II - 7.3 La crise de la démocratie
Aristophane est le témoin dune crise politique, économique et morale révélée par la guerre du Péloponnèse il est, avec Thucydide, le seul chroniqueur direct dont la relation nous soit parvenue. Cest en citoyen quil interpelle les spectateurs, voyant dans la guerre ruineuse et suicidaire dAthènes contre Sparte une guerre civile (ce sera le thème des Acharniens, de Lysistrata et de la Paix) : Ô Paix [...] de nous tous, les Grecs, pétris une pâte liée par un ferment damitié. Infuse en nos esprits, pour en ôter le fiel, quatre graines dindulgence... (Paix, 996) ; Vous faites tous, comme des fils, les mêmes ablutions lustrales à Olympie, aux Thermopyles, à Delphes [...] et vous vous massacrez entre Hellènes [...] quand les Barbares, en armes, sont à vos portes (Lysistrata, 1130). Ce réactionnaire sengage dans un combat moral destiné à restaurer lantique Athènes alors que partout triomphent la pensée moderne et les murs nouvelles. Cette endoscopie sociologique (un charcutier, vainqueur du corroyeur Cléon, est son porte-parole dans les Cavaliers et cest peut-être lui qui tenait le rôle) qui soutient la caricature politique à laquelle il se livre avec une vigueur désespérée (et bien souvent intraduisible) fait des onze comédies que la tradition nous a transmises un témoignage irremplaçable de la crise de la démocratie grecque et de la fonction de la dérision dans la vie de l'institution.
Cléon, partisan de la guerre, refuse la paix proposée par lambassade lacédémonienne et sappuie sur la masse, la stratégie de Périclès (qui sera emporté par cette épidémie dont Thucydide a laissé une description minutieuse mais dont on ne connaît pas la nature exacte - on a fait récemment l'hypothèse d'une forme de la maladie d'Ebola)
L'étude de la pulpe dentaire prélevée sur des squelettes retrouvés dans une fosse du Céramique, à l'occasion de la construction du métro d'Athènes, a révélé des traces caractéristiques du bacille de la fièvre thyphoïde (Salmonella enterica), les tests pour déceler des traces de tuberculose, de typhus, d'anthrax, de peste ou de petite vérole s'étant révélés négatifs. (Manolis J. Papagrigorakis, Christos Yapijakis, Philippos N. Synodinos, Effie Baziotopoulou-Valavani, International Journal of Infectious Diseases, 2006 ; en ligne : http://intl.elsevierhealth.com/journals/ijid.)
de repli dans les murs dAthènes pour obtenir la victoire sur mer nayant pas produit de résultat décisif. Cest dans ces circonstances, en 424, quAristophane, sétant fait dans les Acharniens le porte-parole des paysans nostalgiques de leurs champs, représente Cléon sous les traits dun esclave tanneur (Cléon était marchand de cuir) qui subjugue son maître Démos et qui lentraîne dans la poursuite de la guerre. Au dernier marché de la nouvelle lune [Démos] sest acheté un esclave tanneur, un paphlagonien, retors en supercheries et en discours fielleux. Ayant tout de suite vu le parti quil pouvait tirer du vieux, ce Paphlagonien tanneur, sest mis à ramper devant lui, à le flatter, à le caresser, à le flagorner, à le séduire avec des rognures de cuir, en lui tenant des discours du genre : Ô Démos, contente-toi de juger une seule cause, et puis va prendre ton bain. Après quoi, occupe-toi davaler, de mâcher, dabsorber et de digérer cette pièce de trois oboles. Veux-tu que je tapporte un casse-croûte ? Et puis à peine avons-nous fini, lun ou lautre [cest un serviteur de Démos qui parle], de préparer quelque chose pour notre maître, ce Paphlagonien nous lenlève pour lui en faire hommage. Dernièrement encore, à Pylos, javais préparé un pain de Laconie, et voilà que ce maître fourbe me lescamote en passant au pas de course, pour aller lui-même offrir à Démos ce que javais pétri de mes mains. Ce pain de Laconie, cest la reddition des soldats lacédémoniens fortifiés dans lîlot de Sphactérie, due à un coup de force du stratège Démosthène, et dont Cléon, qui y participa, se serait attribué la paternité. Que la paix ait été largement souhaitée, cest ce quexprime encore la pièce éponyme dAristophane, représentée peu avant le traité de 421, Cléon ayant été tué à la bataille dAmphipolis.
Ce que la crise révèle, cest la cité conduite par les natures les moins socialisées à travers cette théâtrocratie, comme dira Platon, quest devenu le gouvernement démocratique : le vieux Démos soumis à celui qui sait le mieux le flatter ; six mille juges payés dont Cléon sest fait des clients et presque changés en fonctionnaires irresponsables (Guêpes, 587) - et bientôt les citoyens attirés à lassemblée par le jeton de présence. Quelles sont, en effet, les qualités requises pour gouverner cette cité ? Voix crapuleuse, naissance vile, façons de voyou, tu as tout ce quil faut pour gouverner (Cav., 217) ; Allons, toi qui as été élevé à lécole doù sortent nos grands hommes daujourdhui, montre à présent linanité dune éducation honnête (Cav., 333). Si lon remonte la généalogie de cette inversion, on trouve un mal moral, un défaut déducation du citoyen qui le laisse sans défense devant la parole, incapable de distinguer le Discours Juste du Discours Injuste. Le propre de la parole, en effet cest un poète, un théoricien de lart et de léducation qui parle est une foncière indétermination morale qui repose sur son pouvoir constitutif de se détacher du corps. Veux-tu donc désormais ne reconnaître aucun dieu que les nôtres : le Vide que voici, et les Nuées et la Langue, ces trois-là seuls ? (Nuées, 424) demande Socrate à son nouveau disciple. La crise morale dAthènes se comprend, selon Aristophane, comme une perversion de la parole et du corps. Ce constat, le chur des Oiseaux en donne, en quatre phrases, un remarquable condensé : Il existe à Délationville (Phanès, de phanein : dénoncer), près de la Clepsydre (lhorloge à eau qui mesurait le temps de parole à lassemblée), une engeance scélérate qui a nom englottogastre (ce mot est formé sur le modèle de chirogastre : littéralement main-estomac" : qui se nourrit grâce au travail de ses mains" ; englottogastre : qui vit de sa langue) ; ils récoltent sèment et vendangent avec leur langue et cueillent des figues (cest le sens littéral de sycophante, dénonciateur de figues). Ils sont étrangers de naissance : des Gorgias, des Philippe ; cest de ces Philippe qui vivent de leur langue quest venu lusage, partout en Attique, de couper à part, lors des sacrifices, la langue des victimes (Ois., 1695).
Le gouvernement dAthènes, illustration de cette crise morale à laquelle Aristophane entend remédier, naurait pas alors été contrôlé par la communauté des citoyens, il sen faut, mais par un nombre réduit dentre eux, sen remettant dailleurs à des politiciens professionnels. Et loin que ce gouvernement ait profité à tous, comme laurait voulu Socrate (vide supra), les auteurs du IVe siècle ont vu dans ce régime, non pas lintérêt commun et la conscience de la cité, mais le gouvernement des pauvres au profit des pauvres. Par pauvres, il faut entendre ici ceux que la crise économique et la guerre ont dépouillés de tout, ou presque, vivant au jour le jour et qui, selon le mot de Xénophon vendraient la cité pour une drachme. Cest dans une situation de guerre à lextérieur des murs, de guerre civile à lintérieur, de crise économique et morale que le message dAristophane doit être évalué. Aristophane oppose donc la démocratie actuelle à la démocratie des pères, lantique Athènes (Cav., 1325) à la république de sous-greffiers et de singes amuseurs du peuple (Gren., 1085) daujourdhui. Ce nest pas le système quil met en cause, mais sa corruption. Alors que la cité originelle est cette composition dhommes assemblés par une communauté de parole (isagogè, isonomia), la parole ne faisant quun avec la nature du citoyen, il voit la démocratie faussée par une parole intéressée à séparer la langue du corps, à se glisser entre le citoyen et sa voix, à instiller dans le cur du citoyen la relativité de sa loi. Sophiste, sycophante, étranger sont pour lui trois noms dune même... plaie.
Séparer la langue du corps
Ce processus de séparation de la langue du corps se trouve être exaspéré par ce qui nous apparaît comme une carence du droit athénien : labsence dinstitutions et de magistrats chargés de veiller à lapplication des lois et de rechercher les crimes et les délits (ce que nous appelons ministère public ou encore magistrature debout qui représentent les intérêts du législateur). Ni la loi, ni la voix des juges nayant de pouvoir sil ny a quelquun pour leur déférer les coupables (Lysandre, c. Léocratès, 4). Les sycophantes se firent une spécialité de cette tâche. Le droit démocratique laissait aux citoyens linitiative judiciaire et le soin de laccusation et de la dénonciation. Cétait considérer la loi comme le bien commun à la sauvegarde de chacun. En pratique, cette responsabilité fut accaparée par des hommes dont le bien commun nétait pas le principal souci et qui devaient jouer un rôle non négligeable dans le fonctionnement et... la dégradation des institutions. On ne conçoit pas plus une démocratie sans sycophante quune alouette huppée sans huppe (Plutarque, Nic., 4). La délation était, pour lhabile, un moyen de senrichir : la loi prévoyait en effet, quune part des biens de laccusé, sil était reconnu coupable, devait revenir à son dénonciateur :
- Qui accuse ?
- Qui veut.
- Eh bien, je suis celui-là moi. De sorte quà moi reviennent les affaires de lEtat (Ploutos, 917)
Mais ce moyen, strictement légal, ouvrait dautres voies à lindustrie du sycophante. À côté du sycophante de cette sorte, mis en scène dans les Oiseaux (1410) ou dans les Cavaliers (264) guettant, parmi les citoyens lagneau fortuné, pusillanime et redoutant les procès, il en était aussi dune autre tenue. Certains, sétant fait une spécialité de laccusation publique, notamment touchant les procès en illégalité des propositions de décrets (graphè paranomôn), étaient devenus de véritables professionnels du droit public. Cest parmi eux que le peuple allait chercher ses accusateurs officiels et ses nomothètes (membres dune sorte de conseil constitutionnel chargés de veiller à la non-contradiction des lois). Cest souvent la défense de la démocratie que les sycophantes mettent en avant pour justifier leurs actions. Mais ces chiens du peuple, comme ils se nomment (Ps. Démosthène, c. Aristogiton, I, 42), semblent souvent aboyer pour leur propre compte. Isocrate (Panath., 56) estime quils flattent le peuple en lui promettant sa part des richesses privées quils prétendent être le bien de tous alors quen réalité, ils ne songent quà senrichir eux-mêmes. Vivant, non de la protection de la loi, mais de la guerre sociale, le sycophante, volontiers confondu avec le sophiste par Aristophane, militerait par les mêmes armes et pour les mêmes causes que ce dernier. Englottogastre, sa langue est son gagne-pain, la fabrication des preuves son industrie, le démembrement du corps social sa philosophie. Cette parole, détachée du corps, étrangère, sinon de naissance, du moins dintérêts, détachant de la communauté les corps et les curs des citoyens, est responsable de la désagrégation sociale
Ainsi à Coucouville-les-Nuées, utopie édifiée en ce point stratégique du cosmos où passent les fumées des sacrifices qui montent vers les dieux et les dieux qui descendent chez les mortels pour y entretenir déphémères et coupables amours (Depuis que vous avez colonisé lair, il nest plus homme qui sacrifie aux dieux et la fumée des cuisses ne monte plus vers nous (Ois., 1515) ; Quon défende aux dieux de passer à travers notre domaine la queue en lair, comme ils faisaient autrefois quand ils descendaient forniquer avec les Alcmène, les Alopé, les Sémélé. Sils se pointent, quon leur pose un scellé sur le sexe afin quils soient empêchés de faire lamour avec elles - Ois., 555)) où donc les hommes peuvent peser sur le destin, la vie publique sera exempte des maux qui meurtrissent Athènes. Et ce, par leffet dune disposition aussi idéale quélémentaire : le droit de cité sera refusé aux parasites de la démocratie : sycophantes, concessionnaires abusifs, sophistes démoralisateurs. Ce new deal de la démocratie des oiseaux donne limage de la cité telle que la rêve Aristophane.
... /...
|
|
|