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Copyleft : Bernard CHAMPION

2 Éléments d'Ethnographie Malgache
Mots clés : Antemoro Sorabe Ancestralité Tanguin Choc des cultures
Développement
Champs : Ethnographie Histoire Anthropologie du développement Anthropologie de l'image

1 - Zafimahavita
sur le “choc des cultures”
2 - Les trois pierres du foyer
des clans et des clones dans la vallée de la Manañano
3 - Visages d'Ambila :
-
le diaporama (4') pour le Musée des Arts premiers (Quai Branly)
-
le livre : <www.ocean-editions.fr>
- le site : Ambila
4 - Zafimahavita : funérailles dans le Sud-est Malgache
(film 40')
dossier pédagogique : l'ancestralité
5 - La Case, les Sorabe, L'Histoire
6 - Le Tanguin
poison d’épreuve à Madagascar : mode d’emploi
7 - La parenté dans les contes
programme de recherche
8 - Riziculture traditionnelle et S.R.I.
9 - La fonction missionnaire :
sur la mission lazariste à Fort-Dauphin (1648-1674)
10 - Les Compagnies de commerce
et la première colonisation de Madagascar (1642-1674)

présentation générale du site

Une présentation raisonnée des pages WEB qui composent ce site
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(2 Go, 1900 pages au format A4)
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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures



La Case, les Sorabe, l'Histoire


Communication au colloque : "Le Voyage à Madagascar, de la découverte à l’aventure intellectuelle", organisé par l'université de Paris IV-Sorbonne et l'université d' Antananarivo, Antananarivo-Tolagnaro, 13 au 17 octobre 2003. (Une version de ce texte a été publié dans : Ports et voyages dans le sud-ouest de l'Océan Indien, XVIIe-XXe siècles, AHIOI, Saint-Denis, 2004, pp. 173-182.)


"Le Voyage à Madagascar, de la découverte à l’aventure intellectuelle." Dans le champ de ce programme, je n'oublie pas la formule de Sartre : "Le voyageur est un militaire refroidi". Le voyage que je vais présenter est celui d'une colonisation. Je dois d'abord dire ma dette à deux érudits, Gautier et Froidevaux, qui, en 1907, ont publié, traduit, annoté et présenté le manuscrit arabico-malgache dont je vais parler, qui a été détenu par la bibliothèque d'Alger (où il était désigné par la lettre A) et qui serait aujourd'hui perdu. Ce manuscrit, qu'ils intitulent : "Les campagnes de La Case dans l'Imoro, de 1659 à 1663", a été envoyé à l'École des Lettres d'Alger par le général Galliéni. Mon intérêt pour ce texte procède de recherches de terrain que je conduis depuis 1998, avec deux collègues malgaches, dans la vallée de la Mananano, habitée par d'anciens tributaires de l'aristocratie Antaimoro dont il est question dans ce manuscrit.

Présentation


La baie de Fort-Dauphin

J'emprunte – j'emprunterai beaucoup – quelques phrases de présentation tirées de cette édition. "Les Antaimoro, écrivent Gautier et Froidevaux, sont assurément d'origine étrangère, mais leur établissement est vieux de plusieurs siècles, et leur assimilation complète ; ce sont des indigènes indiscernables des autres, noirs de peau et crépus de cheveux." (p. 6) Souchu de Rennefort qui vécut à Fort-Dauphin pendant huit mois – j'y reviendrai – est d'un avis quelque peu différent (Flacourt aussi, du reste) : il fait état d'une flotte d'Arabes qui, au XVe siècle, ont établi des commandements sur toute la côte. "Ce qui a fait, explique-t-il, que presque tous les Grands sont moins noirs que les autres insulaires, étant descendus de ces Arabes qui avaient le lieu principal de leur domination au dessus des Matatanes, où les habitants […] sont encore maintenant appelés les blancs." Il y a de l'arithmétique dans la grammaire : je vous laisse le soin d'effectuer cette somme de "moins" et de "plus" de la phrase qui suit pour situer les Matatanes sur le nuancier des phénotypes. Donc : "Ils sont encore maintenant appelés les blancs. Ils le sont de moitié moins que la plus noire Bohémienne qui soit en France." Le commentaire de la carte de Madagascar d'Henry Chatelain, datée de 1719, "contenant sa description et diverses particularitez curieuses de ses habitants tant blancs que nègres" expose : "Il y a [...] dans la province d'anossi deux sortes de peuples, des blancs et des Nègres. Les premiers, qui se sont venus habituer dans cette Ile depuis un peu moins de 200 ans se nomment Rabimina, du nom d'Imina qui fut la mère de Mahomet, dont ils se disent descendans." (infra, carte issue du site de l'université de Floride : www.uflib.ufl.edu/maps/MAPAFRICA.HTML, Maps & Imagery Library).

1719 Henry Abraham Chatelain
Carte L'ILE de MADAGASCAR dite aujourd' hui L'ILE DAUFINE
CARTE DE L'ILE DE MADAGASCAR CONTENTANT SA DESCRIPTION & DIVERSES PARTICULARITEZ CURIEUSES DE SES HABITANS TANT BLANCS QUE NEGRES.
37.4 X 43 cm.
Amsterdam, H.A. Chatelain. {Norwich, Map #337}.

"Voici, en règle générale, quel est le rôle social de l'écriture en pays Antaimoro, poursuivent Gautier et Froidevaux : d'abord c'est un adjuvant indispensable de la sorcellerie." "On écrit ou on conserve par écrit, afin de pouvoir les prononcer, des formules magiques destinées à rendre les charmes efficaces." (p. 6) On lit, en effet, dans Flacourt : "Ils faisaient des conjurations et Aulis [charmes] pour faire venir la pluie, le tonnerre et la foudre afin d’empêcher les armes des Français de prendre feu." (II, ch. XXXIII) "Parmi ces sorts, il y avait dans un panier dix-sept morceaux de bois faits pour représenter les fouloirs de nos canons, couverts d’écritures et caractère arabesques, plusieurs œufs pondus le vendredi, couverts de caractères, lesquels étaient afin de nous rendre immobiles, empêcher nos canons de tirer et nous causer notre dernière ruine, suivant la sotte et inepte croyance de leurs Ombiasses, à quoi les Nègres ajoutaient foi, comme nous à l’Évangile." (II, ch. XXXVIII) Le lazariste Nacquart, lui aussi, a constaté la puissance magique attachée aux Sorabe. Il a dû lutter contre l'influence des katibo (scribes) sur la population et sur les convertis. Les katibo faisaient ainsi des processions avec des flambeaux et portaient leurs sorabe de manière à impressionner la foule. Nacquart se dressait contre eux en déclarant : "Vos livres ne sont que d'encre et de papier. Ils ne peuvent faire du mal à personne".




source : http://classes.bnf.fr/dossisup/grands/080a.htm
Papier malgache, Sorabe
Madagascar, XVIIe siècle
Papier antemoro
29 x 31 cm
BnF, Manuscrits orientaux, malayo-polynésien 23

Les sorabe (littéralement “la grande écriture”) sont des textes malgaches en écriture arabe, dite “arabico-malgache”, copiés sur du “papier antemoro”, dont la technique de fabrication est attestée depuis le XVIe siècle. Ce papier est fabriqué à partir de l’écorce de l’arbre havoha,

de la même famille que le figuier et le mûrier. [Flacourt désigne par le terme Avo une "certaine écorce d'arbre" dont on fait des pagnes - Histoire... 2007 : 131] Une phase de cuisson dans une eau additionnée de cendres transforme l’écorce en une bouillie ; pilée dans un mortier de bois, puis étalée sur un châssis de roseaux dont le fond peut être recouvert d’un tissu, cette pâte mise en forme et égouttée est déposée pour le séchage sur une feuille de bananier préalablement enduite d’huile ; la feuille de papier obtenue est frottée avec le mucilage d’une décoction de riz pour l’encoller ; séchée une nouvelle fois, elle est enfin lissée. Les fibres, très résistantes, sont difficiles à uniformiser, ce qui donne au papier un aspect un peu grossier. Sur l’une des faces du feuillet, on peut voir les traces des fils de tissu, sur l’autre la trace plus lisse de la feuille de bananier. L’encre noire et reluisante était obtenue par décoction de copeaux du cœur du bois arandranto, à laquelle on ajoutait un peu de couperose. Les [calames], au bout fendu, étaient taillées dans du volo [étym. du mot cheveu], une sorte de roseau. L’ouvrage était conservé dans un étui en vannerie, le sandrify. Ce papier est encore fabriqué de nos jours de façon traditionnelle à Madagascar. [L']exemplaire présenté ici, qui consigne des traditions de toutes sortes (recettes médico-magiques, astrologie, théologie, noms de plantes), [remonte] au xviie siècle et [provient] certainement du séjour qu’Etienne de Flacourt effectua dans l’île entre 1648 et 1655 [sic pour cette dernière date].



Religion donc ; généalogie aussi :

"Dans une société divisée en castes, où l'aristocratie de naissance est toute-puissante, et qui d'ailleurs a le culte de ses morts, on a senti le besoin de conserver par écrit les généalogies. Tout noble Antaimoro est tenu de savoir la sienne par cœur, chacune des castes supérieure tire ses droits et son unité d'un ancêtre commun." "Beaucoup de manuscrits sont donc des listes toutes sèches d'ancêtres, et ces listes, concluent avec bonheur d'expression Gautier et Froidevaux sont la base même de l'Etat, l'armature sociale et politique." (p. 6) La généalogie est un titre d'antécédence et donc de propriété. On raconte, en divers endroits de la côte et jusque chez les Tanala, l'histoire d'un esclave qui, dissimulé sous le plancher d'une grande maison et ayant mémorisé la généalogie récitée par un roi pendant une invocation, s'enfuit dans un autre village. On lui demande d'où il vient. Il récite alors la généalogie apprise. Bien entendu, on le fait roi… et on lui coupe la tête quand l'imposture est découverte. Ce récit étiologique explique la difficulté à laquelle peut se heurter l'enquête généalogique dans cette région de Madagascar, comme en ont fait état certaines enquêtes de terrain – et l'importance des généalogies. (Lorsque nous enregistrons un rituel, il nous est demandé d'arrêter l'enregistrement quand le prêtre commence son invocation qui comporte invariablement la liste des ascendants de la lignée.) "Mais leur importance, remarquent Gautier et Froidevaux, les a livrées à toutes les falsifications. Il n'y a pas deux généalogies semblables…" "Il reste à signaler quelques fragments de folklore, car ce serait trop dire d'histoire, mêlés aux généalogies." (p. 6) "Ils se rapportent à d'anciennes migrations maritimes, à des conquêtes étrangères ayant amené à la formation des dynasties et des castes. Mais ce sont quelques lignes brèves et confuses, et elles ne nous apprennent rien qui ne soit déjà plus net et plus complet dans le livre de Flacourt." (p. 7) C'est un peu sévère…

Si nos auteurs ont présenté et traduit ce manuscrit, c'est qu'il est unique, et ce pour plusieurs raisons. Le corps du volume contient une suite de récits historiques dont le théâtre est le bassin de la Matatana et dont les héros sont les rois Antaimoro. Parce qu'il se rapporte, indirectement, à l'établissement de la France à Madagascar au XVIIe siècle et à des expéditions militaires parties de Fort-Dauphin, il a donc été possible de l'éclairer, de le contrôler et de le dater, à l'aide de documents français publiés et manuscrits. Et il se révèle, au terme de cette confrontation, que pour ce qui concerne le théâtre et le déroulement des opérations militaires, l'identité des protagonistes, la nature des destructions, le nombre de morts et de prisonniers, le butin des razzias, la précision est du côté des katibo. La "vision des vaincus" est d'une objectivité toute notariale.

Contenu du fragment publié

Le théatre des événements est la basse Matatana. C'est une grande plaine d'alluvions entre les montagnes et la mer. "Ce coin de pays, très fertile, est par surcroît dans une heureuse position géographique … [ce fut] une grande voie d'accès dans l'intérieur de l'île des migrations et des influences d'outre-mer." (p. 8) "L'Imoro, en somme, semble, sur la côte orientale malgache, une sorte de cicatrice ombilicale attestant l'ancien rattachement de l'île aux régions transocéaniques de vieille culture." (p. 9) "La plaine d'Imoro est surpeuplée, ce qui suffirait à lui faire une situation à part dans la grande île aux trois quarts vide." Autre spécificité, je l'ai dit :
"Non seulement les Antaimoro ont une ancienne écriture nationale, mais ils ont conservé le souvenir et l'orgueil d'une origine étrangère. Ils se tiennent à l'écart et méprisent leurs voisins. Ils se rattachent certainement à la Mekke par des liens religieux, ils sont le résidu d'une migration islamique partie peut-être des Comores ou de Zanzibar." Un texte Antaimoro publié par Ferrand se termine ainsi : "Ici ce n'est pas notre pays ; nous venons d'au delà de la mer. Dieu est le plus grand, Dieu est le plus grand, Dieu est le plus grand." Flacourt présente le "Matatane" comme le centre religieux et intellectuel de tout le Sud malgache. Il conseille à la Compagnie "d'y mettre un poste très fort", mais prévient de la difficulté de l'entreprise.




Plan du fort Dauphin, construit par les François dans L'Isle de Madagascar
J. V. Schley, 1755
www.iscra.nl


Carte postale (coll. part.)

1747 [1750] Jacques Nicolas Bellin
ISLE DE MADAGASCAR AUTEMENT ISLE DE ST. LAURENT; EILAND MADAGASKAR, OF ST. LAURENS. from atlas World.
28.3 x 21.9 cm.
source : université de Floride, Maps & Imagery Library, www.uflib.ufl.edu/maps/MAPAFRICA.HTML
"
Nota. La partie Sud Est de cette Isle comprise entre la Rivière de Mandreray et celle d'Antavare demande un détail particulier
qu'on n'a pu y insérer ici ; on le trouve dans la carte du Sr de Flacourt publiée en 1656."

Le manuscrit raconte la conquête de la Matatane par une armée d'Européens partie du Trano-vato (la maison de pierre) de Fort-Dauphin. Sur la conquête (1659-1663), les sources françaises, essentiellement M. de V. (publié par Carpeau du Saussay) et Souchu de Rennefort, font état des expéditions de La Case qui ravage la région et contraint les habitants à reconnaître la domination des français. Un sorabe original par son objet donc, dans la généralité des sorabe, parce qu'il se présente comme une chronique précise d'une période donnée. Vraisemblablement parce que l'irruption des étrangers dans la région a provoqué non seulement les ravages qui vont être décrits mais aussi un choc culturel dont les scribes essaient de rendre compte, l'unité du manuscrit (et il est probablement le seul de cette nature, sinon à ce titre du moins à ce degré) est "historique" selon une conception de l'histoire dont la discussion constituera une partie de mon exposé.

Bien que la description des guerres soit d'une précision toute sèche, on peut penser trouver dans cette énumération l'étiologie (et l'on verra que ces causes sont recherchées dans les configurations astrologiques) de cette irruption sans précédent dans l'histoire des Antaimoro. Gautier et Froidevaux prennent aussi appui sur le manuscrit qu'ils publient et sur le destin singulier de La Case pour proposer une réflexion sur la colonisation française et sur les raisons de l'échec de la colonie de Fort-Dauphin, dont voici la conclusion : "On touche du doigt le germe de décadence que notre établissement à Fort-Dauphin portait en lui-même. Il a échoué parce que Madagascar ne pouvait payer ses frais de colonisation, dans un siècle qui n'avait pas, au même degré que le nôtre les énormes accumulations de capitaux et de ressource qui permettent les longues patiences. Il a échoué pour la même raison qui fit que les Portugais, les Hollandais et les Anglais, commerçants mieux renseignés, touchèrent à la côte malgache sans s'y fixer, et allèrent chercher en Extrême-Orient les vieux pays surpeuplés, riches et rémunérateurs" (p. 15). "C'est de ces pays féconds, écrivait Charpentier dans sa réclame pour le lancement de la Compagnie des Indes, en 1664, qu'on rapporte ce qu'il y a de plus précieux parmi les hommes, et ce qui contribue le plus, soit à la douceur de la vie, soit à l'éclat et à la magnificence" (voir :
La Compagnie Française des Indes Orientales de 1664). Les épithètes qui qualifient les "vieux pays" en question, par opposition à Madagascar, caractérisent des sociétés denses, stratifiées (par opposition aux sociétés d'agriculture extensive), où la différenciation sociale constitue le primum mobile (voir : chapitre 8.14 : Le triomphe des fermiers).

La conquête

Il y a concordance, je l'ai dit, entre les sources françaises et les sources malgaches. La période se situe entre 1655, "année où Flacourt a quitté son gouvernement" et février 1664. D'après Gautier et Froidevaux, la première expédition dans l'Imoro eut lieu en avril 1659. Les envahisseurs jouent habilement de la division entre les trois grandes tribus qui, bien que se réclamant d'un ancêtre commun, se font la guerre : les Antaiony, qui occupent l'embouchure de la Matatana, les Antaimahazo qui occupent les rives en amont, et les Antesambo qui occupent le bassin de l'Ambahive. La première partie du manuscrit (qui relate des faits remontant aux environs de 1620) est l'histoire des guerres civiles entre les trois tribus. Elle ne concerne pas ces événements.

L'histoire de La Case

Le héros de cette histoire non officielle est La Case. Il naît à la Rochelle. Nous ne connaissons pas sa date de naissance. Son père a été maire de La Rochelle en 1606, cette charge conférant la noblesse héréditaire. C'est "son inclination de voir le monde", selon l'expression de Souchu de Rennefort (qui se lia d'amitié avec lui à Fort-Dauphin où il résidera huit mois, de juillet 1665 à février 1666, en qualité de "Secrétaire du Conseil de la France Orientale") qui le pousse à embarquer sur la flotte de quatre vaisseaux et de 800 hommes que le duc de la Meylleraye vient d'armer pour Madagascar.

La Case (il n'a vraisemblablement pas plus de 20 ans) gagne Fort-Dauphin où il trouve les français retranchés, dans l'attente des secours envoyés par le duc de la Meilleraye. Les français, rapporte Souchu de Rennefort, s'imposent en intervenant dans les luttes civiles des indigènes, "combatt[ant] eux-mêmes pour leur querelle", tout en maintenant dans le fort une "garnison suffisante" pour se protéger des attaques. Ils prélèvent un tribut et installent auprès de "chaque Grand qui payait tribut, des Français pour aider à défaire leurs ennemis communs". La Case, avec un autre français, se vit assigner comme résidence le village d'un Grand nommé Andrian Rasissate, dans la vallée d'Ambolo. Vallée dont Flacourt fait état pour sa fertilité et la qualité de son bétail (1658, p. 9). "La crainte de nos armes, écrivait le Père Nacquart à Vincent de Paul en 1650, les tient tous en bride, et ils n'oseraient approcher, quelque grand nombre fussent-ils, lorsqu'ils voient une arme à feu."

La Case se signale une première fois lorsque, au cours d'une invasion du pays d'Andrian Rasissate par un voisin à la tête d'une armée double d'importance des défenseurs, il "renver[se] d'un coup de fusil" le chef des envahisseurs. Ce qui provoque la déroute de son armée. Puis une deuxième fois, dans un style plus "homérique", quand il provoque en combat singulier, armé de la sagaie des Malgaches, le Grand qui a pris la tête de la confédération des ennemis de Rasissate. La Case triomphe et, contrairement à l'usage, laisse à son ennemi la vie sauve et le commandement de sa province sous la promesse d'un tribut "que ce Grand promit de rendre tous les ans au Fort-Dauphin."

C'est à la suite de ce succès qu'Adrian Rasissate donna à la Case, lors de son retour à Ambolo, (je cite), "pour le désennuyer pendant la paix", sa fille Andrian Nong, "belle entre les Nègres". "Dian Nong, écrit Souchu de Rennefort (cité par Gautier et Froidevaux, p. 48), était plutôt grande que petite ; elle avait la peau belle, la gorge bien faite, quoiqu'elle eût trois enfants du sieur de la Case, les dents admirables, et la prunelle brune." La suite des événements montre qu'elle tint une place de premier plan dans les luttes politiques, avec pour "prince consort" ce "diable volant" (l'expression est de Souchu de Rennefort, Relation, p. 128) de La Case…

La Case est rappelé à Fort Dauphin "pour maintenir la domination française ébranlée" dans le sud-ouest de l'île par des incursions de chefs Mahafaly dans les provinces Ampatres (l'Androy) fidèles aux français. La Case reprend l'offensive, après avoir traversé "le pays sans rivière et sans eau", selon l'expression de Flacourt. Et "la fortune qu'il avait eue dans la partie septentrionale de l'île, rapporte Souchu de Rennefort le suivit dans la méridionale". "Il n'eut qu'à paraître pour triompher" (p. 49) commentent sobrement Gautier et Froidevaux. La Case soumet le pays et les chefs envoyés au Fort Dauphin sont exécutés par les responsables de la colonie. Cette "impitoyable rigueur" tranche avec la manière dont La Case en avait usé avec ses adversaires et Gautier et Froidevaux parlent d'une "lourde faute" – dont ils exonèrent La Case.

Tous ces succès font du jeune français un véritable héros aux yeux des Malgaches qui le surnomment "Andrian Pousse" "du nom d'un Grand d'autrefois, qui avait assujetti toute l'Isle, et dont les Nègres ne disent pas moins de miracle de valeur en leur guerre, qu'on nous conte d'Alexandre". Mais ces succès n'excitent pas moins la jalousie des chefs de la colonie. "Ny l'intelligence qu'il avait acquise en peu de temps de la langue Madécasse, écrit Souchu de Rennefort, ny sa conduite capable d'attirer la Nation, ny ses services importans, ne pûrent pas luy faire obtenir la moindre charge." (Souchu de Rennefort, Histoire, p. 61) "Il se vit contraint à l'exercice de simple sentinelle"… Après avoir supporté ces vexations, La Case décide de quitter le Fort-Dauphin et de rejoindre Adrian Rasissate, son beau-père, dans la vallée d'Ambolo. Il fut reçu écrit Souchu de Rennefort "comme un dieu tutélaire" (id.). De nouveau, son concours permet à Adrian Rasissate de triompher d'un ennemi que La Case oblige à "faire une reconnaissance annuelle au fort Dauphin de cent onces d'or, deux cents bœufs et trois cents paniers de racines".

Quand, à la mort d'Andrian Rasissate, la succession échoit, contre les usages, "l'amour prévalant sur la justice" (sur la règle dynastique), à sa fille, Dian Nong, "déclarée Grande et Souveraine de la province d'Amboulle" (Relation, p. 110), la haine des chefs de la colonie est à son comble et l'on essaie de faire assassiner cet impudent qui, selon les termes de Souchu de Rennefort, "gouvernait la Province et la Princesse"… La Case fait la grève du tribut en représailles et les chefs de province installés à la suite de ses expéditions l'imitent bientôt. La colonie, à la suite du soulèvement de l'Anosy et de maladies, réduite "à moins de quatre-vingts" est dans une situation de grande précarité.

C'est alors que le Saint-Charles, envoyé par le duc de la Meilleraye, accoste. Nous sommes en octobre 1663. Pour rétablir une situation compromise, La Case fut rappelé "avec promesse d'entière seureté pour luy et pour ceux qui l'avoient suivy". Immédiatement, tout changea de face et, à la faveur des renforts envoyés par Meilleraye, la colonie reprend l'offensive. "À la fin de février 1664, depuis la pointe de l'Isle à 25° 50 mn au Sud, jusques à 22° 20 mn, [soit l'embouchure de la Matatana] Madagascar étoit François". La Case, peut-être en compagnie de sa femme, ravage le pays de Matatana, contraignant les habitants à reconnaître la domination des français.

J'arrête là, pour l'instant, ma narration de l'histoire de La Case, puisque je suis au terme de ses conquêtes et de ses démêlés avec les souverains Antaimoro et que je vais aborder maintenant la version malgache de ces conquêtes. Je résume auparavant. Il y a donc 5 campagnes contre les Antaimoro. La Case joue, je l'ai dit en préambule, des rivalités entre les clans Antaimoro pour parvenir à ses fins.
- La 1ère campagne, en avril 1559, vise le pays Antaimahazo sur la rive occidentale de la Matatana.
- La 2ième campagne, en février 1660, vise toujours le pays des Antaimahazo, mais plus à l'Est.
À la suite de ces deux campagnes, les Antaimahazo font leur soumission et attaquent, de concert avec les envahisseurs, les Antaihono qu'ils battent près d'Ivato, la capitale Antaimoro, en mars 1660. Le roi Antaimoro meurt quelques jours après la bataille. Son fils lui succède. C'est le "Ramahirak" des sources françaises, Ramanirakivo. Il quitte la capitale et trouve refuge, avec une partie de ses sujets, à Fisanga, 200 kilomètres au Nord, près de Mananjary.
- La 3ième campagne, en janvier 1661, "se tourne contre la troisième tribu Antaimoro", les Antaisambo qui occupent les rives de l'Ambahive. Cette razzia dure une vingtaine de jours.
- La 4ième et la 5ième campagne visent à réduire le roi Antaimoro réfugié à Fisanga et à contraindre ce chef suprême des Antaimoro à reconnaître la suprématie française. En mars 1662, la guerre se transporte donc dans la région de Mananjary. Là encore, des alliés Antaimoro sont de l'expédition. La Case incendie Fisanga et le roi Antaimoro, ayant reconstitué une armée, se fait chef de bande, vivant de pillages en pays Betsimisaraka. C'est en mars 1663, La Case ayant établi son quartier général à Mananjary, que cette armée reconstituée est définitivement défaite. Ramanirakivo va se rendre et les deux adversaires vont reprendre ensemble "le chemin de la Matatana".

Voici donc la trame historique des événements que rapporte le sorabe en question. Sur cette entreprise, menée sur quatre années consécutives, qui démontre une volonté au service d'une politique coloniale cohérente, les sources françaises sont, paradoxalement, alors que l'importance de la conquête de la Matatane avait été signalée par Flacourt, pratiquement muettes, si l'on excepte le témoignage de Souchu de Rennefort et celui de François Martin, qui séjourna à Madagascar de 1665 à 1668 et qui fait incidemment référence à La Case dans ses Mémoires, faisant état de sa "réputation de bravoure parmi les noirs par plusieurs partis qu'il avait fait avec succès" (p. 46) ou quand il ramène "dix mille pièces de bétail" d'un "parti qu'il avait fait dans l'île" s'étant "avancé de plus de 150 lieues dans les terres" (p. 62). Le manuscrit que je vais présenter maintenant en retire une importance d'autant plus grande.

L'histoire dans les Sorabe

Première remarque : le style de la narration. Je cite Gautier et Froidevaux : "L'atonie du récit, la précision sèche et simplement énumérative avec laquelle sont relatées des scènes de carnage et de sac, suggèrent l'idée que de semblables scènes étaient en pays Antaimoro trop fréquentes et trop banales pour émouvoir le narrateur indigène ; elles rendent l'impression plus tragique pour le lecteur français : l'impartialité évidente du récit en fait un terrible réquisitoire. On sait d'ailleurs par les sources françaises que le seul but de la conquête […] fut de permettre à La Case d'aller razzier plus loin avec l'aide des Antaimoro pillés de la veille et désireux de se refaire." Ainsi, "La Case, précise par exemple le manuscrit, revint à Fort-Dauphin dans la maison de pierre ; il y ramena dix mille bœufs, dix mille captifs." (pp. 14 et 15)

Il existe, d'après Ludwig Munthe (qui a effectué une recension des sorabe déposés dans les bibliothèques d'Europe et de Madagascar), au moins une centaine de manuscrits dispersés dans toute la région de la Matatanana. Bien que rigoureusement protégés par les traditions et les croyances, ils sont laissés sans abri, suspendus sous les toitures de chaume, dans des sachets tressés. (Munthe, p. 13) Une vingtaine de personnes par génération apprenaient à lire et à écrire et transmettaient ces anciens manuscrits, de caractère religieux ou historique, aux futures générations.

La question de la chronologie

En parcourant les manuscrits historiques arabico-malgaches, note Munthe, on se rend compte de la façon surprenante dont les événements sont présentés. Souvent les scribes semblent soit ignorer complètement le contexte, soit ne pas s'en soucier, car ils présentent parfois leurs fragments historiques sans considération pour la compréhension de l'ensemble de la tradition. Aucune relation visible et évidente à l'évolution générale du récit n'est marquée, et ce n'est qu'exceptionnellement que des explications biographiques et historiques de caractère général sont avancées. Cela ne s'explique que si l'on tient compte de la situation des scribes, vivant dans des milieux isolés et détenteurs de la mémoire de leur propre lignage. C'est ce qui les concerne en particulier qui en spécifie le contenu. Il y a certainement aussi la crainte de la part des auteurs, note Munthe, d'ajouter aux traditions saintes des commentaires personnels et profanes. Le caractère saint du sorabe et les situations obscures semblent par leur ambiance établir un contact avec des données historiques presque spirituelles qui gardent entièrement leur valeur malgré les questions qu'on peut se poser et qui restent sans réponse.

Par exemple. Aucun manuscrit connu ne parle de l'arrivée des Européens à Madagascar, de l'établissement des Français à Fort-Dauphin ou de la construction du fort. Ni le gouverneur Flacourt ni son successeur Pronis, ni les missionnaires ne sont mentionnés. Dans le manuscrit qui relate les campagnes de La Case dans l'Imoro, le nom de La Case n'apparaît qu'une fois et dans la deuxième partie du texte seulement.

PORCACCHI, Tommaso
S. Lorenzo
Venice, Alphonsus Lasor a Varea, 1713. 105 x 150
Map of Madagascar set in a page of text, first published 1572
www.thetreasuremaps.com

Les scribes Antaimoro rapportent les événements en l'absence de considération proprement historique. En parcourant la littérature sorabe disponible, conclut Munthe, on découvre que les porteurs de la tradition arabico-malgache s'en servent généralement pour exprimer des réalités beaucoup plus importantes : les données religieuses. (p. 239) L'aspect religieux des événements constituant un réel plus réel que la succession des événements eux-mêmes. En effet, c'est une vision astrologique de l'histoire qui s'exprime dans ces textes historiques.

Il faut rappeler ici les données essentielles du comput du temps chez les Antaimoro. Les mois sont lunaires et au nombre de douze. Chaque mois est divisé en sections de 2 ou 3 jours, qui sont consacrées à des influences astrales différentes, éponymes du mois. Ainsi, la phrase suivante : "Sous 'l'influence d'Adijady (Capricorne), d'Adalo (Verseau), d'Alahotsy (Poissons), d'Alahamady (Bélier), d'Adaoro (Taureau), d'Adizaozy (Gémeaux), pendant 13 jours, ils restèrent à Maharovitsy" signifie : "Depuis le 22, 23 ou 24 de ce mois jusqu'au 6 ou au 7 du mois suivant, pendant 13 jours ils restèrent à Maharovitsy". L'année est lunaire : en retard de 11 jours et quart sur l'année solaire. Pour compter les années, les Antaimoro utilisent les jours de la semaine. "Les années, dit Flacourt, se comptent par les jours de la semaine, soit l'année du Dimanche, celle du Lundi et ainsi en continuant." Les Antaimoro ont donc créé des semaines d'année. (Gautier et Froidevaux rapprochent ce procédé des olympiades grecques et des lustres romains.) Mais l'établissement d'une chronologie historique nécessite évidemment une opération supplémentaire. Faute d'avoir créé une semaine de semaines d'années ou d'avoir compté à partir d'une date fixe, n'ayant pas adopté l'ère de l'hégire (par exemple), les Antaimoro n'ont pas établi de chronologie au sens strict où nous l'entendons. La temporalité astronomique, qui est supposée imprimer son cours aux événements, est cyclique, fermée, l'action humaine ne saurait y apposer sa marque. Aucune logique événementielle, proprement dite, aucune cumulation ne relie ces comptes séparés. Il y a, pour nous modernes, un contraste évident entre la précision notariale de la description des faits (les listes nominatives des victimes ou des prisonniers des clans dynastiques, par exemple, ou des villages incendiés) et l'absence de "perspective historique". C'est le fil des généalogies, le lien mystique de la lignée dynastique avec les puissances supranaturelles, qui tient lieu d'histoire.

En réalité, et d'une manière générale, ce que les Sorabe ont conservé des textes coraniques c'est essentiellement des textes et des formules relevant de la magie astrologique. Le sikidy, par exemple, ce système de géomancie, est en relation avec les 12 signes du zodiaque et les 28 positions de la lune. Tout cela procède de l'astrologie arabe qui constitue la koinè des milieux islamisés d'Afrique. Dans un sorabe (n° 25 de la collection de la Bibliothèque Nationale) l'auteur exhorte ses compatriotes à prêter attention aux forces cosmiques qui se manifestent durant toute la vie des hommes. Les positions astrales influencent tout, la guerre, le commerce et la prospérité. C'est une conception de l'histoire dans laquelle l'acteur tire ses succès de la conformité de son action à la configuration cosmique. C'est donc l'usage astrologico-religieux du calendrier qui intéresse les scribes qui ont rédigé le sorabe qui nous intéresse. La place importante que la chronologie, ainsi entendue, tient dans le récit apparaît comme une sorte de vérification expérimentale du lien qui unit l'homme au ciel. Il s'agit moins de rendre compte d'une histoire "ouverte", d'événements à penser, que d'éprouver les destins des hommes à la lumière des configurations astrales. Il y a là, vraisemblablement, une contribution à l'étude des "destinées" et à la classification des jours fastes et néfastes.

Tous les événements importants sont, en effet, astrologiquement datés. "Lorsqu'arriva l'armée des Blancs, c'était l'année du Dimanche, au mois de Maka, le mercredi sous l'influence d'Asorotany" (Taureau). "L'armée des Blancs resta trois jours, jusqu'au samedi […] et le dimanche elle commença à partir, l'armée. Le peuple fit la récolte du riz […] L'année du Dimanche est finie, l'année du Lundi commence [quatre mois s'écoulent] : le peuple plante son riz ; et dans le mois d'Hatsiha, un samedi, sous l'influence d'Adjidady (Capricorne), voici qu'arrive encore une fois l'armée des Blancs."

La mort de La Case et le destin de la colonie

La nouvelle Compagnie des Indes Orientales est créée et Souchu de Rennefort, Secrétaire du Conseil souverain de la France Orientale, prend officiellement possession de Madagascar le 14 juillet 1665. La Case, après avoir mené plusieurs expéditions reçoit du Conseil une commission de lieutenant puis une épée d'honneur. Il propose alors aux membres du Conseil de faire le tour de l'Isle et de l'assujettir. À l'appui de ce projet, il remet un rapport contenant un tableau d'ensemble "des différentes manières de combattre et des armes de tous les habitants de l'Isle". Mais, rapporte Souchu de Rennefort, l'esprit de gens dont "l'imagination [est] assujettie à des objets rampans" ne pouvait que railler un projet d'une telle envergure (Relation, p. 246). "On eu tort, poursuit Souchu de Rennefort de négliger les propositions du sieur de La Case […] si on luy eût accordé ce qu'il demandoit, apparemment l'Isle eût été assujettie à la domination françoise." Le sieur La Case est fait major de l'Isle et devient "un des principaux personnage" de la colonie française de Madagascar. Mais, le 23 juin 1671, il est emporté par la maladie, après un séjour de 15 années consécutives dans l'île, alors que la colonie est de nouveau en péril.

L'amiral Jacob de la Haye, de passage à Fort-Dauphin sur la route des Indes, réalisant qu'"il se jouoit dans l'isle de Madagascar des ressorts dont le secret lui estoit impénétrable" et voyant la perte de l'établissement inévitable embarque "tous les officiers qu'il avait amenez […] tellement que l'isle Dauphine, pour laquelle on avait en France formé de si glorieux desseins, fut presque entièrement abandonnée par le Roy aussi bien que par la Compagnie ; et on n'y laissa que ceux qui avoient commandé du temps de M. de la Meilleraye, les anciens habitans françois et quelques missionnaires qui voulurent demeurer." (Histoire, p. 383) "Voilà comment la mort de La Case, concluent Gautier et Froidevaux, qui avait été durant sa vie le défenseur infatigable de nos colons de Fort-Dauphin, fut une des causes de la ruine de la domination française à Madagascar au XVIIe siècle."

Les Mémoires de François Martin, employé avisé de la Compagnie qui séjourna trois années dans l'île et qui sera à l'origine de l'établissement de Pondichéry, donnent les raisons de cette chute prévisible. Considérant les "avantages que l'on pourrait retirer de l'île" il rappelle cette évidence que "les personnes qui voudraient faire des entreprises dans Madagascar devraient considérer si ce que l'Ile produit pourrait les rembourser des frais qu'elles feraient pour y envoyer des vaisseaux et faire des établissements." (p. 169) Martin, responsable de l'habitation de Ghalemboule (Fénérive) ne passera que deux mois à Fort-Dauphin qu'il a charge de ravitailler en riz et en bétail. Mais il a une vue d'ensemble des ressources et du peuplement de la côte Est. Il énonce à plusieurs reprises l'idée que les responsables de la Compagnie ont été trompés par les rapports reçus sur l'Ile :

"La Compagnie poussa encore plus loin la créance qu'elle donna aux mémoires que des particuliers avaient envoyés sur l'état de l'Ile de Madagascar, soutenue par des rapports que des personnes, qui y avaient été, lui firent de vive voix, et persuada MM. les Directeurs généraux que l'on pouvait envoyer des colonies de Français dans l'île à l'imitation de ce que l'on a fait dans les îles d'Amérique pour y faire valoir les terres et cultiver les cannes à sucre, l'indigo et le tabac [...] L'on reconnut d'abord la fausseté des mémoires et des rapports qui avaient été faits et présentés à la Compagnie et sur quoi l'on avait agi en France." (p. 94)

Le destin de la colonie était écrit dans cette désillusion : "Il semble que le mauvais état où l'on avait trouvé l'île avait jeté les personnes du Conseil dans une espèce de léthargie qui leur faisait oublier ce qu'ils devaient à leur emploi." (p. 104) Dans ce "procès", Martin vise vraisemblablement, d'abord sans la nommer, la Relation de Madagascar du "sieur Flacourt", dont il juge, dans la dernière page de ses mémoires sur son séjour malgache, le discours sur les avantages à tirer de l'île "spécieux". (p. 168) À travers cet audit à la conclusion désabusée, il rappelle les conditions d'un "établissement" réussi.

"L'Ile de Madagascar doit être [...] considérée pour les choses que la terre y peut produire, en les cultivant, telles que le sucre, l'indigo et le tabac [...] L'on connaît en France les dispositions nécessaires pour cultiver ces trois sortes de marchandises, les dépenses, les gens qu'il y faut pour les travailler et pour les mettre en état d'avoir le débit ; ce qu'il y a à considérer ensuite, c'est de voir s'il y aurait du profit pour les personnes qui s'attacheraient à cultiver ces trois sortes de marchandises et les lieux où l'on pourrait les envoyer." (169)

Constatant, entre autres considérants, qu'"à l'égard de l'Europe, les Indes d'Occident fournissent abondamment du sucre, du tabac et à bas prix [...] il n'y a guère d'apparence qu'il y aurait quelque chose à faire en y a portant de Madagascar", il poursuit :

"La difficulté n'est pas seulement de connaître les lieux où l'on pourrait avoir le débit de ces marchandises, le plus important est de les cultiver dans l'île. L'on sait le nombre d'esclaves que les Français, les Anglais, les Hollandais et les Portugais emploient, ceux-là dans les îles des Indes d'Occident ; ceux-ci au Brésil ; or, Madagascar pourrait fournir quantité de noirs, mais l'on accoutumera difficilement ces peuples au travail [...] Il y faudrait un nouveau peuple, ou, par une espèce de miracle, changer les mœurs des habitants afin d'y pouvoir prendre confiance." (170)

Faute de "forces considérables" qui permettraient une sorte de réduction des habitants à l'état d'ilotes, l'exploitation est ici conditionnée à la déportation d'esclaves, nécessaire aux cultures en cause. À l'inverse de cette maîtrise, c'est la colonie qui est en position de défense et de pénurie. Martin, qui a charge de ravitailler le Fort, rapporte la difficulté à simplement se procurer des vivres. Il explore l'arrière-pays pour la traite, proposant d'échanger riz et bétail contre rassades et manilles et constate : "bonne terre partout [... mais] les noirs ne cultivent que simplement pour le nécessaire ; il n'y a point de traite à faire" (p. 75). "Les habitants ne cultivent les terres qu'à proportion de ce qu'ils ont besoin pour en tirer leur nourriture nécessaire" (p. 146). "Le mauvais ménage des habitants est cause qu'ils ont presque toujours de la disette ; ils mangent toujours tant qu'ils ont du riz, n'en refusant à personne et consommant quelquefois en trois ou quatre mois, sans considérer la nécessité où ils tomberont, ce qui pourrait leur servir l'année entière" (p. 161). "Le manque de bétail, où nous tombions souvent, me fit résoudre d'obliger les maîtres des villages de la contrée de Ghalemboule de nous traiter une pièce de bétail chacun par année ; cette contrée a quantité de villages et, par là, nous aurions suffisamment de quoi entretenir l'Habitation ainsi que pour fournir des rafraîchissements aux équipages des vaisseaux que l'on nous enverrait" (p. 69).

À l'hostilité des Malgaches qui "enlèvent le bétail des habitations des Français écartées dans le pays" (p. 83), aux maladies qui déciment la colonie, s'ajoute une situation de disette récurrente : "Il était mort plusieurs personnes à Fort-Dauphin, en partie de disette" (p.132) ; "L'on nous pressait, par les lettres que je reçus du Conseil d'envoyer au plus tôt du riz au Fort-Dauphin, à cause de la disette de ce grain où l'on était retombé" (p. 126)... Martin conclut : "L'on doit avouer la vérité qui est que Madagascar n'est pas un pays d'où l'on aurait pu tirer de grands avantages" (p. 171). (Mahé de la Bourdonnais portera un jugement identique en 1733 : "La Compagnie sera toujours trompée dès qu'elle s'imaginera tirer de Madagascar autre chose que des Noirs, du riz et des bestiaux, car pour d'autres espérances, ce sont des chimères avec lesquelles on fonde des entreprises qui ne sont souvent utiles qu'à ceux qui les proposent". - Lettre à M. de Moras concernant les affaires de la Compagnie de France dans les Indes Orientales.)

Le pouvoir de l’écrit

Puisque ce colloque célèbre l’écriture à Madagascar, on remarquera par ce que révèle le document que je viens de présenter la différence d'utilisation qui peut être faite du même outil. On a, avec les Sorabe, une utilisation ésotérique de l’écriture, fondement d’une suprématie politique ; tandis que l’écriture introduite par les missionnaires, support de l’enseignement de la Bible – qui a bien, elle aussi, une finalité religieuse – va pourtant constituer le préalable à une utilisation profane et sera le vecteur des apprentissages et des innovations, un vecteur de l’aventure intellectuelle dont il est question dans ce colloque. Je rappelle à ce titre que l'écriture en sorabe a fait l'objet d'un tel usage sous Radama qui, dans les premiers temps de son règne, l'utilisait dans sa correspondance diplomatique. Il existe d'ailleurs un Sorabe (qui a disparu dans l'incendie du palais de la Reine, en 1995) qui n'est autre que le cahier d'écriture de Radama. Je rappelle aussi qu'en 1822, un jeune Antaimoro, amené à Londres avec d'autres jeunes malgaches pour y étudier, Ivarika, a pu démontrer aux Directeurs de la Mission de Londres les possibilités de cette écriture pour traduire et imprimer la Bible. (Les archives de la L. M. S. possèdent un document, des années 1820, réalisé par Verkey, montrant une transcription d'un passage de la Bible en caractères arabico-malgaches.)

Un pouvoir de l'écrit, c'est évidemment de consigner, de transmettre et de capitaliser le savoir. La naissance de l'histoire, au sens où nous l'entendons, procède vraisemblablement de cette capacité de l'écrit à multiplier l'expérience humaine puisque la lecture fait voyager dans l'espace et dans le temps à une échelle inouïe. Les auteurs de référence avec qui l'on pourrait – pourquoi pas – comparer l'entreprise des scribes de la Matatana pourraient être Thucydide, historien de la guerre du Péloponnèse, Strabon, contemporain d'Auguste, historien et géographe de l'imperium romanum, ou Ibn Khaldûn, philosophe et voyageur qui, au XIVe siècle, cherche, lui aussi, des lois dans l'histoire. On voit immédiatement par ce rapprochement que le savoir détenu par les scribes antakarana est limité, familial, généalogiquement orienté et qu'il est aussi empreint d'une philosophie de la causalité qui est an-historique. Et que ce qui manque aux scribes, ce sont des éléments de comparaison et des outils de "relativisme", si je puis dire, pour penser la nouveauté – outils qu'Ibn Khaldûn, érudit, juriste et grand voyageur et que Thucydide, stratège en exil qui avait une vue globale et "distanciée" du monde grec, détiennent et développent.

Le siècle d'Auguste voit ainsi naître de tels historiens : Tite Live (59-17 après J.-C.), Denys d’Halicarnasse, installé à Rome, Nicolas Damascène (né vers 74), Strabon qui se pose lui-même en continuateur de Polybe (c. 203-120) et de Poseidonos (c. 135-50). Se réclamant de l'école stoïcienne et considérant que l’univers est régi par des lois naturelles qu’il convient de découvrir pour vivre conformément à la Nature, Strabon voit dans l'Empire le début d'une ère nouvelle, réalisant une communauté universelle qui fait l'homme, quelle que soit sa naissance, kosmopolitês, citoyen (politês) du monde (kosmos). La considération de l'histoire, sous la plume de Strabon, de ses devanciers et de ses pairs a pour fin de permettre à l'"homme cultivé", en offrant à sa réflexion la profondeur du temps, l'ouverture de l'espace et la diversité des coutumes et des lois, de méditer sur l'événement, d’en expliciter les causes et d'en dégager des enseignement utiles à la compréhension d'un monde historique. Historique, c'est-à-dire ouvert.

Si Rome occupe la place centrale dans la Géographie de Strabon, les "autres" offrent matière à réflexion sur des modes de vie, des systèmes de gouvernements "exotiques" : "Nous avons mentionné des usages ou des régimes politiques qui n’existent plus, explique Strabon, poussé par le désir d’être utile" (II, 5, 17). Les Commentaires Historiques de Strabon sont perdus, mais, d’après ce que Strabon lui-même en dit dans sa Géographie, nous connaissons leur intention. "Le présent traité (i. e. la Géographie) doit être d’intérêt général et servir à la fois le citoyen actif et le peuple, comme c’est le cas pour mon ouvrage d’histoire. Et là, par citoyen actif, nous entendons un homme cultivé, qui a suivi le cycle des études et reçu la formation en usage chez les hommes libres et les adeptes de la philosophie ; car on ne saurait blâmer ni louer à bon escient, on ne saurait pas davantage discerner les faits mémorables dans les événements passés si l’on ne s’est jamais soucié de vertu ni de prudence, ni des moyens de les acquérir. Ainsi, après avoir produit des Commentaires Historiques qui sont utiles (nous le supposons du moins) à la philosophie morale et politique, nous avons jugé bon d’y adjoindre le présent traité : il est de même forme, s’adresse aux mêmes lecteurs, et principalement à ceux qui ont l’autorité" (I, 1, p. 22-23).

Voilà pourquoi, vraisemblablement, ces Annales des Fastes Antaimoro doivent être comprises, à l'inverse, comme une sorte de réassurance du bien-fondé des lois astrologiques : quand la forge du monde qu'est la cosmologie, interprétée par la science des astrologues, ne fait plus l'histoire mais qu'elle est, sinon emportée, du moins bousculée par l'histoire. Munthe remarque que l'invasion des troupes françaises "sem[ble] avoir créé une activité nouvelle parmi les historiens Antaimoro" (p. 227). Mais cette réflexion sur l'événement, cette histoire "astrologique", ces "fastes" ne sont pas de l'histoire, au sens où nous l'entendons, pour les raisons qui tiennent au rôle de l'écriture dans la société Antaimoro, rôle religieux et rôle politique. C'est toute la différence entre une utilisation ésotérique et une utilisation exotérique de l'écriture. Il manquait aux scribes cette possibilité de comparer et d'"expérimenter" que donne le savoir capitalisé dans l'écrit : quand l'écrit est investi d'une fonction profane et non religieuse et qu'il constitue, tel le récit de voyage qui nous rassemble ici, le support de l'aventure intellectuelle et de la rencontre des cultures.

Références


ALLIBERT, Claude, 1995, Étienne de FLACOURT, Histoire de la Grande Isle Madagascar, (édition présentée et annotée par), Karthala, Paris.

BEAUJARD, Philippe, 1991-1992. "Islamisés et systèmes royaux dans le sud-est de Madagascar. Les exemples Antemoro et Tañala". Omaly sy anio, n° 33-36, Antananarivo.

DEZ, Jacques (s. d. 1984 ?) "Essai sur le calendrier Arabico-malgache" in Études sur l'Océan indien, Collection des travaux de l'université de la Réunion, Saint-Denis.

GAUTIER, E.-F. et H. FROIDEVAUX, 1907, Un manuscrit Arabico-malgache sur les campagnes de la Case dans l'Imoro de 1659 à 1663. Imprimerie Nationale, Paris.

MAHÉ de la BOURDONNAIS, B. F., 1733 (1998) Lettre à M. de Moras concernant les affaires de la Compagnie de France dans les Indes Orientales, La Découvrance, Rennes.

MARTINEAU, Alfred, 1931, Mémoires de François Martin, fondateur de Pondichéry (1665-1696) (publiés par), Société d'éditions géographiques, maritimes et coloniales, Paris.

MUNTHE, Ludvig, 1982, La tradition Arabico-malgache vue à travers le manuscrit A-6 d'Oslo et d'autres manuscrits disponibles. Antananarivo.

RAJAONARIMANANA, Narivelo, 1990, Savoirs arabico-malgaches, la tradition manuscrite des devins Antemoro Anakara, Institut National des Langues et des Civilisations Orientales, Paris.

SOUCHU de RENNEFORT, Urbain, 1668, Relation du premier voyage de la Compagnie des Indes Orientales en l'isle de Madagascar ou Dauphine, François Clouzier, Paris.

—— 1688, Histoire des Indes orientales, Arnould Seneuze, Paris.





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