|
english version:
IV - 12.5 La théorie du rire de Giambattista Vico
Le rire naît, comme le remarque Giambattista Vico, dune cessation de la continuité significative. Cette condition - ce péril ou ce salut - cette labilité caractérise lesprit de lhomme qui ne sait rien par nature (dont les actions ne sont pas commandées par un infaillible instinct), condamné à appliquer sa raison à lanalyse des séries causales et à la distinction des niveaux de réalité, incapable de sy tenir toujours, distrait par négligence ou infirmité. Pour qui entend rester sérieux, il y a désagrément de lirruption soudaine dune autre chaîne de causes dans le champ de nécessité exploré. Il y a libération, distraction en revanche pour celui qui cherche prétexte à diversion. Ni lhomme sérieux, note Vico, ni lanimal ne rient. En effet, ils suivent, sans sen écarter jamais, par contention desprit ou par nature, des séries sémantiques, des occurrences sensorielles ou des sténotypies instinctives. Le rire ferme le chemin de la vérité en soûlant la raison dune ivresse quasi animale. Car le propre de la raison est de discriminer, de peser sans répit les différences essentielles dans le continuum perceptif, et non de sabandonner à des ressemblances factices, superficielles ou formelles.
Giambattista Vico (1668 - 1744)
En effet, les bêtes brutes ne peuvent rire ; leur sens, à tout instant singulier, sattache aux objets singuliers séparément : chacun de ces objets est chassé de leur esprit et remplacé par le suivant, qui soffre à eux ; il résulte de cette conséquence que les animaux auxquels la nature a refusé le pouvoir de rire sont totalement privés de raison... Mais le rire naît de notre nature infirme ; elle nous aveugle et nous fait choisir le mal sous lapparence du bien ; et de notre explication sur lessence du rire, on peut tirer cette conclusion : les hommes qui rient sont placés dans une position moyenne, entre les hommes graves et austères et les bêtes [...]. Les hommes graves ne rient pas, parce quils sont, avec beaucoup de sérieux, attentifs à une seule chose, et ne sen laissent point distraire par une autre ; les bêtes ne rient pas davantage ; mais cest dune autre façon quelles sont, elles, absorbées par une seule chose [...] quune autre les touche, vers elle aussitôt elles se tournent. Les rieurs, eux, parce que lattention quils portent à une chose est très faible, facilement ils sen laissent distraire par une autre. Quant aux railleurs, ils sont plus éloignés des hommes graves et plus que tous les autres, ils se rapprochent des bêtes ; ils avilissent en effet et pervertissent, en se servant de lapparence même du vrai, par leffort quils imposent à leur esprit, par la violence quils font à la vérité, ce qui est un et droit ; ils le déforment et le tordent.
Les mots desprit sont formés par une imagination faible et de peu dampleur ; cette imagination, tantôt recueille les noms simples et nus des choses, tantôt ne les rapproche et ne les unit que par leurs apparences extérieures [...] tantôt enfin présente des faits absurdes ou sans rapport avec le réel à lesprit qui ne les attendait pas ; cet esprit escomptait au contraire des mots propres et adaptés aux circonstances ; le voici donc frustré dans son attente et surpris. Il sensuit que les fibres du cerveau qui sétaient préparées à recevoir lobjet propre et convenable, troublées par la présence de cet autre objet quelles nattendaient point, sagitent tumultueusement ; leur trouble et le mouvement que ce trouble engendre se propagent du tronc à toutes les ramifications nerveuses ; tout le corps se trouve ainsi secoué et lhomme arraché à son état normal. (Vici Vindiciæ, Scienza Nuova, 1, pp. 302-307, trad. Chaix-Ruy, 1946 : 131)
Alors que le plaisir de la vérité résulte du travail de lanalyse qui découvre des essences différentes sous des apparences semblables ou des ressemblances essentielles sous une apparente diversité, le rire jaillit spontanément quand soffre à limproviste la supercherie de la similitude ou de la fausse reconnaissance. Ainsi la comédie, qui exploite cette fraude, véritable piège tendu à lesprit humain avide dobjectivité, cause-t-elle un plaisir violent et effréné qui rend insensés les hommes dont lesprit est dordinaire sain, immergeant dans le rire toute la droite raison quils possèdent. Cest pourquoi :
les poètes, pour exprimer cette sorte de duplicité, donnent dans leurs fables aux rieurs, quils placent à mi-chemin entre lhomme et la bête, la forme de satyres. La conséquence de ceci, cest quaux railleurs, privés de la possession du vrai par leur nature perverse, les divins trésors de la vérité demeurent toujours fermés ; et quand ils sapplaudissent eux-mêmes, tournant en dérision les choses vraies et sérieuses, alors retombe sur eux la parole de la sagesse divine : Si tu deviens savant, tu le seras pour toi-même ; si tu choisis dêtre railleur, toi seul en supporteras le dommage.
"Tous ces faits confirment notre conclusion : le rire provient d'une fraude, d'une supercherie, véritable piège tendu à l'esprit humain avide de vérité. (Vici Vindiciæ, Scienza Nuova, 1, pp. 302-307, 1744, trad. Chaix-Ruy, 1946 : 132)
Que la violence du rire ravale lexpression humaine au registre infra-humain, Joubert en donne illustration quand il se plaît à dresser (op. cit. p. 211) le bestiaire de ces imitations involontaires auxquelles la vocalisation du rire donne lieu :
Il y en a que vous diriez quand ils rient que ce sont oies qui sifflent ; et dautres que ce sont des oysons grommelant. Il y en a qui rapportent au gémir des pigeons ramiers, ou des tourterelles en leur viduité ; les autres au chat-huant, et qui au coq dInde, qui au paon. Les autres résonnent un piou-piou, à mode de poulets. Des autres on diroit que cest un cheval qui hannit, ou un âne qui braie, ou un porc qui grunit ; ou un chien qui jappe et qui s'étrangle.
Mais aussi :
Il y en a qui retirent au son des charrettes mal ointes, les autres aux cailloux qu'on remue dans un seau, les autres à une potée de choux qui bout ; les autres ont une autre résonnance, outre le minois et la grimace du visage, qui est en divers si diverse que rien plus.
Secoué de convulsions, de spasmes ou de soubresauts ; frisant la syncope, lasphyxie ou la pâmoison ; incontrôlé, incontinent, inconvenant ; interdit, stupide et sans verbe [ouf ! je ne suis d'ailleurs pas certain de ne pas avoir dit plusieurs fois la même chose...], tel est celui qui rit : en cet état où lhomme paraît sabsenter de lhomme...
La raison a pour propre, en effet, la capacité à discriminer les niveaux significatifs et la dérision, à ce titre, se révèle comme un "véritable piège tendu à lesprit humain avide d'objectivité" : elle exploite la polysémie à des fins perverses (non objectives) :
- polysémie métapropositionnelle : ainsi dans cette histoire attrape-con où l'enchassement des propositions permet d'espérer la collaboration de l'apostrophé : Est-ce que tu connais l'histoire du con qui dit non ? ;
- la polysémie sonore : dans le calembour (vide supra : 12.4 : Une peau de banane sémantique) ;
- la polysémie sémantique : dans l'histoire drôle dont la chute exploite la polysémie descendante (id.), dans l'humour, qui fait jouer la dualité, la superposition ou le va-et-vient entre les deux lignes sémantiques.
Celui qui joue ainsi s'avance masqué, il dit sans dire ma Buonaparte (id.) il dit davantage qu'il ne dit M. le premier président ne veut pas quon le joue (id.) ou bien il met en scène une dégringolade programmée. Cette duplicité du double entendre qui engage, en règle générale (au moins dans l'histoire drôle), une dégradation (id.) peut aussi être un moyen de contourner la censure (les Barrison Sisters) ou encore, l'esprit transposant la règle d'intellection d'un objet dans un domaine qui n'est pas le sien, de donner une intuition de ce dont il n'est pas de concept (pour paraphraser Kant). Exemple : la vulgate sexologique, d'obédience psy ou pas, répartit les femmes en clitoridiennes et en vaginales en fonction de leur mode d'accès à l'orgasme.
Question : Comment appelle-t-on une femme qui est à la fois clitoridienne et vaginale ?
Réponse : Une femme tac-o-tac, car elle a une chance au grattage et une chance au tirage.
La règle d'intellection de ce produit vedette de la Française des Jeux, où le mode d'accès au gros lot relève de deux dispositifs différents, donne ici une confirmation expérimentale, pour le moins inattendue, de ce supposé savoir sur le continent noir (pour sacrifier à la cartographie freudienne) de la sexualité féminine...
Tac-o-tac : grattage et tirage
Les tickets Tac-o-tac étaient composés de deux parties séparées par une ligne prédécoupée. La partie droite, composée d'une zone à gratter, couleur gris métallisé (couleur de l'encre d'éraflure), masquant le gain immédiat ou... un message invitant à attendre le tirage. L'autre partie, plus large, comportait un numéro à six chiffres et la date du tirage.
Pourquoi les fonctionnaires n'attrapent-ils jamais le SIDA ?
Parce que chez les fonctionnaires il y a 80 % de branleurs et 20 % de lèche-culs...
Plus sérieusement, on voit bien que la polysémie est constitutive du langage et que l'inaptitude à en user correctement définit l'autre (vide supra : 12.3_1). Ce piège est aussi un test qui démontre la subtilité du piégeur et la lourdeur du piégé.
Comprendre la polysémie est une preuve d'adaptation, en jouer est aussi un dispositif, comme il vient d'être suggéré, qui permet de dire davantage avec une notable économie de moyens. S'agissant, par exemple, de "dégonfler" ou de démystifier ce qu'il est convenu d'appeler l'imposture informatique ou la "tyrannie informatique" qui a, par exemple, inspiré le fantasme du "bogue de l'an 2000" l'histoire vraie qui suit illustre les ressources de la polysémie catégorielle. Cette démonstration est d'autant plus pertinente qu'elle répond à une crânerie de Bill Gates en personne, comparant les progrès de l'informatique et ceux de l'industrie automobile. Lors dune conférence donnée au ComDex en 1998, Bill Gates a ainsi déclaré :
"Si General Motors avait eu la même progression technologique que lindustrie informatique, nous conduirions aujourdhui des autos coûtant 25 dollars et qui parcourraient 1000 miles avec un seul gallon dessence."
Cette forfanterie donna au président de General Motors l'occasion de la réplique suivante, à juste titre souvent citée, car elle constitue une fiche technique explicite, en treize points, de ces singuliers instruments de communication que sont les produits Microsoft :
"Si General Motors avait développé sa technologie comme Microsoft, répartit donc GM, les voitures que nous conduirions aujourdhui auraient les propriétés suivantes :
1) La voiture tomberait en panne deux fois par jour sans raison apparente.
2) Chaque fois que les lignes seraient repeintes sur les routes, il vous faudrait acheter une nouvelle voiture.
3) De temps à autre, la voiture calerait sans motif. Vous trouveriez ça normal, redémarreriez et continueriez votre chemin.
4) Parfois, exécuter une manuvre telle qu'un virage à gauche causerait l'arrêt complet de la voiture qui refuserait de redémarrer tant que vous n'auriez pas complètement réinstallé le moteur.
5) Une seule personne à la fois pourrait utiliser la voiture, à moins que vous n'achetiez Voiture98 ou VoitureNT, mais dans ce cas, il faudrait que vous achetiez davantage de sièges.
6) Macintosh ferait une voiture solaire, 5 fois plus rapide, 2 fois plus facile à conduire mais qui ne pourrait rouler que sur 5% des routes.
7) Les témoins d'huile, de température d'eau ou d'alternateur seraient remplacés par une seule lampe rouge "'Fuite Générale de la Voiture".
8) Les nouveaux sièges obligeraient les gens à avoir des fesses identiques.
9) Avant de se déclencher, l'airbag demanderait : "Êtes-vous sûr ?"
10) Parfois, les portes se bloqueraient et la voiture refuserait de vous laisser entrer tant que vous n'auriez pas simultanément attrapé l'antenne radio, levé la poignée d'une main et tourné la clef de l'autre.
11) GM forcerait les acheteurs à choisir un un jeu de cartes routières Deluxe de la société Rand McNally (depuis peu filiale de GM) qu'il en aient besoin ou non, qu'il le veuillent ou non. Ne pas choisir cette option entraînerait en une diminution des performances de la voiture de 50% ou plus.
12) Chaque fois que GM introduirait un nouveau modèle, les acheteurs devraient réapprendre à conduire de A à Z car aucune des commandes des nouvelles voitures n'opérerait de la même façon que sur les anciens véhicules.
13) Il faudrait appuyer sur le bouton "Démarrer" pour arrêter le moteur.
Cette description est d'autant plus démonstrative par comparaison avec cet autre outil de communication qu'est l'automobile : Si votre ordinateur était une automobile, accepteriez-vous ses invraisemblables défaillances que l'habitude (et le monopole de Microsoft) ont fini par vous faire considérer comme normales ? Le déplacement propre à l'humour crée un effet cognitif et démonstratif tel dans l'histoire qui explique l'épidémiologie spécifique du fonctionnaire par le biais d'un audit, supposé exhaustif , de la profession, ou dans la métaphore jardinière qui associe (ou associait) le parti radical et le parti écologique respectivement au radis et à la pastèque. [Le parti radical est comme le radis : rouge à l'extérieur, blanc à l'intérieur, souvent creux et... toujours prêt de l'assiette au beurre ; Les verts sont comme la pastèque : verts à l'extérieur, rouges à l'intérieur, insipides comme l'eau du robinet.]
"If GM had kept up with the technology like the computer industry has,
we would all be driving $25.00 cars that got 1,000 miles to the gallon."
In response to Bill's comments, General Motors issued a press release stating:
If GM had developed technology like Microsoft; we would all be driving
cars with the following characteristics:
1. For no reason whatsoever, your car would crash twice a day.
2. Every time they repainted the lines in the road, you would have to buy a new car.
3. Occasionally your car would die on the freeway for no reason. You would have
to pull over to the side of the road, close all of the windows, shut off the car, restart it,
and reopen the windows before you could continue.
For some reason you would simply accept this.
4. Occasionally, executing a maneuver such as a left turn would cause your car to
shut down and refuse to restart, in which case you would have to reinstall the engine.
5. Only one person at a time could use the car unless you bought "CarNT", but then
you would have to buy more seats.
6. Macintosh would make a car that was powered by the sun, was reliable, five times
as fast and twice as easy to drive-but would only run on five percent of the roads.
7. The oil, water temperature, and alternator warning lights would all be replaced
by a single "General Protection Fault" warning light.
8. New seats would force everyone to have the same sized butt.
9. The airbag system would ask, "are you sure?" before deploying.
10. Occasionally, for no reason whatsoever, your car would lock you out and refuse to let
you in until you simultaneously lifted the door handle, turned the key and grabbed hold
of the radio antenna.
11. GM would require all car buyers to also purchase a deluxe set of Rand McNally
road maps (now a GM subsidiary), even though they neither need nor want them.
Attempting to delete this option would immediately cause the car's performance to
diminish by 50% or more. Moreover, GM would become a target for investigation
by the Justice Dept.
12. Every time GM introduced a new car, car buyers would have to learn to drive all
over again because none of the controls would operate in the same manner as the old car.
13. You'd have to press the "Start" button to turn the engine off.
... /...
|
|
|