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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L’“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12 - La chimie du rire : 6
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques
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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


english version:

IV - 12.6 “Nous bricolons dans l’incurable” (Emil Cioran)


“– L’habitude du malheur. Je me presse de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer.”
Beaumarchais
Le Barbier de Séville, I, 2
(1775)


Le rire, perversion de cette polysémie qui est le propre de l’homme, à l’opposé de toute raison, procède de l’illusion vitale. “La santé, le bonheur, des œillères. La maladie rend enfin lucide” (Roger Martin du Gard). Cette “infirmité”, pour parler comme Vico – philosophe génial et maudit qu’on n’aurait jamais vu rire : celui qui sait n’a nul besoin de cette preuve par l’absurde que signale le rire – cette infirmité est la vie si “le pessimisme est de raison et l’optimisme de volonté”, entendant par là cette vitalité qui justifie la volonté de rire ou de prendre l’adversité “à la légère”, anesthésie ou aveuglement d’un “savoir” que la réalité dément. Un adage bouddhique énonce que “l’espoir est le plus grand malheur et le désespoir le plus grand bonheur”. Mais comment cesser d’espérer sans quitter la forme humaine ? Dans l’Argent de la Vieille (Lo Scopone scientifico, 1972) de Luigi Comencini, un couple de malheureux essaie depuis huit ans de gagner au jeu contre une vieille américaine qui les fait riches à millions... jusqu’à la dernière partie. “C’est la mort, dit l’un des personnages, on ne peut jamais gagner contre elle.” Raison de la petite fille du couple, tête responsable de la famille, qui ne sourit jamais, n’espère jamais, parce qu’elle est infirme et que cette impotence vitale la dispose à la sagesse. Elle empoisonne la vieille et supprime cette raison d’espérer qui est la raison du malheur. Gagne-t-on jamais contre la vieille ? Certes non. Mais on fait comme si. Par cette folie qui précède et qui se soumet toute réflexion. Parce que la vie est force et non sens.



"...Ce monde, qu'est-il, sinon l'universel rendez-vous de toutes les misères, de toutes les souffrances, de tous les périls, des tous les accidents et de tous les genres de mort ? Et à la vue de cet immense théâtre, si tragique, si lugubre, si lamentable, où chaque royaume, chaque ville, chaque famille changent continuellement la scène, où chaque soleil qui se lève est une comète, chaque instant qui passe un désastre, et chaque heure, chaque instant un millier d'infortunes : oui, à la vue d'un tel spectacle, quel est l'homme qui ne se sente prêt à pleurer ! S'il ne pleure pas, il montre qu'il n'est pas raisonnable ; s'il rit, il prouve que les brutes, elles aussi, ont la faculté de rire."
(Antonio Vieira,
Plaidoyer en faveur des larmes d'Héraclite, 1674)


Moyen de supporter la douleur, le rire est un moyen de faire face à l’adversité. Dans les pays de l'Est, où l'on pouvait être envoyé au goulag pour une blague, les Hongrois racontaient cette histoire à propos du Staline hongrois, Rakosi.
Rakosi avait fait imprimer un timbre à son effigie, mais ce timbre ne se vendait pas. Rakosi en personne décide de savoir pourquoi et, à la faveur d'un postiche, s'en va à la poste acheter le timbre en question. Il demande un timbre Rakosi à la postière, le colle sur une enveloppe qu'il est supposé envoyer et lui demande :
– Savez-vous pourquoi ces timbres ne se vendent pas ?
– C'est parce qu'ils ne collent pas, répond la postière.
– Mais je viens de coller celui-ci sans problème ! rétorque Rakosi.
– C'est parce que les gens crachent de l'autre côté...


Avant la généralisation des timbres-poste auto-collants, qui apparaissent, au Canada, au Japon et en France à la fin des années 80 et au début des années 90, le destin du timbre et de ce qu'il représente est associé à un jeu d'oppositions (structurales) conditionné par son mode d'emploi (devant-derrière, face-cul, lécher-cracher) : pour coller un timbre il fallait produire de la salive. Celui-ci permettant de délivrer plusieurs types de messages, conformément à ces oppositions. C'est donc avec anachronisme – et quelque nostalgie – qu'un modèle de Marianne, né derrière le Rideau de fer, a dû “tweeter” :


Anatole Chtcharanski, neuf années de goulag : “L’humour est une arme qui permet à l’homme de résister à des conditions inhumaines”. “Le rire ! Je vois ici la tête que feront les civils lorsque je leur dirai : 'Je n'ai jamais vu autant rigoler qu'au camp'.” (Ana Novac, rescapée de Ravensbrück dans : Les beaux jours de ma jeunesse, 1957). Pour supporter une scène de film qui s’annonce “saignante” – une amputation sans anesthésie, par exemple – on voit parfois le spectateur faire provision d’insensibilité en riant un bon coup. Il est probable que si, par expérience, on faisait coucher des sujets dans un cercueil, il en est peu qui ne prendraient la chose en blaguant. Le sérieux n’est pas seulement mortel par l’ennui qu’il est réputé engendrer : invité par un ethnologue à faire le mort pour la reconstitution “scientifique” d’une inhumation, un naturel, manquant sans doute de naturel, ne s’en est pas relevé. En effet, “N'y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ?” demande Argan dans le Malade imaginaire (III, 11). “Il y a des jours, entend-on dire, où il arrive tellement de catastrophes qu’on est obligé d’en rire”. "Trop de malheur finit par faire rire" énonce un proverbe arabe. “Comment fait-on, demande-t-on à des enfants de Beyrouth, quand on a peur et qu’on a envie de pleurer ? – Eh bien, on essaie de rire, quoi !” Le seul naufragé survivant d’un bateau de pêcheurs, qui a vu disparaître l’un après l’autre ses cinq compagnons saisis par le froid, raconte à la télévision qu’il “se forçait à rire pour ne pas couler”. Périodique – si vous voulez voir Feydeau pendant les fêtes,

il est prudent de réserver, car vous ne serez pas seul à vouloir vous payer une tranche de rire pour oublier vos soucis et chasser la vieille année – ou de tempérament – “quand on est toujours content, on est toujours content” (ce raisonnement idiot est empiriquement et chimiquement juste si l’euphorie est une cuirasse qui modifie la perception des faits) – le rire annule le dommage et rétablit l’intégrité :

“S’il rit, le détroussé détrousse un peu son voleur / Mais s’ il gémit en vain, il se vole lui-même.” (Othello, 1, 3, 208 )

Mais cette vérité ne va évidemment pas sans absurdité :

“Que le Turc nous dépouille de Chypre / Nous n’aurons rien perdu si nous prenons le parti d’en rire.”

Le parti d'en rire est un moyen d'activer en permanence le circuit cérébral de la récompense (vide supra : 12.3), mais ne saurait tenir lieu de politique (supra : chapitre 7.6 : Rire et démocratie : la comédie d'Aristophane. Le “parti d’en rire”). Utilité de la douleur pour qui doit vivre dans le monde, avertissement d’avoir à changer le réel ou d’avoir à s’y adapter.

La thérapie par le rire dans l’expérience que rapporte Norman Cousins dans sa Volonté de guérir (1981) – qui a d’ailleurs été à l’origine de recherches sur la physiologie du rire – vérifie au moins le pouvoir analgésique du rire. Cousins prend au mot la sagesse populaire qui associe le rire, la santé et la guérison, telle que corroborée par Thomas Sydenham (1624-1689), l'“Hippocrate anglais”, remarquant que “l'arrivée d'un bon clown dans un village fait davantage pour la santé des gens que la venue de vingt bourricots chargés de médicaments”. Rédacteur en chef de la Saturday Rewiew, condamné par une spondylarthrite ankylosante, Cousins entreprend avec succès une automédication par le rire. Refusant le pronostic médical sinistre qui lui est présenté, il décide de se faire projeter des films comiques et constate, alors que sa maladie lui cause des souffrances insupportables, que dix minutes de rire lui apportent deux heures de sommeil apaisé. Il relate une première fois son histoire dans le très officiel New England Journal of Medecine (en 1976 : “Anatomy of a illness (as perceived by the patient)”, 295, 1458-1463, rééditée dans The Saturday Review du 28 mai 1977). Atteint, vraisemblablement, du même mal et réputé pour son esprit, humoriste avant la lettre (“Je ressemble à un Z. J’ai les bras raccourcis aussi bien que les jambes et les doigts aussi bien que les bras. Je suis un raccourci de la misère humaine.”), Paul Scarron (1610-1660), inventeur du burlesque français, auteur du Virgile travesti, du Roman comique (et de cette épitaphe pour lui-même : “Celui qui ci maintenant dort / Fit plus de pitié que d'envie / Et souffrit mille fois la mort / Avant que de perdre la vie. / Passant, ne fais ici de bruit ! / Garde que ton pas ne l’éveille / Car voici la première nuit / Que le pauvre Scarron sommeille”), à qui l’on prête ce mot sur son lit de mort : “Je vais enfin aller mieux !”, l’a-t-il précédé dans cette découverte ? Narguant la douleur et la mort dans un même parti d'en rire :

Devant que la mort qui tout mine
Me donne en proie à la vermine,
Je chante...
(Virgile travesti, I, 3 s.)



Le Chemin du Marais au faubourg Saint-Germain
de
Paul Scarron

Parbleu bon ! je vais par les rues,
Mais je n’y vais pas de mon chef,
Ni de mes pieds, qui par méchef
Sont parties très malotrues :
Je marche sur pieds empruntés.
Ceux dont mes membres sont portés
Sont à deux puissants portes-chaises
Que je loue presque un écu.
Ah ! que les maroufles sont aises,
Au prix de moi qui suis toujours dessus le cul !

Non que s’asseoir sur le derrière
Soit laide situation ;
Car parmi toute nation
On s’assied en cette manière ;
Aussi ne dis-je que s’asseoir
Soit une chose laide à voir ;
Mais de dire qu’elle soit bonne,
C’est ce que je ne dirai point,
Avec la douleur que me donne
Mon derrière pointu qui n’a plus d’embonpoint.

Revenez mes fesses perdues,
Revenez me donner un cul,
En vous perdant, j’ai tout perdu.
Hélas, qu’êtes-vous devenues ?
Appui de mes membres perclus,
Cul que j’eus et que je n’ai plus
....


Le gaz hilarant semble avoir disparu des boutiques de farces et attrapes, mais on en signale l’emploi par le gourou, d’origine indienne, d’une secte ayant fondé un phalanstère, aujourd’hui dissout, dans le Nord-Ouest des Etats-Unis : souffrant de dépression chronique, ses assistants en aspergeaient le trône sur lequel il siégeait. On trouve aussi des cartouches de protoxyde d'azote, détournées de leur utilisation médicale, sur les sites des rave-parties...

Le rire continu ou le rire en excès paraissent sans doute annuler le bénéfice du rire. La tristesse supposée des comiques n’est pas sans évoquer la dépression caractéristique de l’état de manque. (Des conduites addictives spécifiques sont d’ailleurs avérées chez les médecins anesthésistes : Lutsky HM, Hopwood M, Abram SE, et al., 1993 : 915-921). Négation de son naturel, la tétanie du rire roule vers la mort. “Il est significatif, note l’écrivain mexicain Octavio Paz, qu’un pays aussi triste que le nôtre ait tant de fêtes et de fêtes aussi joyeuses. Pour nous la fête est une explosion, un éclatement. Mort et vie, jubilation et lamentation, chanson et hurlement se mêlent dans nos réjouissances publiques. Il n’y a rien de plus joyeux qu’une fête mexicaine, mais il n’y a rien aussi de plus triste. La nuit de fête est aussi une nuit de deuil” (Le Nouvel Observateur du 9 août 1985). Mais la nuit de deuil est parfois aussi une nuit de fête : quand la veillée mortuaire est animée par des amuseurs ou l’occasion de récitations de contes, comme on l’observe encore dans certaines sociétés créoles (à Rodrigues ou à la Réunion, par exemple).

... /...

Plan du chapitre :

IV - 12.1 Introduction
IV - 12.2 Le rire et la reconnaissance de la forme humaine
IV - 12.3 Le rire comparé aux états émotionnels causés par la surprise
IV - 12.4 Une peau de banane sémantique Une présentation en diaporama
IV - 12.5 La théorie du rire de Giambattista Vico
IV - 12.6 “Nous bricolons dans l’incurable” (Emil Cioran)
IV - 12.7 Le rire et la reconnaissance de la forme humaine (bis)
IV - 12.8 “Il n’y a pas à pas à dire, quand on parle, ça découvre les dents” (Francis Ponge)




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