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II - 7.6 Le parti den rire
Par principe, le caricaturiste nourrit sa charge en exagérant les travers de son modèle et son succès tient à la vérité de son exagération par rapport au gabarit universel. La norme du chansonnier, dans le teknonyme Caveau de la République, est la toise démocratique et sa cible naturelle le politicien. Si lon peut bien rire de Monsieur Tout le monde (ou de Démos) ou dun particulier proverbial, cest en tant que type. Car la dérision se nourrit ici de la correction que les puissants ou les célébrités sont supposés recevoir de ce casse-pipe de foire où lon fait valser les grosses têtes avec des balles de son. Un proverbe japonais dit quun même individu ne peut avoir à la fois - justement parce que ces excès sadditionnent naturellement - le pouvoir, la richesse et les femmes... La difformité sociale fait des monstres de ceux-là qui sont nos semblables et nos égaux. En outrepassant la norme, disproportion qui les faits pourtant inspirateurs de nos enthousiasmes et boute-en-train de nos passions, champions, chanteurs, acteurs, tribuns... sont à la fois exemplaires et anomiques. Quelle jouissance de voir entarter ces ego démesurés qui tiennent la vedette à notre place ! Car rien, absolument rien, ne distingue des quidams que nous sommes ces bêtes de scène qui nexistent que par nous. La désacralisation des puissants, voire des meilleurs, est un devoir sacré de la démocratie (vide supra, l'anecdote concernant le tesson d'ostracisme d'Aristide).
Dès lors quil tire de cette fonction son existence, lhomme public ne saurait avoir, en démocratie, de vie privée. Cest cela même qui le fait public. Il ne sappartient plus et la webcam du citoyen est supposée pouvoir lobserver comme son valet de chambre, selon le proverbe, voit le grand homme. Linquisition des gazettes dans la chambre à coucher est une reconnaissance de statut et la caricature fait partie du succès. La véritable rançon du succès, cest plutôt la paranoïa qui le sanctionne naturellement... Cest la représentativité ou lexemplarité qui le désigne à ladmiration ou aux suffrages qui élit du même coup lhomme public pour la raillerie et fait de lui la cible obligée des bouffons. Les vrais professionnels de la politique ne sy trompent pas, ils en redemandent quand les caricaturistes les oublient, leur niveau dincompétence étant atteint quand on ne les raille plus et qu'ils rentrent dans le rang. Ceux qui grincent sont généralement les carrières en perdition, les paranos ou ceux qui n'ont rien compris au système.
Cet apparent paradoxe est assez bien illustré par les émissions de télévision qui tirent leurs meilleurs scores audimatiques de la satire des puissants. Telle chaîne cryptée, par exemple, dévouée aux retransmissions sportives et dont la production satirique vedette a aussi (notamment) les vedettes du sport pour cibles. Ce qui nempêche nullement la chaîne de recevoir le sportif le mieux payé du monde, toutes émissions confondues, comme un dieu vivant, les abonnés de senthousiasmer sans états dâme pendant les retransmissions, et den redemander. Ou la page Finances et marchés dun quotidien du soir dencarter sans problème une publicité de ce divertissement qui fait de la dérision de la Bourse un rayon de son fonds de commerce. Confirmant le sentiment commun, un jugement de la cour dappel de Reims vient, en février 1999, de débouter une marque plaignante (le groupe PSA-Peugeot Citroën) qui faisait état d'un "dénigrement systématique" et d'une atteinte à la marque et à l'image) en reconnaissant à la satire une fonction éminente et salutaire, participant à [sa] manière à la défense des libertés. En effet : en désacralisant quand elle paraît rabaisser, la dérision ne corrige ni la bêtise du public ni limpudence des puissants, elle ne fait que les rendre conformes à lidéal démocratique. Cest dans un même esprit que des juges (sans doute pour la moralité des débats, comme écrivent parfois, sans y penser, avec la plume du citoyen, ces fonctionnaires de justice) peuvent tancer un prévenu pour ses ambitions personnelles et un train de vie extrêmement dispendieux visant à satisfaire aux impératifs multiples et dévorants dun cumul manifestement excessif dactivités publiques [ ! ]. En désacralisant, la dérision met une distance démocratiquement correcte entre cet objet didentification et dadulation, ou de fanatisme, que peut être le puissant et son public. Entre les lambris et le parterre. Elle refroidit la libido regnandi de nos représentants.
Cette complémentarité, sinon complicité, du rire et de la démocratie montre que la satire politique ne constitue pas un pouvoir de rechange même si un sociologue en vue, démontrant une amertume fort peu sociologique, a pu croire à Coluche président. Le parti den rire, humoristiquement fondé par Pierre Dac et Francis Blanche, est sans programme de gouvernement. Car si lon mettait les caricaturistes au pouvoir, ce nest évidemment pas en tant que tels quils pourraient diriger les affaires. Le destin politique dHenri Rochefort, le créateur de La Lanterne, est peut-être exemplaire à cet égard. Ainsi peut-on être frappé de voir la gloire dAristophane coller à celle de son modèle honni. Avec Les Cavaliers, Aristophane reçoit le prix pour la troisième fois consécutive : les spectateurs qui applaudissent à ses charges contre le démagogue sont les citoyens qui remettent leur destin entre ses mains...
La différence, sans doute, avec les babouins babilleurs (Gren., 1085) et autres bébêtes shows dhier ou daujourdhui, cest quAristophane, sil nétait pas dans le sens de l'histoire, comme on dit innocemment, était une conscience. La comparaison des Plaideurs et des Guêpes, qui ont servi de modèle à la pièce de Racine (et consorts), met en évidence la distance entre le divertissement dune pochade détudiants (le "rire sans aigreur" de Boileau : Art poétique, chant III, v. 350) et la cuisante rudesse dune comédie déchaînée et violente, grinçante et drôle à la fois, manière de "tragédie rieuse" "est-il pour un homme raisonnable, quelque chose de plus terriblement tragique que cette victoire et que ce triomphe des fous ?" qui a fait dire à Heine quil y avait au principe de luvre dAristophane une idée profonde de la catastrophe du monde (De l'Allemagne 2, uvres de Henri Heine, vol. 6, 1835, Paris : Eugène Renduel, p. 36). Dans ce combat perdu, il y a en effet, avec cette volonté de retenir, dans un dernier sursaut et une dernière provocation de lidentité, par la mise en scène de sa caricature, le cur dun monde en débâcle, la conscience intime dune civilisation. Cette réaction aujourdhui insoutenable mobilise les forces dun esprit qui nétait pas seulement un comique de talent, comme Cratinos, son devancier, ou Eupolis, co-rédacteur reluctant ou rétracté des Cavaliers, mais le moraliste et le visionnaire qui a su diagnostiquer la maladie mortelle de la cité et qui échouera à en différer léchéance. Il y a aussi, fondamentalement, cette différence que la satire politique navait évidemment pas cours sous Louis XIV (Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire, disait La Bruyère, les grands sujets lui sont défendus ; il les entame quelquefois, et se détourne ensuite sur de petites choses quil relève par la beauté de son génie et de son style. - Des ouvrages de lesprit) et quelle fait aujourdhui partie des murs. La fin de la comédie politique, dont Aristophane est le représentant le plus éclatant (quand la loi défendit de marquer les noms et les visages comme le rappelle Boileau, Art poétique III, v. 348) coïncidera avec la fin de la démocratie grecque.
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