II - 7.4 Altération et altérité de la norme anthropologique : le recours de la dérision
Cette perversion politique, Aristophane va donc la corriger par des moyens anthropologiques. La comédie a vocation, par le rire, de dépouiller le spectateur de ses caricatures et de ses excès. Elle réalise alors le critérium de légalité en exposant les limites de la licence individuelle, des goûts et des manières dêtre. Elle compose, dans la vérité dun rire commun, une unanimité dopinions et dintérêts.
Sur la scène dAristophane, tous les goûts contre-nature ont un nom propre. Portés sur la place publique, épinglés et grossis par la caricature, multipliés par le rire dans cette chambre déchos quest le théâtre, les vices privés servent à lédification commune. Vices politiques et vices privés des hommes publics, vices privés des particuliers. Sa comédie présente une galerie, une revue de ceux dont la conduite blesse la nature du citoyen. Dans cette conception, il nest pas de conduite innocente non plus que despace hors société. Pour les Grecs, lhomme seul nest rien, comme un pion isolé au tric-trac dit Aristote. Loriginal est un être mal socialisé et, par ce défaut (ce manque), fautif dans son corps et dans ses murs ; il fuit la norme et la société, non par tempérament ou caractère, mais parce que lui manque la dimension de la société dont il tient pourtant sa compétence et jusquà cette possibilité de sabstraire de la matrice culturelle qui la fait homme.
Un relevé sommaire des métaphores corporelles de cette instruction civique fait apparaître les lignes de force de la seule morale universelle, celle qui a le corps pour scène et pour nom. Cest dabord ce qui fait lunité du corps avant que se dise son identité ; unité qui se constitue dans le contrôle des ouvertures, la mise en place et larticulation des processus de la nutrition et de la signification, de la propreté corporelle et de lidentité. Ce sont là les assises du quant-à-soi, de la décence et de la dignité élémentaires, dont la maîtrise symbolise lintégrité, et le relâchement la dissolution de lidentité (confusion du corps et de ses excréments : il fait sous lui, murs dissolues, soumission aveugle au désir de lautre, oralité pervertie). De même que cest attaché à un nom propre quun vice passe en proverbe, les attaques personnelles (skommata) prennent ici une valeur universelle. La galerie des difformités physiques et morales quAristophane compose constitue, a contrario, un modèle de lhomme vrai. Dans les Guêpes, par exemple, ce nest pas moins de soixante particuliers (selon Alexis Solomos) qui sont cités à comparaître et dont, la plupart du temps, nous ne savons rien que cet idiotisme ou cet idiopathisme qui leur vaut de participer à cette anthropologie négative de lhomme grec.
Il y a dabord ces sinistrés de la propreté élémentaire - du propre élémentaire - cas limites dimmaturation ou de déchéance : cest Cratinos (devancier et concurrent dAristophane), lénurétique : Si je ne te hais, je veux être peau de mouton chez Cratinos (Cav., 400) ; Pétroclidès le chiard (Ois., 790) ; Prépis qui torche sur autrui sa sodomie (Ach., 842) ; Philonidès le coprophage : Moi je ferai comme la Circé (il sagit de la courtisane Laïs) celle qui mélangeait les drogues et qui, recevant les compagnons de Philonidès, un jour à Corinthe, les amena, comme sils étaient de vils porcs, à manger de la merde pétrie, malaxée par ses soins (Ploutos, 302)... Mais il sagit là dun rire pour les rudiments, pour se mettre en train, un combat dont le rappel soude ladhésion élémentaire des rieurs à la société. Il y a plus sérieux.
Car si la comédie dAristophane se nourrit de la dérision de tout ce qui est contraire aux canons de lhomme grec et de tous les clichés de lhétérophobie,
Particularismes dune morale universelle :
- dérision de lhomme-enfant : le Coryphée à Clisthène :Quy a-t-il mon enfant? Car il est naturel que je tappelle enfant tant que tu auras ainsi les joues imberbes (Thesm., 582), ou de celui qui se cache dans les jupes de sa mère, mammakytos,(Gren., 990) ;
- dérision du faux citoyen, Acestor : Nous souffrons dun mal tout à lopposé de celui de Sacas [nom générique du Scythe]. Il nest pas citoyen et voudrait lêtre à tout prix ; nous autres, dune tribu et dune naissance estimables... (Ois., 30) ; Exékestidès, qui se faisait passer pour athénien : Où diable sommes-nous ? Dici, Exékestidès lui-même [qui sy connaît en fait de dépaysement] ne pourrait retrouver son pays (Ois., 11), (il est qualifié desclave au vers 762 et de barbare au vers 1527) ; Cléophon : Muse... Viens voir cette foule nombreuse faite de mille et mille talents et... dune autre extraction que ce Cléophon (Gren., 675), (ce démagogue, thrace par sa mère, sera inculpé dusurpation de citoyenneté et mis à mort) ;
- dérision du barbare, dépourvu de langage articulé : Jai eu besoin, barbares quils étaient jusqualors de leur enseigner la parole (Ois., 199) ; dont la jactance sapparente aux cris des volatiles (Paix, 681 ; Lois, 161) ; vivant dans une sauvagerie native (homophonie de epitribeies : puisses-tu être écrabouillé ! et de Triballos (les Triballes étant un peuple de la Thrace dont les dieux mêmes sont affamés et braillards (0is, .1520) ; aux coutumes qui avilissent la nature humaine: Certain vieillard crasseux, voûté, piteux, ridé, chauve, édenté et comble de tout, je crois même quil est déprépucé (Ploutos, 265) ;
- dérision de lesclave, tel Datis, type de lesclave lydien, veule et jouisseur : Cest maintenant quest de mise le fameux air de Datis, quune fois en se frottant il chantait en plein jour : Ah ! quel plaisir de me jouir, de mébaudir ! (Paix, 289) ;
- dérision du satyre, toujours en érection (le parent dEuripide à Agathon : Eh bien, quand tu composeras une pièce à satyres, appelle-moi, pour que je collabore, derrière toi, en érection (Thesm., 157), et le gland découvert : Carion, imitant le chant du cyclope et la danse lubrique de Polyphème : Allons, courage, enfants... bêlant les goualantes des moutons et des chèvres à lodeur forte, suivez, le gland découvert (apepsolemenoi) et vous aurez festin de boucs (Ploutos, 290)...
sa cible principale, cest lhomme-femme, lhomosexuel passif et cest la figure de linversion qui lui permet de délivrer, électivement, son message politique. La crise dont Aristophane fait le constat est le fait dune inversion morale (ce sont les moins éduqués, les moins citoyens qui gouvernent), cest donc en représentant les invertis en train de manuvrer les citoyens et de leur servir de modèles quil va fouetter la conscience de son public. Il existe en effet une vulnérabilité propre à lindétermination native de lhomme que la culture a vocation de réduire (Pour les petits enfants, léducateur, cest le maître décole, pour les jeunes gens, cest le poète - Gren., 1053), celle qui sexprime dans lambiguïté, la réversibilité ou linachèvement des rôles sexuels. Lefféminé donne ainsi raison au gouvernement des femmes (LAssemblée des Femmes), à la loi féminine sur le sexe (Lysistrata). Dans les Thesmophories, la transformation dun homme en femme - il sagit dun parent dEuripide, une des têtes de Mède dAristophane - constitue une description charge de la déchéance du masculin en même temps quune parodie des cultes féminins.
LArt poétique et la différence des sexes
Euripide doit faire intercéder en sa faveur devant le tribunal des femmes. Aucun homme ny pouvant paraître, cest loccasion pour Aristophane, se saisissant dun thème classique de la mascarade dionysiaque, le travestissement sexuel, de mettre en scène dans une même parodie la critique de lhomme efféminé (incarné par lauteur tragique Agathon - un des protagonistes du Banquet de Platon et qui fut léromène dEuripide) et la critique dune dégénérescence de lart tragique, dun style de vie et dun style. Cest une discussion littéraire qui ouvre les Thesmophories, Agathon y dévoile les arcanes de son brouillamini - sa garde-robe et son art poétique. Pour parler aux femmes assemblées, il faut une femme accessible aux raisons dEuripide, et qui pourrait mieux convenir quun disciple et un aimé, de surcroît efféminé dans ses vêtements et dans ses murs ? Qualifié deuryproktos aux vers 50 et 200, il est l'auteur de tirades ampoulées (le Banquet de Platon permet de juger de son style) et de chants lascifs ; type même de lindétermination sexuelle, il est justiciable de l'apostrophe dEschyle : Doù sors-tu lhomme-femme ? Et quelle est ta patrie ? / Quel est ce vêtement ? Quel ce brouillamini ? / Quel est ton statut dans la vie ? (le sens de taraxis, traduit ici par brouillamini, est trouble des intestins, chienlit). Attifé comme la courtisane Cyrène, Agathon soutient aussi un art poétique dans lequel lauteur doit imiter ses personnages : Moi, je porte un costume en rapport avec mon esprit. Car il convient, quand on est poète de se soumettre à ses compositions et dy conformer ses façons (148). Quand l'artiste compose, par exemple, des pièces à femmes, il faut que sa personne participe à leur manière (151). Pour cette raison, cest lindétermination, la faculté dépouser des figures multiples qui conviennent au poète et non la force primitive, il ne faut pas être tout dune pièce, cest en effet une chose choquante à voir quun poète grossier et velu..., Phrynichos, beau de sa personne, portait de beaux vêtements et cest pourquoi ses drames étaient beaux (159). Mais lindéterminé Agathon, qui pourrait servir de femme aux femmes, se faire mettre par elles (206), cet eurypoktos non pas seulement en paroles, mais en actes... subis (200) se récuse de peur quon le soupçonne daller sacrifier... aux plaisirs dAphrodite. Un parent par alliance dEuripide soffre alors, quEuripide transforme en femme, grâce à la garde-robe dAgathon et à un certain nombre de transformations indispensables pour passer dun statut sexuel à lautre : raser ceci [la barbe] et flamber par-dessous - et dont la mise en uvre déclenchait, on limagine, un rire délié. Le parent dEuripide, une fois introduit dans le saint des saints, est démasqué par lefféminé Clisthène (vilipendé une dizaine de fois dans les onze pièces dAristophane qui nous sont parvenues) qui vient annoncer quun agent dEuripide, déguisé en femme sest introduit dans lassemblée. On tombe sur le pauvre Mnésilochos dont le sexe est à nouveau soumis à lexamen public... La parodie dEuripide trouvera son achèvement dans les Grenouilles, quand cet auteur sera mesuré à laune dEschyle, le poète-combattant.
Laction se situe pendant la célébration par les femmes dAthènes des mystères en lhonneur des deux déesses thesmophores, mystères dont la vue était interdite aux hommes. La grande affaire du peuple des femmes et des mystères féminins, cest, cette année-là, le cas Euripide. Les tragédies de ce sinistre auteur, en effet, diffament le beau sexe tant et si bien que, pour le patriotisme féminin, négocier avec les Mèdes (lennemi héréditaire dAthènes) et traiter avec Euripide cest tout un. Jugeons plutôt (383) : Sitôt rentrés du spectacle, [nos maris] nous regardent en coin et se mettent à chercher sil ny a pas quelque amant caché dans la maison. Tout ce quil nous était loisible de faire, ce nest même plus la peine dy penser, tant cet individu a mis de mauvais soupçons dans la tête de nos époux. Une femme tresse-t-elle une couronne ? on simagine quelle est amoureuse. Laisse-t-elle choir un ustensile alors quelle est occupée à sa maison ? Le mari aussitôt : Qui as-tu donc en tête ? Pour qui voilà brisée la marmite ? (Dans la Sthénébée dEuripide, Sthénébée laissait tomber tout ce quelle tenait, ne pensant quà lhôte de Corinthe, Bellérophon)... Si une femme sans enfant veut recourir à une fausse maternité, plus question ! : les maris ne quittent pas le chevet. Quant aux barbons qui jadis épousaient des tendrons, il nous a si bien calomniées par ce vers : Un vieillard qui se marie devient lesclave de son épouse, que plus aucun ne veut prendre femme... Les mystères féminins, ce ne sont donc pas des représentations des mystères de la nature, mais les ruses et les petits secrets du contre-pouvoir féminin. Le conseil des femmes et ses décrets (372), cest la parodie et le contre-pied de la loi des hommes.
Retenons ici les éléments dune typologie du masculin et du féminin, sue de tous et que le rire suppose et sanctionne (Pourquoi me faut-il apprendre ce que nous savons tous ? demande Strepsiade à Socrate (Nuées, 692) - pour rire de sa caricature et mieux savoir ce que lon savait déjà). Sous le prétexte de la misogynie dEuripide, voici donc brocardés les femmes, leurs rites secrets et leurs sacrifices (une outre à vin, apportée incognito, emmaillotée comme un nourrisson, est sacrifiée dans les règles - en bonne liturgie, la peau de la victime revient à la prêtresse ; Quel est le premier rite des Thesmophories ? - Boire ; et le second ? - Trinquer...) ; les hommes-femmes et la confusion des genres. La typologie sexuelle est faite de caractères physiques, psychologiques, ainsi que de signes vestimentaires et linguistiques. Transformer un homme en femme, cest dabord lui raser la barbe et lui épiler ou lui flamber les parties sexuelles : Quel homme serait assez sot pour se laisser épiler ? demande Mnésilochos (592). Dans les Grenouilles (516), ce sont des danseuses jeunettes et fraîchement épilées qui sont proposées à la concupiscence de Xanthias, lesclave de Dionysos. Le rasoir est un instrument de lesthétique féminine. La culture accuse donc le dimorphisme sexuel. Les caractères sexuels font les caractères et les rôles. Le cur, le courage (andreia), cest lhomme : Un cur viril et un regard dorigan (Gren., 603). Lhomme couard, cest la négation de lhomme, tel Cléonymos, arbre qui pousse loin de Cardia (ville de la Chersonèse dont le nom signifie cur, courage). Quand vient le printemps, il se couvre de délations et lhiver jonche la terre de ses boucliers (Ois., 1473) (jeter son bouclier pour mieux fuir lennemi était symbole de lâcheté). La couardise effectue donc une inversion des catégories sexuelles. Le principe de la division sexuelle qui affecte les genres et les noms propres devrait aussi permettre de corriger les erreurs de létat civil. Cest ainsi quon devrait interpeller Amynias, cet efféminé, en déclinant son nom comme un nom de femme: Ici, ici Amynia, de même quon dirait : Ici, ici Démétria, Nest-ce pas juste puisquelle ne fait pas le service militaire ? (Nuées, 690). Cest ainsi encore que, Cléonymos nétant pas plus masculin que cardopos (le pétrin), on devrait dire la cardopè et Cléonymè, car, ne possédant pas de pétrin cest dans un mortier rond quil avait coutume de jouer du pilon (Ibid. : 676). Entre linverti et la viragine (Phèdre : celle qui chevauche (Thesm., 153 ; Guêpes, 501), il y a lhomme et la femme conformes à la nature de leur genre. À la scytale laconique (Lys. 995) du mâle (laconique en raison de la grève du lit observée par les femmes, mais brûlante dune prolixité trop longtemps contenue et dans limpossibilité de laconiser, soppose complémentairement le sac pour homme (Lys. 824) de la femme : Tout Lacédémone est en lair, il nous faut nos vases à traire (Lys. 995). La physiologie sexuelle engage deux principes de gouvernement antagonistes : Mais voilà à quoi nous navons pas songé, constate une femme de lAssemblée, quand il sagira de voter à main levée, comment nous souvenir de lever le bras, habituées que nous sommes à lever... la jambe ? (263).
Pour administrer sa correction, Aristophane va contrefaire les citoyens son public dans une charge dune invraisemblable outrance à laquelle linversion dionysiaque (vide infra : 7.7) lautorise. En dirigeant les forces de linversion sociale propres au temps de Dionysos, non plus seulement vers une subversion systématique et provisoire des hiérarchies, mais contre une caricature du pouvoir, il est lacteur dune société dans laquelle la vérité nest plus une et cosmologique - où le cômos, le cortège de carnaval, met en scène une dialectique de la nature et de la société - mais où la désacralisation du pouvoir constitue un devoir démocratique. Cest lordre des ordres qui est battu en brèche par linversion sexuelle. Cest cet ordre que les politiciens dévoyés daujourdhui foulent aux pieds. Aristophane est donc littérairement, traditionnellement et démocratiquement fondé à les représenter en invertis.
Car linversion masculine cause, à le suivre, plus grave quune déjà coupable confusion des genres. Non seulement lhomosexuel emprunte-t-il à la femme ses murs et son caractère, ce qui sexprime notamment dans la dégradation du partenaire monté (Platon, Lois : 836 e), mais sa pratique, qui voisine avec lexcrément et qui impose louverture anale, fait régresser lhomme à la limite inférieure des catégories. Par opposition au courage, qui est au cur, la peur est au ventre : Sans peur au ventre (Gren. 496) ; Ah ! dieux dor ! cest là quest ton cur ? - Cest que, de peur, il est descendu dans mon bas-ventre (Gren., 483) ; le jeune homme assailli par une vieille dans lAssemblée prétexte une peur dissuasive pour sesquiver : Sinon, tu me verras faire, à linstant, quelque chose de roux sous leffet de la peur (1060). Le Paphlagonien (Cléon) : Les riches le craignent et il fait péter de frayeur le pauvre peuple (Cav., 223). La maîtrise du sphincter anal, en effet, symbolise lintégrité et louverture anale est caractéristique du crétinisme : Strepsiade à son fils : Cul béant ! (Nuées, 1330) ; le serviteur à Philocléon : Ton derrière baille (Guêpes, 1493) ; du Paphlagonien : Il a un pied à Pylos et lautre à lassemblée et sest fendu dun tel écart que son derrière est bel et bien en Chaonie (Cav., 78) (la Chaonie est une région de lÉpire ; en réalité, de chaskein : béer) et de linjure universelle par excellence, signifiée par le doigt dinfâmie (skimalizein) : Enculé [dIonien] ! (Ach., 104). Dans les Oiseaux (438), un certain Panétios, coutelier de son état, est accusé de se faire tirer les bourses et de se faire fouiller par sa femme. Dans la Paix (549), le fabricant de piques (cest un comble) se fait faire la figue par le fabricant de faux. Enfin, menace des menaces, proférée dans les Cavaliers (364) : Je te secouerai le cul en le bourrant comme un boyau à boudin ! : réduction de ladversaire à létat de chose informe et dérision de la passivité absolue. Pour dire la cohabitation de ce relâchement des formes (relâchement du sphincter anal) avec lexcrément, Aristophane insiste sur la nature spécifique du pet de prostitué (Cav., 140) et ne manque pas de souligner, à propos des préférences gastronomiques du bousier de la Paix (11), qui aime la merde de la meilleure farine, quil appréciera particulièrement celle dun jeune prostitué, car il la préfère bien malaxée...
Skimalizein : l'ouverture sémantique de la connerie...
Avec louverture sémantique de la connerie, cest la qualité même de citoyen qui est en cause : limbécillité (Le chur doit être assez sot pour se laisser faire la figue par mes petites phrases - Ach., 444), la passivité et la soumission à lautre étant tout le contraire de la responsabilité. Cest que la morale et la conscience civique répondent à un ordre naturel. Lerreur se discrimine à son mode de vie (Nuées, 889). Pour Gorgias, fabricant de constitutions, la citoyenneté, loin dêtre un fait premier, est pure convention : De même que sont des mortiers les ustensiles réalisés par les fabricants de mortiers, de même sont des Larisséens [cest-à-dire les vases fabriqués à Larissée, connus sous le nom de larisséens, et les citoyens de Larissée], les citoyens fabriqués par leurs potiers [le terme grec demiourgos signifie artisan et magistrat], car certains de ces magistrats sont des fabricants de larisséens (Aristote, Pol. III, 2, 1275 b). Pour Aristophane, au contraire, cest la nature du citoyen, qui se dit dans la convenance de son corps avec le corps social, qui fait la constitution (lâme de la société dit Isocrate). Lhomme fait a la parole rare et juste ; la parole du débauché, détachée du corps, est nécessairement incontrôlée. Cest contre les deux caricatures dun corps débridé et dune parole dédite panglossie, logorrhée, sophistique ; énurésie, diarrhée, sodomie que se construit lhomme et que travaille la comédie, représentant le citoyen à linverse de ce quil doit être. Cette provocation de lidentité vise un ressaisissement de lidentité. La critique quAristophane fait de ses adversaires ne se limite pas à une charge politique : procédant du désordre rituel qui uvre à la réfection de lordre quest le carnaval, sa caricature expose le salut dans le ressaisissement corporel de lidentité. Au-delà de lexagération comique, sy révèle une conception de la citoyenneté selon laquelle la composition démocratique est une éducation en commun qui disqualifie à la fois létranger et le citoyen qui entend sexcepter de sa communauté éducative, le défaut dorigine et le défaut de corps.
Quil ne saurait exister de citoyen passif, que déchéance corporelle vaut déchéance civique (ce sera largument du réquisitoire dEschine contre Timarque, son adversaire politique, en 345 ; vide infra : chapitre 9.4 : Quelques données ethnographiques sur l'homosexualité initiatique), cest ce que rappelle Aristophane qui, en faisant rendre les armes au Discours Juste, dans les Nuées, au constat que la foule des spectateurs de la pièce compte une majorité deuryproktoi (de culs béants) veut provoquer le réflexe salvateur. Si Cléon prospère, cest que le vieux Démos a perdu la raison : Chez lui, il ny a pas plus rusé, mais à peine siège-t-il sur le caillou [à la Pnyx], le voilà bouche bée comme celui qui empile des figues sèches. (Cav., 752). Ce nest pas sans risque quAristophane attaque Cléon, le démagogue tout-puissant. A cause de la comédie de lan dernier [les Babyloniens], rappelle-t-il dans les Cavaliers, après mavoir traîné devant le Conseil, quels mensonge sa langue ne lança-t-elle pas contre moi ! (Ach., 377). Jai combattu la bête aux dents acérées, malgré les terribles regards de ses yeux de Cynna qui lançaient des éclairs. Cent têtes dexécrables flatteurs tout autour de sa tête la pourléchaient ; elle avait la voix dun torrent dévastateur, la puanteur dun phoque, les testicules sales dune Lamie, le derrière dun chameau. À la vue dun tel monstre, je neus pas peur, mais, guerroyant pour votre défense, je lui tins fermement tête (Paix, 754).
Héraclès et l'Hydre
(Louvre)
Le combat de l'"Homme" contre la "Bête"
L'opposition du Paphlagonien-Corroyeur (Cléon) et du Charcutier-Marchand de boudin se disputant les faveurs du vieux Démos (sujet des Cavaliers) donne à Aristophane l'occasion d'une parodie de la divination et de l'amphibologie oraculaire. Ce combat, c'est la lutte toujours recommencée de l'aigle et du serpent, lieu commun de la configuration significative (vide : L'aigle et le serpent : note sur l'acte sacrificiel dans l'Inde ancienne - 2). Dans l'Illiade (XII, 200-207), un aigle, mordu par un serpent, tombe à terre au milieu des Troyens épouvantés par un tel présage. C'est ici le triomphe allégorique et prémonitoire du Marchand de boudin :
"Quand l'aigle corroyeur à la serre crochue prendra dans son bec le stupide serpent gorgé de sang, alors Paphlagoniens, votre aïoli est perdu. Aux charcutiers les dieux haute gloire attribuent si vendre du boudin n'est pas par eux préféré."
C'est clair comme le jour ! le serpent est tout en longueur, comme le boudin ; gorgé de sang, l'est comme le serpent. Ainsi le serpent est déclaré devoir triompher de l'aigle corroyeur." (Cavaliers, 197 s.)
La tradition rapporte quaucun acteur, par peur de Cléon, naccepta le rôle du Paphlagonien qui aurait alors été tenu par Aristophane lui-même. Les Cavaliers annoncent au Charcutier : Il est tellement affreux que pas un fabricant de masque na voulu reproduire ses traits (Cav., 231). Aristophane fut dailleurs contraint de composer avec son adversaire : Il y en a qui ont dit que javais capitulé devant Cléon à la suite de ses menaces et de ses vexations. Tandis quil mécorchait, ceux qui étaient hors du coup riaient en mentendant crier si fort ; mon sort leur était bien égal, il leur souciait seulement de savoir si, dans mon malheur, je ne lâcherais pas quelque brocart pendant quil métranglait. En réalité, je dissimulai et fis quelques grimaces pour lui en faire accroire. Et maintenant comme on dit, léchalas a trompé la vigne (Guêpes, 128). À plusieurs reprises, Aristophane a saisi loccasion de dire la gravité et limportance de sa raillerie et, notamment, à propos des Nuées. Ainsi dans la parabase des Guêpes (1054) jure-t-il par Dionysos que jamais personne nentendit de meilleurs vers comiques que ceux-là. Le prix lui ayant échappé, il interpelle les spectateurs en ces termes : Vous qui aviez trouvé un tel poète pour conjurer les maux de ce pays et un tel purificateur des murs, vous lavez abandonné alors quil avait semé les pensées les plus neuves et faute de les avoir bien comprises, vous les avez empêchées de lever !
... /...
|
|