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IV - 17.4 L'exemplarité
L'unicité, dans le siècle des génocides, de la tentative danéantissement du peuple juif tient dans ce caractère pseudo-rationnel de déni d'humanité. Le désenchantement du monde, qui a précisément pour conséquence le déplacement du sacré de la divinité à la moralité, va investir ce déchaînement de barbarie dune signification exemplaire.
Pour être universellement reconnu en tant que moraliste, lhomme juif ne doit évidemment plus être perçu comme un négatif propre à aspirer le mal, mais comme un égal : sa situation traditionnelle doit révéler à lautre homme cette passivité transcendante qui définit sa spécificité. Alors que, pour le nazi, cette passivité démontre une indignité et une indifférence à lautre qui le conforte dans son mépris, le chrétien daujourdhui voit là un signe. Avant, le juif était un sectaire incorrigiblement rebelle à la Parole. Sa passion le fait aujourdhui exemplaire : le génocide a fait un moraliste du bouc émissaire. Non seulement lantisémitisme de système, banal avant-guerre, nest plus possible parce quil ne signifie plus nationalisme ordinaire mais crime contre lhumanité : Hitler a précipité une évolution historique en démontrant par un archaïsme dun modernisme dévastateur le caractère criminel de larchaïsme ordinaire. Ce qui fait du peuple juif un peuple moral, ce sont les conditions objectives de sa moralité, la constitution dune entité métaphysique de survie fondée sur le renoncement aux signes extérieurs de la souveraineté. Esse non videri. Les conditions de cette moralité disparaissent avec la reconnaissance universelle : lélection sest changée en une injustice massive. Désignant lhomme juif à la vindicte universelle, elle le fait modèle universel de linjuste souffrance, dès lors quil est considéré comme un égal. Le juif daujourdhui revendique une histoire particulière, un humanisme particulier et non une humanité à part. La France est juive, comme elle est bretonne, bourguignonne ou corse... (Le Monde du 5-6 janvier 1986). Dans un siècle libéré des simili-spéciations religieuses, le peuple juif faillit devenir banal. Au milieu du dix-neuvième siècle, des écrivains juifs, enthousiastes de lassimilation, proposèrent de retirer du dictionnaire le mot juif, cette appellation chargée des opprobres dun autre âge. Mais le nazisme le rendit à son exception avec une telle violence que, sous le regard de cette égalité qui lavait libéré, il devint commun à tous, moral, généralisé. Exemplaire, maintenant que lhumanité est convertie à lhumanité. Universel à force dexception, le message de la passion juive le dispute aujourdhui en moralité au message chrétien damour universel. Auschwitz est le Golgotha des temps modernes, dira Jean-Paul II en juin 1979.
Auschwitz, planète de cendres (Haïm Gouri), est devenu le centre de gravitation de la moralité universelle.
La polémique à propos de la création dun carmel à Auschwitz - il sagirait, une fois encore, de convertir une spécificité cette fois dautant moins supportable quelle est plus sainte - ou plus morale - que la généralité chrétienne, révèle et réveille le conflit originel de lélection et de la généralisation. LÉglise catholique, déclare le président du CRIF au Monde du 7 octobre l986 a eu tendance à se présenter comme le véritable Israël et, en quelque sorte, à nous effacer de lhistoire. Le Soir du l4 octobre 1985 annonce : Un couvent de carmélites dans le dépôt de gaz mortels à Auschwitz. Un tract diffusé par lassociation Aide à lEglise en détresse à loccasion de la visite du pape Jean-Paul II en Belgique, au printemps 1985, expliquait : huit carmélites dAuschwitz construisent de leurs mains le signe sacré de lamour de la paix et de la réconciliation qui témoignera de la puissance victorieuse de la Croix de Jésus. Ainsi, de ce lieu jadis point de départ de la mort rayonnera une vie nouvelle. Ce couvent [
] deviendra une forteresse spirituelle, un gage de la conversion des frères égarés de notre pays et une preuve de notre bonne volonté pour effacer loutrage dont le Vicaire du Christ est si souvent lobjet. Selon un prêtre polonais interrogé par lenquêteur dépêché par le consistoire de Bruxelles, lidée vient du pape, alors quil nétait encore quarchevêque de Cracovie : installer à Auschwitz un haut lieu de prière, de réconciliation et de pénitence. Des ecclésiastiques, pourtant, salarment de ce projet : Pour lopinion mondiale et pour moi, déclare lévêque Decourtray sur France-Inter le 6 décembre 1985, cest de la tentative dextermination totale des juifs, quon appelle la Shoah, quAuschwitz est le symbole. Une pareille épreuve a conféré au peuple juif à travers ses martyrs une dignité particulière qui est son bien propre. Et construire un carmel à Auschwitz serait, selon moi, toucher à cette dignité extrême.
Rattrapage, récupération ou expiation, la concurrence entre le pouvoir de généralisation dun fait ritualisé (la valeur de symbole de la passion du Christ) et le caractère irréductible dun fait innommable illustre un paradoxe de lexemplarité : le moraliste doit être à part et commun, unique et significatif. (Nous sommes les vrais circoncis, écrivait Tertullien, fils de centurion, car nous avons été retranchés dès lorigine). Il doit être suffisamment fermé pour signifier louverture. La généralisation morale achoppe sur sa propre généralité. Si lHolocauste est le drame le plus représenté, cela nest pas seulement dû, entre autres raisons, à la vigilance pédagogique des survivants, mais aussi et concurremment à la valeur passionnelle dimages qui tirent dune vérité historique incroyable leur crédibilité rituelle. La tentative de christianisation dAuschwitz est peut-être un équivalent théologique de cet intérêt médiatique. Absolument retranché, lhomme juif était tout sauf exemplaire : il participait négativement à la moralité en portant la part maudite. Il participe positivement à la moralité quand ce sont ses bourreaux qui deviennent incompréhensibles. Ce couple monstrueux dun bourreau qui recherche dans la modernité les signes religieux du mal, trouve dans lhistoire les raisons de la fin de lhistoire (annulation sans retour dun mal traditionnellement assigné, vide supra) et dune victime qui interprète les convulsions de la modernité dans les termes de la tradition fascine ; confondant et tragique par lacharnement abstrait du bourreau et la défense religieuse de la victime. Lun et lautre inintelligibles, mais engagés dans un drame dune telle inhumanité quil en devient fondateur dune nouvelle humanité : Plus jamais ça ! La généralisation morale achoppe sur sa propre généralité : ce fait irréductible qui place le bourreau et la victime dans lopposition de luniversel et du spécifique - le bourreau, de culture chrétienne, représente une sorte dachèvement de luniversalité en face dune victime intraitable, puisquelle est censée incorporer le mal - est le dénouement qui relance la généralisation. Le scandale de lhistoire passe en mesure le scandale de la Croix. Rattrapage : Effacer loutrage dont le Vicaire du Christ est si souvent lobjet... (les fondateurs de lassociation dont émane le tract cité seraient liés à lextrême-droite et connus pour leur passé de collaborateurs). Récupération : les témoins que lÉglise associe au sens dAuschwitz : un convertisseur, une convertie : le père Kolbe, aujourdhui canonisé, dont la mort héroïque ne peut faire oublier quil fut le directeur de journaux dun antisémitisme quasi pornographique dans la Pologne davant-guerre, fanatique pour lequel il ny avait de bon juif que converti et une juive, Edith Stein, qui ne se distingue des autres juifs assassinés que par sa conversion et son entrée au carmel sous le nom de Thérèse Bénédicte de la Croix (LAutre journal, n° 2, 1986). Expiation : selon le cardinal Macharski, le carmel témoigne du devoir dexpiation des chrétiens et de leur volonté de communion, de réconciliation. Notamment avec le peuple juif. Le carmel, dira un jésuite, est consacré à lexpiation des crimes commis par les nazis. Ce nest certes pas au nom du Christ quils sont devenus des assassins, mais cette monstruosité a poussé sur le terreau de la civilisation européenne fertilisé par vingt siècles de christianisme. Qui dautre, alors, doit faire pénitence, sinon des chrétiens ?
LÉglise ne peut proposer le juif en exemple sans renoncer au Nouveau Testament ; le juif ne peut accepter létreinte de cette expiation - si celle-ci vaut effacement de son exception et assimilation : Leur charité [des catholiques] ne pourra jamais consentir à ce que la passion dAuschwitz soit, même en noble pensée, arrachée au mystère dIsraël (Emmanuel Lévinas, dans le Figaro du l4 avril l986) - sans se convertir ou sextrovertir alors que sa tradition dexil le fait métaphysiquement introverti. Luniversel ne peut réduire le spécifique quand celui-ci le dépasse en universalité, quand il démontre rétrospectivement une signification morale qui simpose à lhumanité. Auschwitz : lInappropriable. Le fait religieux dun monde sans religion.
Aux sources de la morale : la forme semblable. Dans la conscience occidentale daujourdhui, lémotion indicible devant lextermination du semblable se dit expérience du sacré (cest le mot qui vient naturellement sous la plume des commentateurs de Shoah, le film de Claude Lanzmann - par exemple : Shoah est un film Sacré. Qui continue de travailler ensuite dans les têtes (Le Monde du 28-29 juillet 1987). Aux sources de la morale, la reconnaissance de la forme humaine et, emblématiquement et pédagogiquement, la reconnaissance du plus faible. Quand Allah le veut, le prisonnier enchaîne son gardien. Dans le cercle de la proximité, la faiblesse du faible intime la force du fort. Quand on frappe le juif, dit Kafka, on tue lhomme. Qui frappe le faible ou celui qui vit sous sa protection tue lhomme en lui-même. Dans la situation du juif traditionnel, exception à la loi de la souveraineté élémentaire, il y a un symbole qui rappelle lhomme au devoir de reconnaissance, à cette ouverture sans laquelle il ny a pas dhumanité. Dans le refus de reconnaître lhumanité alors que le monde moderne égalise la forme humaine, dans le déni religieux, administratif, matérialiste de la forme humaine, il y a le symbole du mal absolu. Ce génocide a été, en vérité, une tentative de déicide. Il a montré, en croyant prouver le contraire que tout être humain a une valeur infinie. (André Frossard)
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Voilà peut-être, en effet, la clé de la Shoah pour comprendre aujourdhui : quaprès Nuremberg, la Charte universelle de lhabiter soit une charte du cohabiter. Et quil faille dire, pourtant, à propos de la guerre des Balkans : Plus jamais ça, une fois de plus, posant du même coup la question de lirréductible dans lhabiter. Le paradoxe, aujourdhui en effet, de cette guerre morale entreprise pour neutraliser le crime contre lhumanité, cest de constater quelle soude autour du criminel, certes des Serbes aveuglés de propagande, mais des Bulgares, des Roumains, mais des Grecs parfaitement avertis des populations déplacées, prises en otage, massacrées ou meurtries. Et que, alors quil nous paraît à nous, occidentaux, totalement impensable dargumenter quoi que ce soit en défense, le malheur de lautre homme ne pèse rien en balance de linaliénable. On peut bien nous détruire, dit un jeune Serbe de Belgrade, on ne peut pas détruire notre âme... Laveuglement à lautre, dès lors que cet inaliénable est requis, alors que le sacré sest déplacé de la communauté à lespèce, alors que les hommes séprouvent fondamentalement identiques dans cette contraction de lespace et du temps qui définit la modernité, paraît bien loger lénigme du mal dans la constitution de l'homme. Lexemplarité a la forme semblable pour limite.
FIN du chapitre 17
Plan du chapitre 17 :
IV - 17.1 L'énigme du mal
IV - 17.2 Aux origines de la conscience universelle
IV - 17.3 Trois expressions de l'antisémitisme
IV - 17.4 L'exemplarité
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