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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5
- L’“Âme du Mil”

6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie : 3
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


II - 7.3 La crise de la démocratie


Aristophane est le témoin d’une crise politique, économique et morale révélée par la guerre du Péloponnèse – il est, avec Thucydide, le seul chroniqueur direct dont la relation nous soit parvenue. C’est en citoyen qu’il interpelle les spectateurs, voyant dans la guerre ruineuse et suicidaire d’Athènes contre Sparte une guerre civile (ce sera le thème des Acharniens, de Lysistrata et de la Paix) : “Ô Paix [...] de nous tous, les Grecs, pétris une pâte liée par un ferment d’amitié. Infuse en nos esprits, pour en ôter le fiel, quatre graines d’indulgence...” (Paix, 996) ; “Vous faites tous, comme des fils, les mêmes ablutions lustrales à Olympie, aux Thermopyles, à Delphes [...] et vous vous massacrez entre Hellènes [...] quand les Barbares, en armes, sont à vos portes” (Lysistrata, 1130). Ce “réactionnaire” s’engage dans un combat moral destiné à restaurer l’“antique Athènes” alors que partout triomphent la “pensée moderne” et les “mœurs nouvelles”. Cette endoscopie sociologique (un charcutier, vainqueur du corroyeur Cléon, est son porte-parole dans les Cavaliers – et c’est peut-être lui qui tenait le rôle) qui soutient la caricature politique à laquelle il se livre avec une vigueur désespérée (et bien souvent intraduisible) fait des onze comédies que la tradition nous a transmises un témoignage irremplaçable de la crise de la démocratie grecque et de la fonction de la dérision dans la vie de l'institution.

Cléon, partisan de la guerre, refuse la paix proposée par l’ambassade lacédémonienne et s’appuie sur la masse, la stratégie de Périclès (qui sera emporté par cette épidémie dont Thucydide a laissé une description minutieuse mais dont on ne connaît pas la nature exacte - on a fait récemment l'hypothèse d'une forme de la maladie d'Ebola)


L'étude de la pulpe dentaire prélevée sur des squelettes retrouvés dans une fosse du Céramique, à l'occasion de la construction du métro d'Athènes, a révélé des traces caractéristiques du bacille de la fièvre thyphoïde (Salmonella enterica), les tests pour déceler des traces de tuberculose, de typhus, d'anthrax, de peste ou de petite vérole s'étant révélés négatifs. (Manolis J. Papagrigorakis, Christos Yapijakis, Philippos N. Synodinos, Effie Baziotopoulou-Valavani, International Journal of Infectious Diseases, 2006 ; en ligne : http://intl.elsevierhealth.com/journals/ijid.)


de repli dans les murs d’Athènes pour obtenir la victoire sur mer n’ayant pas produit de résultat décisif. C’est dans ces circonstances, en 424, qu’Aristophane, s’étant fait dans les Acharniens le porte-parole des paysans nostalgiques de leurs champs, représente Cléon sous les traits d’un esclave tanneur (Cléon était marchand de cuir) qui subjugue son maître Démos et qui l’entraîne dans la poursuite de la guerre. “Au dernier marché de la nouvelle lune [Démos] s’est acheté un esclave tanneur, un paphlagonien, retors en supercheries et en discours fielleux. Ayant tout de suite vu le parti qu’il pouvait tirer du vieux, ce Paphlagonien tanneur, s’est mis à ramper devant lui, à le flatter, à le caresser, à le flagorner, à le séduire avec des rognures de cuir, en lui tenant des discours du genre : ‘Ô Démos, contente-toi de juger une seule cause, et puis va prendre ton bain. Après quoi, occupe-toi d’avaler, de mâcher, d’absorber et de digérer cette pièce de trois oboles. Veux-tu que je t’apporte un casse-croûte ?’ Et puis à peine avons-nous fini, l’un ou l’autre [c’est un serviteur de Démos qui parle], de préparer quelque chose pour notre maître, ce Paphlagonien nous l’enlève pour lui en faire hommage. Dernièrement encore, à Pylos, j’avais préparé un pain de Laconie, et voilà que ce maître fourbe me l’escamote en passant au pas de course, pour aller lui-même offrir à Démos ce que j’avais pétri de mes mains.” Ce “pain de Laconie”, c’est la reddition des soldats lacédémoniens fortifiés dans l’îlot de Sphactérie, due à un coup de force du stratège Démosthène, et dont Cléon, qui y participa, se serait attribué la paternité. Que la paix ait été largement souhaitée, c’est ce qu’exprime encore la pièce éponyme d’Aristophane, représentée peu avant le traité de 421, Cléon ayant été tué à la bataille d’Amphipolis.

Ce que la crise révèle, c’est la cité conduite par les natures les moins socialisées à travers cette “théâtrocratie”, comme dira Platon, qu’est devenu le gouvernement démocratique : le vieux Démos soumis à celui qui sait le mieux le flatter ; six mille juges payés dont Cléon s’est fait des clients et presque changés en fonctionnaires irresponsables (Guêpes, 587) - et bientôt les citoyens attirés à l’assemblée par le jeton de présence. Quelles sont, en effet, les qualités requises pour gouverner cette cité ? “Voix crapuleuse, naissance vile, façons de voyou, tu as tout ce qu’il faut pour gouverner” (Cav., 217) ; “Allons, toi qui as été élevé à l’école d’où sortent nos grands hommes d’aujourd’hui, montre à présent l’inanité d’une éducation honnête” (Cav., 333). Si l’on remonte la généalogie de cette inversion, on trouve un “mal” moral, un défaut d’éducation du citoyen qui le laisse sans défense devant la parole, incapable de distinguer le Discours Juste du Discours Injuste. Le propre de la parole, en effet – c’est un poète, un théoricien de l’art et de l’éducation qui parle – est une foncière indétermination morale qui repose sur son pouvoir constitutif de se détacher du corps. “Veux-tu donc désormais ne reconnaître aucun dieu que les nôtres : le Vide que voici, et les Nuées et la Langue, ces trois-là seuls ?” (Nuées, 424) demande Socrate à son nouveau disciple. La crise morale d’Athènes se comprend, selon Aristophane, comme une perversion de la parole et du corps. Ce constat, le chœur des Oiseaux en donne, en quatre phrases, un remarquable condensé : “Il existe à Délationville (Phanès, de phanein : dénoncer), près de la Clepsydre (l’horloge à eau qui mesurait le temps de parole à l’assemblée), une engeance scélérate qui a nom englottogastre (ce mot est formé sur le modèle de chirogastre : littéralement “main-estomac" : “qui se nourrit grâce au travail de ses mains" ; englottogastre : “qui vit de sa langue”) ; ils récoltent sèment et vendangent avec leur langue et cueillent des figues (c’est le sens littéral de sycophante, “dénonciateur de figues“). Ils sont étrangers de naissance : des Gorgias, des Philippe ; c’est de ces Philippe qui vivent de leur langue qu’est venu l’usage, partout en Attique, de couper à part, lors des sacrifices, la langue des victimes” (Ois., 1695).

Le gouvernement d’Athènes, illustration de cette crise morale à laquelle Aristophane entend remédier, n’aurait pas alors été contrôlé par la communauté des citoyens, il s’en faut, mais par un nombre réduit d’entre eux, s’en remettant d’ailleurs à des politiciens professionnels. Et loin que ce gouvernement ait profité à tous, comme l’aurait voulu Socrate (vide supra), les auteurs du IVe siècle ont vu dans ce régime, non pas l’intérêt commun et la conscience de la cité, mais “le gouvernement des pauvres au profit des pauvres”. Par “pauvres”, il faut entendre ici ceux que la crise économique et la guerre ont dépouillés de tout, ou presque, vivant au jour le jour et qui, selon le mot de Xénophon “vendraient la cité pour une drachme”. C’est dans une situation de guerre à l’extérieur des murs, de guerre civile à l’intérieur, de crise économique et morale que le message d’Aristophane doit être évalué. Aristophane oppose donc la démocratie actuelle à la démocratie des pères, l’“antique Athènes” (Cav., 1325) à la république de “sous-greffiers” et de “singes amuseurs du peuple” (Gren., 1085) d’aujourd’hui. Ce n’est pas le système qu’il met en cause, mais sa corruption. Alors que la cité originelle est cette composition d’hommes assemblés par une communauté de parole (isagogè, isonomia), la parole ne faisant qu’un avec la nature du citoyen, il voit la démocratie faussée par une parole intéressée à séparer la langue du corps, à se glisser entre le citoyen et sa voix, à instiller dans le cœur du citoyen la relativité de sa loi. “Sophiste”, “sycophante”, “étranger” sont pour lui trois noms d’une même... plaie.


Séparer la langue du corps

Ce processus de “séparation de la langue du corps” se trouve être exaspéré par ce qui nous apparaît comme une carence du droit athénien : l’absence d’institutions et de magistrats chargés de veiller à l’application des lois et de rechercher les crimes et les délits (ce que nous appelons “ministère public” ou encore “magistrature debout” qui représentent les intérêts du législateur). “Ni la loi, ni la voix des juges n’ayant de pouvoir s’il n’y a quelqu’un pour leur déférer les coupables” (Lysandre, c. Léocratès, 4). Les sycophantes se firent une spécialité de cette tâche. Le droit démocratique laissait aux citoyens l’initiative judiciaire et le soin de l’accusation et de la dénonciation. C’était considérer la loi comme le bien commun à la sauvegarde de chacun. En pratique, cette responsabilité fut accaparée par des hommes dont le bien commun n’était pas le principal souci et qui devaient jouer un rôle non négligeable dans le fonctionnement et... la dégradation des institutions. “On ne conçoit pas plus une démocratie sans sycophante qu’une alouette huppée sans huppe” (Plutarque, Nic., 4). La délation était, pour l’habile, un moyen de s’enrichir : la loi prévoyait en effet, qu’une part des biens de l’accusé, s’il était reconnu coupable, devait revenir à son dénonciateur :
“- Qui accuse ?
- Qui veut.
- Eh bien, je suis celui-là moi. De sorte qu’à moi reviennent les affaires de l’Etat”
(Ploutos, 917)
Mais ce moyen, strictement légal, ouvrait d’autres voies à l’industrie du sycophante. À côté du sycophante de cette sorte, mis en scène dans les Oiseaux (1410) ou dans les Cavaliers (264) “guettant, parmi les citoyens l’agneau fortuné, pusillanime et redoutant les procès“, il en était aussi d’une autre tenue. Certains, s’étant fait une spécialité de l’accusation publique, notamment touchant les procès en illégalité des propositions de décrets (graphè paranomôn), étaient devenus de véritables professionnels du droit public. C’est parmi eux que le peuple allait chercher ses accusateurs officiels et ses nomothètes (membres d’une sorte de conseil constitutionnel chargés de veiller à la non-contradiction des lois). C’est souvent la défense de la démocratie que les sycophantes mettent en avant pour justifier leurs actions. Mais ces “chiens du peuple”, comme ils se nomment (Ps. Démosthène, c. Aristogiton, I, 42), semblent souvent aboyer pour leur propre compte. Isocrate (Panath., 56) estime qu’ils “flattent le peuple en lui promettant sa part des richesses privées qu’ils prétendent être le bien de tous alors qu’en réalité, ils ne songent qu’à s’enrichir eux-mêmes”. Vivant, non de la protection de la loi, mais de la guerre sociale, le sycophante, volontiers confondu avec le sophiste par Aristophane, militerait par les mêmes armes et pour les mêmes causes que ce dernier. “Englottogastre”, sa langue est son gagne-pain, la fabrication des preuves son industrie, le démembrement du corps social sa philosophie. Cette parole, détachée du corps, étrangère, sinon “de naissance”, du moins d’intérêts, détachant de la communauté les corps et les cœurs des citoyens, est responsable de la désagrégation sociale…



Ainsi à Coucouville-les-Nuées, utopie édifiée en ce point stratégique du cosmos où passent les fumées des sacrifices qui montent vers les dieux et les dieux qui descendent chez les mortels pour y entretenir d’éphémères et coupables amours (“Depuis que vous avez colonisé l’air, il n’est plus homme qui sacrifie aux dieux et la fumée des cuisses ne monte plus vers nous” (Ois., 1515) ; “Qu’on défende aux dieux de passer à travers notre domaine la queue en l’air, comme ils faisaient autrefois quand ils descendaient forniquer avec les Alcmène, les Alopé, les Sémélé. S’ils se pointent, qu’on leur pose un scellé sur le sexe afin qu’ils soient empêchés de faire l’amour avec elles” - Ois., 555)) où donc les hommes peuvent peser sur le destin, la vie publique sera exempte des maux qui meurtrissent Athènes. Et ce, par l’effet d’une disposition aussi idéale qu’élémentaire : le droit de cité sera refusé aux parasites de la démocratie : sycophantes, concessionnaires abusifs, sophistes démoralisateurs. Ce new deal de la démocratie des oiseaux donne l’image de la cité telle que la rêve Aristophane.

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Plan du chapitre :

II - 7.1 Introduction
II - 7.2 La cité des “égaux”
II - 7.3 La crise de la démocratie
II - 7.4 Altération et altérité de la norme anthropologique : le recours de la dérision
II - 7.5 Le modèle politique : l’“antique Athènes” et sa caricature
II - 7.6 Le “parti d’en rire”
II - 7.7 Aristophane et le Carnaval




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