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Copyleft : Bernard CHAMPION
1 Éléments d'Anthropologie du Droit
Avant-propos : Philippe LABURTHE-TOLRA Doyen honoraire à la Sorbonne
Préface :
Norbert ROULAND Membre de l'Institut Universitaire de France

présentation avant-propos préface introduction plan
index analytique références table illustrations 1- Le souverain juge
2
- “Pourquoi le sang de la circoncision...”

3- Dessin du dessein
4- “Authentique ! sans papier !”
5- L“Âme du Mil”
6- “Il faut se battre pour la constitution...”
7- Rire et démocratie
8- Sur l’innovation
9- La “culture des analgésiques” et l’individualisme
10- Du “mariage arrangé” à l’“amour-passion”
11- Du mythe au roman, de la Patrie à la Filisterie
12- La chimie du rire
13- Quelques données sur la prohibition de l’inceste
14- Morale et handicap
15- Le juge, de quel droit ?
16- Droit au sol et mythes d'autochtonie
17- Habiter, cohabiter : sur l’exemplarité
18- Le territoire de la langue : les deux natures

19- Enquête sur la forme humaine : 1
20- Enquête sur la forme humaine : 2
21- Enquête sur la forme humaine : 3
22- Quelques exercices de Travaux Pratiques
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SOMMAIRE

anthropologieenligne.com : unité de l’homme et diversité des cultures

ANNEXE :
Fiche pédagogique n° 16

Cette fiche a pour objet de mettre en évidence le clavier d'outils sollicité par cette branche de la discipline…

Qu'est-ce que l'anthropologie politique ?

(suite)


L'origine de l'inégalité

L'inégalité (en l'espèce héréditaire), point focal et nœud gordien de la science politique, est principalement née de la révolution néolithique. On déroulera ici quelques évidences sur la sédentarisation, l'esprit des morts, la famille et la naissance du « politique ».

L'événement majeur pour la conscience est la mort du semblable. Loin d'être un fait, cet événement est l'objet de spéculations qui engagent l'organisation sociale puisque – au moins dans les sociétés anciennes – du bon vouloir des morts dépend la prospérité des vivants. La permanence des disparus dans l'esprit des vivants soutient en effet un processus qui culmine dans ce que Frobenius, cité plus haut, qualifie de mânisme. Un chef nigérian pouvait déclarer en 1912 devant le « West African Lands Committee » : « La terre appartient à une grande famille dont beaucoup de membres sont morts, quelques-uns sont vivants, et dont le plus grand nombre est à venir ». La dépendance des vivants aux ancêtres et la représentation du lignage comme un continuum engagent une propriété formelle : l'aîné, parce qu'il est le plus proche du monde des ancêtres, est le médium obligé de la famille dans ses relations avec les puissances dont dépend la prospérité (et non pas d'abord parce qu'il est supposé être le plus expérimenté - ou parce qu'il assure la transmission sans division, là où il y a héritage en ligne verticale). Il est prêtre et régisseur à la fois. Avec la sédentarisation, le sacrifice de l'animal domestique et la palingénésie de la céréale confèrent à l'homme néolithique un pouvoir symbolique sur ses conditions de vie et l'engage dans un réseau d'échanges avec les puissances souveraines. Les ressources de l'agriculture et de la domestication animale impriment ainsi, sur un fonds émotionnel commun aux chasseurs-cueilleurs et aux agriculteurs, une autre représentation du monde. Le sacrifice d'animaux dont l'homme contrôle la reproduction et la culture de plantes annuelles dont la graine exprime le pouvoir de régénération constituent en effet deux modèles qui permettent de penser la vie. Ce pouvoir symbolique, outil de la vie sociale et pouvoir sur les dieux, naturellement issu de la quotidienneté agricole et, comme tel, dénué de signification politique, va s'avérer, avec la multiplication des hommes et la concurrence pour les terres, un pouvoir sur les hommes. La littérature situe l'origine de l'inégalité dans la révolution néolithique. Les médiateurs naturels des familles, les aînés, peuvent ainsi devenir les « cadets » d'un ou plusieurs groupes dominants qui vont s'imposer dans la médiation religieuse en naturalisant une position de force ou de majorité, en la « politisant ». Le système naturel et quasi égalitaire qui met les unités familiales au même rang est subverti de l'intérieur quand un groupe prééminent met son aîné en position de monopole. L'intégration des lignages en groupements supérieurs emprunte la voie de la séniorité et de la médiation religieuse pour se qualifier. Le pouvoir s'impose par la force et se justifie par l'aînesse et par la médiation religieuse… C'est vraisemblablement là la scène originelle de la légitimation de l'inégalité.

Écologie du chasseur, écologie du pasteur ; représentations de la mort
[L'existence des dieux repose, prosaïquement, sur la propension de l'homme à personnifier ses émotions et ses sentiments… (développer)]

Le sacrifice grec, tel qu'il est interprété par Karl Meuli (« Griechishe Opferbraüche », pp. 185-288, Phyllobolia fur Peter von der Miihll zum 60. Geburlstag, Benno Schwabe Verlag, Basel, 1946), permet de représenter les enjeux de l'écologie de la chasse et ceux de l'écologie de l'agriculture – et, sur ce socle d'émotivité partagée, les dispositifs de leur religion respective. La valeur de cette approche tient dans sa capacité à rendre compte du paradoxe du sacrifice grec, où les dieux tout-puissants, victimes de la ruse de Prométhée, se voient octroyer la plus mauvaise part des animaux sacrifiés (les os, dissimulés sous la graisse). En rapprochant le rituel grec de pratiques propres aux sociétés de chasseurs-cueilleurs, Meuli montre comment l'interprétation de type hésiodique du sacrifice grec est une rationalisation de rituels cynégétiques archaïques réinterprétés.


« Zeus sut le tour et ne l'ignora pas, mais en son esprit il prévoyait des maux pour les mortels [...] De ses deux mains il souleva la graisse blanche et fut irrité en ses phrenes, et la colère se leva dans son esprit quand il vit les os blanc du bœuf à cause du tour subtil. Voilà pourquoi les tribus des hommes sur la terre brûlent en l'honneur des immortels des os blancs sur les autels odorants » (Théogonie, v. 535, sq.).



S'appuyant sur l'ethnographie des populations du Nord-Est de l'Europe et du Nord de l'Asie, Meuli rappelle les principales pratiques de chasse des chasseurs-cueilleurs. - Séparation des sexes, tempérance, purifications, fumigations… sont de règle avant la chasse. - La mort de l'animal étant considérée comme un meurtre, le festin célébré à ses dépens met en scène un processus de réconciliation (Versöhnung) avec l'animal. On a gardé son crâne et sa dépouille : il préside au repas, à la place d'honneur ; on lui sert les plats et on lui rend hommage. - Une fois l'animal dépecé, les os (parfois le crâne) font l'objet d'obsèques appropriées. Il arrive qu'on ajoute au squelette des parties considérées comme chargées de la force vitale, voire des parcelles de tous les organes. Ainsi l'animal sera-t-il en mesure de revivre. « Le chasseur rend à l'animal ce dont il a besoin pour sa régénération » (p. 237). -Complémentairement à ces pratiques de séduction de l'âme de la victime, on veille à se prémunir de sa vengeance en la privant de ses organes des sens et de ses armes. On lui arrache les yeux, le museau et la langue, les griffes et les dents…

Les données relevées par Meuli sont congruentes avec ce que l'ethnologie générale nous apprend des usages des chasseurs-cueilleurs, qui donnent à l'animal-proie les moyens de renaître tout en se protégeant de sa vengeance. Le propos du chamane Inuit cité par Meuli en 1946, souvent repris dans la littérature : « Le plus grand danger de l'existence réside dans le fait que la nourriture des hommes consiste en âmes » ; « Il faut tuer pour vivre » (p. 226), est tiré de l'ouvrage de Kaj Birket-Smith, Mœurs et coutumes des esquimaux (trad. fr. Payot, 1937), qui commente : « Il voulait dire que l'homme doit tuer pour vivre et s'expose ainsi à la colère de l'animal » (p. 200). Cet ouvrage expose la conception selon laquelle l'homme et les animaux ont une âme » (p. 196) et que « dans le Groenland occidental, si l'âme d'un homme était volée et s'il tombait malade, elle pouvait être remplacée par une âme d'animal » (p. 198).

Dans cette conception, les os, loin de constituer la mauvaise part (trompeusement dévolue à Zeus par Prométhée, selon Hésiode), sont le viatique qui permet à l'animal de se régénérer. Et la graisse qui les dissimule recèle en réalité son principe de vie. C'est, comme le note Richard Onians, l'omentum, qui recouvre l'utérus et le fœtus (The Origins of European Thought: About the Body, the Mind, the Soul, the World, Time and Fate, [1951] 1988, I, p. 280, Cambridge University Press). Le grand épiploon est en effet parcouru de dépôts graisseux et de ganglions lymphatiques. « ...Chez Homère, poursuit Onians, l'offrande essentielle aux dieux consiste en mêria, les os, plus précisément les os des cuisses (ou de façon plus lâche, mêroi, les « cuisses »), enveloppés dans la graisse, avec ou sans vin. Nous voyons maintenant que les dieux n'ont pas été dupes. Ils recevaient la matière de la vie. Il n'y avait que cela, le vin et la graisse qui fût placé avec les os des morts" (p. 279). Onians fait également référence à Rig-Veda (p. 280, note 1). De fait, en Inde védique, la part divine est « la plus juteuse » (III, 21, 5), c'est la partie centrale de l'animal (l'épiploon), nommée yupa (le terme désigne aussi l'enveloppe fœtale), particulièrement riche en graisse. Asvalayana-Srauta-Sutra, II, 4, 13-14, parle des « flots de graisse » de la vâpa - considérée comme le siège de l'âtman, qui est rendue aux dieux. Elle est le medhas, le principe sacrificiel (Satapatha Brahmana, III, 8, 2, 17).

Plusieurs traits paradoxaux ou inexpliqués du sacrifice grec, outre l'inégalité de partage entre hommes et dieux que les Comiques n'ont pas manqué de railler, tireraient ainsi leur origine et leur raison des pratiques de chasse. Ainsi l'ômothetein, procédure où la peau, le crâne, les os et partie des entrailles et des organes de la victime étaient offerts, qui se révèle similaire, à la destination près, à la pratique des chasseurs qui permettait à la victime de renaître, ou encore la mise en scène des Bouphonia qui consistait à reconstituer et à empailler le bœuf sacrifié.

Quoi qu'il en soit, le sacrifice grec est un sacrifice d'agriculteur, qui entretient avec l'animal domestique et spécifiquement avec le bœuf de labour des relations de familiarité. Quand l'animal mené en procession jusqu'à l'autel, « du même pas que ceux qui sont conviés au repas » dit un auteur (on imagine un complot ou un guet-apens : des pairs s'en vont de concert vers quelque affaire : l'un d'eux sera mis à mort et tous les autres, sauf lui, sont dans le complot...) le couteau sacrificiel est caché dans une corbeille, au milieu de grains d'orge et de sel. A propos de l'orge, Denys d'Helicarnasse explique le choix de cette céréale en raison de son ancienneté : « Comme nous, les Grecs, qui considérons l'orge comme le plus ancien des grains et commençons nos sacrifices avec des gains d'orge que nous appelons oulai, de même les Romains pensent que l'épeautre est le plus estimable et le plus ancien » (Antiquités romaines, II, XXV, 2). Court de Gébelin glose à propos du mot et résume l'histoire et le scénario des Bouphonies. « Les Grecs avoient d'autres Chansons à l'honneur de Cérès et de Proserpine. On les appelait Ules et Iules, du mot grec Oulos qui signifie une gerbe. Cérès elle-même s'appellait Oulô, comme on diroit la Mère aux gerbes. L'orge s'appelle oulai. Ce mot vient de l'Oriental Aul, les biens, les richesses » (Antoine Court de Gébelin, Monde primitif, analysé et comparé avec le monde moderne, considéré..., volume 4, 1776, p. 353).



"Les BOUPHONIES, au 14 ["du mois de Skirophorion ou Juin"], écrit donc Court de Gébelin, devoient leur nom aux Sacrifices qu'on offroit ce jour-là et dans lesquels on n'immoloit que des Bœufs. On disoit que c'étoit pour expier la voracité d'un Bœuf qui avoit avalé un gateau préparé pour la fête de Jupiter Polius, et qui tué à cause de cela à coup de hache par Thaulon, ou, selon d'autres, par Diomus, Prêtre d'Iou. Mais celui qui avoit égorgé le Bœuf fuyoit aussi-tôt, laissant sa hache à côté de l'animal égorgé ; et l'on faisoit alors le procès à la hache. C'étoit une cérémonie relative aux tems où il étoit défendu dans l'Attique, comme ailleurs, de mettre à mort les animaux du labourage. Cette fête s'appelloit également DIPOLIES, parce qu'elle se célébroit dans le temple d'Iou Polieus ou Protecteur de la Ville. Là, étoit une table d'airain sur laquelle on plaçoit un gateau. On y amenoit des Bœufs ; celui qui en mangeait étoit aussi-tôt égorgé. Trois familles d'Athènes durent leur nom à cette cérémonie. Les Kentriades, chargés d'amener les Bœufs ; les Boutypes, chargés de les frapper ; les Daitres, chargés de les égorger" (Monde primitif, analysé et comparé avec le monde moderne..., volume 4, p. 441-442).

Porphyre, disciple de Plotin, expliquait comme suit, au IVe siècle de l'ère chrétienne, l'origine et le déroulement des Bouphonies. "Autrefois, lorsqu'on offrait aux Dieux que des fruits [...] et que les animaux ne servaient pas encore de nourriture aux hommes, on dit qu'au moment qu'on préparoit un sacrifice public à Athènes, un bœuf qui revenoit de la charrue, mangea le gâteau, et une partie de la farine que l'on avoit exposée sur une table pour la sacrifier, renversa l'autre et la foula aux pieds, ce qui avoit mis en colère à un tel point Diome ou Sopatre, Laboureur de l'Attique, et Etranger, qu'ayant pris sa hache, il avoit frappé le bœuf qui en étoit mort. Le premier mouvement de colère étant passé Sopatre fit réflexion sur l'action qu'il venoit de faire il enterra le bœuf et se condamna à un exil volontaire, comme s'il avoit fait une impiété : il s'enfuit en Crète." Une famine survient et la Pythie répond "qu'il falloit punir le meurtrier, et ressusciter le mort [...] Pour se rendre le Ciel favorable, il falloit que la Ville sacrifiât un bœuf. On étoit dans l'embarras de sçavoir, qui est-ce qui pourroit se résoudre à tuer cet animal. Sopatre s'y offrit, à condition qu'il seroit fait Citoyen, et que les habitans consentiroient à être complices du meurtre [...] On choisit des Vierges pour porter l'eau ; et cette eau sert à aiguiser la hache et le glaive. Quand cela est fait, on donne la hache à quelqu'un qui frappe le bœuf ; un autre l'égorge ; les autres l'écorchent. Ensuite tout le monde en mange. On coût après cela le cuir du bœuf ; on le remplit de foin, on le met sur ses jambes, comme s'il étoit vivant ; on l'attache à la charrue comme s'il alloit labourer ; on informe ensuite sur le meurtre ; on assigne tous ceux qui y ont eu part. Les porteuses d'eau rejettent le crime sur ceux qui ont aiguisé la hache et le glaive ; ceux-ci accusent celui qui a donné la hache. Ce dernier s'en prend à celui qui a égorgé ; et enfin celui-ci accuse le glaive, qui ne pouvant se défendre, est condamné comme coupable du meurtre. Depuis ce tems jusqu'à présent, dans la Citadelle d'Athènes, à la Fête de Jupiter Conservateur de la Ville, on sacrifie ainsi un bœuf. On expose sur une table d'airain un gâteau, de la farine. On conduit des bœufs vers cette table ; et celui qui mange de ce qui est dessus, est égorgé. Les familles de ceux à qui ces fonctions appartiennent, subsistent encore [...] ; on finit ensuite par jeter le glaive dans la mer" (Traité de Porphyre Touchant l'Abstinence de la chair des Animaux, traduction de M. de Burigny, Paris, 1747, p. 125-129).



Avec cette orge quasi sauvage, proche, vraisemblablement, de celle qui faisait l'objet de la cueillette et des techniques de stockage qui ont permis les premières formes de sédentarisation et ce bœuf domestique acteur de la révolution agricole, approché par ruse, appâté à l'orge comme un gibier (on l'asperge de grains ; dans les bouphonies, c'est le bœuf qui consomme le gâteau apprêté qui est sacrifié), reconstitué et empaillé comme l'animal à qui le chasseur donne les moyens de renaître... tout paraît se passer comme si l'écologie du chasseur-cueilleur était toujours d'actualité, le système de défense contre la capacité de rétorsion de la victime étant de même nature, dolosive ou feinte (la « comédie de l'innocence » dont parle Meuli, la mise en scène du repas commun dont l'ours est la victime…).

Le conservatisme de la chasse dans un contexte agricole magnifie le caractère collectif du sacrifice. Le sacrifice est une chasse et répète, en l'espèce, la cohésion du groupe qui se forme pour la chasse. L'écologie du chasseur collectif qu'est homo sapiens sapiens passe par une syndication émotionnelle dont la formation de meute, où le compagnon de chasse est un autre soi, donne une image à la fois symbolique et idéale. Ce « tous contre un » requiert une unité du groupe qui met en œuvre des rituels spécifiques précédant la chasse, mais aussi des inhibitions fondamentales qui protègent les membres du groupe de l'agressivité intra-spécifique. Les représentations d'hommes à tête de lycaon relevées dans le Sahara libyen, datées du Ve millénaire avant notre ère (Le Quellec, 2007 : p. 58-77, in : Poulain, Jean-Pierre (sous la direction de) « L'homme, le mangeur et l'animal. Qui nourrit l'autre ? » Les Cahiers de l'Ocha , n° 12, Paris), portant ou tirant, comme en se jouant, des proies massives montrent l'intérêt que les pasteurs artistes qui ont réalisé ces gravures pouvaient avoir pour ce « chasseur collectif par excellence » dont les stratégies de courre et les pratiques de partage constituent, en effet, une sorte de modèle offert à l'imitation de cet animal social qu'est l'homme. « Tous pour tous », union dans l'action et répartition égalitaire du butin, ces deux traits ont un sens pédagogique évident. La chasse du lycaon est précédée d'un rituel dont l'objet est de souder les membres du groupe et de les rendre propres à l'action collective : de suivre un meneur tête de meute, d'exécuter un même programme et de faire preuve d'une solidarité sans défaut, régurgitation comprise (voir : Creel et Creel 1995, Animal Behaviour, volume 50, Issue 5, 1995, pages 1325-1339, « Communal hunting and pack size in African wild dogs, Lycaon pictus » ; Mellinger, J. 1982, « Large social carnivores as comparative models of early hominid behavior », American Journal of Physical Anthropology, 57, 209).

Pour les anciens grecs aussi le loup, chasseur collectif et adepte du partage, est un modèle social. Une page de Xénophon donne en modèle à un militaire « commandant de cavalerie » (Hipparque ou le commandant de cavalerie, 4, 18-20) la tactique guerrière des loups. Une fable d'Ésope (fable 215 dans l'édition Chambry) tire la leçon sociale de cette discipline de chasse. « Un jour, entre les loups et les chiens la haine se déchaîna. les chiens élirent pour général un chien grec. Or celui-ci ne se pressait pas d'engager la bataille, malgré les violentes menaces des loups. » S'adressant aux loups, le chien explique : « Vous autres, vous êtes tous de même race et de même couleur ; mais nos soldats à nous ont des mœurs très variées et chacun a son pays dont il est fier. Même la couleur n'est pas uniforme et pareille pour tous : les uns sont noirs, les autres roux, d'autres blancs ou cendrés. Comment pourrais-je mener à la guerre des gens qui ne sont pas d'accord et qui sont dissemblables en tout ? » La diversité, autre nom de l'« individualisme » que les rituels qui soudent les membres de la meute ont pour fonction de neutraliser, est la contradiction que la vie démocratique doit surmonter. Le sacrifice est précisément la remémoration et l'occasion de ce moment de syndication et de partage où la commensalité sacrificielle remplit l'idéal égalitaire de la société grecque.

Au-delà de cette fonction d'agrégation du sacrifice et du conservatisme rituel, des différences évidentes, expressives des écologies respectives, apparaissent.

La principale tient au statut de l'animal mis à mort. Pour le chasseur, l'animal appartient au monde de la surnature. En arrière-plan de l'animal avec qui le chasseur négocie, une figure apparaît : la « mère » des animaux. La subsistance du chasseur est prélevée sur un environnement dont les puissances doivent être neutralisées, amadouées ou subornées. Interchangeables, les identités des vivants et particulièrement des hommes et des leurs proies sont soumises à une puissance souveraine. « La mer est la principale source de la nourriture et c'est sur le fond de la mer que vit la femme qui en gouverne les animaux et dont l'irritation est à craindre plus que tout, rapporte Birket-Smith. Les tribus du centre [du Groenland] la connaissent sous le nom de Nouliaiouk, “la chère femme”, ou de Sedna, “elle là en bas” » (Birket-Smith, p. 198). Le mal, la pénurie, la malchance procèdent de ces forces.

Le pasteur, lui, tire sa subsistance d'une victime qui lui est proche, dont il contrôle (idéalement) la vie et la reproduction. L'ordre du monde change dès lors que l'élevage et l'agriculture constituent la ressource essentielle. Les aléas de l'existence et de tout ce qui affecte la vie et le mode de production de l'agriculteur, maladie, stérilité, sécheresse… sont pensés en relation avec une surnature dont il dépend mais sur laquelle il n'est pas sans prise. Les figurines féminines mésopotamiennes qui paraissent magnifier la fécondité attestent de cet intérêt pour la capacité de reproduction maîtrisée de la nature. La mise en vedette du ventre de la femme - comme la faute d'Ève - marque le passage d'un environnement où la reproduction est un phénomène souverain à un établissement où la reproduction est pensée et programmée par l'homme. S'il n'en maîtrise pas, il s'en faut, tous les paramètres, à tout le moins est-il attentif à les accompagner afin que ce qui est advenu advienne de nouveau. Cette capacité des puissances naturelles à produire la vie, toutes choses égales d'ailleurs, l'agriculteur la détient aussi, puisque, avec les céréales et les animaux qu'il a domestiqués, il possède une monnaie d'échange avec cette surnature dont il cherche à se concilier la puissance. Dans la relation quasi dyadique du chasseur avec l'animal un troisième terme apparaît qui va transformer la relation de l'homme avec le divin : l'animal domestique et la valence sacrificielle qui lui est attachée (qui justifiera la création d'une prêtrise spécialisée). La naissance des dieux, tels qu'ils nous sont familiers, « ces dieux que l'homme a faits et qui n'ont point fait l'homme » (Savinien de Cyrano de Bergerac, La Mort d'Agrippine, II, 4), est associée à ce scénario.

Si l'on suit le fil ici retenu, celui du sacrifice grec, d'évidence, les dieux sont des hommes – surhumains. Pourquoi, en effet, si l'on en croit Lucien, Prométhée a-t-il créé les hommes à l'image (imparfaite) des dieux ? C'est pour servir de faire valoir aux dieux qui n'étaient pas heureux sans contraires à qui se comparer… C'est dire que les dieux sont des hommes parfaits et qu'hommes et dieux sont substantiellement interdépendants : il est impossible de penser les uns sans les autres.



Moi, toujours le premier à songer à l'intérêt commun, toujours attentif aux moyens d'augmenter la gloire des dieux, argumente le Prométhée de Lucien pour sa défense, de contribuer à leur splendeur, à leur magnificence, je regardai comme une invention excellente de prendre un peu de boue, d'en façonner certains êtres, et de leur donner une forme semblable à la nôtre. Il me semblait qu'il manquait quelque chose à la divinité, tant qu'il n'existait rien qui lui pût être opposé, un être qui, comparé à elle, prouvât qu'elle est plus heureuse : je voulais toutefois que cet être fût mortel, quoique industrieux, intelligent, et capable d'apprécier ce qui vaut mieux que lui.
(Lucien, Prométhée ou le Caucase, 12)



Au-delà de cette représentation conceptuelle, après coup - épiméthéenne - la croyance au surnaturel paraît alimentée, précisément, par la rémanence des esprits des morts. On se souvient de l'apostrophe de Tertullien : Mortui et dii unum sunt : (« dieux et morts ne sont qu'un »), les divinités sont des morts surnaturalisés. Et le scénario du sacrifice sanglant paraît bien être la scène primitive de cette transaction de l'homme avec les agents du surnaturel. C'est à double titre, parce qu'il est un vivant et parce que ce vivant vit sous sa coupe et participe à l'existence de l'homme, que la mise à mort du bœuf de labour est critique. Si l'inhibition intra-spécifique peut créer la vie, l'angoisse de la mort donnée ou du mort récent devenant une entité propre, on peut concevoir le retournement de cet esprit en force positive, dès lors que le croyant est en mesure de détourner sa vengeance et de satisfaire sa soif. Un exemple classique de cette rationalisation du sentiment par la théologie est constitué par l'inversion de la dangerosité du mort récent en protection tutélaire dans les rituels funéraires concernant les proches. C'est la pratique des secondes obsèques. Si la culpabilité développée dans la mise à mort de l'animal repose sur l'inhibition à tuer son semblable, le divin apparaît dans cette transaction qui peut constituer un modèle pour se concilier la surnature. S'ajoutent ainsi, par exemple, au consentement de victime sacrificielle, les prescriptions religieuses concernent le sang : le sang, c'est l'âme... Dans l'Ancien Testament, un interdit pèse sur la consommation du sang « principe de vie ». Genèse, 9 : 4 : « Vous ne mangerez point de chair avec son âme, avec son sang »... Lévitique, 17 :12-14 : « C'est pourquoi j'ai dit aux enfants d'Israël : Personne d'entre vous ne mangera du sang, et l'étranger qui séjourne au milieu de vous ne mangera pas du sang.... Vous ne mangerez le sang d'aucune chair, car l'âme de toute chair, c'est son sang : quiconque en mangera sera retranché ». Deutéronome 12 : 23 : « Seulement, garde-toi de manger le sang, car le sang, c'est l'âme, et tu ne mangeras pas l'âme avec la chair » et 12 : 24 : « Tu ne le mangeras pas : tu le répandras sur la terre comme de l'eau ». Il est ainsi interdit de consommer un animal mort par étouffement. L'église a maintenu cette interdiction de consommer du sang pendant plusieurs siècles, très certainement pour que la transition des juifs convertis au christianisme ne soit pas trop radicale. Actes : 15 : 1920 : «…C'est pourquoi je suis d'avis qu'on ne crée pas des difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu, mais qu'on leur écrive de s'abstenir des souillures des idoles, de l'impudicité, des animaux étouffés et du sang ».

Il existe dans le monde du vivant des dispositifs d'inhibition intra-spécifique et l'on pourrait compter l'interdit et la culpabilité en cause parmi ces dispositifs. Ce que les ornithologies dénomment, par exemple et significativement, le « caïnisme », la prédisposition du petit des grands rapaces diurnes (genres Aquila, Haliaetus, Hieraaetus, Stephanoaefus...) à tuer son frère de nid moins vigoureux, est neutralisée quand l'animal est devenu adulte : la sténotypie de prédation de ce tueur se révèle ainsi inhibée à proximité de son aire par le pédomorphisme de proies virtuelles. Le développement « rationnel » de cette inhibition ouvre à l'ingénierie de la religion. Le remords (le « ver de la conscience ») et son principe de précaution (l'inhibition et l'abstention) soit la perception de soi dans l'autre sont-ils la cause qui explique la création de ces machineries que sont les panthéons ? En donnant vie aux dieux, l'homme leur donne un pouvoir qu'il ne possède pas lui-même, puisque la réalité du dieu est nourrie par sa créance dans une entité surnaturelle qui lui est extérieure et qui lui préexiste - qu'il attribue à tout vivant et spécifiquement à ceux avec qui il est en transaction. Expression du pandémonium qui habite la pensée de l'homme avec ses tribulations quotidiennes et ses angoisses métaphysiques, le panthéon est un cerveau ouvert, une élaboration secondaire d'un maelström émotionnel. Du réflexe au sentiment il y a la conscience individuelle, du sentiment à la théologie il y a une classe de prêtres œuvrant à l'interprétation sociétale du sentiment.
Par hypothèse, l'émotion primaire en cause (l'appréhension de la vengeance de l'âme de l'animal mis à mort) peut être apparentée à la peur et les rituels de protection conséquents à une rationalisation, normalisation et neutralisation, de cette peur. Un exemple classique de cette rationalisation du sentiment par la théologie est constitué, on l'a rappelé, par l'inversion de la dangerosité du mort récent en protection tutélaire. Il existe un support anatomico-psychique qui pourrait constituer, avec une notable économie de moyens, une voie d'accès à la compréhension de ce double traitement de l'émotion. Cette rationalisation évoque en effet le mode opératoire de l'amygdale (lobule pair en forme d'amande, d'où son nom, voisin de l'hippocampe), précisément spécialisée dans l'interprétation des signaux de danger et de détresse et gérant ce que l'on appelle banalement les peurs « instinctives ». La stimulation chirurgicale de l'amygdale (qui fonctionne avec un système dual ocytocine-vasopressine, deux neuropeptides produites dans l'hypothalamus - Huber et al. 2005 : Huber D, Veinante P, Stoop R. 2005. Vasopressin and Oxytocin Excite Distinct Neuronal Populations in the Central Amygdala. Science 308(5719):245-248) engendre un sentiment confus de danger imminent et la peur (les victimes d'accidents vasculaires cérébraux qui affectent cette structure ne reconnaissent pas les émotions faciales de la peur). L'amygdale, qui semble avoir en charge les « questions vitales » (danger, nourriture, reproduction, communication intraspécifique primaire), est connectée à d'autres structures cérébrales : l'hippocampe, le thalamus sensoriel, l'hypothalamus, le septum, le tronc cérébral, le cortex sensoriel et le cortex préfrontal. Les différents modes opératoires de ce « câblage » révèlent l'amygdale dans son rôle de gestion des urgences vitales. L'information en provenance d'un stimulus externe peut en effet arriver à l'amygdale de deux façons différentes : par une voie courte, rapide mais vague, en provenance directe du thalamus sensoriel, et par une voie longue, plus lente mais précise et circonstanciée, qui passe par le cortex. L'intérêt évolutif de la voie courte est évidemment de précaution, soit de préparer l'organisme à faire face au danger avant toute expertise (thalamique, puis corticale) du stimulus en cause.

La voie courte étant propre à l'administration des situations de surprise, elle anticipe aussi le sens « vital » des mots. Ainsi, une expérience conduite sur des patients épileptiques (le traitement de certaines formes d'épilepsie justifie la pose d'électrodes intracérébrales et constitue une voie d'accès à la connaissance de cette région inférieure du lobe temporal) montre-t-elle que la valeur émotionnelle d'un mot peut être perçue avant son sens. À la différence d'un mot émotionnellement neutre, un mot connoté « danger » (e. g. le mot « poison ») affiché pendant 29 millisecondes au milieu d'une série de signes dénués de sens (technique de l'amorçage masqué) provoque une activité électrique de l'amygdale (Naccache et al. 2005). Ce caractère de réflexe, phylogénétiquement ou ontogénétiquement acquis, tel le savoir du poussin qui interprète contradictoirement le survol d'une même maquette d'oiseau en fonction du sens de son vol (long cou et courte queue = signal inoffensif / cou court et longue queue = prédateur  - Tinbergen, 1951) ou la rationalisation de la pollution du cadavre, engendre des croyances peu élaborées qui privilégient la symbolisation : déplacements, métonymies, substitutions… toutes figures de style propres à la maîtrise "littéraire" de la réalité. C'est ce que la théologie qualifie de superstition.

Il y a une supériorité de l'émotion sur la cognition : rapidité (réflexe) et contagiosité. Mais il y a, complémentairement, une supériorité de la cognition sur l'émotion : rationalisation, transmission sémantique, mise en ordre de l'environnement. A l'instant où il donne la mort, moment ponctué dans le sacrifice grec par le you-you des femmes, le sacrificateur réveille la mémoire de la peur et de l'angoisse associés au meurtre du semblable. La routine rituelle, prise dans une explication théologique, absout le meurtre et légitime le sacrifice. Propitiée, la puissance redoutée devient une puissance bienveillante. La religion, mixte d'émotion et de raison, se caractérise par la rationalisation d'actions que leur caractère mécanique apparente aux réflexes. La foi paraît en effet être un champ privilégié de routines, soit la répétition rigoureuse d'actions dont le sens est largement inconnu. En mettant en œuvre une logique où la précision et l'efficacité attendue des actes paraissent proportionnelles à leur obscurité, le fidèle s'assure de l'automaticité des résultats. Cupidine humani ingenii libentius obscura creduntur (Tacite, Histoires, I, 22 : "L'esprit humain est naturellement porté à croire les choses obscures"). Le noyau amygdalien est ainsi supposé engendrer de tels comportement, compulsifs ou obsessionnels, de type routine ou rituel... Les bibliothèques de théologie ne recouvrent qu'imparfaitement les sédimentations émotionnelles de la croyance propres au cerveau reptilien qui engage ces réponses stéréotypées, telle la fuite ou l'immobilisation, mécanismes réflexes de survie – et, par hypothèse, les fondamentaux de la religion populaire.

Le rituel est un moyen terme, mixte de théologie et de croyance, qui permet d'accéder aux esprits. Ainsi les morts, rituellement propitiés, peuvent-ils détenir la clé de la prospérité des vivants. En théologie monothéiste, le « mauvais œil », invisible et omniprésent, de même, peut être retourné, c'est le dieu panoptique administrateur de la justice transcendante. Les religions déportent en les personnalisant les enjeux de leur environnement. Si le bœuf savait peindre, disait Xénophane, il représenterait son dieu sous la forme d'un bœuf… Cette représentation en miroir (grossissant) consiste, certes, à se mettre sous la dépendance des dieux, d'un surmoi, mais revient aussi à se donner les moyens de peser sur cette représentation de soi. En se défaussant sur ses dieux, l'homme objective le réel. C'est en fait toute l'ingénierie de la société qui est ainsi projetée plus ou moins homothétiquement (avec les tropes que la double articulation est en mesure de déployer) dans la religion : la structure sociale, les normes juridiques et les usages de parenté.

Pour circonvenir le mal et l'infortune, la surnature est ainsi accessible. Pour être sûrement entendu, il vaut mieux s'adresser à ses saints qu'à Dieu et l'on constate, en effet, une affinité de l'animal sacrifié avec la puissance invoquée. La maîtrise de la reproduction fait de l'animal domestique le gage et le substitut idéal du sacrifiant. Dans son ouvrage Sur la mère des dieux, Julien l'empereur explique : les « sacrifices d'honneur » n'admettent que « des mets susceptibles d'être partagés entre les dieux et nous aux banquets sacrés ». « Les poissons sont exclus de tels sacrifices, parce que nous ne nous occupons ni de la nourriture ni de la multiplication des ces animaux, et que nous n'en formons point de troupeaux, comme des bœufs ou des brebis : au lieu que ces derniers, vivant et se multipliant par nos soins, sont également utiles à nos usages domestiques » (Œuvres complètes de Julien l'Empereur traduites pour la première fois du grec en français [...] par R. Tourlet, tome deuxième, Paris, 1821, Moreau, p. 33-34).

La conformité de l'animal avec la puissance invoquée est glosée par Plutarque, prêtre de Delphes de l'an 105 à l'an 126, qui explique, alors qu'il s'agit de savoir si la Pythie est « opérationnelle », la signification du sacrifice de la chèvre, marquant l'assimilation de l'animal avec la puissance invoquée. « Que signifie l'aspersion des victimes ou l'interdiction de rendre des oracles lorsque la bête n'est pas secouée de tremblements et de frissons [ ...] pendant qu'on l'asperge ? Car il ne suffit pas qu'elle remue la tête comme dans les autres sacrifices ; il faut encore qu'elle tressaille et palpite de tous ses membres avec un bruit saccadé ; si ces symptômes ne se produisent pas on déclare que l'oracle ne fonctionne pas et on ne fait pas rentrer la Pythie (Plutarque, Sur la disparition des oracles, 46). Il explique dans Questions romaines (290b) que la chèvre est sujette à l'épilepsie, c'est aussi « ...le cas des hommes ; s'il arrive qu'ils parlent pendant une crise d'épilepsie, leur voix ressemble au bêlement d'une chèvre. »

Le rituel sacrificiel définit ainsi la place de l'homme dans le monde du vivant. Les rites paléolithiques sont de rite de bénévolence avec l'animal de nature dyadique. La relation - réversible - chasseur-proie est évidemment inadéquate à traduire la maîtrise du pasteur sur ses troupeaux. Les rites néolithiques, rites de prémices, rites de récolte, rites de fécondité sont des rites d'exhortation d'une vie que l'homme ne contrôle qu'indirectement. L'homme est maître de son bétail, mais l'efficacité de son sacrifice, c'est-à-dire la vie donnée aux puissances de vie requiert l'observation d'un certain nombre de règles : - l'animal vaut pour la puissance invoquée et représente le sacrifiant ; - l'animal doit acquiescer à son destin et sa mise à mort doit faire l'objet de diverses dénégations (l'entaille sacrificielle ne doit pas dépasser la dimension d'un grain d'orge ; la décollation doit être effectuée d'un seul coup de sabre…) ; la direction du sang ou la position de l'animal après la mise à mort importent à l'efficacité du sacrifice. Codification de l'acte de donner la mort, les plus grands livres de l'humanité sont ainsi des manuels de boucherie (le Lévitique, les manuels liturgiques védiques...).

La reproduction de la céréale : Revivre en Osiris…

Néolithique : il ne suffit plus de cueillir ; il faut labourer et planter. Cette peine au travail, Insudore vultus tui vesceris pane tuo (Genèse, III, 16-19), est aussi le champ d'observation du miracle de la graine et le laboratoire où naissent les dieux de la fécondité du sol. On ne saurait exposer plus simplement la valeur religieuse de la régénération du grain qu'en rapportant le mythe égyptien qui personnifie le miracle de la résurrection du grain et du corps mortel des humains.

Plutarque rapporte que les Égyptiens disent « qu'Osiris est enseveli lorsque le grain que l'on sème est enfoui dans la terre, et que ce dieu reparaît et revit de nouveau, lorsque les germes commencent à pousser » et qu'Isis remarque qu'elle est enceinte d'Horus le mois où les semailles commencent (Sur Isis et Osiris, 65). « Comme le Nil [aux yeux des Égyptiens], découle d'Osiris, de même ils sont convaincus que le corps d'Isis est la terre; non pas la terre tout entière, mais la partie que le Nil envahit en la fécondant et en se mêlant avec elle » (38).
Dans les Textes des Pyramides, c'est le dieu Nepri, que s'adjoindra Osiris, qui personnifie les graines de céréales en tant que principe de l'alimentation. Au-delà de sa valeur de réserve, utile à l'homme, la graine a une fonction de protection et de nutrition de l'embryon végétal. La germination du grain qui succède à une période de dormance, c'est la résurrection qui succède à la mort. La renaissance d'Osiris était célébrée dans un rite qui consistait à faire germer des grains d'orge dans un récipient en forme de sarcophage. On déposait dans les tombes royales des plats en céramique percés de trous et ensemencés de grains d'orge et, au Moyen Empire, les fidèles d'Osiris pouvaient être avec l'invocation suivante : « N. que voici est cette gerbe de vie qui sort d'Osiris, qui pousse sur les lèvres d'Osiris, qui fait vivre les hommes, qui divinise les dieux qui spiritualise les bienheureux, qui alimente les maîtres des kas, maîtres des produits, qui fait les pains-pakou pour les bienheureux, qui fait prospérer les vivants, qui fortifie le corps des vivants. […] N. que voici revit en Osiris » (Les Textes des sarcophages égyptiens du Moyen Empire, traduction de Paul Barguet, 1986, p.544, Paris : Éditions du Cerf).



Temple de Philæ


Sur cette vignette du papyrus Jumilhac, des épis s'élèvent du corps d'Osiris emmailloté.
Comme son sexe dressé, ils évoquent sa renaissance.
(www.museum.agropolis.fr)

L'origine de l'inégalité

Associés à des sites où des ressources saisonnières abondantes peuvent être prélevées (gués, lieux de frai…) des vestiges d’accumulation ont pu être découverts dans des occupations du paléolithique supérieur. Les sites en cause ont pu faire l’objet de concurrence et d’appropriation. C’est là où l’on trouve principalement les objets de prestige dont la concentration peut être l’indice d’une différenciation sociale. On peut supposer que cette différenciation sociale a pour légitimation une rationalisation de type religieux : la capacité à communiquer avec les puissances surnaturelles et spécialement avec les ancêtres. Le traitement des os et principalement du crâne, associé aux dépôts d’objets de prestige et de parures, exprime la position d’individus qui seront vraisemblablement invoqués par ceux qui ont réalisé sa sépulture. Ceux qui organisent les rituels collectifs se prévalent de cette relation privilégiée avec les ancêtres. C’est, logiquement, le plus âgé du groupe (chronologiquement le plus proche du monde souterrain) qui assume cette fonction, ou le plus âgé d’un groupe dominant qui se pose en intermédiaire pour des groupes associés ou subordonnés, ou encore la délégation à des anciens, par un groupe dominant, d’un service religieux avalisant sa suprématie.

La sédentarisation de la vie sociale associée à l'élevage et à l'agriculture qui impriment une autre vision du monde, les dieux néolithiques procédant de l'énergétique de cette ressource nouvelle, porte des conséquences civiles qui parachèvent et institutionnalisent un tel processus. Si l'on croise les données de cette transformation religieuse avec ce que l'archéologie et l'ethnologie peuvent nous apprendre des formes élémentaires des groupements humains, on voit apparaître le rôle « politique » d'un membre de la famille, l'aîné. Propriété du cours naturel de la vie, l'aînesse n'est pas en soi une position de privilège et d'accaparement. C'est sa proximité intrinsèque avec les ancêtres qui fait de l'aîné, en instance d'ancestralité, le médiateur naturel avec ces puissances dont dépend la prospérité de la famille. Sa fonction politique repose sur cette fonction religieuse. Cette proximité s'exprime notamment par la conformité du personnage investi avec le processus créateur visé. Dualité sexuelle symbolique, abstinence constitutionnelle (l'homme le plus âgé étant naturellement continent ou contraint à la chasteté par des dispositifs mécaniques ou médicamenteux - voir Dessin du dessein : le rituel et le politique), la représentation de la fécondité sous le contrôle des ancêtres commande diverses stratégies dont témoignent également les diverses modalités du traitement des crânes (« culte des crânes »), attestées aussi Moyen Orient, expression de cette fonction des aînés superlatifs – « télencéphalisés » – que sont les ancêtres. Ce pouvoir des ancêtres, symbolisé par le crâne ou les ossements, est parfaitement exprimé quand les vaincus sont condamnés à piler les os de leur père : c'est à ce rituel que sont astreints les fils du gouverneur de Nippur, révolté contre Assurbanipal (Elena Cassin, « Le mort : valeur et représentation en Mésopotamie ancienne », dans : La mort, les morts dans les sociétés anciennes, G. Gnoli et J.-P. Vernant eds. CUP - MSH, 1982, p. 358). Un saut est opéré quand un regroupement de clans confie à un même individu cette fonction de médiation. Sur quels critères choisit-on ce médiateur ? Ici divergent la solution africaine de la royauté sacrée et les formations de type étatique qui apparaissent notamment au Moyen-Orient ou en Égypte. Il est notable qu'en Mésopotamie ou en Egypte (les deux cas de figure que nous évoquerons ici, cursivement, à la faveur de deux ouvrages sur la préhistoire de l'État) il y ait cumul, au bénéfice des mêmes clans, du pouvoir politique et de la fonction religieuse et que ce soient les familles « propriétaires » qui monopolisent cette fonction.

Le passage de la chasse-cueillette à la sédentarisation en Egypte

Alors qu'aux environs de 7 000 le Sahara, parcouru par des populations semi-nomades offre un paysage de savane avec des lacs saisonniers et des galeries forestières, l'aridification progressive du continent (6 500 - 5 500) provoque le déplacement de ces populations vers la région du Nil. Les sites occupés sont alors de petits campements établis au sommet des dunes qui coupent le lit des cours d'eau temporaires. Ces chasseurs-cueilleurs vont progressivement s'adapter au calendrier du Nil, ruban fertile au milieu du désert qui dispense ses ressources au rythme des crues et décrues. L'archéologie fait état d'une concentration des habitats dans la plaine où se sédimentent les dépôts alluviaux et d'une dépendance accrue des populations envers l'agriculture et envers les groupes sociaux en position d'en contrôler les bénéfices (Beatrix Midant-Reynes, Aux origines de l'Égypte, Du Néolithique à l'émergence de l'État, Paris : Fayard, 2003, p. 123). Quand les animaux domestiques deviennent les principaux fournisseurs de protéine animale et que les céréales cultivées (blé et orge) dominent largement les spectres végétaux (la chasse aux grands mammifères étant devenue l'apanage d'une élite), Midant-Reynes observe une « accentuation du phénomène de hiérarchisation, visible dans les nécropoles, par une tendance marquée à l'accumulation et à l'ostentation » (p. 119). Ainsi la « concentration de tombes d'élites en Haute Égypte à Abydos, Nagada, Hiérakonpolis, attest[e] l'émergence de centres de pouvoirs » (p. 119).

Alors que les vestiges de l'habitat (souvent réalisé en matériau périssable), foyers, bases de poteaux de soutien ou de clôture, fosses de stockage ou poubelles… sont exposés à la disparition et ne livrent qu'en négatif les traces de la vie quotidienne, les dispositifs physiques de protection des cadavres figent « pour l'éternité » une image en positif des statuts. L'étude des cimetières et des pratiques funéraires, expressives des conceptions sociales, permet aux archéologues de reconstituer les principaux traits de la structure politique. Ainsi « les Badariens, dont les seuls habitats, mal conservés, ne reflèteraient que l'image d'agriculteurs pasteurs plus ou moins bien sédentarisés, révèlent, à travers leurs nécropoles, une société nettement structurée, marquant les différences, et où s'élabore un phénomène de hiérarchisation » (op. cit., p. 161). « Les tombes royales d'Abydos et les grandes tombes privées de Saqqara […], explique l'auteur, constituent le point d'aboutissement du processus de hiérarchisation, tel qu'on a pu le suivre depuis le début des temps prédynastiques. » « Les dépenses somptuaires liées aux funérailles, l'architecture élaborée, dont on suit l'évolution, témoignent de l'extraordinaire et radicale transformation sociale dont la vallée du Nil a été le théâtre en cette fin du IVe millénaire » (op. cit., p. 233).

Mésopotamie

Dans un ouvrage intitulé Mésopotamie, l'apparition de l'État, VIIe-IIIe millénaire (1996, Paris : Paris-Méditerranée), l'archéologue Jean-Daniel Forest se donne pour objet de retracer la trajectoire évolutive qui aboutit à l'État. L'originalité de son approche tient dans la volonté de rapprocher l'archéologie et l'ethnologie pour comprendre le fonctionnement des sociétés segmentaires anciennes et leur complexification quand elles évoluent en État : d'exploiter la diachronie à laquelle l'archéologie donne accès pour l'enrichir ou la confronter aux observations et considérations produites par l'ethnologie. L'auteur note un avantage à l'archéologie du point de vue de la diachronie, lié à la nature particulière de son information : architecture, pratiques funéraires, mobilier… « Ces données nous obligent, parce que nous n'avons rien d'autre, à adopter des perspectives que les ethnologues négligent le plus souvent » (p. 90-91).

Forest voit apparaître (pour abréger un propos soutenu par une documentation archéologique particulièrement nourrie), après des communautés lignagères qui se segmentent et se déplacent – et alors que « le changement se construit sur des effectifs toujours plus nombreux » (p. 51) – des structures, attestées par l'architecture, où un personnage « reçoit ». Il écrit, à propos de bâtiments liés à l'autorité : « Le système de circulation permet surtout de gagner le fond du hall principal à partir de l'entrée sans avoir avoir à traverser la zone féminine, laquelle est d'ailleurs délimitée plus clairement qu'à l'ordinaire […] par un muret transverse. Le trait s'explique très probablement par le fait que le maître des lieux, en raison des fonctions afférentes à son statut, était amené à recevoir du monde. » « Lorsque la communauté dispose de moyens suffisants, elle s'offre une construction spécialement réservée à la réunion de ses représentants autour de l'aîné. C'est le cas à Keit Qasim et à Gawra XIII » (op. cit., p. 59). Puis il constate la naissance et la consolidation d'une « élite », à la faveur de la mise à jour d'un habitat somptuaire : « Dans un premier temps (de Gawra XII à Gawra IX), les résidences somptuaires, isolées, sont dispersées dans l'habitat au milieu des maisons ordinaires. Les notables sont encore proches de ceux qu'ils représentent et n'ont pas conscience de former un groupe distinct. Si l'on préfère, la relation horizontale qui les unit entre eux ne nuit pas encore à celle, verticale, qu'ils entretiennent avec leurs dépendants. Au niveau VIII, en revanche, le tell ne regroupe plus que des résidences somptuaires et fait figure d'acropole, dominant un habitat ordinaire qui a été rejeté dans la plaine alentour. On a affaire cette fois à une véritable élite, constituée en classe sociale à part entière. Pour marquer cette évolution, nous proposons de réserver le terme de « chefferie simple » à la première situation, celui de « chefferie complexe » à la seconde » (op. cit., 99). Il relève également, à propos de sceaux et de lots d'empreintes que ceux-ci sont « … plus abondants et plus fréquents dans les résidences somptuaires…[et qu'ils] pourraient témoigner de mouvements prestataires faisant converger certains produits locaux vers un petit nombre de responsables, avant leur redistribution éventuelle » (op. cit., p. 102).

Maintenant, comment passe-t-on du lignage à la « chefferie » ? « La chefferie, pose Forest, ne peut résulter que de la confrontation du concept d'aînesse à l'élargissement du corps social, dans le cadre de sociétés qui, pour des raisons pratiques, privilégient l'intégration à la segmentation » (p. 113). Il y a hiérarchisation des lignages : les lignages dits cadets étant subordonnés. Le langage de la politique emprunte l'idiome de la séniorité pour justifier la subordination. Les familles dirigeantes, dès lors qu'elles sont assez vastes, libèrent les responsables de la gestion de la communauté des activités de subsistance. Ceux-ci centralisent alors pour le groupe, réellement et symboliquement, les valeurs économiques et religieuses de représentation et de redistribution, « faisant étalage » de la réussite commune… L'élite se glorifie des œuvres de commande produites par ses artisans et du savoir de ses prêtres. Le palais édifice de prestige et de domination se justifie comologiquement en devenant le miroir du mouvement des astres… « On a suggéré que le décor intérieur représentait la marche du soleil, avec indication des équinoxes et des solstices. En effet, la longueur variable des jours au fil de l'année serait indiquée par la proportion des couleurs, le noir correspondant à la nuit, le rouge au jour : d'un bout à l'autre de la pièce, le rouge progresse régulièrement aux dépens du noir […] c'est à la mécanique céleste que le bâtiment rend hommage » (p. 137). « La divinité est désormais monopolisée par l'élite, et plus précisément le roi pour cautionner l'ordre social dans ce qu'il a de plus pyramidal » (p. 138). Le roi devient le fils de la divinité. « Le lien ainsi établi est d'autant plus surprenant que les termes employés sont tout à fait concrets : le roi est enfanté, allaité et bercé par la divinité. En fait, cette façon de faire dérive en droite ligne de l'idéologie néolithique, qui considérait que la société était le produit d'un principe créateur surnaturel. Cette conception très abstraite est représentée concrètement (à Çatal Höyuk en particulier) par une parturiente accouchant d'un taureau. La parturiente n'était alors rien d'autre qu'un pictogramme évoquant toute forme d'activité créatrice, mais lorsque la divinité prend corps pour se rapprocher de l'homme, elle conserve d'abord cet aspect féminin (nin) et la relation qui l'unit à la société est proprement assimilée à la maternité […] Les différents segments généalogiques du corps social s'inscrivent désormais dans une structure plus vaste, par conséquent plus artificielle pour justifier la royauté. L'ordre que le roi est chargé d'assurer apparaît dès lors comme une affaire de famille, et probablement parce que la divinité et le roi appartiennent d'une certaine façon à la même famille, qu'ils pouvaient habiter ensemble, à l'époque d'Uruk, dans l'Eanna » (p. 223).

« Cette société [du Dynastique Archaïque] nous apparaît très hiérarchisée, conclut Forest, avec à son sommet quelques grandes familles qui, tirant profit de l'idéologie dont elles sont gestionnaires, concentrent en leurs mains la réalité du pouvoir politique et économique. La royauté est d'une certaine façon une fiction destinée à cautionner un ordre inégalitaire et la personne physique qui l'incarne doit compter avec ce qu'on appellerait aujourd'hui des groupes de pression […] s'abritant eux-mêmes derrière la notion illusoire de « temple » (p. 238). On peut donc résumer le processus de formation du politique (au sens où nous l'entendons) comme suit : dans un système où la propriété est collective, l'aîné est celui qui, par sa proximité avec le monde des ancêtres, assure le bien-être pour le bénéfice de tous. Dès qu'une fédération constituée de différents lignages « propriétaires » se met en place, l'aîné du clan le plus important devient le médiateur attitré auprès des puissances supra-naturelles. La fonction religieuse est politique quand elle fait l'objet d'un monopole héréditaire (et non plus d'une attribution pyramidale) qui légitime la différenciation des lignages.

Une différence significative : comment le roi est choisi en Afrique (si l'on s'en rapporte aux mythes d'origine).
(dvper)

L'exemple songye, précédemment cité, associe l'instauration de la royauté à la réunion, en la personne du fondateur, de trois modes de vie ou « pouvoirs » : chasseur, forgeron, magicien. Ces trois « spécialisations », vitales à la société, s'organisent ainsi selon l'ordre de la séniorité chez les fils du fondateur : le chasseur, pourvoyeur de viande, cède le pas au forgeron associé à l'agriculture et à l'introduction des plantes cultivées. Le plus souvent, en effet, la royauté paraît sanctionner un apport technique ou civilisationnel à la société, poison de chasse, forge, magie…, des rituels plus puissants ou une association qui présente l'intérêt de mettre en commun des moyens divers ou désaccordés en vue d'une plus grande efficacité. Ainsi raconte-t-on à propos de la royauté Moundang que « les anciens des différents clans se rassemblèrent, chacun portant dans la main […] les "choses de son clan". L'ensemble de ces choses ou de ces forces constitue les regalia » (infra). Un trait récurrent de ces mythes de fondation est de faire apparaître le caractère d'étranger du fondateur de la royauté. Cette extranéité peut s'entendre (et se justifier) de plusieurs manières. Idéalement politiquement indépendant, le roi est le moyeu des contradictions claniques. Les mythes font parfois état de la diffusion d'une royauté primaire, mais ce caractère d'étranger du roi peut aussi se comprendre comme une acquisition qui lui permet de jouer son rôle notamment en regard de la différence des sexes et de la norme matrimoniale.

« Les rois de Léré, rapporte Adler, sont les descendants agnatiques en ligne directe de Damba, le héros fondateur de la dynastie. La légende raconte que Damba était le fils cadet d'un roi de Libé [...] que la jalousie de son frère aîné obligea à s'enfuir. Il était, en effet, le préféré de son père qui lui avait confié ses secrets dont le plus important était la connaissance du poison de chasse [...]. » « Se reposant un jour au bord d'une rivière, Damba, chasseur solitaire, "rencontra deux jeunes filles [...] qui étaient venues puiser de l'eau. Il leur demanda à boire [et leur remit] des pièces de gibier qu'elles rapportèrent à leurs parents. Le même échange se produisit le lendemain et les jours suivants. Le chasseur devenait ainsi le pourvoyeur de viande des villageois qui lui demandèrent de venir s'installer parmi eux. Il accepta et on lui donna les deux jeunes filles comme épouses. Les Moundang formaient alors une société peu nombreuse et divisée en cinq clans seulement ; l'aîné du clan Kizéré (dont le nom "totémique" est Jambes grêles) était le chef de la tribu. Sa réputation était plutôt mauvaise car il était avare et, les jours de fête, il ne nourrissait la population que de haricots. Les Anciens des quatre autres clans décidèrent donc de le chasser pour le remplacer par Damba, le généreux donneur de viande. Ils organisèrent un complot : faisant couper (à moitié) par un enfant la corde de l'arc du vieux chef Kizéré, ils demandèrent au chasseur d'affronter son rival en combat singulier. La corde céda et l'étranger sortit vainqueur de cette ordalie truquée » (Adler, 1977, p. 59-60).

Ce résumé du mythe d'origine révèle le processus de formation de la souveraineté. « Dans la scène d'ouverture au bord de la rivière, commente Adler, on assiste à un échange qui joue comme déclencheur de tout le mécanisme qui conduira à l'instauration du pouvoir royal. Lorsque Damba prend la calebasse pour étancher sa soif et donne de la viande à ces jeunes filles nubiles, c'est déjà, nous dit-on, comme des fiançailles, un engagement de mariage. Sa venue au village n'a pas d'autre motif et ce sont les filles données qui lient le chasseur aux habitants... Le pouvoir conquis, restait aux Anciens des quatre clans, les faiseurs de roi, d'accroître sa puissance non seulement en donnant femmes et serviteurs à Damba, mais quelque chose de leur propre force. Les anciens des différents clans se rassemblèrent, chacun portant dans la main, raconte-t-on, les "choses de son clan" » (id. ibid., p. 60-61).

Il apparaît que la royauté n'est pas, ici, d'abord une fonction d'accaparement au bénéfice d'un clan. La fonction ne se transmet pas héréditairement ; elle est provisoire. Chez les Songye, les fonctions cheffales sont assumées successivement et pour une durée déterminée par les représentants des différents clans. En Ouganda, la rotation des clans à la fonction royale se réalise par le choix de la mère de l'héritier qui doit appartenir tour à tour aux clans contractants. Le destin du titulaire de la charge (parfois la mort programmée), les contraintes de la fonction… indiquent que ce n'est pas l'intérêt matériel (au sens ou nous l'entendons) du personnage ou de son clan d'appartenance qui sont en cause. Dans ce type d'organisation sociale, le roi, médiateur entre les hommes et les puissances de la fécondité, est un « moyen » de la prospérité. L'otage du politique et non son expression ou son chef d'orchestre. Le clan dynastique et le roi assument des fonctions religieuses au bénéfice des clans faiseurs de rois.

Cette différence paraît procéder du mode d'occupation des terres et du mode de transmission du pouvoir. Quand Forest note, à propos de la société de Gawra, une organisation de plus en plus hiérarchisée révélée notamment par
des pratiques funéraires élitistes « et en particulier l'attribution d'un riche mobilier à des enfants dont le statut est acquis » (op. cit., p.103) ; quand, à propos des tombes badariennes, Midant-Reynes relève, tranchant avec les pratiques funéraires uniformes de la période précédente : « … l'existence de riches tombes d'enfants, marqu[ant] la prééminence de la famille sur l'âge » (op. cit., p.221), il est probable que les enfants en cause (une recherche d'ADN serait en mesure de statuer sur cette conjecture vraisemblable) sont des héritiers virtuels. Si l'on est chef par droit de naissance, cela suppose un héritage vertical et une parenté à orientation descriptive.

L'évolution des termes de parenté relevée par Benvéniste, cité plus haut, concernant le domaine indo-européen (la « signification unique et exclusivement descriptive » des désignations de parenté - p. 269) ; « les termes de parenté classificatoire qui tendent à s'éliminer au profit de termes descriptifs » - p. 274-275), peut être mise en corrélation avec ce qui se joue dans l'appropriation. En Afrique, la propriété est collective, la parenté classificatoire et l'héritage horizontal. La terre, inaliénable, appartient à la communauté et chaque membre de la communauté est (idéalement) loti en fonction de ses besoins, nul ne restant sans terre. (C'est la pression démographique, à proximité des villes, et le développement des cultures d'exportation qui ont révélé la valeur marchande des terres). Il est possible de représenter les deux types de régime en cause en fonction de leur relation à la terre.

Pour autant que les descriptions des systèmes d’exploitation agricoles traditionnels le permettent, on peut constater que là où le renouvellement démographique est quasi constant et où la terre n’est pas limitée, on pratique une agriculture extensive. Dans cette activité, l’abattage et l’essartage constituent le travail des hommes, mais l’essentiel des tâches agricoles est le plus souvent effectué par les femmes. Dans un environnement où il n’y a pas de concurrence pour les terres et où c’est la communauté qui possède, le principe de redistribution se fait par familles et la hiérarchie qui se met en place obéit à l’ordre de la séniorité. Soit, idéalement, une hiérarchie sans hiérarchie (en relation avec l’expression, relativement aléatoire, de la pyramide des âges). L’inégalité est liée à l’importance numérique respective des familles et, principalement, au genre.

En Afrique, alors que l’agriculture est majoritairement exercée par les femmes, c’est la lignée de l’époux qui possède la terre. Une sociologue burkinabé peut ainsi écrire : « Généralement considérée comme “étrangère en sursis” par sa propre famille et “étrangère” véritable dans le lignage qui la reçoit, la femme ne peut prétendre posséder et contrôler un bien aussi inestimable que la terre » (Konaté, G., Femmes rurales dans les systèmes fonciers au Burkina Faso, Ouagadougou, 1992, p. 23). Cette « étrangère » qui va cultiver la terre du lignage de son mari n’hérite pas dans le lignage de son père. Dans un ouvrage de référence publié en 1970 (qui contient 257 renvois bibliographiques ainsi que de nombreux tableaux et figures), Ester Boserup, poursuivant une analyse d’Eduard Hahn (Von der Hacke zum Pflug, Leipzig : Quelle & Meyer, 1914) qui mettait en évidence la différence entre culture à la charrue, masculine, et culture à la houe féminine, caractérise ce qu’elle dénomme les systèmes agricoles masculins et féminins en fonction du mode de production (essartage, sarclage à la houe, jachère – quand la terre n’est pas limitée – ou exploitation intensive des mêmes terres). « L’Afrique est la région de l’agriculture féminine par excellence », note Boserup ; « Dans beaucoup de tribus africaines, presque toutes les tâches en rapport avec la production de nourriture continue d’être laissé aux femmes » (Woman’s Role in Economic Development, trad. fr. La femme face au développement économique , Paris : P.U.F. 1983, p. 15).


Ce trait est spécifiquement pointé par le mot-clé « #VraieFemmeAfricaine », lancé début 2020 par une journaliste ivoirienne, qui associe humour et critique sociale : « #VraieFemmeAfricaine cultive la terre, #VraiHommeAfricain la possède » ; « #VraieFemmeAfricaine ne doit pas hériter des terres de son père parce que ça porte malheur »… Ainsi qu'il sera rappelé plus avant, à l'égalité (relative) des sexes et à l'inégalité sociale verticale (propriété) de la parenté descriptive répond, en parenté classificatoire, un idéal d'égalité horizontale (communauté de clan) mis en œuvre par la séniorité, la ségrégation juridique des sexes (avec sa police chirurgicale) et la polygamie : « #VraieFemmeAfricaine cultive la terre ». (Dans un monde ouvert de tags et de croissance démographique, cette valeur incite les jeunes hommes à l'émigration.) Le système descriptif, qui exprime la concurrence des unités domestiques, tend vers l'égalité homme/femme et la pratique de la dot, dowry ; le système classificatoire, qui cimente l'égalité du clan, cantonne l'épouse acquise par compensation matrimoniale, bride price, dans un statut juridique d'« étrangère » - selon le mot cité plus haut.)


De fait, l’exploitation intensive de la terre, liée à ce que les Grecs appelaient la stenochôria et à l’augmentation de la population, engage d’autres moyens de production et une révolution culturelle. L’appropriation du sol engendre une hiérarchie sociale qui se répercute dans la répartition du travail. « La charrue est utilisée dans des régions où la terre est propriété privée et où, comparativement, il existe, dans la population rurale, une classe nombreuse de familles sans terre » (Boserup, op. cit., p. 27). « Le pourcentage de travail agricole exécuté par la main-d’œuvre salariée, relève Boserup, varie entre 15 et plus de 70 % dans les échantillons d’Asie, tandis que, dans les échantillons d’Afrique, il y a très peu de familles de cultivateurs qui utilisent la main-d’œuvre salariée dans une proportion qui ne soit pas insignifiante »  (p. 27). Là où il y a concurrence pour l’appropriation des terres, culture intensive et transmission verticale de la propriété, ce sont les déshérités et les sans terre qui cultivent. A l’inégalité de genre se substitue une inégalité sociale. La hiérarchie qui s’instaure avec la propriété a en effet des répercussions sur le statut de l’épouse. La transmission verticale de la propriété familiale, alors que la femme symbolise le foyer, la rend éligible à l’héritage (elle incarne le lignage du père, par opposition à ceux qui n’ont rien) – elle devient héritière et non plus héritable (épouse léviratique quand le lignage fait l’« acquisition » d’une épouse). La valeur de l’épouse se déplace de sa force de travail et de sa capacité à reproduire la lignée (dans un régime idéalement polygame) à sa capacité d’héritière dans un régime nécessairement monogame (ou opérant une transmission sélective du patrimoine). En agriculture extensive, la polygynie est un signe de richesse et un moyen d’accroissement de la richesse. L’homme riche a beaucoup d’épouses quand, dans le système intensif, il a beaucoup de domestiques et, juridiquement, n’a qu’une seule épouse (le nombre d’épouses étant limité par la nécessité de transmettre la propriété en conservant sa viabilité). L’exogamie de lignage est battue en brèche par une endogamie de possédants. Par opposition à l’investissement productif, à la fécondité et à la visibilité de la femme en agriculture extensive, la claustration de l’épouse (et des filles) dans la sphère domestique est l’indice d’un mode de production agricole masculin, d’une société inégalitaire et d’une fécondité contrôlée. Deux écosystèmes, deux régimes matrimoniaux, deux types de représentation du pouvoir…

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Ex-cursus Notes de lecture pour la discussion :

La cité antique est avant tout un rassemblement urbain de propriétaires terriens. Lorsqu'à Rome le commerce fut soumis à une première taxe impériale, son ordre de grandeur est minime par rapport à l'impôt foncier ? (vérifier et préciser)

D'où vient la féodalité ?

Il y a une relation substantielle entre la liberté et l'esclavage.
Dans le régime « despotique moyen-oriental », religieux, il n'existe pas de sujet « libre » et les esclaves ne sont pas les principaux éléments de la production de richesses.

Le mode de production esclavagiste.
La phrase de Gibbon sur la fin du monde antique : « Une révolution que les peuples de la terre ressentent encore et qu'ils n'oublieront jamais. » (1896, I, p. 1)

L'a. formait un univers ayant pour centre la cité : un rassemblement urbain de propriétaires terriens. Anomalie : suprématie de la ville sur la campagne dans le cadre d'une économie essentiellement rurale (25).
A Rome l'impôt sur le commerce rapporte 5 % de ce que rapporte l'impôt sur les terres.
La civilisation classique a un caractère côtier (21). La mer, moyen de communication et de commerce.

La civilisation de l'antiquité présente donc une anomalie : la suprématie de la ville sur la campagne dans le cadre d'une économie essentiellement rurale. A la différence du manoir féodal, le domaine d'un propriétaire d'esclaves permettait une disjonction permanente entre résidence et ressources ; l'excédent des ressources qui assurait la prospérité de la classe possédante pouvait être obtenu indépendamment de sa présence sur ses terres. Le lien travail capital n'était pas d'ordre coutumier.
Dans le droit romain, l'esclave est nommé instrumentum vocale, le bétail instrumentum semi vocale, l'outil instrumentum mutum (26).
La liberté et l'esclavage hellènes sont juridiquement indissociables : système sans précédent dans la hiérarchie sociale des empires du Moyen-Orient (où la liberté n'a pas de fondement juridique).
La main-d'œuvre est une marchandise qui s'achète sur les marchés des cités maritimes, là où s'écoulent les surplus agricoles et où arrivent les produits du bassin méditerranéen. L'esclavage était la charnière économique entre la ville et la campagne.
Quand Aristote écrit : « Le meilleur État se gardera de faire d'un travailleur manuel un citoyen, car la main-d'œuvre aujourd'hui est en majorité esclave ou étrangère » (Pol. III, IV, 2).
L'Économique de Xénophon : plan selon lequel « l'État posséderait des esclaves publics dont le nombre serait de trois pour chaque citoyen d'Athènes. » (IV, 17)
L'esclavage est la charnière entre la ville et la campagne (26)
« Le travail physique reste étranger à toute valeur humaine et d'une certaine façon il semble même être l'antithèse de ce qui est essentiel à l'homme. » (Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, 292.1 VER, voir « Travail et Nature dans la Grèce ancienne », relations du cultivateur et de l'usurier à la polis).
Pour ces États maritimes, la voie de l'expansion est celle de la conquête et de la colonisation : la cité se reproduit dans ses colonies. La puissance militaire fournit le travail servile par capture et la levée de citoyens et d'hommes libres dans les villes tributaires permet d'assurer la sécurité du travail servile à dans les terres.

Entre 800 et 500 la civilisation classique commence à prendre forme. Reprise du commerce, invention de la monnaie, utilisation de l'alphabet dérivé du phénicien, urbanisation.
Voir la ville bulgare… la plus vieille ville européenne (sel).
Au milieu du VIe s. à la fin de la période coloniale, il y a quelque 1 500 villes grecques tant dans le domaine hellénique proprement dit qu'à l'extérieur. Aucune n'est située à plus de 40 km de la côte. Pôles d'attraction, citadelles ( ?), pour les fermiers et les propriétaires terriens. « Dans une petite ville typique de cette époque, les cultivateurs habitaient dans l'enceinte et sortaient chaque jour pour aller travailler aux champs. Toutefois le territoire de la cité incluait tjrs une zone de culture habitée en permanence par une population entièrement rurale. » Ces cités archaïques avaient pour base la reconnaissance faite à une noblesse héréditaire le droit de gouverner le reste de la population.
Vague de colonisation au-delà des mers entre le VIIIe et le VIe : monnaie, dvpt du commerce, culture plus intensive de la vigne et de l'olive. Naissance d'une nouvelle couche de propriétaires fonciers.
Les tyrans sont des propriétaires fonciers nouvellement enrichis qui mettent fin à la domination des aristocraties ancestrales. Les tyrans s'appuient sur le mécontentement des pauvres, sous-produit de ces transformations économiques.
Le dvpt de l'économie fondé sur l'argent s'accompagne d'un accroissement rapide de la population et du commerce global. La vague de colonisation au-delà des mers entre le VIIIe et le VIe exprime ce dvpt. Culture de la vigne et de l'olive de manière plus intensive (Forrest, W. G. The Emergence of Greek Democracy, 1966, p. 55 et 150-156).
La réforme de Solon illustre ces enjeux. Il divise la population d'Athènes en 4 classes en fonction des revenus.
Au cours des trente années qui suivirent A. connaît une croissance économique rapide. Les conflits sociaux reprennent. Pisistrate jette les bases de la société athénienne. Finley (Les anciens Grecs, 1971) considère que les réformes de P. comme plus importantes pour l'indépendance économique de la paysannerie attique que celles de Solon. P. lance un programme de travaux publics et fournit une aide financière directe à la paysannerie sous forme de crédits publics.
Le fondement économique de la citoyenneté grecque allait être la propriété agraire de taille modeste. (36)

Hypothèses

En Eurasie : idéologie de la propriété et de la hiérarchie des hommes ;
En Afrique, ce sont les hommes de la terre, les autochtones, qui « instrumentalisent » les rois (alors qu'en Eurasie, ce sont les rois qui exploitent les vilains). D'où la méprise et l'incrédulité des Européens en Afrique : comment comprendre la mise à mort programmée du roi ?!!!

Comparer le culte des ancêtres en Chine et le culte des crânes en Afrique = cp sociétés stratifiées et sociétés communautaires ?

Depuis la révolution néolithique…

- I.-E. propriété = féodalité
Exception grecque et romaine : une économie de villes côtières
Ville / campagne = esclavage
La féodalité se caractérise par le servage
Voir : origine de la féodalité selon Montesquieu : elle vient des forêts de la Germanie…

- Afrique
Propriété collective
Pouvoir matériel et symbolique sur la nature
Politique du roi-medium

EN COURS…


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