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IV - 12.7 Le rire et la reconnaissance de la forme humaine (bis)
[...] l'absolu plie par moments, et Dieu lui-même a des intermittences.
Victor Hugo
L'homme qui rit (1869)
Un étonnement à la lecture des anciens traités sur le rire est laffirmation que la difformité physique suscite naturellement le rire. Nous ne pouvons aujourdhui souscrire à des phrases de ce genre : On trouve aussi matière à raillerie dans les difformités ou les défauts physiques ; La gaieté est naturellement déclenchée par le spectacle des infirmités
Quelques exemples :
Les difformités et les défauts corporels offrent [...] une assez belle matière à raillerie : Cicéron, De Oratore, II, LVII, 239 ;
Où les amateurs de brocarts sont des victimes : Pourquoi les plus imparfaits ont coutume dêtre les plus moqueurs. Et on voit que ceux qui ont des défauts forts apparents, par exemple, qui sont boiteux, borgnes, bossus ou qui ont reçu quelque affront en public, sont particulièrement enclins à la moquerie ; car, désirant voir tous les autres aussi disgraciés queux, ils sont bien aises des maux qui leur arrivent, et ils les en estiment dignes. Descartes, Les passions de l'âme, art. 179.
Toute difformité, par cela même quelle est hors des formes ordinaires, attire l'attention. Celle qui nest que risible nous fait rire avec une sorte de mépris pour la personne difforme, cest le plaisir de la malignité ; et avec une sorte destime réfléchie pour nous, cest le plaisir de lamour-propre. (Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe 1746, IIIe partie, De la comédie)
Rappelons pour mémoire le rire inextinguible (asbestos gelôs) des dieux bienheureux à la vue du Boiteux Héphaïstos dans le rôle de léchanson. (Iliade, I, 598-600)
Au-delà des évidences morales d'aujourdhui (infra : chapitre 14 Morale et handicap), ces jugements nous indiquent que le rire est impliqué de manière élémentaire et fondamentale dans la reconnaissance de la forme humaine.
Associé à lapprentissage de lenfant et ratification de ce que ladulte sait déjà. Prime à léducation, il consacre lacquisition du petit nombre de formes et dattitudes que la société retient sur les potentialités du corps et de lesprit. La répétition et la prévision, limitation font du bien, et cest ainsi quon apprend. Si le rire est premièrement lié à la reconnaissance de la société humaine et à lapprentissage de ses lois, il pourrait sanalyser ontogénétiquement (supra) comme la gratification que la nature alloue à cet être indéterminé et programmé pour apprendre - par nature un être de culture, selon le mot du biologiste Arnold Gehlen - quand il découvre et reconnaît les lois de sa société. Ce que nous voyons de laid, difforme, déshonnête, indécent, malséant, et peu convenable, excite en nous le ris constate Joubert (op. cit. p. 16). Cest dire que le beau, le normal, lhonnête, le décent, le séant et le convenable, qui sont les formes ordinaires dune société réglée, ne créent ni surprise ni rejet puisquils en constituent les communs.
Ces communs sexpriment pourtant, on la noté, dans une une forme banale du rire, non de dénégation mais de participation, un rire neutre qui consiste à rire de (presque) rien et qui signale laccord et le contentement de la communauté. En l'espèce, le message (vide), c'est bien le massage, sorte de jacuzzi où sextériorise bruyamment l'esprit de groupe. Risus index sui. Le rire, moyen de faire société, ferait partie de ces actions qui nous incitent à imiter nos semblables : Comme de voir bailler on baille ; et quelquefois on pisse par compagnie, note Joubert (op. cit. p. 37). Le cercle est ici une chambre de réverbération du rire commun : des évidences communes, le ban (la proclamation publique) du ban (de lesprit de corps). La valeur communicationnelle du rire s'exprime, bien sûr, par la facilité de sa contagion, mais ressort aussi de l'observation qu'on rit davantage à la projection d'une scène comique en société qu'en solitaire (de même qu'on peut constater expérimentalement que, lorsquon projette un film dhorreur à un spectateur isolé, puis le même film au même spectateur en compagnie, il se révèle généralement beaucoup plus expansif en société). Le rire peut difficilement être simulé, et ce rire contrefait n'enclenche aucun des bénéfices du rire. De la même façon, l'expression de certains signes de la douleur, ceux de la douleur morale, paraissent soustraits au contrôle volontaire. Les muscles que Darwin (1874 : 194-197) a proposé dappeler (après Duchenne de Boulogne : Duchenne de Boulogne : Éléments pour une archéologie des émotions - 1) les muscles de la douleur qui rident le front dune manière tout à fait spécifique et qui sont mobilisés, chez ladulte, par langoisse morale ne répondent à la volonté qu'après apprentissage (vide supra : chapitre 9.1 : La culture des analgésiques et lindividualisme :quelques données pour une approche anthropologique et culturelle de la douleur). Ces deux extrêmes de la communication émotionnelle portent une intention et une capacité spontanée d'agrégation. Sur ce fond commun, le rire décline les appartenances. Nous sommes des mêmes si nous rions de la même chose. Robert Antelme, prisonnier à Buchenwald, rapporte : Bortlick lui ausssi rigole avec un autre meister. Donc, tout le monde peut rigoler. Mais si j'approche pour porter la pièce, il s'arrêtera de rire, et si c'est lui qui vient vers nous, on s'arrêtera aussi de rire. Nous pouvons rire en même temps, mais pas ensemble. Rire avec lui, ce serait admettre que quelque chose entre nous peut être lobjet dune même compréhension, prendre le même sens. Mais leur vie et notre vie prennent un sens exactement contraire. Si nous rions, cest de ce qui les fait blémir. Sils rient, cest de ce que nous haïssons. (Lespèce humaine, 1957) Rire ensemble, cest une preuve dappartenance.
Spécifiquement, le rire est une prime à la réassurance, car la vérité, partielle et partiale, infirme elle aussi, est en butte à la réalité. On dit sérieux comme un pape : un tel personnage (tel Vico et autres agelastes), entièrement et définitivement programmé, ne peut, ne doit ni na besoin de rire. Quand le rire, comme le jeu, baigne dans cette vapeur hiliriante et anesthésiante qui permet de faire ses classes, la gravité, cette cuirasse des sots dit Montesquieu, ferme laccès à la forge de la vérité. Celui qui sait na nul besoin de ce plaisir denfance et de cette réassurance, de ce monde en petit qui tient dans la bulle de la néoténie, où séprouvent prime à la découverte et prime à la redécouverte. Gravée dans le marbre, définitivement engrammée, la vérité vraie (donnée pour telle) reste de marbre.
La veille cognitive est une alerte permanente. Le cerveau traite continuement le flux des informations qui lui arrivent des différents organes des sens. Le réel est cette construction cérébrale, déjà encodée, qui témoigne de la réalité dun membre, fût-il fantôme (illusion emblématique des égarements kinesthésiques pour Descartes, dans son procès des préjugés des sens et sa recherche des semences des vraies et immuables natures). Le savoir banal enserre le réel dans un réseau dexpériences accumulées et de certitudes apprises. La cénesthésie muette qui me signale en permanence : "R.A.S." témoigne de ce savoir en acte balisant un monde prévisible. Automatique ou irrépressible, mais aussi mis en scène (c'est la Comédie), le rire permet de supporter, de supprimer (idéellement) ce qui dérange nos évidences anthropologiques. Voici soudain une figure bouffonne dans mon champ de vision, une caricature dhumanité. Après un infinitésimal moment de stupeur, et sans avoir fait aucun raisonnement, jéclate de rire. Non ! ça n'est pas vrai ! Cétait bien un homme, mais à contresens. Euphorie de cette reconnaissance. Je retrouve, après les avoir un moment perdues, ébahi, tiré de mon assiette par cette apparition, la sécurité de ma forme et le contentement de ma société. Mais voici, plus critique, un individu qui, se prenant au sérieux et se donnant pour lexpression de lhumanité, contredit et dérange ma vérité... Je mesclaffe bruyamment (ou je ris sous cape). Je ris de ce qui me déplaît et, comme cela me plaît, jannule ce qui me déplaît. Ces exemples, pris sur un spectre évidemment plus large, montrent comment le rire, sanction de la réussite, peut être mobilisé, en tant que dénégation euphorique dune réalité contraire, et notamment pour faire face à ladversité. Cette ambivalence du risible (non mais oui ; déni et réassurance) est marquée par Joubert quand il analyse : La chose ridicule nous donne plaisir et tristesse : plaisir de ce quon la trouve indigne de pitié, et quil ny a point de dommage ni mal quon estime dimportance [...] tristesse pour ce que tout ridicule provient de laideur et de messeance. Le cur marry de telle vilenie, comme sentant douleur, setrecit et resserre. (op. cit. p. 88) Mais la supériorité du diagnostic du rire (et du rire sur lanalyse : vide infra), cest précisément linsensibilité, l'absence de compassion (le cur sy dilate et non setrecit). Cest la condition relevée par Aristote, citant en exemple le masque de la Comédie : il est laid et difforme sans exprimer de douleur. Il n'invite pas au partage : ce n'est qu'un repoussoir, un plaisant épouvantail du vrai ; cest du beau en négatif. Cette laideur conventionnelle nétant ni attentatoire ni compassionnelle, elle fait rire. Labsence de commisération permet dadministrer la correction de la norme et la sanction de lexcès. Ridiculum acri / Fortius et melius magnas plerumque secat res. (Horace, Satire I, 10) (Vide supra : chapitre 7 Rire et démocratie, à propos de la comédie dAristophane). Si livrogne qui chute nous fait rire nous rirons sans comparaison plus, si un grand et notable personnage, qui sétudie à marcher dun pas fort grave et compassé, chopant contre une pierre lourdement, tombe soudain en un bourbier. Et davantage encore, à tout le moins avec une jouissance accrue, si cet individu est un imposteur car : il ny a rien tant difforme et qui fasse moins de pitié, que si ce même personnage est indigne du rang quil tient ; et de lhonneur quon lui fait ; sil est haï de chacun pour sa fierté, et excessive bombance, ressemblant à un singe vêtu décarlate, comme dit le proverbe. (Joubert, op. cit. p. 19)
Laurens Joubert (1529 - 1583)
Il est, bien sûr, souvent nécessaire davoir recours à des réponses plus réalistes, on la noté, mais cest assez dire que le rire a partie liée avec lénergie spécifique qui permet à lhomme de sélectionner les faits qui conviennent aux lois de sa perception et de sa société. Si la connaissance, moyen daction différé, est aussi méconnaissance active dun être à lhabitation donnée, condamné à prospérer au sein dun monde qui le dépasse, alors le rire tient une part non négligeable dans ce programme. Et, quand on y réfléchit, comment peut-on rire alors quon sait quà peu près tout nous échappe, que nous bricolons dans lincurable, que, dans un instant, la réalité peut apporter un cuisant démenti à lévidence qui nous secoue de rire. Un proverbe (diversement attribué), à lirrésistible drôlerie parce quil impose la représentation, sur la même face, du rire et de la peur, du plaisir et de la douleur énonce que le sage ne rit quen tremblant (De quelles lèvres pleines d'autorité, de quelle plume parfaitement orthodoxe est tombée cette étrange et saisissante maxime ? demande Baudelaire - De lessence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques). Difficile d'être à la fois vert de peur et cramoisi de rire. Eh oui ! Comment rire ? Sérieusement. Cette inconscience, cette incontinence, ce déni du réel qui est tragique est un défi à la sagesse. (Les deux extrêmes du spectre des émotions, qui nont quune seule tête et qui ne peuvent coexister consécutifs sont pourtant homologues pour qui veut tirer de la vie un argument d'immortalité : Quelle chose étrange, mes amis, paraît être ce quon appelle le plaisir ! et quel singulier rapport il a naturellement avec ce qui passe pour être son contraire, la douleur ! Ils refusent de se rencontrer ensemble chez lhomme, mais quon poursuive lun et quon lattrape, on est presque toujours contraint dattraper lautre aussi, comme si, en dépit de leur dualité, ils étaient attachés à une seule tête - Phédon, 60a)
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