y a consacré trente années de sa vie, il y a une protestation de liberté contre tous les déterminismes dans lesquels la science nous enferme. Cet artificier devrait donc être mis au rang, non des chercheurs, mais des poètes, de ceux qui nous font rêver d'un monde où le son serait le sens et où la profération tiendrait lieu de maîtrise.
Après une conférence qu'il vient de prononcer, on demande au prix Nobel Isaac Bashevis Singer :
Maître, faut-il croire au libre-arbitre ?
Oui, nous n'avons pas le choix...
Bièvre, François-Georges Maréchal marquis de, Calembours et autres jeux sur les mots d'esprit, édité par A. De Baecque, Payot , 2000.
Brisset, Jean-Pierre (bibliographie d'après Decimo, p. 477 à 481) :
- 1878, La Grammaire logique ou Théorie d'une nouvelle analyse mathématique résolvant les questions les plus difficiles, chez l'auteur, 18 boulevard Montmartre. Paris
- 1883, La Grammaire logique, résolvant toutes les difficultés et faisant connaître par l'analyse de la parole la formation des langues et celle du genre humain, chez l'auteur et chez Lachèze et Dolbeau, Angers. Réédité chez Tchou en 1970, préfacé par Michel Foucault : "7 propos sur le 7e ange". Paris.
- 1890, Le Mystère de Dieu est accompli, chez l'auteur, en gare d'Angers Saint-Serge.
- 1900, La Science de Dieu ou la Création de l'Homme, Librairie Chamuel, Paris.
- 1913, Les Origines humaines, deuxième édition de La Science de Dieu, entièrement nouvelle, chez l'auteur, 19, rue Saint-Lazare, Angers. Réédité chez Baudoin à Paris en 1980.
Grimm, F. M., 1877-1882, Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., éd. Tourneux, Paris, 16 vol.
De Baecque, A. « Les éclats du rire. Le Régiment de la calotte, ou les stratégies aristocratiques de la gaieté française », Annales, mai-juin 1997, n° 52, 3._
De Baecque, A. 2000a Présentation de Calembours et autres jeux sur les mots d'esprit, Paris, Payot.
De Baecque, A. 2000b Les éclats du rire. La culture des rieurs au XVIIIe siècle, Calmann-Lévy. Paris, 2000.
Décimo, M., M. Jean-Pierre Brisset, Prince des penseurs, grammairien, inventeur et prophète, Dijon, Les Presses du Réel, 2001.__
Foucault, M. Raymond Roussel, Paris, Gallimard, 1963.
http://www.lespressesdureel.com/PDF/9.pdf, consulté le 1er décembre 2010.
http://www.miscellanees.com/b/bievre01.htm, consulté le 1er décembre 2010.
http://www.miscellanees.com/b/bievre02.htm, consulté le 1er décembre 2010.
http://www.miscellanees.com/b/bievre03.htm, consulté le 1er décembre 2010.
http://www.miscellanees.com/b/bievre04.htm, consulté le 1er décembre 2010.
http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Principes_de_89_et_le_Socialisme/Livre_2/Chapitre_1, consulté le 1er décembre 2010.
Mareschal de Bièvre, G., Le marquis de Bièvre, sa vie, ses calembours, ses comédies, 1747-1789, Paris, Plon, 1910.
Palissot de Montenoy, Les Philosophes, comédie en trois actes et en vers, 1760, à Paris, chez Duchêne.
Rousseau, J.-J. Julie ou la Nouvelle Héloïse, chez Madame veuve Perroneau, Paris, 1819. http://books.google.com/books, consulté le 1er décembre 2010.
Sokal, A. "Transgressing the Boundaries: Towards a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity", Social Text 46/47, printemps/été 1996.
Wolfson, Louis, 1970, Le schizo et les langues, préface de Gilles Deleuze. Paris : Gallimard, (coll. Connaissance de l'Inconscient).
Annexe n° 1
LETTRE de MADAME LA COMTESSE TATION à l'EDITEUR en lui envoyant la tragédie du sieur de Bois-Flotté
J'ai toujours le coeur gros [de tour], monsieur, depuis la mort du sieur de Bois-Flotté. Il n'est plus de fâte [de maison] pour moi : le moindre éclat [de rire] blesse mes oreilles [de soulier]. Pour peu que cela dure [comme du fer], il n'est point de voie [d'eau] que je n'emploie pour faire cesser l'humeur [froide] dont je suis. Si vous croyez avoir la faculté [de médecine] de me guérir, venez me tenir compagnie [de Houzards] ; mais c'est une cure [de village] au-dessus de vos forces. Tout me déplaît. Vous ne verrez plus sur mon visage, ni rouge[-gorge], ni mouches [cantarides]. Je ne quitte plus ma chambre [aux deniers], sous prétexte que j'ai envoyé mes chevaux au verd [de gris]; Si je peux me distraire avec des livres [de beurre], à peine mes yeux ont-ils parcouru deux pages [de la petite écurie], qu'ils ne voient plus, et je serais tentée de mettre sur mon nez une paire de lunettes [de commodité]. Enfin, l'autre jour, j'étais priée d'un bal paré [du demi-cercle] chez une belle blonde [reblanchie] de votre connaissance. Je m'y laissai entraîner par complaisance : comme je ne dansais point, on me proposa une partie [casuelle] que j'acceptai. À tout moment je jouais avant mon tour [de couvent]. Il y eut un coup [de poing] entre autres, où je crus mettre le roi de carreau [de vitre], et à peine avait-je lâché ma carte [sur les armes], que je vis que ce n'était que le neuf [du jour]. Mes distractions auront, je crois, été fort commodes [à dessus de marbre] pour ceux qui jouaient avec moi. Aussi ai-je perdu je ne sais combine de fiches [ton nez dans mon épaule]. C'était un piquet [de cavalerie]. Je ne jouais que trente fois [comme les gueux] la fiche [de la comédie], j'ai trouvé encore le moyen de perdre près de quatre-vingt francs[-maçons].
Cette malheureuse partie me rappelait à tout moment celle que je fis un jour avec l'Abbé Quille et ce pauvre Bois-Flotté. Il faisait une chaleur affreuse ce jour-kà, et comme je passais mon mouchoir sur mon cou, l'abbé qui m'avait déjà fait repic et capot plusieurs fois, me dit :cette fois-ci : Madame la Comtesse, vous ne direz point que vous essuyez [un vilain coup]. Quand ils étaient ensemble, ils étaient charmants. Un jour Bois-Flotté dinait chez moi. Après dîner, voulant écrire à une femme de mes amies je lui donnai la clef de mon secrétaire por aller ma chercher ce qu'il fallait. Il ne rapporta qu'une plume et du papier. Je lui dit : comment voulez-vous donc que j'écrive sans encre ? Madame, répondit-il en souriant : ne sais-je pas bien que vous avez [le cornet] ? Deux minutes après on annonça l'Abbé Quille qui venait le prendre pour aller, je ne ma rappelle plus où : comme il était en grand deuil, l'Abbé , qui ne s'attendait pas à le voir en pleureuse et en manchette de baptiste, commença par lui dire : il faut convenir, mon ami, que tu as bien l'air [d'un Saint-Jean-Baptiste]; Ils me comptèrent ensuite l'histoire d'un pauvre domestique qui étant à donner du cor le soir sur les boulevards, s'était pris de parole avec un soldat aux gardes, qui avait fini par lui plonger son épée [dans le corps], heureusement sans lui faire de mal. Mais ce qui me fit rire aux larmes, c'était Bois-Flotté en sortant qui voulait absolument se mettre sur le devant du carrosse de l'Abbé, parce qu'il prétendait que dès qu'on était assis dans une voiture on était toujours [sur le derrière]. Un autre jour, je les avais tous deux chez moi lorsqu'on vint annoncer Madame la Supérieure. Comme le carrosse était à moitié tourné pour entrer, passe un étourdi [en diable] qui nous accroche de manière que nous avons pensé être versé à plat. L'Abbé Quille se fâche et dit en propres mots au jeune homme : Monsieur, qui que vous soyez, sachez que Madame, est supérieure de ce Couvent : vous la prenez apparemment pour une soeur [converse] ?
C'était ainsi que nous passions la vie ; mais tous ces ressouvenirs ne font que redoubler mes regrets. Puisque les gens de lettres [majuscules] revivent dans leurs ouvrages, je vous envoie une tragédie du sieur de Bois-Flotté digne de l'état qu'il avait embrassé [sur le front]. Je vous prie de la faire imprimer. C'est une service [des morts] que vous lui rendrez, ainsi qu'à toute la famille, qui est composée d'honnêtes gens-[farine]. Il a un oncle pas bien loin de chez moi qui vit dans un petit château où il y a des tours de [Comus] et un colombier à pied [et à cheval] Il avait un cousin enseigne de vaisseau [capillaire] : un beau-frère qui fut tué dans une mine [de fèves] que l'on fit sauter et qui coûta la vie à presque tous les mineurs [émancipés]. J'espère, Monsieur, qu'il me sera permis de compter sur vous, et que je vous aurai à dîner un de ces jours, mais à condition que vous vous contenterez de la fortune du pot [de chambre]. J'ai quitté mon ancienne maison : je loge actuellement dans la rue [Barbe] , la seconde porte après la rue [Brique] tout vis-à-vis le cul-de-sac [et de corde]. Il y a un metteur en oeuvre [de chair] sur le devant.
On ne peut rien ajouter aux sentiments distingués avec lesquels je suis [à la piste], Monsieur, votre très humble et très obéissante servante,
Annexe n° 2
Libération du 01/07/2006 À 21H49 (en ligne)
Les brouillons de Lacan dispersés sans conscience
Launet Edouard
Séance de grand n'importe quoi vendredi après-midi chez Artcurial, sur les Champs-Elysées, où était dispersée aux enchères une grosse centaine de feuilles de papier griffonnées par le psychanalyste Jacques Lacan. Lacan à l'encan : c'était une première et sans doute pas une dernière, vu qu'à peu près tout est parti. Mais ce fut bien laborieux.
Furent écoulés, pour quelques milliers d'euros la feuille, divers types de griffonnage. D'abord des croquis abscons, fruits de la passion pour les maths qui avait saisi le maître sur le tard. Lacan voulait rendre compte du fonctionnement de l'inconscient via des concepts topologiques ! Le résultat, à base de «noeuds borroméens» et de «pavage-nouage de tétraèdres par les faces», vaut surtout par ses vertus comiques. Le catalogue de la vente était introduit _ une autre première probablement _ par six pages d'obscures considérations mathématiques dues à la plume de Jean-Michel Vappereau, l'homme à qui Lacan s'était encordé pour ces périlleuses ascensions topologiques.
«Graffitis». C'est Roland Dumas qui avait présenté Vappereau à Lacan. L'ancien garde des Sceaux a confié qu'à l'époque «le bureau de son cabinet était jonché de balles de golf sur lesquelles il traçait des lignes de trois couleurs qui s'entrecroisaient, se chevauchaient, se recoupaient». Les balles n'étaient pas en vente hier.
Les enchères se sont déroulées sous l'il navré d'anciens élèves du maître et d'une cinquantaine de personnes au total. «Tout cela est pathétique, estimait Nathanaël Majster, secrétaire général de l'Association des amis de Jacques Lacan. Cette vente donne de Lacan une image de génie fou ou de Dr Mabuse. Ce type de travaux avait suscité à l'époque l'hostilité et la méfiance de l'ensemble des élèves.» Guère plus de tendresse à l'Association lacanienne internationale, où l'on parle de «graffitis et de brouillons qui relèvent du fond de poubelle». Pas un seul de ces mystérieux crobards n'a atteint son prix d'estimation.
«C'est une vente énigmatique et douloureuse, ajoutait Nathanaël Majster. Des dessins non signés et non répertoriés, voilà qui ouvre une brèche à la confection de faux Lacan. C'est dommageable pour l'uvre entière.» En préambule de la vente, le commissaire-priseur Francis Briest s'était senti tenu de rappeler que l'authenticité des pièces était garantie dix ans par la maison. «On se demande ce que la famille pense de tout cela» conclut le secrétaire général des Amis. Question transmise à Jacques-Alain Miller, gendre et exécuteur testamentaire, qui a déclaré à Libération : «Rien à déclarer.»
«Bouffonnerie». Les manuscrits divers qui étaient également proposés lors de la vente ont eu un peu plus de succès. Un vague bout de papier (avec tache de gras en bas à droite) sur lequel Lacan a écrit un jour «Qu'est-ce que ça peut barber les gens qui écrivent quand ce qu'ils écrivent est analytique» a trouvé preneur pour 1 900 euros. Plus fort : une page commençant par «Je n'ai dit que des sottises» partait à 4 500 euros, frais de vente en sus. Francis Briest ajoutait à la bouffonnerie du moment en annonçant les lots comme s'il présentait des Chagall : «Et maintenant une magnifique esquisse de chaîne brunienne stricte manière Vappereau modifiée Parisot.»
Le clou de la vente fut l'adjudication d'une vieille ordonnance de Valium sur un papier à en tête du «Dr Jacques Lacan, Ancien chef de clinique à la Faculté» : 2 000 euros ! Cela fait cher les benzodiazépines, et il n'est même pas sûr que le pharmacien du coin vous donnera les cachets.
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