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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...” : 1
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques

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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


Chapitre 14(1)

Penser la régularité
La forme et le temps dans la société traditionnelle
(fiche pédagogique)

Voir aussi :
Chapitre 14 : Morale et handicap : la reconnaissance de la forme humaine
(Communication présentée au colloque “Handicap, cognition et prise en charge individuelle...”
La Baume-les-Aix, 21, 22, 23 novembre 2001.)
Chapitre 14.3 : La naissance et le handicap. L'investigation anté-natale et le statut de la personne
(Communication aux 4ièmes Journées d'Éthique, le 5 mai 2008, organisées par le Comité Régional d'Éthique de la Réunion)

*

Des sociétés agricoles

La vie des sociétés traditionnelles est fondée sur le cycle des productions vivrières. La régularité des cycles germinatifs, la régularité des saisons, la régularité naturelle en général y font l'objet d'un souci et d'une ritualisation qui visent à garantir le cours des choses. La reproduction des êtres et des biens constituant la valeur suprême, Œdipe peut proclamer : “A ceux qui n’obéiraient pas, je souhaite que les dieux ne fassent sortir ni moisson de leurs champs ni enfants du sein de leurs femmes” (Œdipe-Roi, 269 et s.). L'irrégularité, l'exception, la faute sont perçues comme une atteinte systémique à l'ordre.

Rites de prémices et représentations de la régularité

Dans ce type de société, les principaux rituels ont le renouveau de la nature pour objet. Cette liturgie agraire comporte deux temps forts touchant la récolte : la fête de prémices et la fête des moissons. Il s’agit, dans la fête des prémices, d’assurer la récolte en se prémunissant contre le risque que les produits de la terre n’arrivent pas à maturité. On consacre les premiers fruits et on propitie les puissances. Il s’agit, dans le rituel des moissons, de conférer à la graine la nature de semence. Le temps des prémices est un temps particulièrement critique dans la mesure où c’est une période de soudure alimentaire. Un poète grec du VIIe siècle, Alcman de Sardes (Alcméon), caractérise cette conjoncture en disant : “Tout pousse, mais il n'y a pas grand-chose à manger”. Précisément, un proverbe swazi (une population d’Afrique du Sud dont les rituels royaux ont été particulièrement étudiés) énonce à propos de la période correspondante dans l’hémisphère austral : “On mange les déchets qui restent entre les dents”. À moins de “manger son blé en herbe”, autrement dit, il n’y a donc pas grand-chose à se mettre sous la dent. C'est le sens premier de l'expression familière (et ironique) que nous employons pour qualifier une situation sans issue : "C'est la fin des haricots"...

Les rites de prémices ont une finalité de réfection sociale et naturelle opérée par une réappropriation des catégories. Le rite des Thargélies, en Grèce archaïque, mettait ainsi en scène une dramatisation humaine de la crise végétative (voir : chapitre 2.4). L'opérabilité du rite se manifeste dans sa dualité : rite en deux temps où la purification précède et produit la régénération. Conjuration de l'usure de l'année, des flétrissures physiques et morales, il s'agit dans les Thargélies, en expulsant l'épuisement ou le déréglement de la norme qu'expriment l'altération et l'irrégularité, de refaire l'ordre et d'assurer la venue à maturité des productions en gestation ou en croissance. Le second temps des Thargélies, cette remise en ordre opérée, consistait en une consécration des prémices et une invocation propitiatoire.

On conçoit que, dans un tel souci, toute irrégularité fasse sens et que ce soit par ses implications en chaîne que l'exception classificatoire pose problème. Ainsi l'infirmité, mais aussi la gemellité (voir : chapitre 14 Morale et handicap : la reconnaissance de la forme humaine) ou la non conformité sont appréhendées et redoutées non pour elles-mêmes ou en considération de la personne, mais pour leur dangerosité contagieuse. L'exception cause une insécurité cognitive qui signale une menace sur le cours des choses.

Les animaux au statut ambigu, à cheval sur plusieurs classifications, sont généralement considérés comme "impurs" ou, avec une apparence de paradoxe, supposés entretenir des relations privilégiées avec le sacré. A propos des Lele du Kasaï, l'anthropologue Mary Douglas rapporte que ceux-ci considèrent l'écureuil volant, à la fois mammifère et oiseau comme hama, impur. Mais aussi les créatures comme les serpents, grenouilles et crapauds, de par leur écologie "mixte" ou encore la tortue, terrestre et ovipare (1955 : 388 ; 390 ; 392 et 1957 : 48). Quant au pangolin (il s'agit du petit pangolin, Manus tricuspis), il défie les catégories ordinaires. "Dans nos forêts disent les Lele, il y a un animal qui a la queue et le corps d'un poisson, couvert d'écailles. Il a quatre pattes et il grimpe dans les arbres." (1957 : 50) Le petit pangolin, qui cumule ces attributs contradictoires, est considéré en raison de ce statut d'exception comme un animal-esprit. Il est bipède et, comme les humains, il est sujet à la honte : ne baisse-t-il pas la tête comme un homme qui ne doit pas regarder sa belle-mère ? (1975 : 302) Les Lele considèrent qu'il se laisse capturer en se laissant tomber des arbres au lieu de s'enfuir. Immobile et s'enroulant sur lui-même, il s'offre au coup fatal (1957 : 50). Il est appelé "chef" et il influe bénéfiquement sur la fécondité des femmes. Il partage, en effet, avec le chef sacré une position taxinomique exceptionnelle fondée sur la transgression (voir chapitre 3.4 : Dessin du dessein : le rituel et le politique), polyvalence qui fait de lui un médiateur cosmique et un opérateur de la fécondité. (Chez les Lovedu, sa graisse est associée à la "médecine de la pluie" et à la royauté - Krige et Krige, 1943 : 274.)



Le Pangolin est un mammifère de la famille des manidés habitant les régions tropicales et équatoriales d'Afrique et d'Asie du Sud-Est. Son corps est recouvert d'écailles. Le Pangolin Géant peut atteindre 1,5 m et peut peser jusqu'à 35 kg. Il se nourrit de fourmis et de termites que ses pattes dotées de longues griffes et sa langue visqueuse lui permettent de capturer. Lorsqu'il est en danger, il s'enroule sur lui même pour se protéger d'où son nom (en malais, pang goling qui signifie "celui qui s'enroule"). La femelle donne naissance à un seul petit..
Les trois espèces asiatiques de Pangolin sont menacées d'extinction et figurent à l'annexe II du CITES.


Bon à penser = bon à manger.
Lévi-Strauss, Claude. 1960. Le totémisme aujourd'hui. Paris : PUF.

Les interdits alimentaires, qui sont souvent justifiés par des arguments religieux ou sanitaires qualifiant la pureté, peuvent aussi se comprendre en fonction de règles cognitives. Ce qui est bon à penser est bon à manger. La chair du pangolin est ainsi parfois présentée comme incomestible en raison du caractère "tératologique" de l'animal.
Le Lévitique (qui rassemble les prescriptions religieuses d'Israël) énonce un certain nombre de règles alimentaires qui se révèlent être des règles catégorielles. Une population pour qui le bœuf constitue un aliment valorisé prendra les caractères distinctifs du bœuf pour discriminer le comestible du non comestible : ruminant, pied onglé et sabot fendu. Ce qui exclut : le chameau, le lièvre (classé dans la Bible parmi les ruminants, mais n'ayant pas le sabot fendu), le daman et le porc, doté d'un sabot fendu mais ne ruminant pas. Chez les animaux aquatiques, la règle est la possession de nageoires et d'écailles, etc.


Lévitique 11 (Traduction Œcuménique de la Bible, 1988)

1 Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse et à Aaron et leur dit:
2 «Parlez aux fils d'Israël: Parmi tous les animaux terrestres, voici ceux que vous pouvez manger:
3 ceux qui ont le sabot fendu et qui ruminent, ceux-là vous pouvez les manger.
4 Ainsi, parmi les ruminants et parmi les animaux ayant des sabots, vous ne devez pas manger ceux-ci: le chameau, car il rumine, mais n'a pas de sabots: pour vous il est impur;
5 le daman, car il rumine, mais n'a pas de sabots: pour vous il est impur;
6 le lièvre, car il rumine, mais n'a pas de sabots: pour vous il est impur;
7 le porc, car il a le sabot fendu, mais ne rumine pas: pour vous il est impur.
8 Vous ne devez manger de leur chair, ni toucher leur cadavre ; pour vous ils sont impurs.
9 Parmi tous les animaux aquatiques, voici ceux que vous pouvez manger: tout animal aquatique, de mer ou de rivière, qui a nageoires et écailles, vous pouvez le manger;
10 mais tous ceux qui n'ont pas de nageoires ni d'écailles - bestioles aquatiques ou êtres vivant dans l'eau, en mer ou en rivière - vous sont interdits
11 et vous resteront interdits; vous ne devez pas manger de leur chair, et vous mettez l'interdit sur leur cadavre;
12 tout animal aquatique sans nageoires ni écailles vous est interdit.
13 Parmi les oiseaux, voici ceux sur lesquels vous devez mettre l'interdit; on ne les mange pas, ils sont interdits: l'aigle, le gypaète, l'aigle marin,
14 le milan, les différentes espèces de vautours,
15 toutes les espèces de corbeaux,
16 l'autruche, la chouette, la mouette, les différentes espèces d'éperviers,
17 le hibou, le cormoran, le chat-huant,
18 l'effraie, la corneille, le charognard,
19 la cigogne, les différentes espèces de hérons, la huppe et la chauve-souris.
20 Toute bestiole ailée qui marche sur quatre pattes vous est interdite.
21 Toutefois, de toutes les bestioles ailées marchant sur quatre pattes, voici celles que vous pouvez manger: celles qui, en plus des pattes, ont des jambes leurs permettant de sauter sur la terre ferme.
22 Voici donc celles que vous pouvez manger: les différentes espèces de sauterelles, criquets, grillons et locustes.
23 Mais toute bestiole ailée qui a simplement quatre pattes vous est interdite.
24 De plus, ces animaux vous rendent impurs - quiconque touche leur cadavre est impur jusqu'au soir,
25 et quiconque porte leur cadavre doit laver ses vêtements et il est impur jusqu'au soir ;
26 toutes les bêtes qui ont le sabot non fendu ou qui ne ruminent pas - pour vous elles sont impures; quiconque les touche est impur.
27 De même tous les quadrupèdes qui marchent sur la plante des pieds sont impurs pour vous; quiconque touche leur cadavre est impur jusqu'au soir,
28 et quiconque porte leur cadavre doit laver ses vêtements et il est impur jusqu'au soir, car pour vous ils sont impurs.



o Le pied du chameau, avec sa plante souple et élastique revêtue d'une mince couche de corne, paraît taillé pour le sol sablonneux. La face supérieure du pied présente un sillon médian, mais la semelle plantaire est d'un seul tenant et le pied s'aplatit uniformément contre le sol. Ce que l'on peut confirmer d'expérience : quand, sur une piste saharienne, on passe après une troupe de chameaux, la piste est bien damée… Le chameau n'a donc pas le sabot fendu comme pourrait le laisser penser l'expression argotique camel toe, qui fait référence à la partie supérieure du pied de l'animal et qui désigne une configuration (imitée par un postiche dont se parent parfois les transgenres) mettant la fente vulvaire en évidence.

o L'essentiel de la viande de porc aujourd'hui consommée provient d'animaux castrés et de femelles. La viande des mâles entiers possède une odeur caractéristique, dite « odeur de verrat » (sous l'action de l'hormone sexuelle mâle, l'androsténone), qui la rend en effet généralement impropre à la consommation. Mais cet empêchement ne concerne pas tous les consommateurs. Une équipe de chercheurs norvégiens a pu montrer que toutes les personnes testées se montrant dégoûtées par l'odeur en cause ont une signature génétique particulière, à savoir deux copies RT du gène OR7D4 (Lunde K et al. « Genetic Variation of an Odorant Receptor OR7D4 and Sensory Perception of Cooked Meat Containing Androstenone ». PLoS ONE 7(5): May 2012). Les gènes OR codent les récepteurs d'odeur présents dans le nez. Parmi eux, l'OR7D4, qui réagit à l'androsténone, existe sous deux formes différentes, RT et WM. Les personnes ayant deux copies RT de ce gène se révèlent plus sensibles à l'androsténone, tandis que les autres n'éprouvent pas de dégoût particulier pour la viande de porc à laquelle on a ajouté de l'androsténone de synthèse. Les chercheurs se posent la question d'une possible sélection génétique par l'environnement et des biais culturels. La version WM du gène OR7D4 serait susceptible d'être plus fréquente dans les populations où la viande de porc constitue un aliment important.


La représentation du temps

Temps cyclique et temps linéaire : le salut et la marche du progrès...

Nous considérons comme une évidence universellement partagée la représentation du temps suivante : sur une ligne orientée de gauche à droite, le temps est supposé se dérouler comme un mobile qui se déplace sur un espace plan. La position actuelle du mobile désigne le présent, l'espace parcouru le passé et l'espace à parcourir l'avenir. Autre évidence : le temps qui vient (à droite du temps présent) est supposé représenter une réalité qualitativement supérieure à celle qui se trouve à gauche de l'instant t. C'est la croyance au progrès. Représentation linéaire du temps et croyance au progrès sont liées. La ligne est ouverte et le progrès cumulatif. L'argument publicitaire par excellence : "C'est nouveau !", "Ça vient de sortir !" est le slogan de cette attente et de cette incomplétude auquel le simple déroulement du temps serait en mesure de porter remède. Le progrès a pour moteur ce renouvellement technique sans fin dont l'empirique loi de Moore, énoncée en 1965 (doublement de la capacité des micro-processeurs tous les dix-huit mois), est le symbole. Ce progrès technique a été le support de l'expansion des nations occidentales et a nourri une accumulation de richesses matérielles apparemment sans limite. C'est le moteur de la consommation et le "toujours plus !" attendu de l'État-providence.

En réalité, la représentation la plus commune du temps est un cercle, une ligne fermée qui revient à son point de départ : telle que figurée dans le mythe de l'"éternel retour" ("Dans la circonférence d’un cercle, le commencement et la fin se confondent. " - Héraclite, frag. 103) L'action humaine, dans cette représentation, a pour principal objet de contribuer rituellement à la régularité des cycles en traquant l'irrégularité et en sacrifiant aux puissances hypostases de la régularité – qui commandent la reproduction des êtres et des choses. Le chapitre consacré à la royauté sacrée (2.1 et suivants) expose comment la recherche de la régularité peut constituer un idéal politique dans lequel la personne du roi sert de modèle à la norme. Dans cette conception de la causalité, le réel est pensé en fonction d'un donné mythique dont il est supposé être l'imitation et le rituel a pour fonction de servir de modèle au présent et d'induire cette configuration imaginée et attendue. Les scénarios de cette facture sont nombreux – celui ici évoqué a pour principe un rituel de prémices – mais ils ont en commun une structure identique : mise au ban des exceptions classificatoires opérant une réappropriation des classifications ou une mise en scène d'un chaos précédant une réaffirmation de l'ordre. C'est le scénario classique du Carnaval (voir : chapitre 7.7) ou de la recréation périodique du Cosmos. Ce qui est significatif, ce n'est donc pas le réel présent, le temps profane, mais sa forme intemporelle, originelle, mythique, que le rituel a pouvoir de réactiver. Cette promesse de rénovation et de régénération, quand la régularité est la forge du temps, disqualifie l'innovation, neutralise ou euphémise le changement et engage une représentation an-historique de l'écoulement temporel. Tout ce qui n'est pas répétition de ce qui a déjà été est non advenu. (Les langues de ces sociétés ont généralement pour propre une neutralisation du futur.)

La conception malgache du temps : Quand le futur vient de derrière. Le concept malgache de temps et d'ordre du monde et conséquences pour le transfert de technologie,
Öyvind DAHL

La conception Aymara du temps :
With the Future Behind Them: Convergent Evidence From Aymara Language and Gesture in the Crosslinguistic Comparison of Spatial Construals of Time
Rafael E. Núñeza, Eve Sweetserb
Cognitive Science 30 (2006) 401–450

En ligne :
www.cogsci.ucsd.edu/~nunez/web/NSaymaraproofs.pdf
Un résumé en français trouvé sur le Net :


Cette étude portant sur le langage et la gestuelle du peuple aymara en Amérique du Sud montre que les A. possèdent une conception inversée du temps. Les Aymaras (Qolla ou Colla) vivent sur l'altiplano bolivien, sur les contreforts andins des régions Moquegua et Tacna au Pérou et de Tarapaca au Chili. Quand on demande à un vieil informateur aymara "de faire face à son passé" on n'obtient pas de réponse... tout simplement parce qu'il le fait déjà. La métaphore spatiale du temps, basée en partie sur l'orientation et le mouvement du corps, et qui place le futur en avant et le passé en arrière, est loin d'être un principe cognitif universel. Pour les A., le passé est devant et le futur derrière.

L'enquête, menée par le professeur de linguistique Eve Sweetser de Berkeley et le professeur de sciences cognitives Rafael Nunez de l'université de Californie à San Diego a a été publiée dans la revue Cognitive Science. "Jusqu'ici, dans tous langages étudiés à travers le monde, toutes les cultures non seulement associaient le temps à des propriétés spatiales, mais elles positionnaient universellement le futur en face du moi et de passé dans le dos. Le cas des aymaras est le premier à se différentier du modèle standard", indique Nunez (avec quelque approximation comme le montre l'exemple malgache, cité dans sa bibliographie, dans une version anglaise).

Le langage des aymaras, qui vivent dans les montagnes andines de Bolivie, du Pérou et du Chili, a été remarqué dès le début de la conquête espagnole. Au 17e siècle, les jésuites le jugeaient particulièrement adapté aux idées abstraites, et au 19ème siècle il fut surnommé la "langue d'Adam". Plus récemment, Umberto Eco admirait sa capacité à créer des néologismes, et il y eut même quelques tentatives contemporaines pour utiliser ce qu'on a appelé la "logique andine" pour ajouter une troisième valeur au système binaire standard vrai/faux en informatique.

Cependant, pour Nunez, personne n'avait auparavant essayé de préciser la cartographie métaphorique que les A. utilisent pour représenter le temps. Pour l'étude, Nunez a rassemblé environ 20 heures de conversations avec 30 adultes aymaras du nord du Chili. Des discussions naturelles et spontanées à propos d'événements passé et à venir ont été filmées afin d'enregistrer les gestes naturels et inconscients accompagnant les expressions désignant le "passé" et le "futur".


cliché R. Nuñez, université de San Diego
Le geste joint à la parole :
L'informateur désigne ici l'espace devant lui en se référant au passé.

L'analyse linguistique semble, en surface, très claire : Le langage aymara utilise le mot "nayra", signifiant "le passé" pour désigner "l'oeil", "le devant" ou "la vue" et "qhipa" signifiant "le futur" pour désigner "l'arrière" ou "derrière". Ainsi, par exemple, l'expression " nayra mara ", qui signifie "l'année dernière" se traduit littéralement par "l'année devant". Mais, selon les chercheurs, l'analyse linguistique ne dévoile pas tout. Des langues "exotiques" comme l'anglais (ou le français) peuvent également employer des expressions inversées voire ambiguës. Chez les aymaras, cependant, cette analyse est confirmée par les données gestuelles. Les personnes âgées, particulièrement celles qui ne possèdent pas un espagnol grammaticalement correct, désignent l'espace situé derrière elles en parlant du futur et l'espace situé devant en parlant du passé, avec des mouvements de la main ou du bras si l'événement est proche et des mouvements plus amples si l'événement est situé plus loin dans le temps. En d'autres termes, elles utilisent des gestes qui nous sont familiers, mais exactement à l'envers.

"Ces résultats suggèrent que des abstractions familières comme le temps soient, du moins en partie, un phénomène culturel", indique Nunez. "La façon dont nous considérons le temps sur un axe derrière-devant, en interprétant le passé et le futur comme s'ils étaient des positions, est fortement influencée par nos déplacements, notre morphologie dorso-ventrale, notre vision binoculaire faciale etc". Le phénomène, cependant, n'est pas complètement expliqué. Une possibilité, selon Nunez et Sweetser, serait que les aymaras accordent une grande signification au fait qu'un événement ou une action a été vu ou non par l'orateur. Une phrase "simple" telle que "Christophe Colomb a navigué sur l'océan bleu en 1492", n'est pas possible en aymara. La phrase n'est pas qualifiée et devrait forcément indiquer si le locuteur a personnellement été témoin de l'événement ou s'il ne fait que rapporter une rumeur. Dans une culture qui favorise à ce point la distinction par le langage entre le vu et le non-vu ainsi qu'entre le certain et l'incertain, il peut être naturel de situer le passé avéré devant soit, à l'intérieur de son champ visuel, et le futur inconnu et inconnaissable derrière son dos. Bien que ce puisse être une première explication, conforme avec les observations, les chercheurs ajoutent que "les plus vieux aymaras refusent purement et simplement de parler du futur parce que peu ou rien de tangible ne peut être raconté à son sujet". L'explication n'est donc sans doute pas suffisante, d'autant que d'autres cultures utilisent également des systèmes visuels similaires mais situent toujours le futur en avant.

Par contre, les conséquences ont pu avoir été importantes. Cette différence culturelle et cognitive pourrait avoir contribué, selon Nunez, au mépris des conquistadors vis-à-vis des aymaras qu'ils ont pu considérer comme un peuple paresseux, indifférent au progrès et incapable "d'aller de l'avant". Actuellement, si l'avenir de la langue des aymaras n'est pas menacé (on compte environ deux à trois millions de locuteurs contemporains), cette façon particulière de penser au temps semble, au moins au nord du Chili, être en déclin. Les sujets les plus jeunes de l'étude, qui parlent couramment l'espagnol, ont tendance à faire des gestes comme le reste du globe, et il est évident qu'ils ont réorienté leur façon de penser. Désormais, ils tournent le dos au passé, et font face au futur.

La conception linéaire du temps

Aristote
La pensée grecque, qui partageait la conception cyclique du temps des sociétés traditionnelles, interprétait le phénomène par l'essence, oppposant l'Idée à l'écoulement généralisé et à sa "philosophie morveuse" (panta rhei). À ce titre, le "monde de la génération et de la corruption" n'est qu'un reflet ou une ombre de l'Etre. Mais elle invente aussi une représentation du temps – qui anticipe la représentation scientifique – qui a pour substrat le mouvement et l'espace. Le concept même de temps est paradoxal remarque Aristote : en effet, il est être et non-être : "d'une part, il a été et il n'est plus, d'autre part, il est sur le point d'être et n'est pas encore" (Physique, livre IV, 217 b 33-34). De surcroît, le temps est divisible mais ses parties, de même, "sont passées pour les unes quand les autres à venir, mais aucune n'existe" (218 a 6). "Comment fonder la réalité du temps, si celui-ci est divisible alors que ses parties n'existent pas ? "La notion de mouvement dans l'espace permet d'échapper aux apories et aux paralogismes de la perception subjective du temps. La conscience du temps est la perception de l'écoulement. Mais l'absence de perception n'arrête évidemment pas le temps : on confond, quand on dort, parce que l'on n'a pas perçu l'intervalle qui les sépare, l'instant d'avant et l'instant d'après. Le temps a partie liée avec le mouvement qui s'effectue dans l'espace, d'un lieu à un autre, suivant la grandeur. La grandeur est continue, de même que le mouvement. Ce qui permet de qualifier le temps. Le temps est ainsi "le nombre d'un mouvement selon l'antérieur et le postérieur" 219 b 1-2). Il y a un lien essentiel entre le temps et le mouvement. Mais "le temps est partout et en toutes choses de façon égale" (218 a 13), ce qui n'est pas le cas du mouvement, rapide ou lent. Le temps est la forme qui permet de mesurer la vitesse d'un mouvement. Le temps est le nombre nombré du mouvement, selon l'avant et l'après. L'unité de mesure du temps est l'instant. L'instant est, comme le mobile, le même dans son essence et autre quant à son lieu, à la fois identique et différent. "En tant qu'il est limite, l'instant n'est pas un temps, il est accident du temps ; et en tant qu'il est nombre, il est temps" (219 b 22-23). La mesure du temps est donc possible grâce à un index d'identité indépendant de la subjectivité : le mobile et l'instant.

Augustin
La pensée d'Augustin hérite de la conception grecque de l'impermanence des choses et de la croyance en un monde idéal qui polarise à distance la réalité matérielle. Par opposition à l'éternité de Dieu, le temps est l'entropie de la créature qui roule vers le néant (Confessions, XII, 11, 11). La formule de Pascal : "Platon, pour disposer au christianisme" (Pensées, 219) souligne cette continuité. Le message chrétien tient bien, en effet, dans cette espérance en un ailleurs, ou en un au-delà qui rédime le monde visible. Avec cette innovation qui fait toute la différence : l'entrée, par l'incarnation, de l'Être dans le "monde de la génération et de la corruption". Cette croyance inouïe, qu'un Dieu se fasse homme et qu'il se fasse homme pour sauver l'humanité (et pas seulement les fils d'Abraham), qui suscite l'anathème des docteurs de la loi et l'ironie des philosophes, ouvre le champ de l'histoire. Dans la généralité des religions, le Médiateur est un homme qui est "divinisé" ; dans la croyance chrétienne, le Médiateur est un Dieu qui se fait homme : "En tout semblable aux hommes il eût été trop loin de Dieu ; en tout semblable à Dieu, il eût été trop des hommes, et ainsi, il n'eût pas été médiateur." (Confessions, X, 42, 67)

La conception augustinienne du temps met ainsi en forme, au plan philosophique, le fait chrétien par excellence : le dogme de la conversion de la divinité à la vie humaine, substituant à la réminiscence ascendante des platoniciens la grâce descendante du Médiateur : Dieu a souci de l'homme. Et Dieu ne peut se faire plus ostensiblement homme qu'en étant lui aussi soumis au destin de l'homme : à la mort et à ce que la condition humaine comporte de plus misérable, comme la passion du Christ le démontre, en s'identifiant à la lie de l'humanité. "Jésus-Christ est livré à ses ennemis et se laisse écraser [...] comme un ver de terre", dira Bossuet. Mais comme cet homme superfétatoirement homme est un dieu, alors tous les hommes sont sauvés. La vie humaine n'est plus cette douloureuse course vers la mort puisque cette course est une promesse de vie d'autant plus certaine qu'elle est douloureuse... Les commentaires d'Augustin ne constituent pas en eux-mêmes une nouveauté, puisqu'ils se rapportent essentiellement à la narration des Évangiles et à l'exégèse de Paul. Mais ils font entrer en philosophie le mythe d'un dieu historique. Inaugurant le mélange intime de la spéculation sur le monde et de la subjectivité, Augustin, reportant dans le temps la dualité constitutive de la nature humaine, éprouvée dans le sentiment d'incomplétude et de déréliction de la créature devant son Dieu, annexe la philosophie aux religions du salut à et découvre le secours de l'histoire par la biographie :

"Le fleuve des choses temporelles nous entraîne ; mais comme un arbre au bord du fleuve est né Notre Seigneur Jésus-Christ... Il a voulu en quelque sorte se planter au bord du fleuve des choses temporelles. Tu es emporté par le courant ? tiens-toi à l'arbre. L'amour du monde te roule dans son tourbillon ? Tiens-toi au Christ. Pour toi il s'est fait temporel afin que tu deviennes éternel ; car si lui aussi s'est fait temporel, c'est en demeurant éternel. Il a emprunté quelque chose au temps, il ne s'est pas éloigné de l'éternité. Toi par contre tu es né temporel et par le péché tu es devenu temporel : toi tu es devenu temporel par le péché, lui est devenu temporel par miséricorde et pour te délivrer du péché..."
(commentaire de la 1ère lettre de Jean.)

Cette forte image, l'arbre et le fleuve, la dérive et le point fixe montre quelle peut être la puissance de la croyance sur l'appréhension des choses. Ainsi le mal peut être conjuré par cette conviction, qui fonde le succès de la "bonne nouvelle", qu'il existe un Dieu au-delà du visible et que ce Dieu s'intéresse au bonheur des hommes. L'évangile (littéralement, en grec : la "bonne nouvelle"), c'est l'annonce et le commentaire d'un fait historique formulé dans le credo :
Je crois en un seul Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre et en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur qui a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie, a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort et a été enseveli, est descendu aux enfers, est ressuscité des morts le troisième jour, est monté aux cieux [...] (Symbole des Apôtres).

Le fils de Marie, nommé Jésus, né à Bethléem, issu de David, est ainsi le Messie annoncé par les prophètes. Ce Jésus historique est le fils de Dieu qui, en se faisant chair, conjoint l'essence divine à la vie humaine. Sans doute, le christianisme peut-il aussi se comprendre dans le fil des initiations et des religions à mystères qui promettent l'immortalité, mais avec un scénario tout à fait original du sacrifice. Le sacrifice du fils de Dieu rachète rétrospectivement la Faute d'Adam, crée un avant et un après, ouvrant le temps historique de la "bonne nouvelle", de sa diffusion et de l'attente de la Parousie.

Dans Les Confessions, Augustin, s'opposant à la conception aritotélicienne, qui appréhende le temps par le mouvement et l'espace, on l'a noté, montre que, dans une perspective de la conscience, le temps n'a pas d'être. Le passé n'est plus, l'avenir n'est pas encore et le présent est cet instant qui retourne immédiatement au néant. Ainsi le temps n'a d'autre réalité que la réalité subjective que lui confère la conscience, par la mémoire (le souvenir du passé), l'attente (la représentation de l'avenir) ou l'attention (l'observation du présent). Le temps n'a pas d'être en lui-même, il n'existe que dans l'esprit (XI, 20,26). L'originalité (et la modernité) de cette réflexion sur le temps réside dans son approche phénoménologique. Il n'y a pas, à ce titre, trois temps, puisque pour le sujet humain tous les temps sont au présent : praesens de praeterito (le passé représenté), praesens de presentibus (l'instant présent) et praesens de futuris (la représentation du futur). Le temps selon Aristote est propre à mesurer le cours des choses, mais ce temps abstrait, géométrique, matériel suppose une permanence de ce qui se déplace dans le temps, quand c'est l'impermanence qui spécifie la conscience humaine (la représentation psychique) du temps. Le temps est précisément ce qui excepte l'homme du cours des choses puisqu'il a conscience du temps, conscience qui est en même temps conscience de sa propre imperfection.

La pensée augustinienne, autobiographique, expérience spirituelle, pense l'intercession divine comme un acte qui, arrachant l'homme au péché et à la contingence, arrête le flux du temps, lui donne une direction et lui assigne un terme : Dieu, entreprenant de "tout réconcilier en lui, instaure la paix par le sang de sa croix" (Paul, Col. I, 20). La faute d'Adam a fait l'homme "soulevé de désir et accablé de regrets" ; "une affreuse et soudaine corruption s'abattit comme un maladie sur les hommes : ils perdirent cette stabilité dans la durée avec laquelle ils avaient été créés et s'engagèrent dans les vicissitudes de l'âge en direction de la mort" (De peccat. meritis, I, 16, 21). Avant le Christ, donc, le règne du péché ; après le Christ, le temps de la rédemption et de la constitution de la "cité de Dieu", jusqu'au retour en gloire du Christ qui, la Bonne Nouvelle ayant été répandue, consacrera la consommation des temps. Alors que le temps naturel est celui de la dégradation, le sacrifice du Christ assure au croyant une "jeunesse incorruptible" : "Tandis qu'en nous l'homme extérieur se corrompt, de jour en jour l'homme intérieur se renouvelle" (II, Cor. IV, 16).

La vie humaine n'est donc qu'une "course vers la mort, où il n'est donné à personne de s'arrêter, ni de reprendre haleine un instant..." (Cité, XIII, 10) Avant la Faute, le temps n'existait pas... C'est ce Dieu qui prend visage d'homme, qui donne un sens au temps et l'arrache à l'inévitable dégradation. L'expérience négative du temps, le "tourbillon du monde", l'aspiration à la plénitude et à la paix du désir réalisé forgent et fondent la croyance qu'il existe un âge d'or qui peut être retrouvé, non par le rituel, cette imitation recréatrice de l'origine, mais à la faveur d'un événement historique qui, ayant réalisé le salut des hommes en seule une fois (ephapax, Paul, Rom., VI, 10), est une promesse du futur, un accomplissement et non une involution du temps. Le temps humain est donc à la fois une participation et une attente de cet accomplissement. Le temps n'est pas "perdu" puisqu'il sert le projet divin, il est cette distensio, explique Augustin, dont l'écoulement imite le présent divin. La faculté humaine de retenir le temps dans la mémoire sauve l'instant de la perte définitive qui marque le temps des choses. La durée, cette construction de l'esprit qui rassemble en un tout significatif le flux d'états successifs qui retournent au néant, libère l'être humain du processus de dégradation dans lequel il est inéluctablement pris – quand cette mémoire téléologique est attente du retour glorieux du Christ. La vertu chrétienne d'humilité est à la fois négation de la gloire des corps, relativisation du temps présent (tempérance) et attente. "Circoncision vivante de l'esprit et de la chair, nous immolons le siècle dans notre esprit et notre chair" (Tertullien, De cultu feminarum, II, IX).

"Le christianisme avait fixé la fin de l'homme au-delà des limites de la vie présente [...] il lui fallait donc admettre aussi que tout, dans la vie des individus comme dans celle des sociétés dont elles font partie, devait nécessairement s'ordonner en vue de cette fin supra-terrestre. Or, la première condition pour qu'un tel ordonnancement s'établisse, est qu'il y ait un déroulement réglé des événements dans le temps, et d'abord qu'il y ait un temps." (Etienne Gilson dans L'esprit de la philosophie médiévale, p. 366, souligné par nous). L'eschatologie chrétienne donne naissance à une conception de l'humanité qui substitue à la répétition des générations la progression d'une seule humanité vers une fin. Sic proportione universum genus humanum, cujus tanquam unnius hominus vita est ab Adam usque at finem hujus saeculi (Augustin, Sur la vraie religion, XXVII, 50). Comme le remarque encore Gilson, "ni chez Platon, ni chez Aristote, ni même chez les Stoïciens, on ne trouverait cette notion, aujourd'hui si familière, d'une humanité conçue comme un être collectif unique, fait de plus de morts que de vivants, en marche et en progrès constant vers une perfection dont il se rapproche sans cesse" (p. 371).

La vie du genre humain ressemble donc à celle d'un seul homme, de l'enfance jusqu'à l'accomplissement. Les penseurs chrétiens seraient donc les premiers à avoir, de fait, intégré le progrès des sociétés et notamment le progrès des connaissances à la succession des générations. La suite des sociétés, réalisant graduellement la "cité de Dieu" en vue du terme divin, associe en un même projet la cumulation objective du savoir et de la technique au progrès spirituel, le savoir naturel et le savoir surnaturel qui fonde la communauté mystique des hommes. (sur le progrès des sciences, voir Pascal : Préface au Traité du Vide, OC II, p. 781 et Pensées, fragment Sel. 61, et édit. minor, L. Brunschwicg, p. 80 et note 1). C'est l'incarnation qui ouvre l'histoire et c'est l'imperfection des hommes aspirant à la Présence (la Parousie, quand la somme des choses créées dont le mode d'être est la durée, la distensio de l'Être, rejoint la contention de l'éternel présent), qui en déroule la carrière.


Adam et le Christ ; le mythe et l'histoire : quelques données iconographiques :


Le crâne d'Adam au pied de la croix


Adam recueille le sang du Christ sur la croix


La côte d'Adam et la la plaie costale du Christ


Mort d'Adam, détail, Piero della Francesca, Arezzo, église San Francesco, (1452-1462)

• La Légende Dorée rapporte qu'à la mort d'Adam un ange remit à son fils un rameau de l'arbre du péché en lui disant que lorsque ce bois porterait fruit, son père serait sauvé. Le bois de la croix du Christ est tiré de ce rameau, planté sur la tombe d'Adam...
• Adam mourant demande à son fils Seth d'aller réclamer l'huile de miséricorde à l'ange qui garde la porte du paradis. Celui ci la refuse, mais lui confie les graines de l'arbre du péché, qu'il devra mettre dans la bouche d'Adam après sa mort : quand l'arbre donnera  des fruits, son père sera guéri et sauvé. 


Adam et le Christ, nouvel Adam, en butte à la tentation


Remarques :
• L'innovation conceptuelle du christianisme tient dans la mainmise du temps subjectif sur le temps objectif... Pouvoir de la croyance sur le cours matériel des choses. C'est, dans l'histoire de l'Occident et jusqu'à la Renaissance, la subordination du savoir à la théologie. Il faudra attendre l'avènement du matérialisme pour que l'homme retrouve sa place parmi les créatures.

• Il faudrait montrer maintenant, ce qui est souvent posé comme une évidence, que cette invention de l'histoire et que cette croyance au salut individuel constituent le support de la croyance matérialiste à la technique et au progrès...

Hegel et Marx

Cette représentation du temps va constituer le patrimoine commun de la culture européenne et le fondement spirituel de ce que nous appelons le "progrès". Le matérialisme moderne, "profanation" du message chrétien, aurait paradoxalement pour substrat une croyance dans le devenir de l'esprit.
Passage d'une croyance en une croissance spirituelle du corps mystique de la chrétienté à la croyance au "salut" par l'accumulation des artefacts techniques (prothèses corporelles).

Nietzsche, etc.

Dans son opposition à "l'araignée venimeuse de la vie" (au christianisme), Nietzsche va au cœur : inculpation de l'incarnation et réhabilitation l'"éternel retour". La négation du christianisme et la négation de l'histoire sont un. "M'a-t-on compris ? Dionysos contre le crucifié." (Ecce Homo, IV, 9). C'est ce que N. nomme la "mauvaise conscience" du christianisme, l'intériorisation de la douleur qui est visée. La souffrance met la vie en accusation : pour le christianisme la vie doit être sauvée. Dionysos est l'extrême appréciation de la vie quand le Christ est son extrême dépréciation. "Même quand le christianisme chante l'amour et la vie [...] il aime la vie comme comme l'oiseau de proie aime l'agneau : tendre, mutilée mourante" ((Deleuze, 1962, p. 17). Du point de vue chrétien, "la vie doit être le chemin qui mène à la sainteté", du point de vue dionysiaque, "l'existence semble assez sainte par elle-même pour justifier par surcroît une immensité de souffance". (VP, IV, 464)

Passage du ressentiment (c'est ta faute) à la mauvaise conscience (c'est ma faute)...

Références


Deleuze, 1962, Nietzsche et la philosophie, Paris.
Douglas, M., "Social and Religious Symbolism of the Lele of Kasaï", Zaïre, IX, 4, 385-402.
-- 1957, "Animals in Lele Religious Symbolism, Africa, XXVII, I, 46-58.
-- 1975, Implicit Meaning, Essays in Anthropology, Londres, Boston.
Gilson, E., 1943, L'esprit de la philosophie médiévale, Paris.
Krige J. D. et E. J. Krige, 1943, The Realm of a Rain-Queen, a Study of the Pattern of Lovedu Society, Londres, New-York.




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