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Riziculture traditionnelle et système de riziculture intensive (S.R.I.)
dans la vallée de la Manañano
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Communication au colloque
Sciences, techniques et technologie dans lOcéan Indien, du XVIIe au XXIe siècles
12-13 octobre 2005
(Une version de ce texte a été publiée dans la Revue Historique de l'Océan Indien, 2006, pp. 219-228.)
Introduction
Cette communication a pour objet de tenter de mettre en évidence la représentation sociale et cognitive du savoir technique dans une société traditionnelle. Cette question comporte des enjeux anthropologiques mais aussi sociaux, puisquelle concerne les outils du développement. Je souhaite rappeler, à partir dobservations de terrain conduites entre 1998 et 2003 dans la région de Manakara sur la côte orientale de Madagascar :
1°) que lagronomie traditionnelle repose sur un savoir expérimenté et validé et quelle entre, en cela, dans le champ scientifique ;
2°) que, dans la société traditionnelle, on ne peut séparer la technique et la sociologie, les activités matérielles et la religion (le savoir technique mis en uvre dans les pratiques culturales est interprété localement de manière holistique), pour poser enfin la question (à titre programmatique) :
3°) de cette collaboration, pour nous contradictoire, du savoir technique et de sa représentation symbolique. Si ça marche et puisque ça marche lanthropologie doit aussi chercher à rendre compte de lefficacité de ces représentations pré-scientifiques.
Dans la société traditionnelle, en effet, le savoir technique laction des plantes médicinales, par exemple est enveloppé dans la cosmologie et son efficience associée à des représentations anthromorphes, alors quil fait lobjet de disciplines séparées et spécialisées dans le savoir qui nous est dispensé à lécole et à luniversité (cest en effet le détachement, lobjectivité et la clôture épistémologique disciplinaire qui valident, pour nous, la constitution des savoirs). Les programmes de développement qui tentent de convaincre le paysan traditionnel dadopter de nouveau modes de culture en négligeant les conséquences sociales de cette nouveauté sont, le plus souvent, on le sait, voués à léchec. Cest ce dérangement qui va me servir de fil conducteur dans cette brève présentation de la confrontation de lagronomie traditionnelle et de lagronomie se réclamant du calcul.
Le premier point énoncé : Que lagronomie traditionnelle repose sur un savoir expérimenté et validé peut sembler une évidence. Il nen est rien. Au sortir dun entretien avec deux techniciens agricoles malgaches, formés à lagronomie occidentale et attachés à une station damélioration des semences, à Marofarihy, le collègue malgache avec qui je travaille sur le terrain ma dit en privé : Oh ! la, la ! Tu les as drôlement choqués !
Ce nest évidemment pas ce quon attend de lethnologue : déranger et encore moins choquer. Le collègue justifie alors sa remarque ainsi : Tu leur as dit que les paysans nétaient pas des idiots !
En réalité, javais tout simplement rappelé dans la discussion que nous venions davoir (où il était question de la résistance des paysans au S.R.I. que les techniciens en cause avaient pour mission de diffuser) que le riz que nous mangions nétait pas tombé tout fait du ciel ; que les formes cultivées résultaient dune sélection opérée par les paysans de génération en génération ; que lorsque lon compare les formes sauvages du riz avec les formes domestiquées, il apparaît dévidence que les caractères des espèces cultivées ne peuvent se transmettre que par la mise en pratique de ce que lon nomme en génétique le mot est savant, mais la pratique est banale le syndrome de la domestication (vide supra : 5.2). Et donc que les paysans nétaient pas des idiots
Quest-ce donc qui justifie ce jugement implicite : que les paysans seraient des idiots ?
Cest quils se refusent à adopter cette nouvelle technique de riziculture (dite S.R.I. : système de riziculture intensive), que les agents de développement voudraient leur voir embrasser, préférant les méthodes ancestrales, moins productives, aux nouvelles. Pourquoi ?
Les paysans ont évidemment de bonnes raisons pour cela. Ce sont donc les termes de cette opposition, agriculture traditionnelle et agriculture "raisonnée" que je vais rapidement exposer.
Situation géographique de la vallée de la Manañano
Éléments sur la riziculture traditionnelle
Sur la côte orientale de Madagascar, au Nord de Manakara, la vallée de la Manañano se déploie du pays Tañala jusquà locéan. La vallée comprend une partie haute où prédominent les cultures de rente comme le café, le poivre, les agrumes, ainsi que des cultures vivrières comme le manioc et une partie basse, formée de marais et de buttes, où le riz occupe lessentiel des surfaces cultivées. Elle est composée de cinq communes rurales : Mizilo au Nord-Ouest, Amboanjo à lOuest, Marofarihy au Centre, Nosiala au Sud-Est et Ambila au Nord-Est.
Lixa (Félix) dans la rizière de son père, poussant (de droite à gauche ) : Lemainty, Lekitatra et Lesada
Il y a deux récoltes de riz par an : vary hosy et vatomandry. Le cycle cultural commence avec le semis du vary hosy (août) et la récolte du vatomandry (juin) le clôt. Ces appellations, vary hosy et vary vatomandry, sont souvent utilisées comme des repères temporels alors quelles qualifient aussi des variétés. (Cette opposition saisonnière se retrouve dans la plupart des représentations traditionnelles : au Sri Lanka, par exemple, on oppose les variétés cultivées dans la saison dite maha, associée à la mousson du nord-est et la saison dite yala, associée à la mousson du sud-ouest, variétés respectivement de quatre et de trois mois.) Le paysan traditionnel est en mesure didentifier au moins sept variétés de riz et den détailler lécologie et les propriétés. Les critères de classification avancés relèvent moins de caractères botaniques que de particularités culturales ou nutritives. Cette homogénéité des types (bien que des mélanges soient constatés) résulte, bien sûr, dune sélection des semences. Le choix des plus beaux épis et, préférentiellement, des grains de la partie inférieure de lépi est en mesure dassurer cette homogénéité et cest vraisemblablement par des voies identiques que les paysans de lantiquité opéraient : les blés retrouvés dans les tombeaux égyptiens (Gain, 1905 : 364) montrent ainsi des types distincts.
Le vary hosy est ainsi par exemple une variété de riz ancestral, cultivé à partir du mois daoût et moissonné en janvier, dont la semence, vary hosy tenany, est dite héritée des ancêtres. Les semences, entreposées dans le grenier à riz familial, proviennent de la dernière récolte et sont introuvables sur le marché. Chaque chef de famille met un soin particulier à cette culture du vary hosy qui, grâce au savoir des anciens, se reproduit dannée en année, de même que se succèdent, de génération en génération, les enfants de la lignée. La culture du vary hosy réunit dailleurs les membres du lignage et manifeste leur identité propre.
La culture de cette variété nécessite un temps assez long (par rapport à la culture des vary vatomandry), six mois pleins, et une technique dont, dit-on, seuls les agriculteurs expérimentés ont la maîtrise ; depuis larrachage des plants jusqu'au repiquage, les jeunes sont exclus de cette culture. Deux sarclages sont nécessaires et le développement de la plante, dont les feuilles sont plus longues que les feuilles des autres variétés, nécessite beaucoup deau (leau doit arriver à mi-cuisse).
Ce riz est consommé dans les grandes occasions, le grand repas (nahandrobe, vide supra : La troisième pierre du foyer : des clans et des clones dans la vallée de la Manañano) qui rassemble, tous les trois ans, les gens de la vallée, par exemple ; on léchange solennellement quand on contracte mariage ; il est donné aux femmes qui viennent daccoucher, aux malades
Le riz des ancêtres, qui est une panacée (jai envie de dire universelle, non pour sacrifier au pléonasme, mais pour signifier la diversité de ses registres daction), est aussi apprécié pour ses qualités gustatives et le sentiment de réplétion quil procure.
Le travail des rizières pour les vary vatomandry commence en octobre, les semailles se font en novembre, le repiquage en février, lépiaison commence en avril et la moisson est effectuée en juin. Cette variété de riz à cycle rapide (trois à cinq mois) mobilise tous les membres de la famille. Plusieurs variétés sont cultivées pendant cette période : le zavamena, le maroandrano, le fotsy avarina. De ce fait, la récolte de vatomandry est plus importante que celle du vary hosy.
Le vary kitrana est une autre variété de culture rapide. Il peut être cultivé deux fois par an, en parallèle avec la culture du vary hosy et avec la culture du vary vatomandry. Le vary kitrana tire son nom de kintana étoile, par référence a sa croissance rapide. Cette culture, réputée relativement aisée, permet de subvenir aux besoins familiaux en période de soudure.
La propriété de la terre est collective. La répartition des rizières ainsi que les cultures sont sous le contrôle des clans fondateurs. Les rizières collectives répondent aux besoins propres des clans et des lignées. Responsables de lexploitation de ces rizières collectives, hosin-drazana, les chefs de lignée ont aussi pour charge de répartir et de redistribuer chaque année les terres de culture aux foyers composant la grande famille. La répartition des rizières et lorganisation de la culture révèlent ainsi les articulations de la structure sociale et mettent en évidence la cohésion communautaire qui en conditionne lexercice.
Une rizière familiale, au pied de la colline dAmbila
Un cas décole : les tentatives dintroduction du S.R.I. dans la région rizicole dAmbila
Est-il possible daméliorer une culture ancestrale qui semble avoir atteint ses limites, sans intrants et sans équipement supplémentaire ? La réponse des partisans du S.R.I. (Système de Riziculture Intensive) est oui. La technique en cause consiste, après une germination contrôlée, à opérer le repiquage quand le plant na pas plus de deux semaines, alors que, traditionnellement, le repiquage seffectue à environ deux mois. Cette technique, qui permet de doubler la productivité, est vantée pour sa rationalité, sa simplicité et son évidence.
Son adoption ne répond cependant pas aux attentes des agents du développement. Parce que lagronomie des manuels et cest pour cela que lagronomie est une science, je lai rappelé isole la céréale et les techniques agricoles de leur environnement social et culturel. Nécessitant la mise en uvre de conditions matérielles précises par exemple un contrôle rigoureux de leau un changement radical dans les usages et les représentations, un travail supplémentaire (un sarclage plus exigeant), cette méthode révolutionnaire ne rencontre pas le succès escompté.
Il faut se représenter que, pour le paysan, la riziculture est autre chose quune activité de subsistance tout en nétant, aussi, quune activité de subsistance. Autrement dit : on ne peut pas isoler le riz et sa culture de la vie sociale du villageois qui nest pas quun agriculteur au sens où il consacrerait (et devrait consacrer selon les développeurs) toutes ses forces et tout son temps à lagriculture. Constat quun paysan modèle rencontré à Marofarihy (infra) résume en ces termes (critiques) : Pour le paysan, lagriculture nest pas une profession. Ce paysan modèle étant vu par les villageois, comme un asocial absolu : Personne ne viendra chercher son corps quand il mourra ! nous a-t-on dit. Voilà les termes du débat.
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Un ouvrage consacré à cette technique (dont les résultats ont fait lobjet dévaluations contradictoires dont je ne parlerai pas ici ; la revue Nature sen est fait lécho dans deux livraisons de lan passé : Nature, vol. 428, pp. 360-1, 25 mars 2004 et vol. 429, p. 803, 24 juin 2004) a été publié à Antananarivo en 1996. Loptimisme cartésien qui émane de cet ouvrage intitulé Discours de la méthode du riz (Vallois, P., Institut de Promotion de la Nouvelle Riziculture) est certes contagieux pour un esprit se réclamant du rationalisme, mais sa référence à Descartes paraît bien faire, si je ne me trompe, du paysan traditionnel un représentant de la Scolastique médiévale... Voyons donc la théorie.
Une méthode dune rationalité exemplaire
Le système de riziculture intensive repose sur quatre principes simples et interdépendants :
- le repiquage des plants le plus tôt possible pour limiter le trauma de larrachage et de la replantation ;
- le repiquage en carré espacés pour permettre le tallage et loxygénation ;
- le sarclage pour éviter létouffement des jeunes plants ;
- le contrôle a minima de lirrigation pour favoriser les combinaisons organiques qui alimentent le métabolisme cellulaire.
Ces principes sont interdépendants en effet :
- En repiquant moins de 15 jours après le semis (1), en abandonnant le pratique violente de larrachage à 50 jours (en moyenne), qui casse les racines et affaiblit la plante en plein développement, on permet la pousse de tiges secondaires et le tallage ; à condition de :
- ménager un espace espace vital maximum (espacements de 30 à 50 cm) aux jeunes plants (2) qui pourront ainsi développer de multiples tiges ;
- de sarcler régulièrement la rizière (3) pour en arracher les mauvaises herbes qui concurrencent les jeunes plants, absorbant les minéraux du sol et captant la lumière ;
- et de contrôler lirrigation a minima pour favoriser loxygénation du sol et éviter de noyer les plants.
Au plan bio-énergétique, cette priorité donnée, tout au long du processus, à loxygénation facilite lactivité des cellules de la plante (des mitochondries qui décomposent les molécules nutritives et en récupèrent lénergie : apport doxygène, de phosphore, de nutriments ; rejet deau, de gaz carbonique et dadénosines tri-phosphoriques, ATP...).
Au plan pédagogique, il nest pas difficile, à linverse, de se représenter lépreuve que constitue pour la plante le repiquage à 50 jours. A ce moment, elle a déjà atteint la moitié de sa croissance. Elle a poussé ses racines dans le sol, elle a développé ses feuilles pour absorber lénergie et, alors quelle entre dans sa phase de croissance accélérée (préparant reproduction et maturation), on larrache du sol pour lui demander de ressusciter après cette catastrophe. Il suffit dobserver cette opération dans la rizière (en cessant de croire que cest là chose naturelle, puisque cela se pratique depuis des générations et des générations) pour comprendre la violence en cause. Larrachage, qui se fait sans égards, est suivi dune opération qui consiste à frapper la touffe de plants arrachés sur le pied, pour en dégager la terre et faciliter la constitution des bottes qui seront ficelées et laissées en place un jour ou deux. Toutes ces opérations ont pour effet de stopper les fonctions vitales de la plante qui devra, littéralement, renaître après ce trauma et on peut comprendre, par opposition, lopportunité du repiquage, nécessairement précautionneux (nous avons vu une vieille femme mimer par dérision cette chirurgie capillaire, faisant du pouce et de lindex le geste dune pince à épiler saisissant un objet minuscule), du jeune plant dont la croissance nest pratiquement pas interrompue.
La conséquence logique de ce dernier traitement est de permettre le tallage de cette céréale extraordinaire quest le riz : au lieu que les tiges naissent toutes du brin-maître, chaque bourgeon développe une tige qui bourgeonnera à son tour donnant des talles de 2°, 3°, 4° rang, chacune des tiges pouvant donner un épi. Le tallage peut ainsi se révéler huit fois plus important que lors du repiquage classique (le cumul du nombre des tiges sexprime par une progression exponentielle du type a.bx.2 ).
Au fond, il s'agit de cultiver le riz comme sil nétait pas une plante aquatique. Lors de sa croissance, le riz demande un sol humide mais non saturé d'eau, et on peut même l'assécher régulièrement, ce qui a pour effet de développer les racines. La rizière, nétant plus inondée en permanence, laisse sans doute croître les mauvaises herbes, mais celles-ci vont servir de compost... Tout cela suggère que la domestication, ayant jusqualors exploité les ressources dune graminée aquatique croissant naturellement dans un milieu concurrentiel, peut encore pousser son avantage en tirant parti hors de leau des dispositifs qui lui ont permis de prospérer dans leau. A condition dy consacrer un soin vigilant et des efforts suivis.
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Car, au vu de ce que le riz pourrait produire, on peut dire aussi que le paysan traditionnel a mis au point la méthode la plus rationnelle pour produire le maximum avec un minimum (lappréciation étant toute relative) defforts et de précautions : faut-il, en effet, que le riz soit vivace pour résister à tous ces mauvais traitements et, alors quil est plus ou moins laissé à labandon jusquà la récolte (lappréciation étant, là aussi, toute relative), néanmoins donner au paysan de quoi subsister. Si lon veut faire bénéficier le paysan de cette nouvelle méthode, il faut donc considérer non seulement les intérêts immédiats auxquels il est attaché, mais aussi se représenter ce quil peut perdre (le terme étonnera bien sûr lagronome formé à la morale du travail et du calcul économique) en adoptant ces nouvelles techniques qui induisent de nouveaux usages. Il faut donc entrer dans sa logique et dans son système de valeurs.
Un instantané : le paysan modèle de Marofarihy ou le conflit de la modernité et de la tradition
Je prendrai comme exemple (ou comme contre-exemple) le portrait et la situation de ce paysan modèle cité plus haut.
Rencontré en janvier 1998, cet homme a assimilé les préceptes moraux et la religion du travail de lenseignement luthérien. Sa phrase forte, je lai dit, est : Pour le paysan traditionnel, lagriculture nest pas une profession. Pour lui, en revanche, lagriculture, ce doit être comme un travail de bureau (sic)... Il explicite : quand la femme vient voir son mari au bureau, elle attend lheure de la sortie, elle ne peut faire comme si elle était chez elle. Mais sil est au champ, pas de problème, puisque ça nest pas un travail. Il a calculé quun paysan traditionnel travaillait une heure par jour. Il lui faut, en effet, faire des visites à la famille ; il lui faut toujours prendre le temps de parler ; il y a des jours fady où il ne peut pas travailler ; il se doit de participer au kabary, doù, bien sûr, il revient ivre ; le lendemain, il nest pas en état de travailler, etc.
Lhomme se présente comme un animateur rural. Il a fait lécole et la marine marchande. Il a visité lEgypte. Mais ses photos et ses souvenirs ont été brûlés dans lincendie (criminel) de sa maison. Il parle avec une sorte de fanatisme résigné. Il a écrit à la craie sur le linteau des portes des formules du style : Quas-tu fait de ta journée ? et il débite des proverbes moralisateurs du genre : Qui instruit sinstruit, Qui sinstruit mesure son ignorance, Qui prête à son ami perd son ami et perd son argent, La banque nest quun magasin où lon dépose ce que lon a gagné, Vite fait on na jamais bien fait... (il serait Témoin de Jéhova).
Sur la méthode du S.R.I., il confirme quau lieu dune unité, on en obtiendrait 6 à 8 par hectare (appréciation extrêmement optimiste).
- Pourquoi, alors, est-ce que ça ne prend pas ?
- Mais cest parce quils sont toujours ivres, alors ils ne peuvent pas faire la différence !...
Iendrin'i Leravo
Cet original est évidemment un asocial, un étranger dans sa propre société. Il dit que les autres le considèrent comme un fou. Mais ça change, et il ne soccupe pas des autres... Il possède des livres dagronomie. Il lit la notice épinards, soja : parfois appelé pois chinois, après les ufs, cest lui qui contient le plus de lécithine. Permet à de nombreuses populations asiatiques de se passer de viande, etc... Son personnage nest pas précisément celui de la modernité triomphante qui servirait de modèle au paysan... Il sest fixé ici après son service militaire, effectué juste à côté (il y avait autrefois un centre de développement agricole). Il a eu droit à 5 hectares. Lagronome vazaha, dit-il, lestimait beaucoup (la maison aux murs de ciment quil habite paraît être un vestige de cet ancien centre de formation). Il voulait absolument devenir agriculteur. Cétait sa vocation...
- La période de soudure ?
- Il y a des solutions, cultiver des concombres, etc. Ce nest absolument pas un problème.
A la question :
- Comment les gens ne voient-ils pas ces évidences ?
- Cest quils ne pensent quau présent. Demain sera un autre jour. Ils nont pas le sens du futur
On nous dira de ce pionnier : Sil meurt personne ne viendra le chercher pour le porter chez lui. Il est en effet originaire de la vallée du Faraony et les villageois nont pratiquement pas de rapport avec lui. Cela fait vingt ans quil est là et je viens seulement de découvrir que nous étions en parenté... commente un informateur.
Les observations de notre paysan modèle ne sont dailleurs pas dénuées dobjectivité. La question est de savoir à quel système on veut appartenir. Les termes du choix offert aux paysans par les nouvelles techniques sont souvent de cet ordre : renoncer à la vie sociale pour des avantages matériels problématiques où lon reconnaît évidemment le dilemme classique des chances et des risques de lémancipation individuelle.
La logique de la riziculture traditionnelle
Lévaluation portée par le paysan modèle, certes partisane, nest donc pas sans vérité :
- Dans le monde traditionnel, la vie sociale prime lintérêt individuel pour la simple raison quun individu isolé ne dispose(rait) pas des moyens économiques, familiaux, psychologiques de survie. Limplication de tous dans les activités concurrentes de lagriculture décrite par notre contempteur de la vie traditionnelle est nécessaire. Elle est valorisée comme telle par la tradition.
- Dans le monde traditionnel, le destin dun homme ne sarrête pas aux limites de son existence physique ; il ne se réduit pas non plus à la satisfaction de ses intérêts matériels, tels que lactivité économique et le calcul rationnel du moderne peuvent les combler.
La représentation de lagriculture est globale, cosmologique, et non seulement matérielle.
Rien ne se fait hors du contrôle de la grande maison, la maison collective. Toute innovation doit donc passer par ce lieu de discussion qui est aussi un lieu de décision (on constate souvent, à linverse que la ferme modèle, à part de la vie sociale, est un corps étranger dont laction nest quindirecte et dont les innovations sont plus souvent censées servir les intérêts de ladministration que les intérêts des paysans). La grande maison est le cur de lorganisation sociale et la connaissance du terrain enseigne quil ne peut en être autrement.
Iabani Landy
Un exemple : le village dAmbila.
Construit sur une butte exondée des marais du même nom, ce village occupe dans la vallée de la Manañano une fonction politique et religieuse quil doit à son ancienneté. Il essaimera en plusieurs villages-cadets, généralement établis sur dautres éminences, du rivage de locéan jusquaux contreforts du pays Tanala. La place centrale du village, au sommet de la colline, est occupée par les grandes maisons (traño-be) des treize clans dAmbila. Le centre de la place donne à voir la constitution : trois pierres, comme les trois pierres du foyer, représentant les clans fondateurs sont fixées dans le sol. La structure spatiale et la structure en étage de la colline dAmbila font de celle-ci un centre administratif, politique et religieux et les maisons qui loccupent sont en réalité des maisons de fonction. Le système politique étant caractérisé par la rotation des charges, les familles quon peut voir installées dans telle maison, noccupent pas leur habitation propre. La structure en étage du village ne résulte pas seulement dun dispositif contre la propagation du feu mis en place quand le village a été refait après lincendie qui la ravagé en 1962. Elle correspond à la fonctionnalité sociale.
Loriginalité de la constitution sexprime par le caractère électif, la rotation triennale des fonctions cheffales, une division ternaire correspondant aux groupes originels et par un souci de parité entre ces groupes fondateurs (chaque titulaire est pourvu dun adjoint appartenant à une unité symétrique). Chacune des trois unités de base possède un chef (mpanjaka), chaque maison collective est dirigée par une tête de maison et le village par un souverain dont la charge est triennale. La trano-be est à la fois un lieu de réunion, un lieu de culte, une habitation pour le représentant élu du clan et un hébergement occasionnel pour les habitants dautres villages venus pour une solennité.
Cest par le jeu dune représentation constitutionnellement redistribuée et régulièrement soumise à examen que sorganise la vie sociale. Ambila tient aussi sa centralité politique et religieuse de cette visibilité : la constitution étant matérialisée par lorganisation spatiale de la colline. Toutes les lignées, tous les clans sont ainsi représentés sur cette figure princeps de la société. Cest là que se règle la vie de tout le territoire, quon décide des activités agricoles et rituelles, quon rend la justice, quon procède aux élections pour les différentes charges, quon reçoit les hôtes de marque... Un litige non résolu au sein dun village cadet sera porté à Ambila. Cest là que les grands rassemblements se tiennent, rituels ou exceptionnels, et cest là quun défunt reviendra et quil sera veillé avant quon ne lemmène au tombeau.
On voit à ces quelques éléments que, faute davoir compris ces principes de lorganisation sociale qui commandent les valeurs de cette énigmatique mentalité traditionnelle, il sera encore plus difficile daccéder aux stratégies qui inspirent les activités agricoles.
Réhabilitation de la rizière de Vina ny Dabe (Iabani Justin au premier plan ; les monts Tañala, au fond)
Les anciens rois Antemoro sont réputés pour les grands travaux dirrigation quils ont réalisés. La tradition a ainsi produit et transmis des techniques et un savoir agronomique expérimenté par un grand nombre de générations. Un relevé des différents états du réseau irrigué, barrages, canaux, siphons, etc., de la région, permet dapprécier lapport ancien dans ces systèmes. Le bref aperçu donné plus haut des connaissances variétales montre que les paysans ne sont pas des idiots et que lagronomie traditionnelle, ici comme ailleurs, contient en dépôt le savoir accumulé de générations dagriculteurs experts. Comment le dialogue que lhomme entretient avec la nature depuis 10.000 ans (depuis la révolution néolitihique) aurait-il pu se perpétuer sans cette connaissance ? Nous héritons et nous marchons sans le savoir dans les pas des paysans de la préhistoire.
Ainsi nous faut-il comprendre que les appellations anthropomorphes de la croissance et de la maturation du riz, par exemple : vary mitsimoka : qui commence à germer ; vary mamaky anaka : qui talle, qui se divise pour donner des enfants ; vary biboko (vehavy biboko : femme enceinte) dont lépi, complètement formé, nest pas encore sorti et forme saillie dans sa gaine ; vary teraka, dont lépi est né, entièrement sorti de sa gaine ; vary milango, riz presque bon à manger ; vary matoy, riz âgé, tout à fait mûr, bon à couper... (Dandouau, 1922) ont partie liée avec la domestication.
Qui enseigne les nouvelles techniques doit être conscient du fait que celles-ci ne sont pas culturellement neutres (le S.R.I. requiert certainement une autre philosophie du temps et du travail). On ne peut manquer dêtre frappé, dailleurs, des certitudes des techniciens agricoles qui constatent le peu de temps que les paysans consacrent à leur rizière tout en paraissant eux-mêmes assez peu occupés qui vous expliquent, pour finir, que là où le gouvernement et les instances internationales sont intervenues pour apporter aide technique, semences et subventions, le paysan attend tout de lEtat, tandis que dans les zones où cet apport na pas eu lieu, la capacité dinitiative est notablement plus importante...
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Pour conclure :
Je concluerai en notant, bien sûr :
que la prise en compte des valeurs de la tradition est nécessaire :
- et pour la compréhension des techniques de cultures et des savoirs agricoles autochtones ;
- et pour lintroduction de toute technique innovante ;
mais aussi ce fait qui relève de lanthropologie cognitive que dans les sociétés anciennes, les pratiques techniques et les représentations symboliques forment un tout. Sagissant de la sidérurgie en Afrique traditionnelle, par exemple, le forgeron ne fait aucune différence entre lapport de manganèse qui facilite la réduction du fer en abaissant la température de fusion et lajout dune crête de coq dans le foyer
Jai tenté de montrer ailleurs (Note sur lAme du Mil, Journal des Africanistes, 1991. t. 61, fasc 2, Paris, et : http://www.anthropologieenligne.com/pages/05/5.1.html ; http://www.anthropologieenligne.com/pages/05/5.2.html), concernant des pratiques ayant la reproduction dune plante allogame pour objet, le mil (Pennisetum) en loccurrence, comment le processus de sélection et de domestication de la céréale était pensé en homologie avec léducation des jeunes gens. Les pratiques symboliques, en réalité, conceptualisent en termes humains des opérations purement techniques. Et ça marche
Il convient donc de sinterroger sur la place et la fonction de cette empathie dans la maîtrise du procès technique. (On notera avant examen que, conformément à ses prémisses, ce que la technique séparée nest pas en mesure de faire : penser la société, la technique globale dont lefficacité propre démontre, du même coup, la pertinence de la pensée globale le réalise.)
Je vais terminer avec le paysan modèle qui ma servi de fil conducteur pour exposer cette matière.
Ses fils lui demandent un jour :
Papa, où est notre tombeau ? [A Madagascar, on ne demande pas : Qui es-tu ? mais : Où est ton tombeau ? Le tombeau est une sorte de carte didentité.]
Il répond :
Vous êtes des Malgaches. Un Malgache peut être inhumé partout à Madagascar
Papa, quels sont nos fady (tabous, interdits) ? [Il existe des interdits alimentaires, claniques ou familiaux, possédant aussi une fonction identitaire.]
Le paysan modèle répond :
Nous sommes comme les vazaha [les européens, les étrangers] ; nous navons quun interdit : le déficit
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Post-scriptum (discussion)
Le champ éducatif : rapprocher lécole et lapprentissage agronomique
Une difficulté de léducation dans les pays en voie de développement tient dans lopposition entre les apprentissages scolaires et lapprentissage des techniques traditionnelles. Cest dabord une opposition de calendrier. Un ministre de léducation malgache se réjouissait davoir fait coïncider le calendrier scolaire malgache avec le calendrier scolaire français. Cela est assurément utile pour le petit nombre détudiants malgaches qui iront étudier en France ; cela éloigne en revanche lécolier de son milieu au lieu de ly intégrer puisquil doit se rendre à lécole pendant les périodes les plus actives du calendrier agricole. Comme lécole na pas pour seule fonction de former des fonctionnaires, cela élargit le fossé entre lenfant et le milieu dans lequel il devra nécessairement faire sa vie.
Une voie : lexpérience des écoles vertes (prônée par Charles Renel, directeur de lEnseignement à Madagascar dans le premier quart du XXe siècle).
Lexpérience des écoles vertes savère en effet une alliée pour lintroduction du S.R.I. : quand cest le jeune garçon qui peut expérimenter chez lui cette technique et en faire apparaître la productivité à ses aînés... Au lieu de substituer lécole à lagriculture, nest-il pas plus pertinent, en effet, dannexer lécole à lagriculture ?
Le régime de la propriété foncière, la tradition et linnovation technique
La propriété est traditionnellement collective, mais on voit de plus en plus de ventes de parcelles du terroir commun les os de la lignée devant notaire. Les villageois perçoivent parfaitement que ce sont les innovations techniques et lindividualisme qui les supporte qui entament leur mode de vie. Le boycott auquel a été soumis pendant neuf mois une commerçante chinoise de Marofarahy ayant fait lacquisition de 42 hectares de terre, après avoir été convoquée plusieurs fois à Ambila dans la trano-be qui considérait ce terrain comme sa propriété traditionnelle démontre cette conscience. Linnovation technique est donc souvent perçue, non comme un moyen de développement, mais comme un danger.
Documents cités
(voir bibliographie sur la domestication des céréales à la page Références.)
Champion B., 1991, Note sur lAme du Mil, Journal des Africanistes, 1991. t. 61, fasc 2, Paris.
Gain 1905, Sur des variétés de blés pharaoniques, Compte rendu du Congrès international darchéologie, Athènes.
Dandouau A., 1922, Contes populaires des Sakalava et des Tsimihety, Alger.
Uphoff N., Fernandes E., Longping Y., Jiming P., Rafaralahy S., et J. Rabenandrasana, 2002, Assessments of the System of Rice Intensification, Actes du colloque de Sanya, Chine, Cornell International Insitute for Food, Agriculture and Development.
Vallois P., 1996, Discours de la méthode du riz, Institut de Promotion de la Nouvelle Riziculture, Antananarivo.
Annexe
Bandeau du site de lassociation Tefy saina (louverture... métaphoriquement : la forge de lesprit).
De 1995 à 1998, lA.T.S a travaillé dans la région de Ranomafana avec le «Cornell International Institute for Food, Agriculture and Development» (C.I.I.F.A.D.) dIthaca, New York.
http://ciifad.cornell.edu/sri/index.html
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