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Copyleft : Bernard CHAMPION

2 Éléments d'Ethnographie Malgache
Mots clés : Antemoro Sorabe Ancestralité Tanguin Choc des cultures
Développement
Champs : Ethnographie Histoire Anthropologie du développement Anthropologie de l'image

1 - Zafimahavita
sur le “choc des cultures”
2 - Les trois pierres du foyer
des clans et des clones dans la vallée de la Manañano
3 - Visages d'Ambila :
-
le diaporama (.wmv) (.mov) (4') pour le Musée des Arts premiers (Quai Branly)
-
le livre : <www.ocean-editions.fr>
- le site : Ambila
4 - Zafimahavita : funérailles dans le Sud-est Malgache
(film 40') (film allégé)
dossier pédagogique : l'ancestralité
5 - La Case, les Sorabe, L'Histoire
6 - Le Tanguin
poison d’épreuve à Madagascar : mode d’emploi
7 - La parenté dans les contes
programme de recherche
8 - Riziculture traditionnelle et S.R.I.
9 - La fonction missionnaire :
sur la mission lazariste à Fort-Dauphin (1648-1674)
10 - Les Compagnies de commerce
et la première colonisation de Madagascar (1642-1674)

présentation


Quand le futur vient de derrière :
Le concept malgache de temps et d'ordre du monde
et conséquences pour le transfert de technologie


par Öyvind DAHL

Depuis quelques années, il est devenu clair pour les agents du développement que le transfert de technologie est plus qu'un transfert d'équipement technique. La technologie, c'est aussi un savoir, des compétences techniques, le développement de techniques nouvelles à partir d'anciennes connaissances, l'intégration de nouvelles idées dans des systèmes de valeurs traditionnels, et l'adoption de nouvelles pratiques dans des sociétés ayant d'autres règles sociales. Cet accent récent sur l'aspect humain de la technologie a éveillé l'intérêt pour le domaine, en plein développement, de la communication interculturelle. Comment des gens de milieux culturels différents se comprennent-ils ? Dans quelle mesure les concepts étrangers sont-ils adaptés à la société traditionnelle ? Quelles sont les conditions posées par le milieu culturel ? Quelles sont les conséquences pour le transfert de technologie ?
Dans cet article, nous allons étudier certains aspects culturels qui semblent jouer un rôle important dans la société agricole de la région de Vakinankaratra, sur les hautes terres de Madagascar. Par conséquent, le terme "Malgache" dans cet article fait référence au Malgache des espaces ruraux des environs d'Antsirabe, dans la région de Vakinankaratra. Depuis une vingtaine d'années, l'Eglise Luthérienne de Madagascar (FLM), soutenue par la Société de Mission Norvégienne (NMS), et l'Agence Norvégienne du Développement (NORAD), ont dirigé quelques projets agricoles dans la région. Plutôt que d'aborder les détails techniques de ces programmes2 nous étudierons certains aspects culturels et philosophiques qui semblent jouer un rôle majeur pour l'introduction d'une technologie nouvelle dans la société. En raison de l'espace limité qui m'est imparti, nous nous limiterons à deux sujets qui, cependant, sont liés ; le concept de temps et le concept d'ordre du monde.

Le concept de temps : Le passé dans le présent

Comment le Malgache désigne-t-il et pense-t-il le temps ? Le nom commun malgache faisant référence au temps est fotoana. Il peut signifier l'heure ou le lieu d'une rencontre. Plus récemment, cette signification s'est élargie pour désigner également des périodes de temps, une durée. Tamin' ny fotoana nanjakan' ny mpanjaka (Au temps où le roi régnait)3. Aussi les règles du cycle féminin sont appelées fotoana.
A Madagascar, ce qui a eu lieu dans le passé est exprimé par les mots taloha ou teo aloha 4 (avant, devant), tandis que les évènements à venir sont désignés par aoriana, any aoriana (après, derrière) ou any afara 5 (dernier). Une autre expression désignant le futur est amin' ny manaraka (dans ce qui suit).
Plusieurs informateurs m'ont expliqué que le passé et le présent étaient connus et visibles. Ce qui a déjà eu lieu et les expériences des ancêtres sont "devant nos yeux" (teo alohan' ny maso), alors que le futur est complètement inconnu ; il est "derrière" (any aoriana), il nous suit de derrière, ou comme ils le disent : "Personne n'a d'yeux derrière la tête".
Si c'est le cas, cela veut dire que le Malgache se déplace dans le futur à reculons ! Ou, pour être probablement plus juste : l'observateur ne se déplace pas à travers le temps, c'est le temps qui vient de derrière et dépasse l'observateur. Par là même, n'ayant des yeux que sur le devant de la tête, il ne peut "voir" que les évènements présents et passés. Le futur est inconnu. Quand les Malgaches se souhaitent la bonne année, l'expression habituelle est : arahaba fa tratry ny taona (félicitations pour avoir été atteint par l'année). Ce n'est pas la personne qui atteint la nouvelle année, mais l'année qui rattrape la personne. Le temps est fait d'entités se déplaçant par rapport à l'observateur. On n'y peut pratiquement rien. Egalement on dit manenjika ny fotoana 6 (Le temps court après/suit), dans les cas où les Occidentaux auraient dit "Le temps passe, le temps fuit". On dit aussi d'ailleurs mihazakazaka ny fotoana (Le temps court).
A plusieurs reprises, j'ai interrogé des gens sur leur conception du temps. Interrogés sur l'orientation du temps, les informateurs sont souvent embarrassés et ne s'accordent pas toujours pour savoir si le futur est devant ou derrière. Mais ils sont toujours d'accord sur le fait que les notions métaphoriques 'avant' et 'derrière' ont les significations locatives désignées et que ce sont bien les jours et les années qui nous ont rattrapés, et non le contraire. Si on peut parler d'une conception de temps linéaire chez les Malgaches, comme on trouve aussi parmi les Occidentaux, cette conception est orientée à l'envers de ce qu'elle est normalement chez les Occidentaux.
Le passé est appelé lasa (passé) ou taloha (avant, devant). Le futur est appelé ho avy ('à venir', futur proche). Le futur proche est "l'horizon du présent perçu" (Bourdieu 1963 : 61). Il est complètement différent du futur vu en tant que série abstraite de possibilités interchangeables et mutuellement exclusives. De la même manière, le futur proche est perçu comme le présent actuel, auquel il est rattaché par une unité organique. Le futur n'est pas ouvert comme un vaste champ de possibilités innombrables, ayant des probabilités de réalisation équivalentes. Au contraire, le futur proche ne peut pas ne pas se réaliser. C'est une partie de l'inéluctable ordre du monde, mais il est inconnu et l'Homme n'y peut pratiquement rien, si ce n'est de s'y soumettre.
Le passé est différent. Le passé est connu, il est "en face des yeux". Ce qui s'est passé hier, l'année dernière, et dans le passé est réel. On connaît les générations précédentes et les ancêtres. Le passé est présent. Dans la société traditionnelle, les anciens faisaient autorité dans la plupart des domaines de la communauté des vivants. Le conseil des anciens prenait toutes les décisions, et ils étaient les experts agricoles du village. Par conséquent, lorsqu'ils mouraient, on pensait qu'ils avaient encore de l'influence sur la vie des vivants. On disait même que leur pouvoir (hasina) augmentait tellement qu'ils pouvaient en faire encore plus pour les vivants que lorsqu'ils étaient en vie. Toute décision ayant pour but de changer le futur proche est prise en se référant au passé, en se référant aux ancêtres.
On croyait que l'influence des ancêtres leur permettait de trouver des solutions à de nombreux problèmes de la communauté des vivants. Quand la pluie ne tombait pas comme prévu, ou quand l'agriculture ne répondait pas aux attentes, on faisait des dévotions aux ancêtres, sous formes d'offrandes, ou en changeant le linceul de leurs os secs au cours de la cérémonie d'exhumation (famadihana) 7. On pensait (et on continue à penser dans beaucoup de cas) que leur pouvoir était si grand qu'ils pouvaient influencer jusqu'à la fertilité du sol, les humains et les animaux. Par conséquent, le passé vit à travers la présence des ancêtres, juste "en face des yeux" (alohan' ny maso).

Trois concepts du temps

Dans cette section, nous étudierons trois concepts du temps qu'on trouve dans plusieurs cultures, et aussi dans la culture malgache, notamment le temps linéaire, le temps cyclique, et le temps lié-à-l'évènement.
Le concept de temps linéaire peut être représenté par une ligne venant du passé, passant par le présent et dirigée vers le futur. On peut y mettre des points de repère indiquant des points de temps aussi bien dans le passé comme dans le futur. Ainsi le temps peut être mesuré ; les instruments utilisés sont le calendrier et la montre. Le temps est devenu un objet. Il peut être utilisé, épargné, ou gaspillé. Une conséquence de cette notion de temps est que la planification à long terme est devenu possible. On peut discipliner ses activités, introduire des emplois de temps et mettre des délais pour livraisons, etc. Probablement ce concept de temps linéaire est la base de la production industrielle. Une autre de ses caractéristiques est qu'il est surtout orienté vers le futur, au moins chez les Occidentaux. Ces derniers se plaignent ainsi de n'avoir jamais assez de temps. "Je n'ai pas de temps", "le temps s'enfuit" sont des expressions courantes.

Même si ce concept de temps linéaire est très répandu dans l'Occident, il n'est pas inconnu à Madagascar, seulement l'orientation est peut être renversée comme on vient de le constater. Avec l'introduction du système d'éducation occidentalisé, le temps linéaire recevra de plus en plus de poids, surtout dans les villes, peut être aussi l'orientation en sera influencée.

Dans les milieux ruraux le concept de temps cyclique formé par l'expérience du rythme du jour, des saisons et de l'année agraire est peut-être plus répandu. Le rythme des gens et des animaux pendant les saisons de l'année donnent l'idée que le temps est répété dans des cycles avec un rythme sans fin. Egalement la vie quotidienne est pleine de répétitions cycliques pour les repas, et pour les activités des animaux. Ce sont les rythmes des animaux, de la nature, et de la société qui servent de points de repère. La langue malgache abonde en termes indiquant les moments du mouvement diurne. Ces expressions font référence à des expériences courantes -les évènements des différentes heures du jour : Maneno akoho (quand le coq chante), mitatao vovonana (quand le soleil est en haut du toit), et des expressions similaires.
Le concept de temps cyclique est surtout orienté vers le passé, le futur existe plutôt comme une répétition du passé. Quand les fermiers conservent les semences pour la saison suivante, ils suivent le rythme et les techniques hérités des ancêtres afin d'assurer la saison prochaine. C'est une répétition de ce qui a été fait auparavant -une imitation du passé. Ce n'est pas le résultat d'une planification du futur. L'attitude à l'égard de cette réalité n'est pas de la contrôler mais de s'y soumettre ; c'est la position du réceptionniste. Il faut s'adapter à l'ordre du monde. Cependant le cycle n'est pas tout-à-fait clos, on peut évoluer en adoptant des expériences nouvelles dans le cycle qui suit.
Dans une telle conception, le temps n'est pas limité ; par contre, il devient une ressource abondante, il y a toujours du temps qui "suivra".

Le troisième concept de temps est ce que j'appelle le temps 'lié-à-l'événement'. Dans ce concept le temps est devenu une expérience subjective, un événement vécu. Le savant Africain John Mbiti (1976) a remarqué que les Européens ont commis une faute quand ils croient que les Africains des sociétés traditionnelles "gaspillent" le temps quand ils sont assis sous des arbres sans rien faire. Selon Mbiti, quand ils ne font pas d'activités, ils ne produisent rien, il n'y a pas de marqueurs de rythme, pas d'évènements, pas de temps, et rien à 'gaspiller' ou 'épargner'. Le seul temps réel est le temps vécu, "expériencé".
Le résultat logique est que le 'taxi-brousse' ne partira pas à une heure précise de la journée, mais quand il sera plein, quand il aura à son bord suffisamment de passagers pour rentabiliser le coût du voyage. De même, la réunion commencera "quand les gens sont là", et non à une heure fixée à l'avance. C'est l'événement ("c'est plein" ou "les gens sont là") qui déclenche l'action, et non un moment lié à un repère temporel mesurable. Ce concept de temps est appris subjectivement et ne peut pas être mesuré et manipulé comme le concept de temps linéaire objectif de l'Occident.
Un autre résultat de ce concept de temps lié -à- l'événement est observé quand les magasiniers ne réalimentent jamais les stocks avant qu'ils ne soient à court de pièces détachées, de médicaments, ou autres. Les nouveaux articles ne seront commandés que lorsqu'il ne reste plus rien. On fait rarement des provisions pour l'avenir. L'événement qui pourrait déclencher une nouvelle commande c'est que le stock est épuisé. Le fait qu'on doit attendre des semaines et des mois pour réalimenter le stock n'est souvent pas considéré. De telles considérations sont liées à un concept de temps linéaire où le futur est devant les yeux !
Dans ce concept de temps les relations avec les vivants sont prioritaires. Un de mes étudiants s'est excusé quand il était en retard en disant : "J'ai rencontré mon oncle, et c'est pour cela que je n'ai pas pu venir à l'heure de notre rendez-vous". La démonstration de respect concret pour son oncle était plus importante que le moment du temps objectif et abstrait de notre rendez-vous. Improvisations et réarrangements sont attendus et servent comme moyens de confirmation des relations interpersonnelles (Hall 1983).
Si la dominance est sur le concept de temps lié -à- l'événement, la planification ne se fait qu'à court terme. On attend l'événement pour enclencher une action. La planification à long terme devient illusoire. Seulement le vécu est réel.
Le temps ne consiste pas seulement en événements ponctuels. Le temps est aussi la durée. La durée peut être décrite par des expressions comme indray mipy maso (en un clin d'œil), indray mitono valala (le temps que cela prend pour griller une sauterelle), indray mahamasa-bary (le temps que cela prend pour cuire du riz), ou des expressions semblables. Le concept de temps est lié-à- l'événement -ou il fait référence à des évènements consécutifs. Fohy ny androntsika (Notre vie est courte). La durée de la vie est exprimée par le terme 'jours' (andro) qui sont les moments importants. Les épisodes et les processus servent aussi de points de repère pour d'autres évènements. "Cela s'est passé au début de la saison des pluies", "nous allons commencer après le repas du soir", etc…
Le concept du temps lié-à-l'événement fait allusion à des processus actuels et les exprime verbalement ou à travers des actions. Il fait référence à des phénomènes quotidiens, et s'y adapte sans les défier. Les évènements vécus sont plus importants qu'un temps convenu lié à une montre (la matérialisation du concept de temps linéaire) 8.

Temporalité et cosmologie

L'univers, la nature, et la vie des gens ne sont pas le fruit du hasard, mais suivent l'ordre du monde -Iahatra (ordre, organisation, ou arrangement). L'idée sous-jacente est celle de la prédestination. (Razafintsalama 1978 ; Rahajarizafy 1970). Quand il se passe quelque chose d'important, et particulièrement à l'occasion d'un décès, les gens font habituellement les commentaires suivants : Hatao ahoana, fa izao no lahatr' Andriamanitra (Que peut-on faire, c'est la volonté de Dieu) ou Izao no lahatra (c'est l'ordre du monde).
Les circonstances inévitables de la vie sont souvent attribuées à l'ordre du monde. "L'intention (fikasana) est le fait de l'homme, mais le commandement et l'ordre du monde sont le fait de Dieu". Et ce n'est pas seulement la vie des gens, mais l'ordre temporel du monde, les jours et les nuits, les mois et les années, et les constellations stellaires, qui font parties de l'ordre du monde. La place que nous occupons dans l'univers est notre lahatra (prédestination). Beaucoup de tabous dans cette culture sont relatifs à l'ordre du monde. Par exemple : on ne peut pas inhumer quand le soleil se lève, sous peine de nouveaux décès dans la famille.

Le concept d'ordre du monde est lié au concept de tody (retour, représailles). Si l'on a fait quelque chose de mal sans avoir été puni par ses voisins, le tody -une force impersonnelle- viendra punir le fautif. Il n'y a pas d'échappatoire possible. Par exemple : si quelqu'un a tué une personne, il devra tôt ou tard renoncer à la vie. La réciprocité s'observe aussi pour les bonnes actions, mais habituellement on ne nomme pas cela tody (Andriamanjato 1957).
Dans la vie, les idées sur le tody sont vécues comme elles sont exprimées dans ce proverbe : mandrora mitsilany ka mahavoa tena (Si on crache quand on est sur le dos, cela ne retombe que sur soi-même).
L'idée est qu'on récolte toujours les conséquences de ses actes.
Manetsa vary mahalana : ny ataontena ihany no alaina. (Celui qui sème des grains de riz trop espacés récolte le maigre fruit de son travail).
Si les représailles compensent les mauvaises actions, les gens sont satisfaits, comme le montre l'exemple récent d'un fokonolona (une communauté villageoise) qui avait imposé la construction d'une maison pour la Croix-Rouge en dépit du refus du propriétaire du terrain. Un cyclone est passé et a démoli la maison. Notodin' ny nataony ; (Ce qu'ils ont fait leur retombe dessus), fut le commentaire du propriétaire du terrain.
Les concepts malgaches du temps -linéaire, cyclique ou lié-à-l'événement- sont considérés comme une partie de l'ordre universel. Ils donnent une orientation et une certaine marge de manœuvre à l'être humain. Dans le cas où cette marge est transgressée, et par là même l'ordre universel des choses, le temps / la destinée ramènera les choses à l'ordre établi. Si le développement nécessite la remise en question de l'harmonie dans laquelle tous les êtres humains devraient vivre, et à laquelle ils devraient s'adapter (par exemple, si quelqu'un commet une erreur menaçant l'ordre de l'univers), le temps se révèle lui-même être une force qui corrige la faute et ramène les choses à leur état d'ordre initial. Si, par exemple, une culture échoue dans un champ nouvellement cultivé, cela signifie que l'harmonie ou l'ordre établi des ancêtres est menacé. Il est possible qu'un tabou inconnu ait été violé, mais le temps (ou l'ordre du monde) corrigera l'erreur, et obligera le fermier à abandonner le terrain nouvellement cultivé.
Le temps orienté n'est pas symétrique. Le présent n'est pas le point central entre le passé et les évènements à venir qui peuvent être extrapolés à partir du passé connu. Le futur ne peut pas être prévu en fonction du passé. Habituellement, chaque calcul ou chaque prédiction sur le futur est illusoire. Tant que ce n'est pas vécu, ce n'est pas réel. Toute ingérence dans les possibilités du futur, toute prise de contrôle d'évènements à venir, ou toute planification aboutissant à un certain but dans un futur abstrait est difficile. Par conséquent, il faut s'adapter et "aller à la rencontre de ce qui vient", "se laisser porter par les vagues de la vie" (manaraka ny onjam-piainana). Les façons d'agir deviennent 'passives' et 'adaptatives', constituées de réponses à ce qui est observé dans l'immédiat ; elles ne transgressent pas les limites du présent, comme on l'a aussi observé en Nouvelle-Guinée (Girard 1968 : 173 ; Barth 1975 : 135). Le passé est la réalité, le futur est hypothétique. Le temps a son existence propre. Il se situe au-delà du contrôle des êtres humains. C'est une caractéristique essentielle de l'univers, et non de l'Homme lui-même. L'Homme est emprisonné dans les mouvements du temps.
Conséquemment au fait que le temps, tout comme l'ordre du monde, est hors d'atteinte de l'Homme, il est très difficile et souvent inutile d'essayer de faire des prévisions et de planifier des projets dans les villages. Particulièrement lorsqu'on sait qu'il est souvent irréaliste d'établir un programme qui doit être suivi dans le temps. Selon la philosophie malgache, si les vœux et les désirs des hommes sont mal orientés, leur influence sur le temps sera provisoire. Le temps réétablira tout (maintenant ou plus tard), par une sorte de retour universel, ou en recommençant au moment où l'erreur a été commise. Les soi-disants Hommes libres, s'ils font un mauvais choix, verront le résultat de leur travail anihilé. La lutte de l'Homme dans une mauvaise direction est vaine.
Les actions divergentes surtout ne seront d'aucune utilité. Si plusieurs personnes ne coordonnent pas leurs intentions, leurs actions ne seront pas le point de départ du progrès, mais celui du désordre.
Ce rapport au temps est une leçon de patience. Si l'on a un dessein qui au mieux pourrait être la réalisation d'une mission donnée par les aînés ou les ancêtres, il ne peut être accompli que dans certaines circonstances. On doit trouver la meilleure occasion, le meilleur moment pour lancer le projet. Si le moment propice est passé, il faut attendre une constellation plus favorable. Le rôle de l'astrologue (mpanandro) est de préciser le bon jour et le bon moment pour toute activité.
Vivre avec ce concept de temps est aussi une leçon d'humilité. On ne peut rien faire au-delà du temps. Toute initiative est au même moment une activité très risquée, suivant qu'elle sera ou non acceptée. Il faudra toujours admettre et corriger les erreurs. Il est vain de s'assurer une prise sur le futur.

Quand les différents concepts du temps se rencontrent

En raison de différents concepts de temps, -linéaire, cyclique, et lié-à-l'événement-, et la soumission de l'Homme à l'ordre du monde, on ne serait pas surpris par les conflits observés quand les différents concepts de temps se rencontrent sur la même arène.
Par exemple, les projets malgaches de développement dans la région mentionnent souvent le manque de planification à long terme. La moindre planification ne peut être faite que sur une base à court terme. Comme le dit un dicton populaire : Ny akaiky aloha no vonjena (Précipite-toi d'abord sur ce qui est à portée de main). Et une autre maxime dit : Aleo ho faty ampitso toy izay ho faty anio (Plutôt mort demain que mort aujourd'hui), ce qui signifie qu'il faut d'abord considérer le futur immédiat. Comme déjà mentionné, beaucoup d'agents du développement se plaignent des magasiniers et des vendeurs qui ne réalimentent jamais les stocks avant qu'ils ne soient à court de pièces détachées, de médicaments, ou autres. Les nouveaux articles ne seront commandés que lorsqu'il ne reste plus rien. On fait rarement des provisions pour l'avenir. Tsy mitsinjo ny vody andro ho merika (On ne se soucie pas du crachin qui apparaît plus tard dans la journée), dit le proverbe. Du point de vue du temps cyclique ou lié-à-l'événement, cette façon d'agir est assez logique. L'événement qui déclenche la nouvelle commande d'un article est l'observation que "c'est vide" ou "il n'en reste plus rien" (lany) ; mais tant qu'il reste encore une pièce, aucune provision supplémentaire pour l'avenir n'est nécessaire.

Si quelque chose est convenu, le Malgache n'aime pas donner un délai précis. Il dispose de nombreuses expressions pour modérer sa promesse, comme par exemple : Tokony ho vita amin' ny asabotsy ny lakan-drano hono (Il est dit que le canal pourra probablement être achevé samedi). Le tokony (pourra probablement) et le hono (il est dit) l'aident à éviter le tsiny (les reproches) (Andriamanjato 1957) si éventuellement le canal n'est pas achevé pour diverses raisons. Le travail à faire peut être spécifié très clairement, mais pas le délai. Cependant, il n'y a pas de raison de s'inquiéter ; si le travail a été convenu mutuellement, il sera achevé - un jour.
Le problème pour le transfert de la technologie moderne est que, dans le système malgache, toute action ou tout événement aura sa durée propre, une forme et un rythme propres qui ne peuvent pas être adaptés à une structure extérieure homogène. Mais si toute chose a sa durée propre, il sera difficile d'intégrer différentes activités au sein d'un même cadre de travail, et de prédire que les choses vont se produire à un moment précis. Il n'y a pas de délais à respecter, pas de 'date-limite' ; cela ne sert à rien de précipiter la réalisation d'un moment précis. Les choses se produiront "quand le temps est mûr" (rehefa masaka). Il est impossible de demander "Quand cela se produira-t-il". Parce que, comme nous l'avons précisé, "le temps est a chose elle-même" (Johanson 1985). On commence "quand les choses sont prêtes" (Hall 1959 : 10), quand la situation est mûre et pas avant. Personne ne peut savoir à l'avance : "Cela apparaîtra". Le temps n'est pas une norme extérieure qui peut interférer dans les actes pour les déclencher. Au contraire, ce sont les évènements qui déclenchent les actions à mener.
Ainsi, la durée ne peut être spécifiée. Le temps ne fixe ni le début ni la fin d'un acte. "Tout acte doit purement et simplement prendre le temps qu'il s'avère devoir prendre". (Johanson 1985 : 121).
Dans une conception comme celle découverte dans cette culture, on comprend que l'importance du principe de causalité disparaît. Le temps place continuellement les Hommes en présence de contretemps, d'actions rétroactives, de contre-coups. Assez souvent, il est difficile de déterminer quelle est la cause et quel est l'effet. La seule chose que l'Homme puisse faire est de s'adapter et de se tourner vers le passé, vers les ancêtres qui peuvent influencer le futur proche en vertu de leur pouvoir.
L'orientation vers le passé et l'absence de notion d'un futur éloigné rendent difficile l'introduction de toutes sortes de 'modernisation' et de 'développement'. Par exemple, il est difficile d'organiser des systèmes précis de distribution et de communication. Fixer un rendez-vous dans le futur signifie qu'il faut orienter ses actions vers un point situé dans le futur. Mais c'est un domaine qui n'existe pas encore, il est "derrière" (any afara, any aoriana). Le résultat de cette attitude est que le futur ne peut être planifié, tout au moins à long terme au niveau du village ; cela signifie également que les institutions d'un capitalisme moderne, en termes d'économie, d'expériences, et d'entreprenariat deviennent hasardeuses, parce qu'elles sont toutes des extrapolations dans un futur qui, pour beaucoup de gens, n'existe qu'en tant que futur immédiat, l'à-venir (ho avy). Le futur n'est pas ouvert, représentant différentes alternatives observées à partir du présent ou du passé vécu. L'accumulation d'argent et de biens qui peuvent être investis n'a pas de sens. Faire des économies en vue d'un investissement futur devient abstrait. Au contraire, il est souvent observé dans cette région qu'on préfère contracter des emprunts pour les investissements immédiats et les rembourser petit-à-petit, souvent à un taux d'intérêt exorbitant.
Cette absence de vision du futur éloigné peut être l'une des raisons des difficultés rencontrées par le gouvernement pour lutter contre l'érosion des sols. Planter des arbres, c'est planter pour un futur éloigné -même si les arbres sont bons pour la coupe après une période de croissance de seulement 15 ans-. "Cela peut nous aider à l'avenir, mais aujourd'hui les arbres peuvent empiéter sur les pâturages", comme on le dit, ou comme on l'exprime par cette maxime : ny akaiky no vonjena aloha (Effectuer d'abord ce qui est le plus à porter de main). Le futur éloigné est illusoire, seul le futur proche, l'à-venir, peut être pris en considération.
Un des problèmes pour le transfert de la technologie, c'est que plusieurs outils modernes sont conçus pour un fonctionnement selon le concept de temps linéaire orienté vers le futur. Quand le futur éloigné n'existe pas, l'introduction de la technologie moderne subit plusieurs reculs. Sans un emploi de temps précis, sans délais, il n'y a pas de raison de prévoir, de planifier ou de se précipiter. Dans plusieurs cas les moteurs sont actionnés jusqu'à ce qu'ils s'arrêtent par manque d'entretien, et souvent la réparation n'est plus possible. Vu de l'angle du concept de temps lié-à-l'événement un tel procédé est tout-à-fait normal : c'est le fait que le moteur s'est arrêté, qui exige l'action et pas un entretien selon le nombre des heures écoulées ou les tours effectués. L'entretien doit être prévu à l'avance et est exigé même sans signes ou évènements indiquant que le temps est 'mûr', et évidemment, c'est une action trop abstraite.
Conclusion

Confronté à la vision malgache du monde, intégrant le concept de temps et l'ordre universel, l'agent du développement sentira que les fermiers subissent la pression de puissances occultes et aveugles. Il les cataloguera comme étant des fatalistes, mais cela pourrait bien être une conclusion trop hâtive. Le fermier a aussi élaboré des rituels magiques dans le but de contrôler les puissances de l'ordre du monde. Mais les Occidentaux et les Malgaches occidentalisés contrôleront et conquerront la nature sans respecter l'ordre du monde ou les ancêtres. L'ordre du monde (et le concept malgache du temps) est ressenti par l'agent du développement comme agissant de façon complètement arbitraire, et comme rendant futile et inutile toute planification dans l'avenir. Toutes les initiatives pour changer ou améliorer dans le futur les conditions matérielles semblent quasiment impossibles. En fait, le comportement fataliste est souvent observé. Quand quelque chose d'inattendu survient, comme un accident ou une mort subite, un dicton courant dit : Atao ahoana moa ? (Qu'est-ce-qu'on peut y faire ?). La réponse implicite est "rien".
Pour un Occidental ou un Malgache occidentalisé, qui travaille avec le transfert de la technologie moderne, il est facile de considérer le concept malgache du temps et de l'ordre du monde comme étant une notion arriérée et une superstition indéracinable. Elle semble irrationnelle en refusant toutes les valeurs de la production technologique occidentale : l'orientation vers un résultat, le rendement, la réalisation des travaux, l'inventivité et l'esprit de construction, la rigueur à l'égard du travail et du temps, l'organisation en vue d'un objectif et la planification, l'efficacité et la rentabilité.
Mais nous avons vu que les concepts malgaches de cosmologie et de temporalité ont leur logique interne, et elles sont inhérentes aux croyances, à l'importance des ancêtres et à l'économie de subsistance. Par conséquent, on ne peut pas la modifier facilement, certainement pas uniquement en introduisant de nouveaux équipements techniques. La modernisation technique doit être adaptée à l'Homme et aux données culturelles de la région concernée. Mais les conceptions culturelles et les attitudes à l'égard de la nouvelle technologie doivent également évoluer. Trop de projets de développement ont négligé ces facteurs socio-culturels. Les hordes de tracteurs dévorés par la rouille devraient suffire à prouver la justesse de cette assertion. Cette situation n'est pas exceptionnelle ou particulière au cadre malgache. L'économie et la technologie occidentales modernes ont aussi une histoire dans les pays occidentaux. Le développement était probablement incompatible avec l'ancienne vision fataliste du monde qui prédominait aussi dans l'Europe médiévale, comme l'a signalé Max Weber il y a longtemps. Les philosophes et les écrivains africains sont aussi conscients de cela. Les concepts du temps, l'ordre du monde, l'androcratie, les obligations familiales, le clientélisme, les réseaux informels, et l'oppression des femmes sont des barrières à un développement nouveau et moderne (comme c'était le cas en Europe). Le facteur crucial de tout développement est l'Homme lui-même. Par conséquent, le développement doit commencer là où se trouve l'Homme et se développer sur la base de sa vision du monde et de sa conception du temps. L'Homme est son propre agent du développement. En adoptant la nouvelle technologie, il adopte aussi de nouvelles attitudes et de nouvelles conceptions de la cosmologie et de la temporalité.
Si on opte pour la technologie moderne, alors on entérine les concepts de temps, d'efficacité, de rentabilité, et d'orientation vers le futur éloigné. L'attitude la plus sage est peut-être de suivre l'exemple du caméléon, qui peut orienter ses yeux indépendamment dans toutes les directions -que le futur soit devant ou derrière-, comme le dit le proverbe malgache "Fais comme le caméléon quand il marche : regarde devant et garde un œil tourné vers l'arrière" Manao dian-tana : banjinina ny aloha, todihina ny aoriana.

BIBLIOGRAPHIE

Andriamanjato, R. (1957. Le tsiny et le tody dans la pensée malgache. Paris : Présence Africaine.
Barth, Fredrik (1975), Ritual and knowledge among the Baktaman of New Guinea.
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Bourdieu, Pierre (1963) The Attitude of the Algerian Peasant Toward Time,
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