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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations
1- Le souverain juge
2- “Pourquoi le sang de la circoncision...”
3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : 4
18- Le territoire de la langue : les deux natures
19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques
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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures


IV - 17.4 L'exemplarité

L'unicité, dans le siècle des génocides, de la tentative d’anéantissement du peuple juif tient dans ce caractère pseudo-rationnel de déni d'humanité. Le “désenchantement du monde”, qui a précisément pour conséquence le déplacement du sacré de la divinité à la moralité, va investir ce déchaînement de barbarie d’une signification exemplaire.

Pour être universellement reconnu en tant que moraliste, l’homme juif ne doit évidemment plus être perçu comme un négatif propre à aspirer le mal, mais comme un égal : sa situation traditionnelle doit révéler à l’autre homme cette passivité transcendante qui définit sa spécificité. Alors que, pour le nazi, cette passivité démontre une indignité et une indifférence à l’autre qui le conforte dans son mépris, le chrétien d’aujourd’hui voit là un signe. Avant, le juif était un sectaire incorrigiblement rebelle à la Parole. Sa passion le fait aujourd’hui exemplaire : le génocide a fait un moraliste du bouc émissaire. Non seulement l’antisémitisme de système, banal avant-guerre, n’est plus possible parce qu’il ne signifie plus “nationalisme ordinaire” mais “crime contre l’humanité” : Hitler a précipité une évolution historique en démontrant par un archaïsme d’un modernisme dévastateur le caractère criminel de l’archaïsme ordinaire. Ce qui fait du peuple juif un peuple moral, ce sont les conditions objectives de sa moralité, la constitution d’une entité métaphysique de survie fondée sur le renoncement aux signes extérieurs de la souveraineté. Esse non videri. Les conditions de cette moralité disparaissent avec la reconnaissance universelle : l’élection s’est changée en une injustice massive. Désignant l’homme juif à la vindicte universelle, elle le fait modèle universel de l’injuste souffrance, dès lors qu’il est considéré comme un égal. Le juif d’aujourd’hui revendique une histoire particulière, un humanisme particulier et non une humanité à part. “La France est juive, comme elle est bretonne, bourguignonne ou corse...” (Le Monde du 5-6 janvier 1986). Dans un siècle libéré des simili-spéciations religieuses, le peuple juif faillit devenir banal. Au milieu du dix-neuvième siècle, des écrivains juifs, enthousiastes de l’assimilation, proposèrent de retirer du dictionnaire le mot “juif”, cette appellation chargée des opprobres d’un autre âge. Mais le nazisme le rendit à son exception avec une telle violence que, sous le regard de cette égalité qui l’avait libéré, il devint commun à tous, moral, généralisé. Exemplaire, maintenant que l’humanité est convertie à l’humanité. Universel à force d’exception, le message de la passion juive le dispute aujourd’hui en moralité au message chrétien d’amour universel. “Auschwitz est le Golgotha des temps modernes”, dira Jean-Paul II en juin 1979.

Auschwitz, “planète de cendres” (Haïm Gouri), est devenu le centre de gravitation de la moralité universelle.

La polémique à propos de la création d’un carmel à Auschwitz - il s’agirait, une fois encore, de convertir une spécificité cette fois d’autant moins supportable qu’elle est plus sainte - ou plus morale - que la généralité chrétienne, révèle et réveille le conflit originel de l’élection et de la généralisation. “L’Église catholique, déclare le président du CRIF au Monde du 7 octobre l986 a eu tendance à se présenter comme le “véritable Israël” et, en quelque sorte, à nous effacer de l’histoire.” Le Soir du l4 octobre 1985 annonce : “Un couvent de carmélites dans le dépôt de gaz mortels à Auschwitz”. Un tract diffusé par l’association “Aide à l’Eglise en détresse” à l’occasion de la visite du pape Jean-Paul II en Belgique, au printemps 1985, expliquait : huit carmélites d’Auschwitz “construisent de leurs mains le signe sacré de l’amour de la paix et de la réconciliation qui témoignera de la puissance victorieuse de la Croix de Jésus”. “Ainsi, de ce lieu jadis point de départ de la mort rayonnera une vie nouvelle”. “Ce couvent […] deviendra une forteresse spirituelle, un gage de la conversion des frères égarés de notre pays et une preuve de notre bonne volonté pour effacer l’outrage dont le Vicaire du Christ est si souvent l’objet”. Selon un prêtre polonais interrogé par l’enquêteur dépêché par le consistoire de Bruxelles, “l’idée vient du pape, alors qu’il n’était encore qu’archevêque de Cracovie : installer à Auschwitz un haut lieu de prière, de réconciliation et de pénitence”. Des ecclésiastiques, pourtant, s’alarment de ce projet : “Pour l’opinion mondiale et pour moi, déclare l’évêque Decourtray sur France-Inter le 6 décembre 1985, c’est de la tentative d’extermination totale des juifs, qu’on appelle la Shoah, qu’Auschwitz est le symbole. Une pareille épreuve a conféré au peuple juif à travers ses martyrs une dignité particulière qui est son bien propre. Et construire un carmel à Auschwitz serait, selon moi, toucher à cette dignité extrême”.

Rattrapage, récupération ou expiation, la concurrence entre le pouvoir de généralisation d’un fait ritualisé (la valeur de symbole de la passion du Christ) et le caractère irréductible d’un fait innommable illustre un paradoxe de l’exemplarité : le moraliste doit être à part et commun, unique et significatif. (“Nous sommes les vrais circoncis, écrivait Tertullien, fils de centurion, car nous avons été retranchés dès l’origine”). Il doit être suffisamment fermé pour signifier l’ouverture. La généralisation morale achoppe sur sa propre généralité. Si l’Holocauste est le drame le plus représenté, cela n’est pas seulement dû, entre autres raisons, à la vigilance pédagogique des survivants, mais aussi et concurremment à la valeur passionnelle d’images qui tirent d’une vérité historique incroyable leur crédibilité rituelle. La tentative de christianisation d’Auschwitz est peut-être un équivalent théologique de cet intérêt “médiatique”. Absolument retranché, l’homme juif était tout sauf exemplaire : il participait négativement à la moralité en portant la part maudite. Il participe positivement à la moralité quand ce sont ses bourreaux qui deviennent incompréhensibles. Ce couple monstrueux d’un bourreau qui recherche dans la modernité les signes religieux du mal, trouve dans l’histoire les raisons de la fin de l’histoire (annulation sans retour d’un mal traditionnellement assigné, vide supra) et d’une victime qui interprète les convulsions de la modernité dans les termes de la tradition fascine ; confondant et tragique par l’acharnement abstrait du bourreau et la défense religieuse de la victime. L’un et l’autre inintelligibles, mais engagés dans un drame d’une telle inhumanité qu’il en devient fondateur d’une nouvelle humanité : “Plus jamais ça !” La généralisation morale achoppe sur sa propre généralité : ce fait irréductible qui place le bourreau et la victime dans l’opposition de l’universel et du spécifique - le bourreau, de culture chrétienne, représente une sorte d’achèvement de l’universalité en face d’une victime intraitable, puisqu’elle est censée incorporer le mal - est le dénouement qui relance la généralisation. Le scandale de l’histoire passe en mesure le scandale de la Croix. Rattrapage : “Effacer l’outrage dont le Vicaire du Christ est si souvent l’objet...” (les fondateurs de l’association dont émane le tract cité seraient liés à l’extrême-droite et connus pour leur passé de collaborateurs). Récupération : les témoins que l’Église associe au sens d’Auschwitz : “un convertisseur, une convertie” : le père Kolbe, aujourd’hui canonisé, “dont la mort héroïque ne peut faire oublier qu’il fut le directeur de journaux d’un antisémitisme quasi pornographique dans la Pologne d’avant-guerre, fanatique pour lequel il n’y avait de bon juif que converti et une juive, Edith Stein, qui ne se distingue des autres juifs assassinés que par sa conversion et son entrée au carmel sous le nom de Thérèse Bénédicte de la Croix” (L’Autre journal, n° 2, 1986). Expiation : selon le cardinal Macharski, le carmel “témoigne du devoir d’expiation des chrétiens et de leur volonté de communion, de réconciliation. Notamment avec le peuple juif”. Le carmel, dira un jésuite, “est consacré à l’expiation des crimes commis par les nazis. Ce n’est certes pas au nom du Christ qu’ils sont devenus des assassins, mais cette monstruosité a poussé sur le terreau de la civilisation européenne fertilisé par vingt siècles de christianisme. Qui d’autre, alors, doit faire pénitence, sinon des chrétiens ?”

L’Église ne peut proposer le juif en exemple sans renoncer au Nouveau Testament ; le juif ne peut accepter l’étreinte de cette expiation - si celle-ci vaut effacement de son exception et assimilation : “Leur charité [des catholiques] ne pourra jamais consentir à ce que la passion d’Auschwitz soit, même en noble pensée, arrachée au mystère d’Israël” (Emmanuel Lévinas, dans le Figaro du l4 avril l986) - sans se convertir ou s’extrovertir alors que sa tradition d’exil le fait métaphysiquement introverti. L’universel ne peut réduire le spécifique quand celui-ci le dépasse en universalité, quand il démontre rétrospectivement une signification morale qui s’impose à l’humanité. Auschwitz : l’Inappropriable. Le fait religieux d’un monde sans religion.

Aux sources de la morale : la forme semblable. Dans la conscience occidentale d’aujourd’hui, l’émotion indicible devant l’extermination du semblable se dit expérience du sacré (c’est le mot qui vient naturellement sous la plume des commentateurs de Shoah, le film de Claude Lanzmann - par exemple : “Shoah est un film Sacré. Qui continue de travailler ensuite dans les têtes” (Le Monde du 28-29 juillet 1987). Aux sources de la morale, la reconnaissance de la forme humaine et, emblématiquement et pédagogiquement, la reconnaissance du plus faible. “Quand Allah le veut, le prisonnier enchaîne son gardien.” Dans le cercle de la proximité, la faiblesse du faible intime la force du fort. “Quand on frappe le juif, dit Kafka, on tue l’homme.” Qui frappe le faible ou celui qui vit sous sa protection tue l’homme en lui-même. Dans la situation du juif traditionnel, exception à la loi de la souveraineté élémentaire, il y a un symbole qui rappelle l’homme au devoir de reconnaissance, à cette ouverture sans laquelle il n’y a pas d’humanité. Dans le refus de reconnaître l’humanité alors que le monde moderne égalise la forme humaine, dans le déni religieux, administratif, matérialiste de la forme humaine, il y a le symbole du mal absolu. “Ce génocide a été, en vérité, une tentative de déicide. Il a montré, en croyant prouver le contraire que tout être humain a une valeur infinie”. (André Frossard)


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Voilà peut-être, en effet, la clé de la Shoah pour comprendre aujourd’hui : qu’après Nuremberg, la Charte universelle de l’habiter soit une charte du cohabiter. Et qu’il faille dire, pourtant, à propos de la guerre des Balkans : “‘Plus jamais ça’, une fois de plus”, posant du même coup la question de l’irréductible dans l’habiter. Le paradoxe, aujourd’hui en effet, de cette “guerre morale” entreprise pour neutraliser le crime contre l’humanité, c’est de constater qu’elle soude autour du criminel, certes des Serbes aveuglés de propagande, mais des Bulgares, des Roumains, mais des Grecs parfaitement avertis des populations déplacées, prises en otage, massacrées ou meurtries. Et que, alors qu’il nous paraît à nous, occidentaux, totalement impensable d’argumenter quoi que ce soit en défense, le malheur de l’autre homme ne pèse rien en balance de l’“inaliénable”. “On peut bien nous détruire, dit un jeune Serbe de Belgrade, on ne peut pas détruire notre âme...” L’aveuglement à l’autre, dès lors que cet “inaliénable” est requis, alors que le sacré s’est déplacé de la communauté à l’espèce, alors que les hommes s’éprouvent fondamentalement identiques dans cette contraction de l’espace et du temps qui définit la modernité, paraît bien loger l’énigme du mal dans la constitution de l'homme. L’exemplarité a la forme semblable pour limite.

FIN du chapitre 17

Plan du chapitre 17 :

IV - 17.1 L'énigme du mal
IV - 17.2 Aux origines de la “conscience universelle”
IV - 17.3 Trois expressions de l'antisémitisme
IV - 17.4 L'exemplarité




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