I - 4.2
Dans une atmosphère de déliquescence et de surenchère, celui dont André Malraux, après avoir lu un message du Général de Gaulle dans la nuit du 11 août 1960 lors de la proclamation de lindépendance, avait saisi la main en sécriant : Voici le drapeau vivant de la Communauté française ! adonné à lalcool et nouvel adepte de rites supposés le rendre invisible ou invulnérable aux balles, navait plus le contrôle de la réalité. La question est de savoir si un homme sain aurait réussi là où un homme acculé ne pouvait quéchouer. Autrement dit, si le projet dassocier les rites dinitiation à ladministration dun État moderne est un projet viable.
Cest poser la question, plus généralement, de la nature de la modernité et de son destin en Afrique. Pour y répondre, il faut se demander ce que signifie linitiation dans la société traditionnelle et dans quelle mesure on peut laffecter dune intention politique. La signification complexe de ce rite dans lAfrique daujourdhui apparaît pleinement dans la relation que lethnologue Robert Jaulin fait des résistances rencontrées, en 1958 et 1959, quand il a voulu se faire initier. Au Tchad, précisément, et dans lethnie à laquelle appartenait celui qui allait en devenir le premier président. Jaulin rapporte dans La mort sara, alors quil pensait avoir convaincu un chef traditionnel dépossédé par la colonisation, lhostilité, plus sournoise que déclarée, dailleurs, des administrateurs et des européens, mais aussi celle des évolués. Le chef de canton craignait que mon initiation ne redonnât de limportance au chef coutumier [...] quil avait éclipsé. Cela eût démontré quil nétait chef que du fait de lintervention européenne. Mon initiation allait donc à lencontre des efforts du secteur moderniste pour réduire lusage et la portée de cette cérémonie (1967 : 24-25). Mais lintention de connaître les secrets de linitiation représentait aussi, pour les mêmes, un viol de la tradition et de sa capacité à contrôler les femmes. Linitiation dun blanc jetait le trouble sur lopposition civilisatrice qui jette, de part et dautre de la barrière de couleur, ladministration blanche, détentrice de lautorité politique, et la coutume villageoise, gardienne de cette indirect rule qui organise la vie traditionnelle. La honte, dont Jaulin fait état nest pas contradictoire avec la fierté, affichée entre soi et dernier retranchement peut-être dune autorité dépossédée, fondée sur le constat que ladministrateur (et le blanc en général) nest quun koy, un non-initié qualificatif qui, dans la généralité des cultures, nest pas seulement un privatif, mais un dépréciatif (un petit incirconcis, aurait-on dit plus à louest).
Que la puissance de ce secret soit démentie par son inefficacité politique et que le pouvoir de loccupant puisse se déployer dans cette ignorance fondamentale naffecte en rien lassurance, propre à toutes les loges, dappartenir, en vertu dun mécanisme psychologique dinclusion et de ségrégation engendré par le théâtre dépreuves (qui définit le rite initiatique en général), à la classe des élus. Cest lidentité même, le sanctuaire de lidentité, au-delà de la souveraineté politique, qui était en cause. Et cest bien lidentité que lethnologue cherche à pénétrer .
Le résidu de lesprit colonial ne vit dans mon initiation quune communication en profondeur et une intimité avec le monde africain bien indignes. Quant au monde missionnaire, il considérait mon initiation comme un gage de la validité de la culture africaine donné par le monde blanc : ce qui le gênait considérablement (Ibid. : 128-129). Nous avons dit lattitude négative des missionnaires qui refusaient le baptême à ceux qui devaient faire le yo-ndo, écrira le Père Fortier (1982 : 24) Labbé Matthias Ngartéri [qui est aujourdhui évêque] originaire de Bédaya réussit à convaincre le père Hallaire que le ndo était vraiment le cur de la culture sara et quil était pratiquement impossible dy renoncer. Il fut donc convenu, après accord avec les prêtres du ndo [...] que les chrétiens pourraient y participer, à condition toutefois dêtre dispensés des offrandes aux béssis (les esprits), ce qui fut dailleurs loyalement observé.
LAfrique moderne me rejeta au moment même où lAfrique ancienne macceptait, écrit Jaulin après quun clan sara, résistant aux pressions, ait accepté de lintégrer dans une session initiatique. Si le président Tombalbaye et ses électeurs citadins, les missionnaires et leur évêque, si les forces issues du colonialisme dont lobjectif fut, en la niant, dignorer la coutume africaine, si donc tous abandonnaient leurs accusations, avec quelle joie ne retournerais-je pas au Tchad ! Il est infiniment probable que je ne retrouverai pas ce pays avant longtemps (Ibid. : 133). Au-delà des convictions intimes et des non-dits, la question posée par les responsables politiques africains est celle de la portée des cicatrices faciales qui, dans certains groupes, marquent le visage des initiés. François Tombalbaye portait de telles cicatrices (vide supra, proclamation de l'indépendance, Malraux et Foyer en arrière-plan), que les photos officielles du Président de la République du Tchad quil était devenu masquaient généralement.
François Tombalbaye et Jean Foyer
www.greuel.de/motive/perspersonality.htm
Les hommes politiques tchadiens refusent les balafres car elles particularisent au lieu duniversaliser, écrit Jaulin (Ibid. : 96). Sous linfluence des missionnaires qui les avaient formés, commente-t-il, le chef de canton et son entourage éprouvaient une certaine honte de linitiation. Ils essayaient, depuis des années, dagir auprès des chefs de terre afin dobtenir que cessât la pratique des balafres. F. Tombalbaye, qui devint un peu plus tard président de la République du Tchad [...] mavoua un jour avoir interdit (de quel droit se demande-t-on) au Ngorgue (chef coutumier) de faire une session dinitiation parce que celui-ci refusait de promettre quil ne balafrerait pas les adolescents (Ibid. : 25). Lorsquen septembre 1958 javais fait part au Président Tombalbaye - alors seulement député du Tchad - de mes projets dinitiation dans le clan Ngorgue Houri, il les avait approuvés car alors aucun de ses adversaires politiques ne laccusait daider un Blanc à percer les secrets du yo-ndo et il mavait demandé de faire pression pour quil soit mis fin à la pratique des balafres, ou du moins que tout le visage ne fût pas balafré. [...] Linstitution, pour être vivante, ne pouvait être étrangère aux visées politiques nouvelles de lAfrique (Ibid. : 95).
Carte postale (coll. particulière). La légende précise :
le nombre de cicatrices indique la tribu (sic)
La logique de lEtat et la logique du clan sopposent ici manifestement sur la question de lapplication des scarifications faciales, opération dont Jaulin donne la description suivante. Ngakoh vint vers huit heures. Aussitôt commença lopération qui devait marquer la figure des initiés pour toute leur vie : les incisions faciales, qui deviendront après cicatrisation les balafres caractéristiques du groupe sara. Nous étions tous sortis de lenclos et Ngakoh taillada les joues de mes compagnons lun après lautre avec la lame de rasoir que javais fournie : soit habileté de lopérateur, soit courage des initiés, aucun de ceux-ci ne pleura ni ne cria ; mieux, ils gardèrent tous, le temps que dura lopération, une expression que je jugeai détendue malgré le sang qui leur couvrait le visage et dégoulinait lentement de leur face le long de leurs corps. Ce ne devait pas être affreusement douloureux, car la lame de rasoir ne pénétrait pas en profondeur, le tranchant naffectant pas lépiderme jusquaux couches profondes. [...] Trois séries de quatre traits verticaux striaient le front des initiés, depuis le cuir chevelu, rasé, jusquaux sourcils ; selon la largeur de la tempe doù partaient dautres balafres qui allaient jusquau menton, chaque joue était marquée de six ou huit lignes. Dans lespace laissé libre, le long du nez et des deux côtés des lèvres, quatre traits rejoignaient les séries de six ou huit orientés différemment. Bien entendu, je minformai de la signification symbolique de ces balafres ; on me répondit quelles en étaient dépourvues et navaient dautres motifs questhétiques [...], la référence aux ancêtres, à lusage (étant) devenue la raison suffisante. [...] Que ces ornements représentent ou non la stylisation dun motif quelconque, ils sont en tout cas une distinction tribale. On pourrait les assimiler à un masque quune collectivité se donnerait afin de se définir. Ils permettent ainsi, si ce nest de grouper les tribus parentes, du moins dopposer celles qui ne le sont pas. (93-94) Ces chéloïdes, qui valaient à Tombalbaye le surnom de Ngarta le Balafré dans la presse dextrême-droite française, étaient évidemment impropres à la représentation impartiale dethnies couchées dans le lit de Procuste de la cartographie coloniale sous lunique appellation de tchadiennes. (Les 42 États africains issus de la décolonisation rassemblent environ 1 300 groupes linguistiques).
Mais quel est le sens de linitiation et ce sens est-il compatible avec les visées politiques nouvelles de lAfrique ? Toute la question est là, nullement épuisée par la signification des cicatrices dappartenance. Chez les Sara, linitiation a normalement lieu tous les sept ans. Quand un dignitaire du Roi veut préciser la durée dun règne, écrit Fortier (op. cit. : 213), il dit : N... a présidé deux fois, ou trois fois la mort du ndo. Témoin extérieur de linitiation pour la première fois en 1955, le Père Fortier rapporte : Cest parti comme une grande vague du canton de Bédaya [...] finalement ça a déferlé sur tous les cantons voisins. [...] Comme la population totale de ces dix cantons était de 90.000 habitants en 1968 et que le ndo mobilise toujours deux classes dâge, les initiés eux-mêmes (10 à 18 ans) et leurs gardiens (18 à 25 ans), on peut dire sans craindre dexagération que près de 10.000 garçons sont partis dans les camps de brousse cette année-là. En fait, pour des raisons alimentaires surtout (mauvaises récoltes), le ndo navait pas eu lieu à Bédaya depuis onze ans : 1944. Et il faudra encore onze années (1966) pour quil se déclenche à nouveau dans tout le département du Moyen-Chari (Ibid. : 213).
Lacte majeur du rite initiatique en cause consiste dans labsorption, par les néophytes et les anciens initiés, dune boulette faite dun mélange de viande, de sang et dautres produits, couleur de terre et peu appétissante ainsi que dans la prise nasale dune poudre noirâtre, lofficiant prononçant la formule : Que tout ce que je viens de donner à manger reste vivant, et quainsi celui qui le mange reste vivant (Jaulin, 1967 : 74). Jaulin attribue lorigine de linitiation sara à la sédentarisation des groupes considérés dans cette région du Moyen-Chari. Bien que ce ne soit pas là linterprétation quil retienne explicitement, on peut inférer, à partir du processus de segmentation et de filiation quil décrit (achat de linitiation par des groupes voisins qui se voient remettre des morceaux de boulette et de la poudre à priser résultant eux-mêmes dun solde, toujours réservé, dune initiation précédente) que cette ingestion constitue le redoublement, à loccasion de la promotion dune nouvelle classe dâge, dune relation originelle opératrice dautochtonie, conformément dailleurs à cette règle universelle selon laquelle on ne peut prospérer sans laccord du génie du lieu. Adhérence à la terre, linitiation symbolise [...] la chair du clan (Ibid. : 123).
Lintention de linitiation nest pas politique, au sens reçu du mot. Sa diffusion, quand bien même révèle-t-elle une prééminence ou une priorité répétée à louverture de chaque session initiatique, nengendre pas dallégeance. Le maître du rite et les chefs de terre - qui sont en réalité des prêtres de la terre - sont des intermédiaires dans lalliance que les hommes font avec les esprits telluriens et ancestraux. Linterdit auquel sont soumis les néophytes qui viennent dabsorber la boulette et la poudre : ne toucher le sol quavec les pieds (à lexclusion de toute autre partie du corps), lassimilation de ce contact à une copulation à même le sol, la soustraction insistante des néophytes à la gloutonnerie des ancêtres, larrachement des garçons à leurs mères, le tabou du sang menstruel (significatif dimpureté, de stérilité et de malchance), ces valeurs confèrent à linitiation le dessein dintégrer lindividu dans lordre de la culture : darracher à la terre une assurance et une régularité dont elle serait dépourvue sans le rite.
Tout cela est assurément difficile à comprendre pour des esprits positifs. Il faut se représenter que, dans la pensée traditionnelle, la différenciation des sexes na pas seulement une signification psychologique et sociale, elle a une portée cosmologique. Les systèmes traditionnels mettent en uvre des écologismes, ou jeux déquivalence qui associent la forme humaine aux cycles cosmiques. Lordre social, la régularité végétative, la fécondité humaine reposent ainsi sur la complémentarité du masculin et du féminin selon une dialectique réglée de la forme et de la matière. Chez les Thonga, par exemple (nous prenons cet exemple parce que lexplication est locale et non pas rapportée, peu suspecte dingérence ethnologique), la sécheresse est mise en relation avec le défaut de traitement rituel dune irrégularité féminine. Cest parce quune fausse-couche na pas été neutralisée par exemple, que la pluie ne tombe plus. Selon les propres termes du grand docteur de la cour, le pays nest plus en règle. Les rites qui sont mis en uvre pour faire venir la pluie ont pour caractéristique dannuler les anomalies qui ont interrompu le flux de la fécondité et de faire jouer la profusion de la nature. Ce débordement pouvant donner lieu à des rites dinversion. Lirrégularité risquant de causer larrêt de la production naturelle (sécheresse ou stérilité), il convient de procéder à lannulation des irrégularités et au réamorçage de la production naturelle par la mise en scène dun débordement. Annulation et débordement programmé valent remise en contact du ciel et de la terre, du masculin et du féminin et remise en route ou réassurance de la production réglée. Les femmes rassemblent les ossements de jumeaux, des enfants nés morts ou des enfants morts à leur naissance ; elles y joignent leurs vieux chiffons (ceux employés pour leurs menstrues probablement). Elles apportent tous ces objets à un carrefour de chemins et le brûlent en chantant des chants impurs et disant : Cest un grand jour ! Il ny a plus rien de défendu ! Si on défend quelque chose, ce sera une insulte faite à la pluie ; elle refusera de tomber. La fumée qui sélève de ce brasier constitue une offrande religieuse ; le pays sera purifié et la pluie tombera (Junod, 1936 : II, 274-275).
Était-il possible de dissocier le processus particularisant dintégration à la chair du clan de ce système de valeurs ? Dans lAfrique traditionnelle, la sacralité de la terre et la sacralité du pouvoir sont complémentaires et non pas cumulables. Lexemple zoulou de lenrégimentement des classes initiatiques par le souverain montre que la dépossession des clans de la maîtrise du rite initiatique peut servir à la constitution de regroupements politiques. Mais un tel coup de force nest après tout quune rupture de léquilibre entre les deux termes de la dualité constitutionnelle qui caractérise ces systèmes politiques, elle ne modifie pas la conception du réel, comme le voudrait lÉtat moderne. Linitiation étant fondamentalement une affaire villageoise, elle na pas vocation à être centralisée, ce centralisateur fût-il le président de la République. Que Tombalbaye décide de louverture des camps dinitiation chez les Sara, passe encore. Mais cette faculté ne lui était pas reconnue ailleurs. Louverture dune session initiatique répond normalement à des considérations qui ne doivent rien à lopportunité politique. A linverse, cest linitiation qui fait lhistoire. Ainsi, dans les chefferies et royautés où le rythme des initiations ponctue la succession des chefs selon une dialectique du pouvoir et de lautochtonie qui tient le chef dans la main des hommes de la terre, linitiation est propriété des hommes de la terre et non affaire de souverain, puisque lui-même peut apparaître comme un instrument de linitiation. Chez les Moundang voisins, on l'a vu, où il ne peut y avoir quune seule initiation par règne, la décollation du roi constituant le modèle passif de la circoncision des jeunes gens. Quand le roi des Moundang - dont ladministration a fait un chef de canton et qui nest plus soumis à cette règle traditionnelle - apprit lintention de Tombalbaye de déclencher linitiation, il protesta que cela nétait pas laffaire de Tombalbaye de proclamer linitiation, et que si on voulait ly contraindre : Eh bien ! quils viennent me couper la tête !... (Information due à M. Alfred Adler)
Revivifier la tradition, remettre linitiation à lhonneur pour reprendre le pays en main - idéologie, éducation, administration - tel se présentait donc le programme. Et le cadre initiatique répond idéalement, en théorie, à cet objet. Mais cela suppose une autorité incontestée du maître de linitiation et une soumission adolescente de la part de néophytes qui ne létaient nullement, puisquils appartenaient déjà au personnel administratif de lEtat. Moyen de contrer labsentéisme et de mater lindépendance des fonctionnaires, dont un certain nombre nétaient pas passés par les camps dinitiation, en même temps quéducation traditionnelle, séminaire des cadres en même temps quécole de brousse, tradition et modernité, lauthenticité tchadienne était porteuse de contradictions qui devaient lui être fatales. Mais tous ces avatars de la décolonisation sont travaillés par une contradiction principale : lintrusion de légalité juridique dans des sociétés hiérarchiques, ou traditionnellement opposées, regroupées dans un même État. Après la domination politique du Sud, cest le Nord musulman (gorane, toubou puis zaghawa) qui contrôle aujourdhui lappareil dÉtat. Situation quun informateur commente : Quand ça va exploser, ça va faire comme au Rwanda !...
*
Le 13 avril 1975 au matin, attaqué par un détachement de gendarmerie remonté dans la nuit de Mongo et découvert dans une cave dune des résidences du palais quil occupait tour à tour, François Tombalbaye fut abattu par un soldat. Le sous-officier français, de faction cette nuit-là avec les hommes de la Garde présidentielle qui opposèrent une résistance de principe, raconte quil nétait pas dans le secret. Il se disait pourtant à Ndjaména que la France avait évidemment été avertie de ce coup dÉtat. On dit aussi que le président fut décapité après avoir été tué. Le transfert récent de sa dépouille de Largeau à Sahr a permis dinfirmer cette information, peut-être inspirée par le protocole de la mise à mort de certains chefs traditionnels (supra : chapitre 2). Quant au griot dahoméen, après lui avoir coupé les oreilles et lavoir promené dans lavenue Mobutu, éponyme de lauthenticité revendiquée, il fut abattu après quil eut cessé damuser. Authentique ! Sans papier !
FIN du chapitre 4
Plan du chapitre 4 :
I - 4.1 Révolution nationale : Le socialisme, c'était trend...
I - 4.2 L'Etat et la chair du clan
|
|