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II - 7.7 Aristophane et le Carnaval
(Communication présentée aux Journées de la Recherche du CRLHOI
séance du 11 février 2006)
"Spectateurs, c'est librement que je vous expose la vérité, par Dionysos qui m'a nourri".
(Les Nuées : v. 518 )
"Nous sommes entre nous, aux Lénéennes, nous pouvons donc laver notre linge sale en famille".
(Acharniens : v. 504 )
La fête et le calendrier
La fête est pour nous une affaire profane et je voudrais rappeler ici quelques données qui associent la fête au cosmos et plus précisément au calendrier : à la liturgie.
"Pendre la crémaillère" (bénir le fare-fare, en créole ?...), n'est-ce pas, cela peut se fêter indifféremment en fonction de circonstances aléatoires, indépendantes de l'année solaire (qu'on appelle d'ailleurs plutôt l'"année civile"). Mais de préférence, toutefois, en fin de semaine, car les lendemains de fête sont, on le sait, difficiles... A ceci près, qui rappelle le caractère le plus évident de la fête : briser avec la routine de l'ordre social et les nécessités du "monde du travail", la plupart de nos fêtes sont détachées du rythme annuel et, quand elles ne flottent pas librement sur nos agendas au gré de diverses fantaisies, elles ont largement perdu le sens de cette association de la réjouissance et du rythme du temps.
Pour prendre un exemple moins profane mais où le profane (le civil) interfère avec le religieux : la décision de retirer le lundi de Pentecôte du calendrier des jours fériés aboutit au paradoxe qu'on a pu célébrer à la Réunion cette fête, dont le nom même est associé au comput du temps (penta = cinquante, soit cinquante jours après Pâques), le... 8 mai, jour férié qui se trouvait tomber cette année un lundi. Je ne sais comment l'évêché va s'arranger l'an prochain : le seul lundi férié du calendrier étant le... 1er janvier.
Ces quelques amuse-gueules festifs pour dire que la fête traditionnelle est, elle, associée aux cycles naturels et que le carnaval, en l'occurrence, célébrant le renouveau de la nature après la mort de l'année (spring, printemps, signifie jaillir et fall, automne, tomber) ne peut évidemment pas se dérouler n'importe quand.
Mais cette résurrection ne concerne pas seulement la végétation. Quand l'année meurt et quand elle renaît, la société traditionnelle expérimente une relation privilégiée avec les morts. Halloween et le Carnaval sont de tels temps, au début et à la fin de l'hiver. Quand l'année renaît ce sont les morts qui renaissent. C'est par eux, grâce à eux, que la nature renaît. Il existe donc une relation pour nous singulière, mais nécessaire entre la fête et la célébration des morts.
Si cette présence des morts parmi les vivants est universelle, c'est vraisemblablement parce que s'y exprime une propriété de la conscience. Il y a dans le mot "penser" un sens dont témoignent le vieil anglais et l'allemand : penser, c'est remercier. Thanksgiving Day, comme chacun sait, c'est l'action de grâce des "Pères pélerins" pour la première récolte en Nouvelle-Angleterre. Une constante de la société traditionnelle, c'est que les morts, sous la catégorie de ancêtres, sont considérés comme les maîtres de la prospérité des vivants.
Pour apprécier cette donnée, il faut d'abord se représenter que les sociétés traditionnelles sont des sociétés agraires et qu'elles sont, par conséquent, fondées sur la reproduction des cycles naturels. "Cycle agricole" signifie calendrier, c'est-à-dire, fondamentalement, mort et renaissance de l'année. La mort de l'année est cette phase d'autant plus critique qu'elle associe la crise de la soudure alimentaire à l'attente angoissée du renouveau de la nature. (L'expression qui, aujourd'hui, fait sourire : "la fin des haricots", traduisait cet achèvement critique des réserves alimentaires).
Ce n'est donc pas un hasard si les morts sont associés à l'espérance du renouveau de la nature. L'idée, simple et fondamentale, c'est ici que, dans la nature qui renaît, ce sont les morts qui renaissent. Le temps du Carnaval, temps emblématique de réjouissances, est donc associé au retour des morts et aux apparitions des fantômes. Et c'est la signification primitive du masque.
L'étymologie permet d'expliquer cette association, apparemment contradictoire, de la fête et de la mort : le mot masque renvoie à *Mascus, terme indo-européen supposé désigner le filet qui servait à emprisonner les morts pour les empêcher de revenir sur terre. *Mascus est donc le filet qui enveloppe le cadavre pour l'empêcher de revenir sur terre, Masca : un masque qui représente un démon ; Mascaro : signifie noircir avec de la suie pour ne pas être reconnu ou passer pour un spectre ; enfin : mascara, dont tout un chacun connaît la fonction ("Pour celles qui n'ont pas froid aux yeux") dit en ce moment la publicité sur les chaînes réunionnaises, qui est le complément obligé du rimmel...
On voit donc les morts impliqués selon deux valeurs contraires dans le renouveau de la nature : quand tout renaît, reviennent les bons morts, ceux dont on attend le succès de la récolte, mais aussi les mauvais morts, qui en veulent, eux à la prospérité, à la santé ou à la vie des vivants. Je parlais tout à l'heure de Thanksgiving Day. Mais il est une autre fête des morts, Halloween, avec ses citrouilles évidées en forme de masque, supposées éloigner les mauvais esprits, mais aussi ses petits démons qui vont de maison en maison avec la formule rituelle : "Trick or treat !"
Le carnaval est primitivement une fête agricole. Dionysos : dieu de la sève
Les comédies d'Aristophane étaient jouées pendant les fêtes célébrées en l'honneur de Dionysos. Elles ont hérité de plusieurs caractères du culte primitif de Dionysos associé au renouveau de la sève vitale. "La comédie remonte, peut-on lire dans la Poétique d'Aristote, aux auteurs de ces chants phalliques encore en honneur aujourd'hui dans maintes cités" (1449 a). Les fêtes dionysiaques célèbrent mais aussi anticipent le renouveau. Il en eut quatre, échelonnées sur les quatre mois de l'hiver : les Dionysies rustiques (décembre), les Lénées (janvier-février), les Anthestéries (février-mars) et les Grandes Dionysies (mars-avril). C'était, dit Aristote, un temps consacré à "l'imitation du laid". Mascarade, possession, dérision des fantômes de morts...
Les Dionysies rustiques étaient une fête célébrée par la communauté de campagne; chaque dème avait la sienne. Procession d'un phallos, cortège masqué, offrandes cérémonielles en étaient les trait principaux. Dans les Acharniens (237 s.) Aristophane nous donne une description particulièrement précieuse de la cérémonie qu'organise Dicéopolis "Le Juste" ("Citoyen Eclairé") à la faveur d'une trêve unilatérale qui lui permet de renouer avec le bonheur et la prospérité bucoliques :
"Dicéopolis - (II sort avec une marmite: derrière lui sa femme, sa fille, deux esclaves portant un phallos.) Recueillez-vous, recueillez-vous. Allons, quelques pas en avant, la canéphore. Que Xanthias pose le Phallos bien droit. Dépose la corbeille ma fille, et offrons les prémices.
La Fille - (Elle dépose la corbeille et en retire le gâteau sacré.) Ma mère,tends-moi la cuiller, afin que je répande la purée sur le gâteau que voici.
Dicéopolis - Et maintenant, tout est bien. - Ô Dionysos, ô maître, puisse t'être agréable cette procession que je conduis et le sacrifice que je t'offre avec toute ma maison; accorde-moi de célébrer heureusement les Dionysies des champs, débarrassé du service militaire, et que la trêve me porte bonheur, celle que j'ai conclue pour trente ans. Allons, ma fille, fais en sorte de porter la corbeille, gentille commme tu es, gentiment, les yeux baissés comme en mangeant delà salade. Heureux celui qui t'épousera et te fera des...chattes...qui seront aises, tout autant que toi, de lâcher des vents au point du jour. Avance et, dans la foule, prends bien garde qu'à ton insu, on ne te grignote tes bijoux en or. Xanthias, ayez soin tous deux de tenir droit le phallos derrière la canéphore. Moi je marcherai après vous en chantant l'hymne phallique. - Quant à toi, femme, regarde-moi du haut de la terrasse. En avant !
Le Choeur - Phalès, compagnon de Bacchos, joyeux convive, coureur de nuit, adultère, amant des jeunes garçons, au bout de cinq ans je puis enfin te saluer de retour à mon village, la joie au cur, après avoir conclu une trêve pour moi seul, délivré des tracas, des combats et des Lamachos. Combien il est plus doux, ô Phalès, de surprendre, volant du bois, la jolie bûcheronne, l'esclave de Strymodôros, Thratta, revenant du Phellée, de la saisir à bras-le-corps, de la jeter à terre et de la dénoyauter ! Phalès, Phalès, si tu veux boire avec nous, au sortir de l'ivresse, à l'aurore, tu avaleras un bon plat pour fêter la paix, et dans l'âtre, on suspendra le bouclier."
Femme puisant le vin
(Oxford)
"-Mère, passe-moi la cuiller, afin que je répande la purée sur le gâteau que voici." (Acharniens, 245)
Péliké (Musée du Louvre ; attribué au peintre d'Argos, c. 480)
On voit par cet extrait que la nourriture, le vin et le sexe les ingrédients de la fête sont bien présents dans ce rituel de prémices. Les prémices consistant dans l'offrande de premiers fruits aux divinités et ayant pour objet de mener les maturations à terme.
Il y a toutefois dans ce rite un invité qui nous étonne quelque peu : c'est Phalès, qui personnifie la puissance de renouvellement de la nature. Il incarne la transe vitale. En voici plusieurs représentations :
Dionysos effigie (New-York)
Dionysos : dieu du vin
Il faut dire ici quelques mots de la vigne et du vin. Dionysos est, par excellence, le dieu du vin.
(Museum of Fine Arts, Boston)
Dionysos, dieu du vin. Dionysos, dieu de la sève.
(Museum of Fine Arts, Boston)
(Munich)
On connaît le rôle des psychotropes dans l'archéologie des religions. Je ne sais pas si vous avez regardé "Les experts" ce lundi... il y était question d'une plante utilisée dans un protocole de sevrage, l'eboga (ou iboga, la racine d'un arbre d'Afrique centrale, Tabernanthe iboga), associée au culte du bwiti, arbre supposé, dit l'épisode en cause, avoir été l'Arbre de la Connaissance du Paradis.
Tabernanthe iboga
Mais Ève n'a pas eu besoin d'aller jusqu'en Afrique centrale... La nature est une mère généreuse. Voici la couverture d'un ouvrage d'ethnobotanique qui répertorie les plantes hallucinogènes sur les cinq continents [Les plantes des dieux, de Richard Evans Schultes et d'Albert Hofmann].
Il y a presque toujours de la ressource à portée de main. On trouve sur le campus de l'université, par exemple, poussant sur les terrassements et sur les débris de chantier une variété de Datura (qu'on appelle en créole, pécisément, l'herbe du diable qui était utilisée par Sitarane pour endormir ses victimes) qui pourrait faire l'affaire...
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Datura stramonium
La vigne ne figure pas dans le relevé (non exhaustif) de l'ouvrage que je viens de citer, mais il y a bien je ne pense pas être démenti ici un rôle psycho-actif, social et "chamanistique" du vin.... L'ivresse de Noé (pour rester dans le prudent registre des humanités) rappelle que le vin transporte hors des contraintes, fait perdre la conscience du réel et le sens de la décence. On peut considérer que, comme le rêve ou la transe, il fait visiter, tel le voyage du chamane, un autre monde.
Voici quelques citations grecques à la gloire du vin (j'espère qu'il n'y a pas de représentant de Ligue Anti-alcoolique parmi nous) :
(Eschyle) : "Le bronze est le miroir de la forme, le vin est le miroir de l'âme."
(Plutarque) : "Le vin délivre l'âme de la servitude, de l'angoisse et du mensonge. Il porte à la lumière ce qui a été caché." (cf. Walter F. Otto, Dionysos, le mythe et le culte, 1959, p. 158)
(Aristophane) : "Le vin ! Tu oses injurier ce ferment des méninges [ce remue-méninges] ! Le vin, quoi de mieux pour réussir ? Vois-tu, quand les gens boivent, c'est pour le coup qu'ils sont riches, qu'ils font des affaires, qu'ils gagnent leurs procès, qu'ils sont heureux et qu'ils aident leurs amis... Alors, va vite me chercher une conge de vin que je m'arrose l'esprit pour y faire germer quelque bon tour."
Le culte de Dionysos consiste donc en une célébration du dieu de la vigne et plus précisément de l'arrivée de la vigne en Grèce... par la mer. Voici une représentation connue de Dionysos, dieu de la vigne, entouré de dauphins.
Dionysos marin
Kylix (coupe à boire) à figures noires
530 B.C.
Inscription sur le pied :
ECHSEKIAS EPOESE ("uvre d'Exekias")
On sait aujourd'hui que les 8 à 10 000 cépages actuellement recensés dans le monde résultent la domestication de la vigne sauvage Vitis vinifera L. subsp. silvestris. Les analyses génétiques ont permis d'invalider l'hypothèse d'une mutiplicité d'espèces sauvages ayant pu donner lieu à une domestication : une seule espèce sauvage est à l'origine de la vigne que nous connaissons. Il devient d'autant plus intéressant de savoir où et comment la domestication de la vigne sauvage a été effectuée. Une contrainte botanique rend cette domestication aléatoire et conforte cette information d'une domestication unique. La vigne sauvage possède, en effet, des fleurs dioïques : il y a des pieds mâles et des pieds femelles. La vigne cultivée, elle, est hermaphrodite. La mise en culture d'un pied mâle ou d'un pied femelle ne donnant rien, la domestication s'est donc vraisemblablement opérée sur des plants faisant partie des quelque 2 ou 3 % d'individus hermaphrodites qu'on trouve dans les populations naturelles. Cette domestication s'est vraisemblablement faite au sommet du "croissant fertile" en Transcaucasie entre la Mer Noire et la Mer Caspienne, aux sources du Tigre et de l'Euphrate, où l'on trouve les plus anciennes traces de vinification (l'acide tartrique, indice de fermentation du raisin, est décelable grâce à l'analyse du spectre infra-rouge) datées de 5000 ans avant notre ère.
Carte extraite de :
Ancient Wine, the Search for the Origins of Viniculture, Patrick E. McGovern, 2003, Princeton University Press
Quand donc on célèbre Dionysos, dieu du vin, à l'ouverture du carnaval dans un bateau monté sur un char (carnaval = char naval), comme on le voit sur ces deux représentations,
Le char naval
on commémore cette expansion de la culture de la vigne qui s'est répandue du Moyen Orient vers l'Europe.
Célébration du renouveau "La végétation qui distille le nectar amène le printemps parfumé, écrit Pindare, alors c'est un jaillissement sur la terre divine" la phallophorie, les cortèges et les réjouissances étaient placés sous le patronage du dieu du vin : "Celui qui dispense la joie à profusion". C'était le temps de consommer le vin nouveau, "quand le froid de l'hiver avait arrêté toute fermentation... saisi et clarifié le vin" (Billiard, 1913 : 485-486). Se disputait un concours dont l'objet consistait à tenir le plus longtemps possible en équilibre à la lumière sur une outre de vin prix du concours préalablement huilée. Dans l'ivresse, les Anciens reconnaissaient la participation de l'homme au renouveau et aux métamorphoses de la nature. Du bois enfoui de la légende, premier sarment de la vigne, renaît la pousse annuelle ; et le vin qui multiplie l'esprit exprime ce même jaillissement de la nature en l'homme. "Le repas auquel on convie ses amis, écrit Jeanmaire (1951 : 28-29) et qui se prolonge par une beuverie est un acte religieux, un festin pour les dieux (dais theôn)
Le mot par lequel s'exprime l'idée d'un banquet (et celle de fête et de réjouissance) thalia est étroitement apparenté à celui qui signifie les jeunes pousses et éveille l'idée d'épanouissement". Le vin est ce ferment qui délie les langues, débride les apparences et les retenues et fait tomber les limites ; l'homme ivre s'identifie à ses représentations et à son désir, il s'épanche et se répand sans pudeur. Dans l'ivresse comme dans la possession une autre forme du culte de Dionysos ce n'est pas l'individu qui s'exprime, c'est la nature qui parle en lui.
Jeu d'équilibre avec une amphore.
Musée du Louvre (attr. à Skythès, c. 500)
Libération des forces contenues, licence sociale et sexuelle, ivresse et transe génésique, la célébration de Phalès ouvrait une période au cours de laquelle le travestissement, l'inversion, la subversion de l'ordre assuraient la participation du monde brut à la vie sociale. Dans le carnaval, la nature féconde la société et la société régularise la nature. Entre les deux pôles de la possession dionysiaque, la mania divine et l'ivresse du vin, s'éprouve un renouveau du monde ; à travers le jeu des transformations, la puissance fécondante de Dionysos le dieu des métamorphoses se répand dans l'ordre social. On aperçoit ici une fonction du rite : Un jeu d'imitation s'instaure entre le monde et la société : l'homme imite la nature pour que celle-ci, ainsi induite, imite l'homme. C'est la fonction des rites d'inversion tels qu'on peut les observer dans les sociétés traditionnelles et qu'on peut expliquer par une image empruntée à la thermodynamique : Quand il y a tarissement, stérilité, sécheresse, c'est par suite d'une faute contre l'ordre ; aussi ordonne-t-on une mise en scène de la confusion et de l'inversion des ordres pour réamorcer ce flux de sève vitale (pour réamorcer la pompe) sans lequel il ne peut y avoir vie réglée. L'acte de libérer les forces vitales est nécessaire au surgissement de la nature.
Cette dualité et cette complémentarité de la règle et du flux vital, que la philosophie conceptualisera dans l'opposition de la matière et de la forme, s'exprimait aussi, chez les anciens Grecs, dans la division religieuse de l'année en temps d'Apollon et temps de Dionysos - division si tranchée qu'elle a fait supposer un compromis entre deux religions concurrentes.
La levée de la règle n'est pas la simple libération des tensions accumulées pour assurer une meilleure reprise du collier social, c'est d'abord l'affirmation d'un temps où l'homme s'éprouve sans limites entre le dieu et la bête, entre l'animal et le végétal, ces formes que Dionysos pénètre d'une même vie, temps essentiel à la régénération de l'année. La figure du satyre est emblématique de cette participation de l'homme à la nature.
Satyres en vendange Attribué à Amasis, (Würzburg, 265)
Les cortèges de carnaval (le cômos) qui se constituaient étaient composés de personnages masqués ou de travestis animaux.
Cratère de Lydos, c. 550
(New-York)
Le caractère grotesque de ces masques et de ces déguisements, l'audace lubrique des cômoi allumés par le vin et possédés par ce Phalès triomphant provoquaient une hilarité contagieuse là où s'arrêtaient les cortèges pour une de ces farces dont les thèmes et les personnages étaient probablement des stéréotypes connus. Aristophane y fait allusion se vantant que sa comédie, à lui, "est venue devant les spectateurs sans s'être cousu entre les jambes un épais morceau de cuir, pendant, rouge par le bout, pour faire rire les gamins ; qu'elle ne raille pas les chauves ni ne danse la cordace (danse obscène d'origine lydienne) ; qu'on n'y voit pas de vieillard qui, tout en débitant des vers, frappe de son bâton celui qui est près de lui afin de faire passer de grossières plaisanteries....; ni de vieille ivre et débauchée" (Nuées : 537 s.) Possédés d'une agitation maniaque, allant de bourg en bourg, les cômoi promenaient dans le monde civilisé leur contagieuse extravagance.
"Dois-je me fendre, patron, d'une de ces blagues usées qui font rire à tous les coups ? (Gren. : 1)
"Ma comédie, à moi, ne s'est pas cousu entre les jambes un épais morceau de cuir, pendant, rouge par le bout, pour faire rire les gamins." (Nuées : 537)
En l'espèce, l'"imitation du laid" l'imitation de cette laideur nécessaire à la règle et à l'harmonie, non seulement comme son contraire mais aussi comme sa substance est donnée à voir, c'est un spectacle; et elle fait rire. De même que les rites de possession comportent le déchaînement de la transe et son contrôle, sa mise en forme par le rythme et le pas réglé de la danse sa thérapeutique et comme son appropriation de même la représentation du laid ouvre les ordres au flot du "naturel" et déchaîne les retenues pour (re)faire l'ordre.
En 486, la Comédie fit son entrée officielle dans le culte de Dionysos. A partir de Pisistrate, les Grandes Dionysies on y venait de tout le monde grec éclipsèrent et probablement s'amalgamèrent des traits propres aux autres fêtes de Dionysos. Elles se tenaient du huitième au quatorzième jour du mois d'Elaphébolion (mars) et célébraient l'arrivée de la vigne à Athènes. Le premier soir, le Dieu faisait une entrée triomphale dans la ville. Le deuxième jour, on conduisait le buf du sacrifice en procession jusqu'à l'Acropole. Après le festin, le carnaval se répandait dans la ville et chacun, à cette occasion, sous le couvert du masque et l'excuse du dieu, pouvait quitter sa défroque officielle, se glisser dans une autre peau, donner libre cours à ses expressions rentrées passion individuelle et libérer, en épousant (et en s'adonnant à) l'ivresse de la nature, les forces nécessaires au surgissement cosmique passion sociale. Le troisième jour, commençait le concours dramatique, comédie et tragédie, dans cet ordre probablement. (Notons qu'entre le rire qui détache l'homme de ses images grotesques et le tragique qui le fait participer à la vie "héroïque" des dieux et des demi-dieux, se définit l'homme social et politique, entre bêtes et dieux par ex. Aristote, Pol. :1253 a).
La comédie d'Aristophane se greffe donc sur ce temps d'inversion généralisée qui uvre à la réitération de la règle. Dans le rite primitif: affirmation sans réserve de l'anomie, célébration ouverte de la dépossession de soi et de la mania. Dans la comédie d'Aristophane et' dans la Comédie ancienne: satire et bouleversement des ordres : 1- Confusion des espèces: travestissements animaux (Les Oiseaux, Les Grenouilles...). 2-Confusion des sexes : travestissements sexuels et parodie des usurpations (Un homme déguisé en femme dans les Thesmophories ; le gouvernement des femmes dans L'Assemblée des femmes, d'Epicharne : Logos et Logina ; de Sophron : Les femmes qui croient qu'elles vont décrocher la lune...) 3- Confusion et inversion des hiérarchies : -la dérision des puissants (le charivari du cômos à la porte des "grands") c'est ce "fouet public",(selon une expression de Tzetzès à propos de Cratinos devancier et concurrent d'Aristophane), qu'est la comédie ; -dérision des dieux (Dionysos dans Les Grenouilles, de l'Olympe dans Les Oiseaux ; -la parodie d'Héraclès le glouton était un lieu commun de la comédie...).
En même temps qu'elle provoque une libération du "laid", du "primitif", du "brut", la comédie use de la valeur apotropaïque de la laideur et de la caricature conformément au rite : "On demande où se rencontre le dionysisme? - Partout où l'on suspend des Mormalykeia" (Ar. frag. 131 ) ces masques grimaçants. Le temps dionysiaque est celui de l'identification des monstres, une licence qui permet de relâcher et montrer, d'extérioriser les "monstres" qui sommeillent en l'homme ou qui vivent aux marges de la société. Dans le cômos, il y a des types reconnus de l'inversion sociale, anonymement portés par des individus justifiés par le rite. Sur la scène d'Aristophane, il y a des types et des noms propres, une présentation systémastique des difformités de la nature et du caractère de l'homme autrement retenues ou proscrites de la vie sociale, et c'est par un phénomène d'identification et de rejet, en quoi consiste le rire, qu'ici comme là s'opère la réfection de l'ordre.
Ce qui spécifie évidemment le théâtre d'Aristophane dans le carnaval, c'est sa signification politique. Aristophane engage l'inversion dionysiaque dans le combat politique. Comme on l'a vu par les quelques caricatures que je viens de montrer, les Grecs se moquaient même de leurs dieux. Le propre de la démocratie, consiste précisément dans une désacralisation du pouvoir. Le chef n'est plus un médiateur cosmique qui tient sa charge d'une relation privilégiée avec les puissances d'en haut. Rien ne le distingue a priori du citoyen : l'isonomie (la même loi pour tous) caractérise ce gouvernement d'"égaux". C'est pourquoi la satire est constitutionnelle en démocratie : car nous sommes des mammifères grégaires et une disposition presque irrésistible nous porte à sacraliser ceux qui nous gouvernent. La satire, ici la Comédie, applique la toise de l'égalité aux puissants.
Pour porter remède à la crise de la cité (la guerre du Péloponnèse vide supra manière de guerre civile qui oppose Athènes à Sparte va précipiter la fin du régime démocratique), Aristophane va contrefaire les citoyens son public dans une charge dune invraisemblable outrance à laquelle linversion dionysiaque lautorise. En dirigeant les forces de linversion sociale propres au temps de Dionysos, non plus seulement vers une subversion systématique et provisoire des hiérarchies, mais contre une caricature du pouvoir, il est lacteur dune société dans laquelle la vérité nest plus une et cosmologique, où le cômos, le cortège de carnaval, met en scène une dialectique de la nature et de la société, mais où la désacralisation du pouvoir constitue un devoir démocratique.
Socle en terre cuite représentant une face de Gorgone
Figures noires, c. 570 B.C.
par Kleitias et Ergotimos
(Metropolitan Museum of Art)
FIN du chapitre 7
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